Renaud avançait à grands pas, son sac à dos pesant sur ses épaules. Il
avait profité de la nuit pour quitter le domaine où tout était endormi
; ainsi personne ne remarquerait son absence et surtout pas Emma.
Emma et son chignon ridicule pour se donner un
air sérieux, et surtout sa
robe de dentelle moulante qui laissait deviner ses formes rondes.
Comment avait-elle pu le rabaisser ainsi, lui jeter son mépris à la
face devant leurs amis gênés par un tel déferlement d'insultes ?
– « Monsieur » s'imagine partir à l'assaut de l'Himalaya ou du Fuji
Yama.
Tu n'arriveras jamais à rien dans la vie, RÊVER c'est tout ce que tu
sais faire ! Ne t'approche plus de moi, pauvre macho.
En début
d'après-midi, ils s'étaient promenés, Emma et lui, pour rallier ce
superbe « terrain d'aventure » que nul n'avait osé gravir. Il lui avait
alors proposé de réaliser cet exploit, lui comme assureur, elle comme
grimpeur ; il était expérimenté, elle n'aurait rien à redouter et
n'aurait qu'à se laisser guider jusqu'au sommet. Devant son refus, il
avait insisté en la traitant de « poule mouillée ». Ce qui avait
déchaîné sa colère ; il est vrai qu'elle manquait totalement d'humour.
– Tant pis pour toi, jolie Emma. On aurait pu réaliser de grandes
choses tous les deux.
Il atteignit enfin la muraille, leva la tête et
parvint à distinguer cette immense forme noire qui se découpait sur
fond de voûte étoilée. Il caressa la roche, sentit les aspérités sous
ses doigts... Il avait jusqu'au lever du jour.
Il délesta son sac de la
bouteille de whisky dont il avala une large gorgée ; puis il le
retourna pour répandre le contenu sur le sol. Il écarta le casque, les
lunettes de soleil (inutiles en nocturne), la corde, le piolet, le
baudrier, les pitons...
– Rien à faire de tout ça, je n'en ai pas
besoin. Je vais réaliser une escalade en solo intégral. Ce sera
l'événement de l'année et c'est moi, moi seul qui vais le réussir.
Il
but une nouvelle gorgée et savoura de sentir l'alcool lui brûler
l'estomac.
Une petite voix s'insinua alors dans son cerveau
:
– Arrête de boire, sinon tu ne seras pas en
état de grimper.
– Toi, la
conscience, tu la mets en veilleuse. Je ne t'ai rien demandé !
Son regard chercha le sommet qui paraissait
inaccessible dans l'obscurité.
– Il me faut le minimum de charge.
Il reprit son sac et y jeta la couverture de survie, trois barres de
chocolat vitaminé, du sparadrap (souvent utile en montagne), sa carte
de membre du Club Alpin (pour épater les journalistes qui se
précipiteraient pour recueillir ses premiers mots à sa descente). Il
avala une nouvelle gorgée de whisky, enveloppa la bouteille dans le
pull polaire et l'ajouta au reste.
Il revêtit le coupe-vent, accrocha le sac à
magnésie autour de sa taille, enfonça le bonnet de laine jusqu'aux
oreilles, alluma la lampe frontale... Et hésita. Il fallait qu'elle
sache de quoi il était capable. Il devait l'avertir. Il pianota son
numéro, attendit d'entendre sa voix... Zut ! Le répondeur.
« Désolé-eu, je suis pas là. Laissez-moi des
mots sur mon mobile. Je vous rappellerai peut-être. Biiiip ! »
– Allo, Emma, c'est moi, le « gros nul ». Je t'annonce que je vais
escalader, seul, ce rocher fantastique. Je vais ouvrir la voie et lui
donner mon nom. Ecoute-moi bien et note sur ton journal intime :
demain, ma chérie, j'apparaîtrai à la Une de tous les journaux ou
alors... Je serai mort, et tu t'en mordras les doigts.
Renaud raccrocha.
