LES NEIGES ETERNELLES

                          par Claude Jégo

Le grondement sourd d’une rafale de vent le fait émerger de son sommeil. Son corps est engourdi, ses pensées aussi. Il esquisse un mouvement qui lui tire un long gémissement de douleur. Il ignore dans quel lieu il se trouve et ne parvient pas à s’en souvenir, son cerveau lui refuse la réponse.
Encore une poignée de secondes pour un nouvel effort de ses neurones…Du vent, des muscles endoloris et cette surface si inconfortable sur laquelle il est couché… Il a compris.
Il ouvre les yeux et observe la roche qui le surplombe, comme la dalle d’un caveau refermé sur lui. Mais il est vivant. Du moins, il l’est encore.
Plusieurs minutes lui sont nécessaires pour réussir à se redresser sur les genoux. Il a du mal à se résoudre à quitter l’abri, à affronter la réalité.
« Du courage, mon vieux. On y va. »
Il s’enroule la tête et les épaules dans la couverture, ne peut retenir un frisson d’angoisse. Enfin, il s’extirpe du cocon de pierre et finit par se mettre debout sans trop de difficultés.
Le premier sentiment qu’il éprouve est celui, écrasant, de sa solitude en redécouvrant la prison de granit, le bagne de grisaille, qui le cerne de ses hautes murailles sans lui laisser le moindre espoir de s’échapper. Et ces cimes déchiquetées qui cisaillent le ciel et lui arrachent des copeaux bleutés. C’est tellement beau, et si monstrueux à la fois. Cette nuit n’a été qu’une trêve, rien n’a changé.
Il abaisse son regard et discerne, dans le lointain, une mosaïque verte : la vallée du rio Santa, minuscule paradis inaccessible.
Il fixe ses pieds enfoncés dans l’épaisse couche de neige, remonte sur son pantalon taché de sang marron . Une rafale d’air glacé le fait grelotter. Ce maudit vent reprend de la vigueur. Et lui, comment se sent-il ?
« J’ai froid, je suis brisé en mille morceaux. Le vertige me donne la nausée, je n’en peux plus… »
« Ne réfléchis pas sinon tu es fichu. Tu descends. Allez, avance ! »
Un pied. Et puis l’autre. Il a fait la même chose la veille. La neige laisse entendre un son bizarre quand il l’écrase sous ses bottes. Il a pensé la même chose la veille. Une longue et interminable marche sur une montagne dont il ne connaît que les photos en papier glacé des catalogues d’agences de voyage. Comment en est-il arrivé là ? Des bribes lui reviennent à l’esprit.

L’avion et son pilote avaient été loués pour la journée. L’appareil avait décollé de Huaraz aux premières heures de la matinée pour survoler la ville située à trois mille deux cents mètres d’altitude. Encastrée entre les cordillères blanche et noire, elle offrait de superbes panoramas à admirer.
Le programme, qu’il s’était concocté, comprenait le parc national et ses lacs, les villages des Quechua, littéralement posés sur les hautes montagnes, et leurs troupeaux de moutons et d’alpagas. Le clou de ce voyage d’agrément serait le Huascaran à 6768 mètres d’altitude. Ce sommet, l’un des plus convoités des Andes, lui était apparu comme une merveille que les dieux auraient oubliée sur Terre par mégarde.
Le site avait perdu tout son attrait dès les premiers ratés du moteur et les volutes de fumée noire, qui s’en échappaient, ne laissaient rien présager de bon. La chute avait été vertigineuse – il s’était cramponné à la ceinture, une idée stupide ! L’avion s’était encastré entre deux dentelles de pierre, les ailes avaient été arrachées sous le choc, le moteur avait explosé. Lorsque les flammes s’étaient mises à lécher la carlingue, il avait repoussé le corps sans vie du pilote, dans un horrible ralenti, pour s’extraire des tôles écrasées.
La neige tourbillonnait autour de lui, quelqu’un lui cognait sur le crâne avec acharnement, le manque d’oxygène lui faisait frôler l’hypoxie… Il rampa jusqu’à un éperon rocheux et perdit conscience.
Le froid lui fit reprendre ses esprits.
Il contempla, perplexe, la carcasse à demi calcinée et tenta de faire le point. La disparition de l’avion ne serait signalée que le lendemain matin et, en supposant qu’un hélicoptère parvienne à le localiser, il serait impossible aux secours d’intervenir dans un lieu aussi accidenté. Il était plus raisonnable de compter sur une équipe de sauveteurs chevronnés qui partirait à sa rencontre dès le prochain lever du jour.
Parmi les débris projetés au moment de l’impact – un extincteur, le poste de radio éclaté et un siège défoncé – il avait récupéré une couverture à peu près intacte. Au fond d’une de ses poches, il lui restait deux barres de céréales. Il avait décidé deux semaines plus tôt d’arrêter de fumer ; après réflexion, c’était une bonne idée.
Il avait entamé la descente. Il devait se situer entre quatre mille et cinq mille mètres d’altitude et des Quechua vivaient dans des villages situés en aval. Avec un peu de chance, il pourrait les rallier.
« C’est ça ou tu crèves ! » avait hurlé son subconscient.
« Hors de question. Je veux vivre. »
Sa seule expérience de la montagne se résumait à l’ascension des Aiguilles-Rouges dans les Alpes françaises, au sein d’une équipe expérimentée, avec un équipement adapté. Dans son cas, il était seul et ses vêtements convenaient à une randonnée à ski, pas à une descente du Huascaran.
La tempête de neige avait fini par se calmer, lui offrant une certaine visibilité mais la douleur continuait à lui vriller le cerveau et son cœur battait si fort qu’il semblait prêt à jaillir de sa poitrine à chaque nouvel effort.
Un mètre, et un autre, et un autre. Dix mètres, et dix autres, encore et encore.
Il s’adossa à la roche, essaya de vaincre le vertige qui le taraudait. Il avait complètement oublié la magnifique beauté des lieux, leur pureté, la quiétude qui règne alentour. Il croqua dans une barre de céréales et parvint à ne pas vomir.
« On se repose ? Un long et agréable moment de repos… »
« Non. Je repars tout de suite. »
Les heures s’écoulaient. Il ne regardait pas sa montre – elle avait été cassée dans l’accident – mais le soleil avait changé de position. Il marchait en s’efforçant de ne pas réfléchir à la distance à parcourir, au vent glacial qui le transperçait de part en part, à ses chances de s’en sortir.
Il s’arrêta net devant un névé sans savoir pourquoi, peut-être son instinct de survie. La neige s’agglutinait parfois pour construire une sorte de pont jeté en travers d’une crevasse. S’il avait raison, elle céderait sous son poids et il irait se rompre les os sur les parois.
« Une lente agonie, les jambes brisées, quelques côtes éclatées. Les yeux grands ouverts pour regarder descendre la mort blanche sur toi, les ailes déployées pour te recouvrir et t’effacer ! »
Ce n’était pas la bonne pensée, celle qui devait l’aider à tenir.
Il contourna l’obstacle avec précaution et poursuivit à flanc de paroi, jusqu’à ce fameux surplomb où il avait trouvé refuge pour la nuit.
Avant qu’il ne ferme les yeux son subconscient l’avait à nouveau taclé.
« Si tu mourrais de froid en dormant ? Des années pourraient s’écouler avant que quelqu’un ne trébuche sur ton petit tas d’ossements. »

