Le grondement sourd d’une rafale de vent le fait
émerger de son sommeil. Son corps est engourdi, ses
pensées aussi. Il esquisse un mouvement qui lui tire un long
gémissement de douleur. Il ignore dans quel lieu il se
trouve et ne parvient pas à s’en souvenir, son
cerveau lui refuse la réponse.
Encore une poignée
de secondes pour un nouvel effort de ses neurones…Du vent,
des muscles endoloris et cette surface si inconfortable sur laquelle il
est couché… Il a compris.
Il ouvre les yeux et
observe la roche qui le surplombe, comme la dalle d’un caveau
refermé sur lui. Mais il est vivant. Du moins, il
l’est encore.
Plusieurs minutes lui sont nécessaires pour
réussir à se redresser sur les genoux. Il a du
mal à se résoudre à quitter
l’abri, à affronter la
réalité.
« Du courage, mon vieux. On y
va. »
Il s’enroule la tête et les épaules dans
la couverture, ne peut retenir un frisson d’angoisse. Enfin,
il s’extirpe du cocon de pierre et finit par se mettre debout
sans trop de difficultés.
Le premier sentiment qu’il éprouve est celui,
écrasant, de sa solitude en redécouvrant la
prison de granit, le bagne de grisaille, qui le cerne de ses hautes
murailles sans lui laisser le moindre espoir de
s’échapper. Et ces cimes
déchiquetées qui cisaillent le ciel et lui
arrachent des copeaux bleutés. C’est tellement
beau, et si monstrueux à la fois. Cette nuit n’a
été qu’une trêve, rien
n’a changé.
Il abaisse son regard et discerne, dans le lointain, une
mosaïque verte : la vallée du rio Santa, minuscule
paradis inaccessible.
Il fixe ses pieds
enfoncés dans
l’épaisse couche de neige, remonte sur son
pantalon taché de sang marron
. Une rafale d’air glacé le fait grelotter. Ce
maudit vent reprend de la vigueur. Et lui, comment se sent-il ?
« J’ai froid, je suis brisé en
mille
morceaux. Le vertige me donne la nausée, je n’en
peux plus… »
« Ne réfléchis pas sinon tu es fichu.
Tu descends. Allez, avance ! »
Un pied. Et puis
l’autre. Il a fait la même chose la veille. La
neige laisse entendre un son bizarre quand il
l’écrase sous ses bottes. Il a pensé la
même chose la veille. Une longue et interminable marche sur
une montagne dont il ne connaît que les photos en papier
glacé des catalogues d’agences de voyage.
Comment en est-il arrivé là ? Des bribes lui
reviennent à l’esprit.
L’avion et son pilote avaient été
loués pour la journée. L’appareil avait
décollé de Huaraz aux premières heures
de la matinée pour survoler la ville située
à trois mille deux cents mètres
d’altitude. Encastrée entre les
cordillères blanche et noire, elle offrait de superbes
panoramas à admirer.
Le programme, qu’il s’était
concocté, comprenait le parc national et ses lacs, les
villages des Quechua, littéralement posés sur les
hautes montagnes, et leurs troupeaux de moutons et d’alpagas.
Le clou de ce voyage d’agrément serait le
Huascaran à 6768 mètres d’altitude. Ce
sommet, l’un des plus convoités des Andes, lui
était apparu comme une merveille que les dieux auraient
oubliée sur Terre par mégarde.
Le site avait perdu tout son attrait dès les premiers
ratés du moteur et les volutes de fumée noire,
qui s’en échappaient, ne laissaient rien
présager de bon. La chute avait été
vertigineuse – il s’était
cramponné à la ceinture, une idée
stupide ! L’avion s’était
encastré entre deux dentelles de pierre, les ailes avaient
été arrachées sous le choc, le moteur
avait explosé. Lorsque les flammes
s’étaient mises à lécher la
carlingue, il avait repoussé le corps sans vie du pilote,
dans un horrible ralenti, pour s’extraire des tôles
écrasées.
La neige tourbillonnait autour de lui, quelqu’un lui cognait
sur le crâne avec acharnement, le manque
d’oxygène lui faisait frôler
l’hypoxie… Il rampa jusqu’à
un éperon rocheux et perdit conscience.
Le froid lui fit reprendre ses
esprits.
Il contempla, perplexe, la carcasse à demi
calcinée et tenta de faire le point. La disparition de
l’avion ne serait signalée que le lendemain matin
et, en supposant qu’un hélicoptère
parvienne à le localiser, il serait impossible aux secours
d’intervenir dans un lieu aussi accidenté. Il
était plus raisonnable de compter sur une équipe
de sauveteurs chevronnés qui partirait à sa
rencontre dès le prochain lever du jour.
Parmi les
débris projetés au moment de l’impact
– un extincteur, le poste de radio
éclaté et un siège
défoncé – il avait
récupéré une couverture à
peu près intacte. Au fond d’une de ses poches, il
lui restait deux barres de céréales. Il avait
décidé deux semaines plus tôt
d’arrêter de fumer ; après
réflexion, c’était une bonne
idée.
Il avait entamé la descente. Il devait se situer entre
quatre mille et cinq mille mètres d’altitude et
des Quechua vivaient dans des villages situés en aval. Avec
un peu de chance, il pourrait les rallier.
« C’est
ça ou tu crèves ! » avait
hurlé son subconscient.
