Tous les jours en allant au marché, la petite fille passait devant le bêcheur. Elle
ne le regardait pas, fixait droit devant elle le chemin menant au village. Au
retour, la petite fille courait à en perdre haleine. Et dès qu'elle l'apercevait,
elle s'arrêtait, lui jetait un regard et repartait à petits pas.
Du marché à la maison le chemin est long.
Juste au milieu, sous un grand chêne, la petite fille s'arrêtait. Elle scrutait
le bêcheur dans son champ, juste à côté de l'arbre. Assise entre deux racines
sortant de terre, son panier entre les jambes, elle le suivait des yeux pendant
des heures. On aurait dit qu'elle était fascinée par le bêcheur et par ses
gestes. Et chaque soir, revenant à la réalité et s'apercevant qu'il était tard,
la petite fille prenait son panier et repartait en courant.
Le bêcheur, indifférent au départ, avait fini
par remarquer le manège de cette enfant qui, quotidiennement, en allant au
marché son panier vide sur la tête, l’ignorait ... et qui en revenant,
s'asseyait sous le chêne en face de son champ et l'observait pendant un très
long moment. Il avait fini par s'étonner et se questionner :
"Qui est cette petite? Pourquoi me regarde-t-elle ainsi ?"
Le bêcheur, vivant seul, n'avait pas d'enfant, aussi ne savait-il pas comment faire pour parler avec cette petite
fille sans la faire fuir, pour qu'elle lui réponde sans s'effrayer.
Et continuellement, la petite fille allait au
marché et faisait une pause au retour, pendant que le bêcheur continuait de travailler.
L'été vint avec ses chaleurs et ses fatigues.
Tous les jours la petite fille allait au marché, mais elle ne courait plus. Le
soleil dardait ses rayons et elle avait de plus en plus de difficulté à
avancer. Heureusement, le chêne était toujours là, avec son ombre bienfaitrice.
Un jour pourtant, ou son panier était trop lourd, ou le soleil chauffait trop,
elle ne put l'atteindre. En pleine route, près du champ et non loin du chêne,
elle s'écroula, victime de la fatigue et de la chaleur.
Le bêcheur, qui par tout temps travaillait à
son champ, entendit la petite fille tomber. Délaissant ses outils, il se
précipita. Délicatement il la prit dans ses bras et l'emmena dans une petite
bâtisse en face du chêne et derrière le champ : chez lui. Il la soigna avec de
vieux remèdes contre l'insolation. C'était en effet un méchant coup de soleil
sur la tête qui avait terrassé l'enfant. Lorsque celle-ci s'éveilla, elle était
seule, allongée sur une paillasse, son panier rempli à côté d'elle. Dehors,
l'homme bêchait. Alors, tout doucement, elle prit son panier, sortit et courut
jusqu'à chez elle. Le bêcheur la vit passer, mais il ne fit rien, ne dit rien,
continuant de travailler et se demandant ce que ferait l'enfant demain.
Ce fut à l'aube, en allant à son champ qu'il le sut.
Sur le pas de sa porte, un bouquet de fleurs
sauvages fraîchement cueillies, l'attendait. Il le prit et alla le mettre dans
un pot d'eau. Ce n'est qu'à ce moment-là qu'il entendit un petit bruit. C'était
le bruit de quelqu'un s'en allant furtivement dans les herbes le long du
chemin. Alors, pour la première fois depuis longtemps, le visage du bêcheur se
rida, sa bouche s'ouvrit et il sourit.
Fidèle, la petite fille repassa l'après-midi,
un panier sur la tête, en direction du marché. Mais au retour, lorsqu'elle
voulut s'asseoir entre les racines du chêne, elle y trouva un petit objet de
bois. Le tournant entre ses doigts, elle se demanda ce que
c'était. Ce n'est qu'au moment où elle se retourna qu'elle l'aperçut. Pour une fois,
le bêcheur ne travaillait pas, il se contentait de la regarder d'un drôle
d'air. Cette grimace qu'elle ne lui avait pourtant jamais vue faire, ne l'affola
pas : elle sut y reconnaître l'ébauche d'un timide sourire. Ce fut à cet instant
précis qu'elle lui parla pour la première fois :
- Qu'est-ce que c'est?