Un autre jour s’est levé et il est toujours vivant.
Il repousse, dans un coin de son cerveau, l’avion brisé, le pilote tué et sa propre mort qui rôde.
« Ne pas penser, avancer. Ne pas penser, avancer. Ne pas… »
L’altitude diminue, ses poumons se remplissent d’avantage et son rythme cardiaque ralentit enfin. Pour affronter cette deuxième journée, il se fatiguera moins vite mais il ne verra pas la différence.
Un joli visage de femme s’impose à son esprit.
« Elle sait que l’avion n’est pas revenu se poser à l’aéroport. Elle a donné l’alerte. Elle attend mon retour.»
Il serre les dents à s’en faire mal aux mâchoires, tombe et se relève, sans savoir d’où vient cette force qui l’aide à pousser sur ses jambes. Un pas, puis un autre.
Il franchit de grandes dalles érodées par le frottement des glaces qui couvraient les lieux autrefois. Un court répit qui ne dure pas : un empilement de blocs obstrue presque entièrement le passage.
Durant le vol, le pilote lui avait conté une anecdote amusante.
« Un groupe de touristes s’étaient mis à escalader des rochers comme s’ils ouvraient une nouvelle voie à laquelle ils laisseraient leurs noms. Ils fallaient les voir se démener le souffle court, le rouge aux joues. Sauf que, peu après, l’un des accompagnateurs, un Quechua, les a rejoints en sautant comme un chamois, de pierre en pierre, avec des tongues aux pieds. »
Des tongues.
Ses pieds lui font souffrir l’enfer. Ils doivent être couverts de cloques éclatées et ce n’est pas la transpiration qui rend ses chaussettes humides, c’est le sang qui suinte.
Malgré lui, son regard cherche la vallée…
« Assieds-toi. Tu n’auras plus mal et tu pourras dormir en attendant les secours. Ils finiront par te trouver. »
« Mais je serai mort. »
« Ces rochers, comment vas-tu les franchir ? Tu n’en as plus la force. Abandonne. »
« Jamais. »
Il tombe à genoux. Le froid s’est insinué en lui au point qu’il ne le sent plus ou ne sent plus son corps.
« Allonge-toi, enroulé dans la couverture. »
Il sent les sanglots s’accumuler dans sa gorge.
« Je continue. Je continue… »
Et il se relève.

La troisième journée est bien entamée quand il distingue des lueurs qui montent à sa rencontre.
« Ne te mets pas à rêver à cause de quelques feux follets. »
« Il n’y en a pas sur les montagnes. Ce sont des flambeaux, portés par des gens qui viennent me sauver.
« Dommage, j’ai bien failli t’avoir. Tu étais si près de lâcher et de m’abandonner ta vie. »
« Je n’aurais pas renoncé. »
Les Quechua s’approchent de l’homme et le reçoivent, à bout de forces, dans leurs bras. Ses vêtements déchirés sont mouillés par la pluie qui s’est mise à tomber. Il a une large plaie sur la tête et une épaule déboîtée. Mais il leur sourit et les seuls mots qu’il réussit à prononcer sont : Je vous attendais.

F I N

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