Sofia quitta son appartement en petites foulées et, tout en enfilant
son manteau, dévala l'escalier. Ce maudit radio-réveil n'avait pas
fonctionné pour la troisième matinée consécutive, il n'y en aurait pas
de quatrième, elle l'avait éclaté contre le mur.
Elle se retrouva sur le trottoir, fit un faux
pas à l'instant de monter dans sa voiture. Le talon de sa chaussure se
brisa net. Elle chancela et se laissa tomber sur le siège conducteur.
Ses superbes hauts talons à cinq cents euros – une folie ! – étaient
fichus. Elle récupéra ses vieux derbys oubliés sous un siège, au fond
d'un sac plastique – elle hésitait encore entre les jeter à la poubelle
ou les faire ressemeler – et procéda à l'échange. Enfin, elle démarra
en trombe. Vingt minutes plus tard, elle franchissait l'imposant
portail de la banque Wellman.
Prenant soin de garder son manteau boutonné
jusqu'au cou et son chapeau enfoncé sur sa tête – il valait mieux
passer inaperçue – elle se faufila parmi les nombreux clients. Se
déplaçant, à pas mesurés, sur le superbe carrelage bordeaux, elle
longea les guichets pour atteindre le salon privé où un couple de
retraités attendaient leur conseiller pour un entretien. Elle agita sa
carte magnétique devant le lecteur et la porte « Accès réservé »
s'ouvrit. Sofia se croyait tirée d'affaire quand, brusquement, le
directeur se retrouva devant elle.
D'où sort-il celui-là ? Il devrait être dans
son
bureau à cette heure-ci !
Sofia ouvrit la bouche pour improviser une
excuse – une grève subite chez E.D.F qui n'aurait touché que « son »
immeuble ? Non, pas très crédible – mais le grand patron lui adressa un
rapide signe de tête et s'éloigna dans le couloir.
Perplexe devant tant d'indifférence – après
trois pannes d'oreiller d'affilée elle aurait dû être lapidée en place
publique ! – Sofia songea que les actions de la banque avaient dû
grimper en flèche pendant la nuit pour expliquer une telle mansuétude.
C'est avec un réel soulagement qu'elle atteignit, enfin, sa minuscule
salle de travail où d'innombrables dossiers s'accumulaient de part et
d'autre de sa table.
Elle alluma son ordinateur, qui se mit à
ronronner, et son regard chercha la pendule accrochée au mur. La
trotteuse se déplaçait sur une valse lente : Une seconde... Deux
secondes... Trois sec...
– Trois heures d'ennui à voir défiler les
chiffres, se morfondit Sofia.
C'est alors que le visage de Marco s'imposa à
elle. Dans moins d'une heure, l'Airbus A330 se poserait sur une piste
de l'aéroport de Marseille. Sitôt débarqué, Marco louerait une voiture
pour remonter sur Avignon et il se précipiterait dans ses bras. Il lui
en avait fait la promesse la veille, au cours d'un bref coup de fil.
Sofia fit la moue. Ce voyage aux Etats-Unis lui
avait paru interminable. Qu'allait-il donc faire là-bas ? Ah oui, son
travail ! Elle avait hâte de se blottir contre lui, de s'étourdir de
ses baisers brûlants. Dix jours, c'était infiniment long.
Elle se plongea dans les dossiers et les heures
s'écoulèrent, fastidieuses, mortelles, jusqu'au SMS sur son mobile : Je
t'attends au bistrot Chez René. Viens vite !
Elle prit sa pause-déjeuner avec trente minutes
d'avance et courut deux rues plus loin jusqu'au vieux bistrot où
l'attendait son beau Marco. Ils se retrouvèrent assis à une table au
fond de la salle, à l'abri des regards indiscrets ; il l'enserra
tendrement.
Elle caressa sa joue et s'étonna de son teint
blafard.
– Tu es aussi pâle que le jour de ton départ. Le
temps était donc si mauvais à Los Angeles ?
– Sofia, en fait j'étais parti au Canada voir
Jérôme, mon meilleur ami depuis l'école de commerce. Tu te souviens ?
– Tu me parles assez souvent de lui pour que je
l'oublie pas. Il tient un bar à Montréal et ça marche très bien. J'ai
bien résumé ?
– Oui. Il l'avait ouvert il y a trois ans. On
vient de lui proposer une affaire en or, un très beau restaurant situé
dans un quartier chic. Une opportunité comme celle-là ne se présente
qu'une seule fois dans une vie.
Surprise, elle eut un petit éclat de rire.
