par   G e S




Tous les jours en allant au marché, la petite fille passait devant le bêcheur. Elle ne le regardait pas, fixait droit devant elle le chemin menant au village. Au retour, la petite fille courait à en perdre haleine. Et dès qu'elle l'apercevait, elle s'arrêtait, lui jetait un regard et repartait à petits pas.
Du marché à la maison le chemin est long. Juste au milieu, sous un grand chêne, la petite fille s'arrêtait. Elle scrutait le bêcheur dans son champ, juste à côté de l'arbre. Assise entre deux racines sortant de terre, son panier entre les jambes, elle le suivait des yeux pendant des heures. On aurait dit qu'elle était fascinée par le bêcheur et par ses gestes. Et chaque soir, revenant à la réalité et s'apercevant qu'il était tard, la petite fille prenait son panier et repartait en courant.
Le bêcheur, indifférent au départ, avait fini par remarquer le manège de cette enfant qui, quotidiennement, en allant au marché son panier vide sur la tête, l’ignorait ... et qui en revenant, s'asseyait sous le chêne en face de son champ et l'observait pendant un très long moment. Il avait fini par s'étonner et se questionner :
"Qui est cette petite? Pourquoi me regarde-t-elle ainsi ?"
Le bêcheur, vivant seul, n'avait pas d'enfant, aussi ne savait-il pas comment faire pour parler avec cette petite fille sans la faire fuir, pour qu'elle lui réponde sans s'effrayer.
Et continuellement, la petite fille allait au marché et faisait une pause au retour, pendant que le bêcheur continuait de travailler.

L'été vint avec ses chaleurs et ses fatigues. Tous les jours la petite fille allait au marché, mais elle ne courait plus. Le soleil dardait ses rayons et elle avait de plus en plus de difficulté à avancer. Heureusement, le chêne était toujours là, avec son ombre bienfaitrice. Un jour pourtant, ou son panier était trop lourd, ou le soleil chauffait trop, elle ne put l'atteindre. En pleine route, près du champ et non loin du chêne, elle s'écroula, victime de la fatigue et de la chaleur.
Le bêcheur, qui par tout temps travaillait à son champ, entendit la petite fille tomber. Délaissant ses outils, il se précipita. Délicatement il la prit dans ses bras et l'emmena dans une petite bâtisse en face du chêne et derrière le champ : chez lui. Il la soigna avec de vieux remèdes contre l'insolation. C'était en effet un méchant coup de soleil sur la tête qui avait terrassé l'enfant. Lorsque celle-ci s'éveilla, elle était seule, allongée sur une paillasse, son panier rempli à côté d'elle. Dehors, l'homme bêchait. Alors, tout doucement, elle prit son panier, sortit et courut jusqu'à chez elle. Le bêcheur la vit passer, mais il ne fit rien, ne dit rien, continuant de travailler et se demandant ce que ferait l'enfant demain.
Ce fut à l'aube, en allant à son champ qu'il le sut.
Sur le pas de sa porte, un bouquet de fleurs sauvages fraîchement cueillies, l'attendait. Il le prit et alla le mettre dans un pot d'eau. Ce n'est qu'à ce moment-là qu'il entendit un petit bruit. C'était le bruit de quelqu'un s'en allant furtivement dans les herbes le long du chemin. Alors, pour la première fois depuis longtemps, le visage du bêcheur se rida, sa bouche s'ouvrit et il sourit.

Fidèle, la petite fille repassa l'après-midi, un panier sur la tête, en direction du marché. Mais au retour, lorsqu'elle voulut s'asseoir entre les racines du chêne, elle y trouva un petit objet de bois. Le tournant entre ses doigts, elle se demanda ce que c'était. Ce n'est qu'au moment où elle se retourna qu'elle l'aperçut. Pour une fois, le bêcheur ne travaillait pas, il se contentait de la regarder d'un drôle d'air. Cette grimace qu'elle ne lui avait pourtant jamais vue faire, ne l'affola pas : elle sut y reconnaître l'ébauche d'un timide sourire. Ce fut à cet instant précis qu'elle lui parla pour la première fois :
- Qu'est-ce que c'est?
- Un appeau, c'est une sorte de petit sifflet qui sert à imiter le son des animaux. Celui-ci appelle le rossignol.
- Qu'est-ce qu'un rossignol ?
- Un oiseau. Siffle et tu pourras le voir.
Elle siffla, et quelque part dans les bois, un rossignol lui répondit. Elle siffla à nouveau et cette fois l'oiseau vint se percher sur le chêne et commença à chanter. La petite fille regarda le bêcheur et tous deux se mirent à rire de bonheur. Elle ne le remercia pas de l'avoir soignée la veille, ni pour le cadeau, pas plus qu'il ne la remercia pour les fleurs. Ils étaient au delà des mots et ce rire partagé voulait tout dire.
Ce fut le début de leur amitié.