- Un appeau, c'est une sorte de petit sifflet qui sert à imiter le son des animaux.
Celui-ci appelle le rossignol.
- Qu'est-ce qu'un rossignol ?
- Un oiseau. Siffle et tu pourras le voir.
Elle siffla, et quelque part dans les bois,
un rossignol lui répondit. Elle siffla à nouveau et cette fois l'oiseau vint se
percher sur le chêne et commença à chanter. La petite fille regarda le bêcheur
et tous deux se mirent à rire de bonheur. Elle ne le remercia pas de l'avoir
soignée la veille, ni pour le cadeau, pas plus qu'il ne la remercia pour les
fleurs. Ils étaient au delà des mots et ce rire partagé voulait tout dire.
Ce fut le début de leur amitié.
Les jours suivants, la petite fille, en
revenant du marché, s'arrêtait pour le regarder bêcher. Et au bout d'un moment,
lorsqu'il avait bien avancé dans son travail, le bêcheur s'approchait et
s'asseyait en face d'elle : ils parlaient.
Ils parlèrent d'abord d'eux.
Le bêcheur s'appelait André, vivait seul, et bien
que pauvre, il se débrouillait assez bien pour ne pas craindre la faim. La
petite fille s'appelait Maïté. Elle ne connaissait pas son père. Sa mère
travaillait dur tout au long de l'année pour lui permettre d'aller à l'école.
Ainsi, le matin, Maïté s'instruisait et pour aider sa maman, les après-midis,
elle allait au marché. Les dimanches (où elle n'avait pas école), permettaient
de laver la maison et de faire un peu de couture.
Ensuite, ils évoquèrent leurs activités.
André passait tout son temps dehors. Lorsqu'il ne bêchait pas, il se promenait
et connaissait ainsi toutes les vertus de la nature. Il savait prédire le temps,
reconnaître les traces des animaux, utiliser les plantes,
fabriquer des appeaux et bien d’autres petites choses encore. Maïté, en dehors
d'apprendre à écrire et à lire, adorait se balader, cueillir des fleurs pour en
faire des bouquets, des couronnes, les faire sécher et, bien sûr, regarder son
ami travailler la terre.
Ils s'aperçurent donc que leur amour de la
nature, bien que différent, leur était commun.
Dès lors, André commença l'éducation
"naturelle" de Maïté. Jour après jour, il lui transmit son savoir.
Cependant, Maïté ne se contenta pas de recevoir, elle voulut aussi donner.
C'est pourquoi, elle entreprit d'apprendre à lire et à écrire à son ami.
Ainsi, André et Maïté se faisaient mutuellement la classe ; parfois, ils allaient même se promener. Cela dura
longtemps, deux ou trois ans de bonheur et de rires. Mais qu'importe le temps
lorsque l'on est heureux, cela passe toujours trop vite et la tristesse peut
surgir à tout moment et sous divers formes.
C'était pourtant un jour comme les autres,
avec un temps splendide qui plus est. André s'aperçut tout de suite que quelque
chose n'allait pas, car au lieu d'agiter la main dans sa direction en criant
joyeusement : "A tout à l'heure", Maïté détournait le regard et
marchait vite, courait presque, comme si elle voulait le fuir. Etonné, il
l'appela, mais elle détala et avant qu'André réagisse, elle était loin.
A son retour cependant, elle s'assit comme
d'habitude entre les racines de l'arbre, mais elle ne le regardait pas, ne
souriait pas. En s'approchant, André remarqua même qu'elle pleurait.