– Tu n'es pas allé à Los Angeles mais au Canada
parce que Jérôme va s'acheter un restaurant et tu as enduré huit heures
d'avion juste pour aller le féliciter ? Mais pourquoi tu ne m'as pas
prévenue ? Et ton patron, il a accepté que tu prennes des congés pour
faire ce voyage ?
Marco serra ses jolies mains entre les siennes.
– Quand on était étudiants, Jérôme et moi on
s'était fait une promesse : un jour, on monterait une affaire ensemble
et voilà qu'aujourd'hui notre rêve se réalise. Sofia, écoute-moi ! Je
m'associe avec Jérôme pour diriger ce restaurant.
– Marco, tu plaisantes ! Et ton poste de
haut-responsable dans ta société ?
– J'ai donné ma démission.
– Tu as donné ta... ! Mais, avec quel argent
paieras-tu ce restaurant ?
– J'ai vendu mon appartement, cela représente ma
part, et Jérôme a liquidé son bar. Une banque a accepté de nous prêter
la somme manquante. Ce sera difficile les premières années mais on y
arrivera, tu verras.
– Comment ça « je verrai » ? Je te rappelle que
je n'ai plus une seule journée de vacances. Les dernières, nous les
avons passées ensemble, sur la Côte d'Azur.
– Non, Sofia, tu ne m'as pas compris. Jérôme et
moi avons signé les papiers. Tout est réglé.
Marco sortit une pochette en papier de sa veste.
– Ce sont des billets d'avion. Le premier est
pour moi, je repars pour Montréal par le premier vol demain matin. (Il
la regarda droit dans les yeux.) Et je ne reviendrai pas en France.
– Co...comment ça... ?
Il lui montra le second billet :
– Celui-ci est pour toi. Le temps d'effectuer
ton préavis à la banque, de résilier la location de ton meublé et tu me
rejoins là-bas.
– Marco ! Mais, ma parole, tu perds la tête.
Il ne la laissa pas poursuivre et sortit un
écrin de sa poche. Il l'ouvrit. Sofia vit briller deux alliances en or.
– On se mariera au Canada. Jérôme et sa compagne
seront nos témoins à la mairie.
Rendue muette par l'effet de surprise, elle
parvint, au prix d'un gros effort, à retrouver sa voix.
– Tu me demandes de quitter Avignon et le soleil
pour aller vivre dans la neige et la glace, par moins trente degrés la
moitié de l'année ! Tu n'es pas sérieux ?
– Je t'aime, Sofia. Veux-tu devenir ma femme et
partir avec moi ?
Elle le regarda avec attention et comprit que sa
décision était prise.Troublée, elle secoua la tête.
– Non, bien sûr que non. On est heureux en
Provence, pourquoi vouloir tout changer, tout quitter pour s'en aller
au bout du monde ?
Le visage de Marco se décomposa.
– J'ai dit à Jérôme que je te ramènerais avec
moi. J'étais certain que tu me dirais oui ?
Elle le repoussa et lui jeta à la figure :
– Cette vie-là ne m'intéresse pas du tout. C'est
« non » et c'est définitif.
Il la dévisagea, ses yeux devinrent trop
brillants.
– Tu ne peux pas imaginer à quel point je
regrette, Sofia, fut la dernière phrase qu'il prononça.
Il se leva, rangea les alliances et les billets
dans sa veste. Il sortit du bistrot et Sofia vit sa longue silhouette
se perdre dans la foule.
Elle resta là, figée. Et la colère l'envahit.
Cet homme qui prétendait l'aimer n'avait cessé
de lui mentir depuis le premier jour de leur rencontre. Le Canada,
Jérôme, le restaurant, le blizzard, les gens engoncés dans d'épaisses
doudounes, une chapka vissée sur la tête et des moufles aux mains, il
voulait lui imposer son propre rêve ! Elle n'avait jamais songé que les
choses puissent se dérouler ainsi. Elle tenait à sa famille, sa
Provence et son magnifique ciel bleu. Elle y tenait plus qu'à lui ?
Oui, cela lui apparut comme une évidence.
Sofia regagna la banque à la manière d'un zombie
: le regard fixe, le cerveau qui bourdonnait.
Elle pénétrait dans l'accès réservé quand le
directeur vint à sa rencontre. Encore lui !
– Je désire vous parler, mademoiselle Letord.
Vous voulez bien me suivre ?
(Il la précéda jusqu'à son bureau.) Asseyez-vous ! Cela fait combien
d'années que vous faites partie de notre personnel ?