Les jours suivants, la petite fille, en revenant du marché, s'arrêtait pour le regarder bêcher. Et au bout d'un moment, lorsqu'il avait bien avancé dans son travail, le bêcheur s'approchait et s'asseyait en face d'elle : ils parlaient.
Ils parlèrent d'abord d'eux.
Le bêcheur s'appelait André, vivait seul, et bien que pauvre, il se débrouillait assez bien pour ne pas craindre la faim. La petite fille s'appelait Maïté. Elle ne connaissait pas son père. Sa mère travaillait dur tout au long de l'année pour lui permettre d'aller à l'école. Ainsi, le matin, Maïté s'instruisait et pour aider sa maman, les après-midis, elle allait au marché. Les dimanches (où elle n'avait pas école), permettaient de laver la maison et de faire un peu de couture.
Ensuite, ils évoquèrent leurs activités.
André passait tout son temps dehors. Lorsqu'il ne bêchait pas, il se promenait et connaissait ainsi toutes les vertus de la nature. Il savait prédire le temps, reconnaître les traces des animaux, utiliser les plantes, fabriquer des appeaux et bien d’autres petites choses encore. Maïté, en dehors d'apprendre à écrire et à lire, adorait se balader, cueillir des fleurs pour en faire des bouquets, des couronnes, les faire sécher et, bien sûr, regarder son ami travailler la terre.
Ils s'aperçurent donc que leur amour de la nature, bien que différent, leur était commun. Dès lors, André commença l'éducation "naturelle" de Maïté. Jour après jour, il lui transmit son savoir. Cependant, Maïté ne se contenta pas de recevoir, elle voulut aussi donner. C'est pourquoi, elle entreprit d'apprendre à lire et à écrire à son ami.
Ainsi, André et Maïté se faisaient mutuellement la classe ; parfois, ils allaient même se promener. Cela dura longtemps, deux ou trois ans de bonheur et de rires. Mais qu'importe le temps lorsque l'on est heureux, cela passe toujours trop vite et la tristesse peut surgir à tout moment et sous divers formes.

C'était pourtant un jour comme les autres, avec un temps splendide qui plus est. André s'aperçut tout de suite que quelque chose n'allait pas, car au lieu d'agiter la main dans sa direction en criant joyeusement : "A tout à l'heure", Maïté détournait le regard et marchait vite, courait presque, comme si elle voulait le fuir. Etonné, il l'appela, mais elle détala et avant qu'André réagisse, elle était loin.
A son retour cependant, elle s'assit comme d'habitude entre les racines de l'arbre, mais elle ne le regardait pas, ne souriait pas. En s'approchant, André remarqua même qu'elle pleurait. Bouleversé, il voulut la serrer dans ses bras, la consoler. Seulement il ne savait pas comment s'y prendre, ayant peur d'être maladroit et d'aggraver ce chagrin. Alors, il s'assit en face d'elle, tendit la main et effleura doucement cette joue trempée de larmes.
Tout d'un coup, elle se redressa, essuya rageusement ses larmes et demanda à André d'écouter ce qu'elle voulait lui dire sans l'interrompre. Impressionné par cette soudaine sévérité, il acquiesça de la tête et écouta la femme qui perçait sous l'aspect enfantin de celle qu'il considérait toujours comme une petite fille.
Celle-ci s'exprima avec chagrin, mais aussi avec la fermeté et le sérieux d'une enfant qui vient de perdre ses rêves et est obligée de basculer dans le monde impitoyable des adultes :
- André, je vais partir. Non, laisse-moi parler. Mon véritable père, celui que je n'ai jamais connu, est revenu. Il nous emmène maman et moi dans un autre pays, très pauvre, mais où il a néanmoins un bon travail. Il est marin et vient d'une île lointaine. D'ailleurs, c'est de cette île que vient mon nom si étrange, c'était celui de ma grand-mère que je n'ai jamais connue. Enfin, si je n'avais pas encore vu mon père, c'est parce que la pauvreté l'avait poussé à repartir sur les mers à la recherche d'un meilleur endroit pour nous tous. Il l'a trouvé et il est revenu nous chercher. On doit partir demain à l'aube pour prendre un bateau. Il nous déposera dans cet autre pays. Il paraît qu'il y a là-bas beaucoup de pauvreté car la terre est sèche et personne ne la cultive. Mon père s'occupe du ravitaillement, ce qui est vital pour les habitants du pays, il est donc bien payé et peut s'occuper de nous. Nous devons aller avec lui.
Le récit de Maïté était confus et bourré de détails inutiles, mais André savait qu'elle parlait comme cela pour ne pas recommencer à pleurer.
- Oh André, continua-t-elle, je ne veux pas, je ne veux pas, je ne veux pas. Je veux rester avec toi qui m'a tout appris, je veux que ce soit toi mon père, pas cet inconnu qui veut m'arracher à ma maison, à ma vie et à...à...à toi. André, je ne veux pas te quitter...
Maïté éclata en sanglots et là, André la prit dans ses bras et la consola. Il en avait le droit, car il avait enfin compris pourquoi une petite fille s'arrêtait chaque après-midi pour l'observer : il représentait l'image du père qui lui manquait tant, un père qui était là, près d'elle et qui s'occupait d'elle. Il avait effectivement joué ce rôle pendant des années, ce qui n'était pas le cas de celui qu'elle refusait d'appeler papa. Et puis, elle aussi était comme sa fille à ses yeux. S’ils n’avaient pas de liens sanguins, leurs cœurs s’étaient touchés, et cela seul comptait réellement.
Cependant, il savait qu'il ne devait pas le dire, qu'il n'en avait pas le droit sous peine de détruire la vie de celle qu'il aimait le plus au monde. Il devait arriver à lui faire accepter ce départ inévitable.
Pendant longtemps il lui parla : de sa mère qui allait enfin être heureuse et sans soucis ; d'elle qui aurait la joie de voir la mer et un nouveau pays ; de son père qu'elle allait apprendre à connaître et à aimer.
A ces mots, Maïté s'écria du plus profond de son être :
- Jamais ! Jamais je ne pourrais l'aimer plus que toi, c'est toi mon papa, pas lui.
Bouleversé par ce simple mot : papa, André lui expliqua que lui non plus n'aimerait jamais quelqu'un d'autre autant qu'il l'aimait, et que jamais, au grand jamais il ne l'oublierait. Cependant, elle savait bien qu'elle devait partir avec ses parents et que pour profiter de ces derniers souvenirs communs qu'ils auraient, ils devaient être heureux afin de ne se rappeler que le plaisir et la joie qu'ils avaient à être ensemble.
Maïté comprit.
Ils essayèrent d'être heureux et profitèrent d'un bonheur bien trop court à leur goût, et finalement ils se séparèrent sur un petit sourire triste.
Le lendemain, sur le pas de sa porte, Maïté trouva une bêche et une longue lettre. Son ami le bêcheur lui donnait son bien le plus précieux pour qu'elle aide les gens de son nouveau pays à cultiver leur terre et qu'à chaque fois qu'elle utilise cet outil, elle se souvienne de lui et du temps où, en revenant du marché, elle s'asseyait entre les racines du chêne et le regardait inlassablement bêcher.
Quant à André, il trouva aussi quelque chose sur le pas de sa porte. C'était un panier empli de fleurs sauvages, le panier que Maïté prenait toujours pour aller au marché.