Bouleversé, il voulut la serrer dans ses bras, la consoler. Seulement il ne
savait pas comment s'y prendre, ayant peur d'être maladroit et d'aggraver ce
chagrin. Alors, il s'assit en face d'elle, tendit la main et effleura doucement
cette joue trempée de larmes.
Tout d'un coup, elle se redressa, essuya rageusement ses larmes et demanda à André
d'écouter ce qu'elle voulait lui dire sans l'interrompre. Impressionné par
cette soudaine sévérité, il acquiesça de la tête et écouta la femme qui perçait
sous l'aspect enfantin de celle qu'il considérait toujours comme une petite
fille.
Celle-ci s'exprima avec chagrin, mais aussi avec la fermeté et le
sérieux d'une enfant qui vient de perdre ses rêves et est obligée de basculer
dans le monde impitoyable des adultes :
- André, je vais partir. Non, laisse-moi
parler. Mon véritable père, celui que je n'ai jamais connu, est revenu. Il nous
emmène maman et moi dans un autre pays, très pauvre, mais où il a néanmoins un
bon travail. Il est marin et vient d'une île lointaine. D'ailleurs, c'est de
cette île que vient mon nom si étrange, c'était celui de ma grand-mère que je
n'ai jamais connue. Enfin, si je n'avais pas encore vu mon père, c'est parce que
la pauvreté l'avait poussé à repartir sur les mers à la recherche d'un meilleur
endroit pour nous tous. Il l'a trouvé et il est revenu nous chercher. On doit
partir demain à l'aube pour prendre un bateau. Il nous déposera dans cet autre
pays. Il paraît qu'il y a là-bas beaucoup de pauvreté car la terre est sèche et
personne ne la cultive. Mon père s'occupe du ravitaillement, ce qui est vital
pour les habitants du pays, il est donc bien payé et peut s'occuper de nous.
Nous devons aller avec lui.
Le récit de Maïté était confus et bourré de détails inutiles, mais André savait
qu'elle parlait comme cela pour ne pas recommencer à pleurer.
- Oh André, continua-t-elle, je ne veux pas, je ne veux pas, je ne veux pas.
Je veux rester avec toi qui m'a tout appris, je veux que ce soit toi mon père,
pas cet inconnu qui veut m'arracher à ma maison, à ma vie et à...à...à toi.
André, je ne veux pas te quitter...
Maïté éclata en sanglots et là, André la prit
dans ses bras et la consola. Il en avait le droit, car il avait enfin compris
pourquoi une petite fille s'arrêtait chaque après-midi pour l'observer : il
représentait l'image du père qui lui manquait tant, un père qui était là, près
d'elle et qui s'occupait d'elle. Il avait effectivement joué ce rôle pendant
des années, ce qui n'était pas le cas de celui qu'elle refusait d'appeler papa.
Et puis, elle aussi était comme sa fille à ses yeux. S’ils n’avaient pas de
liens sanguins, leurs cœurs s’étaient touchés, et cela seul comptait réellement.
Cependant, il savait qu'il ne devait pas le
dire, qu'il n'en avait pas le droit sous peine de détruire la vie de celle
qu'il aimait le plus au monde. Il devait arriver à lui faire accepter ce départ inévitable.
Pendant longtemps il lui parla : de sa mère
qui allait enfin être heureuse et sans soucis ; d'elle qui aurait la joie de
voir la mer et un nouveau pays ; de son père qu'elle allait apprendre à
connaître et à aimer.
A ces mots, Maïté s'écria du plus profond de son être :
- Jamais ! Jamais je ne pourrais l'aimer plus que toi, c'est toi mon papa, pas lui.
Bouleversé par ce simple mot : papa, André lui
expliqua que lui non plus n'aimerait jamais quelqu'un d'autre autant qu'il
l'aimait, et que jamais, au grand jamais il ne l'oublierait. Cependant, elle
savait bien qu'elle devait partir avec ses parents et que pour profiter de ces
derniers souvenirs communs qu'ils auraient, ils devaient être heureux afin de
ne se rappeler que le plaisir et la joie qu'ils avaient à être ensemble.
