Nassim sentait son corps s’engourdir, doucement envahi par le sommeil. Il s’enroula sur lui-même, les mains glissées entre les cuisses, et bâilla sans retenue. Quand il referma la bouche, ses dents claquèrent les unes contre les autres.
Il ne percevait pas de mouvement autour de lui. Les yeux mi-clos, il distingua quelques silhouettes, grandes ou petites, couleur de muraille. Il entendait des murmures, une vague de murmures qui le berçait comme le faisait le chant de sa mère à chaque tombée de la nuit. Il s’endormit à l’abri de l’ombre, la tête posée sur son gilet replié. Petit à petit, ses traits se relâchèrent et il redevint un enfant de neuf ans chevauchant un serpent de mer à la peau luisante. L’océan sans fin, d’un magnifique vert émeraude, se confondait avec un ciel rouge sang, et des milliers de poissons aux écailles scintillantes jaillissaient des vagues pour devenir étoiles filantes. De ce royaume, Nassim était le souverain.
Les lèvres de l’enfant esquissèrent un sourire, ses poings se crispèrent. Le rêve ne devait pas finir, pas déjà !

Quand il rouvrit les yeux l’ombre s’était raccourcie. Nassim se redressa et appuya son dos contre l’immense poteau. Le soleil paraissait plus massif qu’à l’ordinaire, s’étalant sur le ciel délavé. L’enfant s’amusa à suivre l’avancement des nuages qui semblaient tous se hâter dans la même direction. Derrière eux se pressaient de longues traînées grises semblables aux filets de pêche que l’oncle Marwan déroulait au fond de la mer. Quand il les remontait, alourdis, le petit bateau se mettait à danser avec frénésie et le pont se couvrait d’argent.
Nassim imagina les nuages prisonniers de ces grisailles, s’amoncelant les uns contre les autres, privés de leur liberté.
« Elles n’y parviendront pas. En tout cas je l’espère car elles ne sont pas belles du tout. »
L’enfant fronça les sourcils et se mit à bouder sans vraiment savoir pourquoi.
– Tu veux manger, Nassim ?
L’enfant tourna la tête. Abdel, son père, lui tendait un morceau de galette ; son vieux visage au teint cuivré était marqué par la fatigue. Il s’efforça de sourire, puis renonça, et se contenta de déposer la nourriture dans les petites paumes.
Nassim mâcha en savourant chaque bouchée. C’était bon et il y en avait si peu. Cela diffusait une sensation agréable qui caressait sa langue puis descendait dans son ventre pour s’y blottir comme un chat.
Aucun animal ne donnait plus signe de vie. Pas un braiement, pas un aboiement. Une sorte de silence, pesant, sur fond de voix humaines ou l’inverse, et c’était bizarre, surtout après l’orage.

Il avait débuté au petit matin dans un effroyable vacarme, pourtant Nassim n’avait pas vu les flammes des éclairs. Tous les habitants s’étaient réfugiés dans la cave de l’immeuble et s’étaient assis à même le béton ; chacun avait sa place, de plus en plus de place au fil des jours. Entre les murs sombres, le temps s’écoulait lentement, rythmé par les coups de tonnerre. L’enfant regardait autour de lui, mais il n’y avait rien d’insolite à voir.
Si. Parfois un vieillard larmoyant qui étreignait sa couverture jusqu’à s’en faire blanchir les jointures.
« Il veut jouer à l’escargot et rentrer dans sa coquille, » songeait Nassim. Et cette image, sortie tout droit de son imagination, lui plaisait beaucoup. 
L’enfant emportait sa boîte magique, il ne l’oubliait jamais. Il en sortait, selon son envie, ses pierres arc-en-ciel ou Adi le petit âne en terre cuite à qui il faisait traverser d’immenses déserts au cours d’aventures fabuleuses. Adi, le sauveur de la princesse Leila égarée au milieu d’une tempête de sable. Adi, poursuivi par les gardes du calife pour avoir transporté sur son dos le terrible Abdul, le plus grand des voleurs.
Qu’était-il arrivé soudain ? Nassim ne l’avait pas compris. Il redoutait l’orage mais, pour la première fois, son père en avait eu peur, lui aussi. Face aux murs qui vacillaient, il avait poussé un cri, puis saisi son fils à bras le corps. Ensuite, il y avait eu le brouillard, épais, à l’odeur âcre ; à moins que ce ne soit de la fumée. Nassim avait du mal à garder les yeux ouverts. Son père marchait en zigzag, se faisait bousculer, s’arrêtait pour éviter un amas de pierres, un cratère, quelques épouvantails écarlates.
Cela ressemblait à une sorte de jeu et il ne fallait pas s’arrêter sinon on était éliminé. Habituellement, les grandes personnes ne jouaient pas aux mêmes amusements que les enfants toutefois Nassim ne s’en soucia pas ; les grandes personnes se comportaient parfois de façon si étrange.
Quand ils avaient enfin émergé de la nuée, un gigantesque feu d’artifice striait les airs. Abdel avait déposé son fils sur le sol, au pied du grand poteau, et une voix avait crié :
« Nous sommes en sécurité. »
Mais elle ne disait pas s’ils avaient gagné ou perdu.