Maïté avait grandi. C'était une adulte maintenant. Pourtant, elle portait à nouveau un panier sur la tête lorsqu'elle prit la direction du marché. Elle était heureuse : elle allait revoir André et, comme avant, ils s'assiéraient entre les racines du chêne et parleraient.
Elle allait revoir celui qu'elle considérait toujours comme son père.
Plus elle se rapprochait du chêne, plus son cœur battait. Aurait-elle la force de jouer l'indifférente en passant devant lui ? Sûrement pas, elle attendait ce moment depuis si longtemps.
Mais plusieurs années s’étaient écoulées, les choses avaient changé : le champ était vide.
Etonnée, elle avança le plus vite possible et, soudain, poussa un cri déchirant. Le champ était envahi de mauvaises herbes, la maison en piteux état avec son toit troué, ses volets manquants et les lézardes parcourant les murs.
Elle se précipitait vers la maison, des larmes plein les yeux, lorsqu'elle entendit :
- Maïté ! Mon enfant !
C'était André, appuyé contre le chêne, entre ses racines, à leur place favorite ; ses larmes l'avaient empêchée de le voir.
- Comme tu as changé Maïté, mais mon cœur te reconnaîtra toujours.
Lui aussi avait changé, il avait vieilli, ses rares cheveux étaient devenus blancs, des rides s'étaient formées sur son visage et son corps entier était marqué par la maladie. Maïté sut immédiatement qu'André allait mourir et que c'était pour cela qu'il était venu sous leur arbre. André s'aperçut de sa tristesse.
- Ne pleure pas Maïté, Dieu exauce mon vœu le plus cher en te ramenant à moi avant ma mort et je désire te voir joyeuse. Mais, dis-moi, ces épis viennent-ils de ton nouveau pays ?
Il avait trouvé les mots qu'il fallait. Elle lui raconta ses efforts pour produire le blé, l'enseignement qu'elle avait dispensé autour d'elle et le résultat enfin obtenu qu'elle lui apportait. Le savoir d'André s'était transmis et maintenant un peuple pouvait se nourrir seul. Ils parlèrent longtemps, du passé, du présent et de l'avenir qui, en cet instant, se trouvaient réunis. Soudain, comme au premier jour, dans les bois un rossignol chanta et vint se poser sur le chêne. Alors, ils rirent de bon cœur et connurent encore une fois la joie. Une dernière fois, car lorsque Maïté s'arrêta, ce fut pour trouver André mort, un sourire sur les lèvres.
Elle l'enterra entre les racines du chêne et le pleura longtemps. Lorsqu'elle partit, après avoir planté des fleurs sauvages sur sa tombe, elle ne se retourna pas.
Maïté ne revint jamais à cet endroit. Elle s’en alla à travers le monde apprendre aux gens le savoir d'André pour qu'il vive à travers chaque champ.
SI elle y était retournée, elle aurait vu le chêne entouré des fleurs sauvages qu'elle aimait tant et qu'elle avait données à André.

F I N


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