Maïté comprit.
Ils essayèrent d'être heureux et profitèrent
d'un bonheur bien trop court à leur goût, et finalement ils se séparèrent sur
un petit sourire triste.
Le lendemain, sur le pas de sa porte, Maïté trouva une bêche et une longue lettre.
Son ami le bêcheur lui donnait son bien
le plus précieux pour qu'elle aide les gens de son nouveau pays à cultiver leur
terre et qu'à chaque fois qu'elle utilise cet outil, elle se souvienne de lui
et du temps où, en revenant du marché, elle s'asseyait entre les racines du
chêne et le regardait inlassablement bêcher.
Quant à André, il trouva aussi quelque chose
sur le pas de sa porte. C'était un panier empli de fleurs sauvages, le panier
que Maïté prenait toujours pour aller au marché.
Maïté avait grandi. C'était une adulte
maintenant. Pourtant, elle portait à nouveau un panier sur la tête lorsqu'elle
prit la direction du marché. Elle était heureuse : elle allait revoir André et,
comme avant, ils s'assiéraient entre les racines du chêne et parleraient.
Elle allait revoir celui qu'elle considérait toujours comme son père.
Plus elle se rapprochait du chêne, plus son cœur battait. Aurait-elle la force de jouer l'indifférente en passant devant lui ?
Sûrement pas, elle attendait ce moment depuis si longtemps.
Mais plusieurs années s’étaient écoulées, les choses avaient changé : le champ était vide.
Etonnée, elle avança le plus vite possible et,
soudain, poussa un cri déchirant. Le champ était envahi de mauvaises herbes, la
maison en piteux état avec son toit troué, ses volets manquants et les lézardes
parcourant les murs.
Elle se précipitait vers la maison, des
larmes plein les yeux, lorsqu'elle entendit :
- Maïté ! Mon enfant !
C'était André, appuyé contre le chêne, entre
ses racines, à leur place favorite ; ses larmes l'avaient empêchée de le voir.
- Comme tu as changé Maïté, mais mon cœur te reconnaîtra toujours.
Lui aussi avait changé, il avait vieilli, ses
rares cheveux étaient devenus blancs, des rides s'étaient formées sur son visage
et son corps entier était marqué par la maladie. Maïté sut immédiatement
qu'André allait mourir et que c'était pour cela qu'il était venu sous leur
arbre. André s'aperçut de sa tristesse.
- Ne pleure pas Maïté, Dieu exauce mon
vœu le plus cher en te ramenant à moi avant ma mort et je désire te voir
joyeuse. Mais, dis-moi, ces épis viennent-ils de ton nouveau pays ?
Il avait trouvé les mots qu'il fallait. Elle
lui raconta ses efforts pour produire le blé, l'enseignement qu'elle avait
dispensé autour d'elle et le résultat enfin obtenu qu'elle lui apportait. Le
savoir d'André s'était transmis et maintenant un peuple pouvait se nourrir
seul. Ils parlèrent longtemps, du passé, du présent et de l'avenir qui, en cet
instant, se trouvaient réunis. Soudain, comme au premier jour, dans les bois un
rossignol chanta et vint se poser sur le chêne. Alors, ils rirent de bon cœur
et connurent encore une fois la joie. Une dernière fois, car lorsque Maïté
s'arrêta, ce fut pour trouver André mort, un sourire sur les lèvres.
Elle l'enterra entre les racines du chêne et
le pleura longtemps. Lorsqu'elle partit, après avoir planté des fleurs sauvages
sur sa tombe, elle ne se retourna pas.
Maïté ne revint jamais à cet endroit. Elle s’en
alla à travers le monde apprendre aux gens le savoir d'André pour qu'il vive à
travers chaque champ.
SI elle y était retournée, elle aurait vu le chêne entouré des fleurs sauvages
qu'elle aimait tant et qu'elle avait données à André.
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