« Hors de question. Je veux vivre. »
Sa seule expérience de la montagne se résumait
à l’ascension des Aiguilles-Rouges dans les Alpes
françaises, au sein d’une équipe
expérimentée, avec un équipement
adapté. Dans son cas, il était seul et ses
vêtements convenaient à une randonnée
à ski, pas à une descente du Huascaran.
La
tempête de neige avait fini par se calmer, lui offrant une
certaine visibilité mais la douleur continuait à
lui vriller le cerveau et son cœur battait si fort
qu’il semblait prêt à jaillir de sa
poitrine à chaque nouvel effort.
Un mètre, et un autre, et un autre. Dix mètres,
et dix autres, encore et encore.
Il s’adossa à la roche, essaya de vaincre le
vertige qui le taraudait. Il avait complètement
oublié la magnifique beauté des lieux, leur
pureté, la quiétude qui règne
alentour. Il croqua dans une barre de céréales et
parvint à ne pas vomir.
« On se repose ? Un long et agréable
moment de
repos… »
« Non. Je repars tout de suite. »
Les heures s’écoulaient. Il ne regardait pas sa
montre – elle avait été
cassée dans l’accident – mais le soleil
avait changé de position. Il marchait en
s’efforçant de ne pas
réfléchir à la distance à
parcourir, au vent glacial qui le transperçait de part en
part, à ses chances de s’en sortir.
Il s’arrêta net
devant un névé
sans savoir pourquoi, peut-être son instinct de survie. La
neige s’agglutinait parfois pour construire une sorte de pont
jeté en travers d’une crevasse. S’il
avait raison, elle céderait sous son poids et il irait se
rompre les os sur les parois.
« Une lente agonie, les jambes
brisées, quelques côtes
éclatées. Les yeux grands ouverts pour regarder
descendre la mort blanche sur toi, les ailes
déployées pour te recouvrir et
t’effacer ! »
Ce n’était pas
la bonne pensée, celle qui devait l’aider
à tenir.
Il contourna l’obstacle avec précaution et
poursuivit à flanc de paroi, jusqu’à ce
fameux surplomb où il avait trouvé refuge pour la
nuit.
Avant qu’il ne ferme les yeux son subconscient
l’avait à nouveau taclé.
« Si
tu mourrais de froid en dormant ? Des années pourraient
s’écouler avant que quelqu’un ne
trébuche sur ton petit tas d’ossements.
»
Un autre jour s’est levé et il est toujours
vivant.
Il repousse, dans un coin de son cerveau, l’avion
brisé, le pilote tué et sa propre mort qui
rôde.
« Ne pas penser, avancer. Ne pas penser,
avancer. Ne pas… »
L’altitude diminue, ses poumons se remplissent
d’avantage et son rythme cardiaque ralentit enfin. Pour
affronter cette deuxième journée, il se fatiguera
moins vite mais il ne verra pas la différence.
Un joli visage de femme s’impose à son esprit.
« Elle sait que l’avion n’est pas revenu
se poser à l’aéroport. Elle a
donné l’alerte. Elle attend mon retour.»
Il serre les dents à s’en faire mal aux
mâchoires, tombe et se relève, sans savoir
d’où vient cette force qui l’aide
à pousser sur ses jambes. Un pas, puis un autre.
Il franchit
de grandes dalles érodées par le frottement des
glaces qui couvraient les lieux autrefois. Un court répit
qui ne dure pas : un empilement de blocs obstrue presque
entièrement le passage.
Durant le vol, le pilote lui avait conté une anecdote
amusante.
« Un groupe de touristes s’étaient mis
à escalader des rochers comme s’ils ouvraient une
nouvelle voie à laquelle ils laisseraient leurs noms. Ils
fallaient les voir se démener le souffle court, le rouge aux
joues. Sauf que, peu après, l’un des
accompagnateurs, un Quechua, les a rejoints en sautant comme un
chamois, de pierre en pierre, avec des tongues aux pieds. »
Des tongues.
Ses pieds lui font souffrir
l’enfer. Ils doivent
être couverts de cloques éclatées et ce
n’est pas la transpiration qui rend ses chaussettes humides,
c’est le sang qui suinte.
Malgré lui, son regard cherche la
vallée…
« Assieds-toi. Tu n’auras plus mal et tu
pourras dormir en attendant les secours. Ils finiront par te trouver.
»
« Mais je serai mort. »
« Ces rochers, comment vas-tu les franchir ? Tu
n’en as plus la force. Abandonne. »
« Jamais. »
Il tombe à genoux. Le froid s’est
insinué en lui au point qu’il ne le sent plus ou
ne sent plus son corps.
« Allonge-toi, enroulé dans la
couverture. »
Il sent les sanglots
s’accumuler dans sa gorge.
« Je continue. Je continue… »
Et il se relève.
La troisième journée est bien entamée
quand il distingue des lueurs qui montent à sa rencontre.
« Ne te mets pas à rêver
à cause de quelques feux follets. »
« Il n’y en a pas sur les montagnes. Ce sont des
flambeaux, portés par des gens qui viennent me sauver.
« Dommage, j’ai bien failli
t’avoir. Tu étais si près de
lâcher et de m’abandonner ta vie. »
« Je n’aurais pas renoncé. »
Les Quechua s’approchent de l’homme et le
reçoivent, à bout de forces, dans leurs bras. Ses
vêtements déchirés sont
mouillés par la pluie qui s’est mise à
tomber. Il a une large plaie sur la tête et une
épaule déboîtée. Mais il
leur sourit et les seuls mots qu’il réussit
à prononcer sont : Je vous attendais.
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