Désormais, les habitations ne grimpaient plus vers la voûte bleue. Au contraire, elles se tassaient, se ratatinaient et, parfois, Nassim croyait les voir trembler. Il aurait aimé s’en approcher et vérifier qu’il avait raison en posant ses mains sur les murs frissonnants. Mais Abdel refusait de le voir s’éloigner de l’ombre rassurante, celle sous laquelle ils s’abritaient tous deux, aux côtés de leurs voisins.
Nassim ouvrit sa boîte magique. Parmi les trésors il y avait la photo de sa mère, Myriam, de ses six frères et soeurs, celle – jaunie et écornée – de ses grands-parents. Il ne les montrait plus, elles faisaient couler des larmes sur les joues de son père.
Il compta ses cailloux, une douzaine de toutes les couleurs. Il les avait choisis, avec soin, parmi les milliers qui recouvraient désormais la terre rouge et ils avaient plus de valeur pour lui que tous les diamants du monde dont Kader, son oncle médecin, lui parlait si souvent.
« Quand je faisais mes études à la faculté des sciences de Paris, j’allais me promener le dimanche soir place Vendôme, et je m’arrêtais devant les vitrines des joailliers. Je contemplais des cascades de rubis, des colliers en perles fines et des marquises surmontées d’énormes saphirs. C’était beau, Nassim, tu peux pas t’imaginer ! Si tous les lampadaires s’étaient éteints à la même seconde, les rivières de diamants auraient éclairé les rues comme en plein jour. Et même, je crois que tout au fond de moi, j’espérais que ça allait arriver. J’étais là et j’attendais... Regarde ton bourricot, quand il aperçoit des chardons à portée de ses dents ! Après tu peux plus le faire partir de là, même en le frappant avec le bâton. Et bien j’étais Kader, le bourricot. »
Nassim éclatait de rire en imaginant son oncle le nez collé contre la façade où le verre était plus épais qu’une main d’homme.
Et, parfois, Kader ajoutait : « Dans ma poche, je glissais des lunettes de soleil. Au cas où. Pour ne pas être aveuglé par mille feux. Tu sais le médecin, il a besoin des yeux en bon état pour soigner ses malades.»
Nassim rêvait de cette ville de lumière. Si un jour, il quittait son pays de poussière.

A vingt mètres d’eux, regroupées sous un autre poteau, les silhouettes, couleur de muraille, s’animèrent : des vieillards, des femmes, des enfants qui parlaient si bas qu’on ne pouvait pas les entendre. Des hommes, il n’y en avait plus beaucoup.
– Ils sont partis se battre, avait expliqué Abdel.
– Contre qui ? avait demandé l’enfant.
Son père avait secoué la tête en silence. Alors l’enfant avait songé que s’il n’y avait plus de mots non plus, cela faisait beaucoup de choses qui manquaient autour d’eux. Peut-être devait-il établir une liste ? Mais il n’y avait plus de crayon, ni de papier, plus d’école, ni de maître. Plus de camarades. Plus de maman, ni de frères et de sœurs. 
Nassim referma sa boîte et la serra contre sa poitrine. L’enfant chercha sa maison dans le lointain et son regard parcourut les décombres, les murs rasés, les milliers d’éclats de verre miroitant sous les rayons du soleil. Les arbres déchiquetés, les champs éventrés.

Il lui sembla entendre un bourdonnement, léger, et toutes les silhouettes levèrent la tête. Son père l’attrapa par les épaules et le plaqua contre lui. Le bruit était devenu puissant, des points noirs commencèrent à envahir le ciel, qui se mirent à grossir et à grossir encore et encore.
Abdel et son fils reculèrent dans l’ombre. Les yeux de Nassim remontèrent le long du poteau terminé par un large drapeau blanc qui claquait au vent.
– Papa, je veux jouer à autre chose, gronda-t-il. C’est pas amusant.
Son père ne répondit pas.
Les avions se détachèrent nettement sur l’azur, étalant leurs ailes tranchantes et leurs armes de mort. Et l’orage reprit.



F I N


Découvrir tout le Classique sur Bopy.net

RETOUR