– Quatre ans, lui répondit-elle d'une voix sans
timbre. J'ai été embauchée en même temps que mes collègues quand vous
avez créé ce nouveau service.
– Oui, quatre ans déjà, c'est fou comme le temps
passe vite. (Il s'approcha de la fenêtre, s'abîma dans la contemplation
de la rue quasi déserte.) Nous restructurons la banque, c'est pourquoi
je suis au regret de vous annoncer votre licenciement.
Elle eut l'impression de ne pas comprendre les
mots qu'il prononçait. Cela n'avait pas de sens.
Il poursuivit, sans se retourner :
– Rassurez-vous, vos cinq collègues subiront le
même sort. Sur mon bureau vous trouverez votre certificat de travail
ainsi qu'un chèque couvrant deux mois de salaire. Il est inutile
d'effectuer votre préavis. Vous voyez, nous cherchons à vous être le
plus agréable possible. Bonne chance pour votre prochain emploi,
mademoiselle Letord.
Elle ne se souvenait plus d'être sortie du
bureau du directeur, ni d'avoir foulé le carrelage bordeaux pour
quitter la banque. Comment était-elle parvenue à conduire sa voiture
pour regagner son modeste immeuble ? Elle avait entendu un coup de
klaxon. Quelqu'un l'avait klaxonnée alors qu'elle franchissait le feu
vert. Non, le feu était peut-être rouge ? Et il y avait eu le juron,
d'une grossièreté inouïe, de cette conductrice à qui elle avait refusé
une priorité.
Elle s'était soudain retrouvée dans son
appartement, adossée à la porte d'entrée qu'elle venait de refermer.
Marco n'y mettrait plus jamais les pieds mais, après tout, c'était
entièrement de sa faute.
Les larmes étaient en train de gonfler sa
poitrine, elle n'allait pas tarder à s'effondrer. Elle ôta son manteau,
se laissa tomber sur le divan et éclata en sanglots.
Le jour se levait quand la sonnerie de la porte d'entrée retentit.
Par
réflexe, Sofia jeta un coup d'oeil à sa montre : neuf heures. L'avion
s'était déjà envolé, qui emportait Marco à son bord. Le visiteur
inconnu insistait.
Sofia se leva, enfila un peignoir et se dirigea
vers
l'entrée. Les yeux rouges, les paupières gonflées par les larmes, elle
offrait un spectacle pitoyable.
Elle ouvrit et découvrit une femme
d'âge mûr, en tailleur gris foncé et corsage marine ; elle tenait un
attaché case à la main.
– Chère madame, je m'appelle Marjorie Legrand
et je représente le Loto de la Française des Jeux. J'ai l'immense
plaisir de vous annoncer que vous êtes notre grande et unique gagnante.
Le prix que vous venez de remporter s'élève à 25 millions d'euros.
(Elle agita, devant les yeux de Sofia, un chèque couvert de zéros.)
Vous allez pouvoir vous offrir tout ce qui vous ferait plaisir : une
magnifique villa au bord de la mer, un collier de perles ou une
croisière en Grèce. Qu'en dites-vous, chère madame ?
Eberluée, Sofia
cligna plusieurs fois des paupières. Epuisé par cette nuit sans sommeil
son cerveau chercha la réponse à donner... et y parvint enfin.
– Je ne
joue pas au loto. Jamais.
La dame fronça les sourcils, consulta un
papier et posa sur Sofia un regard inquisiteur.
– Je ne me suis
pourtant pas trompée d'adresse, c'est celle que monsieur Marco Monnier
a donnée. Vous êtes bien Sofia Monnier, son épouse ?
Sofia sentit ses
jambes faiblir sous elle. Elle pleurnicha :
– Marco m'a demandée en
mariage hier midi et j'ai refusé. (Elle termina sa phrase dans un
pauvre murmure.) Il s'est envolé ce matin pour le Canada.
La dame eut
un reniflement méprisant.
– Je regrette mais ce chèque ne peut être
remis qu'à monsieur Monnier. Je vais m'empresser de contacter notre
ambassade au Canada.
Elle rangea le chèque dans son attaché-case,
puis
considéra Sofia de la tête aux pieds.
– Vous auriez dû réfléchir avant
de dire « non ». A votre âge, c'est une occasion qui a peu de chances
de se renouveler. Bonne journée !
La dame tourna le dos à Sofia et se
dirigea vers l'escalier qu'elle descendit en faisant claquer ses
hauts-talons.
Sofia resta bêtement sur son pas de porte durant
quelques
secondes avant d'éclater d'un rire nerveux. Elle claqua sa porte avec
violence et les larmes se remirent à couler.
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