Il prit de la craie dans le petit sac, s'en
frotta les mains
pour les sécher et, concentré sur son souffle, il entama un
enchaînement. Les premiers mètres à peine franchis, un air glacial lui
frappa la figure.
– Maudit vent !
Il avait pourtant consulté le service météo
avant de partir et une voix masculine avait annoncé que le vent allait
faiblir durant la nuit.
– Ou bien il a dit « forcir » et comme j'étais
déjà un peu « joyeux »,
j'ai compris de travers.
– L'alcool n'est pas recommandé quand on
pratique l'escalade.
– Silence, la conscience !
Renaud n'en était pas à sa première grimpe, il savait par cœur les
termes de base. Il devait maîtriser son souffle afin d'apporter à ses
muscles l'oxygène dont ils avaient besoin, se concentrer sur l'objectif
à atteindre et visualiser précisément les mouvements avant de les
enchaîner l'un après l'autre.
Plaçant ses doigts dans une fissure de la roche,
il assura sa prise et déplaça son pied gauche qui ripa. La roche était
trop lisse à cet endroit. Il recommença et réussit à caler son pied.
Au fur et à mesure de sa progression, il réalisa
que le calcaire comportait des interstices, des fentes, mais, à aucun
moment, il ne trouva sous ses doigts – ou ne vit, éclairés par la
fragile lueur de sa lampe – de coinceurs, même rouillés, témoignant du
passage d'un prédécesseur.
« Je suis le premier, se répéta-t-il deux ou trois fois avant de songer
: Je suis Unique ! »
– Surtout n'oubliez pas d'apprécier le cadre
qui s'offre à vos yeux.
– Tais-toi, la petite voix ! J'ai le nez dans la pierre, ma lampe
frontale va me lâcher et je me gèle. Le cadre, il n'y en a pas.
La falaise s'avérait plus élevée qu'il ne
l'avait cru. Sans doute avait-il mal estimé sa hauteur, pourtant le
dépliant disait... Euh... Il avait oublié ce qu'il disait. Combien de
dizaines de mètres avait-il déjà escaladés, il ne put le savoir. Sa
lampe frontale s'éteignit, l'empêchant de jeter un coup d'oeil sur
l'altimètre de sa montre.
– J'ai oublié de remplacer les piles. Bravo,
Renaud, c'est vrai que tu
es unique.
Il tâtonnait du bout des doigts quand une
douleur aiguë lui transperça le crâne. Il perdit son bonnet, ses pieds
glissèrent. Il resta suspendu sur un bras tandis qu'un liquide chaud
coulait le long de sa tempe, de sa joue. Il perçut le bruit du caillou
qui dévalait le long de la roche avant de heurter le sol.
– Mon coupe-vent va être taché de sang, mais un éclat de pierre de deux
mille ans, ça vaut le coup. Je l'offrirai à Emma pour qu'elle s'en
fasse un collier.
Il s'efforça de se raccrocher à une fente,
allongea le bras, sentit soudain un espace. Un abri ! Alors que ce
maudit vent pénétrait chacun de ses vêtements, le glaçant jusqu'à la
moelle, c'était inespéré. Il allait pouvoir souffler un peu.
Il parvint à entrer dans la niche en se glissant
derrière un imposant piton qui la fermait en partie et se cala, le dos
touchant la paroi. La bouteille de whisky coincée entre les genoux, il
enfila le polaire sous le coupe-vent et apprécia cette douce tiédeur
qui réchaufferait sa peau bleuie. D'un revers de manche, il s'essuya le
visage – le sang avait séché – attrapa un sparadrap et se le colla sur
le front. Un coup d'oeil à sa montre altimètre ne lui apprit rien ; il
avait oublié de la ré-étalonner depuis sa dernière virée en montagne
avec les copains.
Il s'enroula dans la couverture de survie,
récupéra la bouteille et but une gorgée pour se réchauffer, une autre
pour se remonter le moral.
– A ma réussite, peste d'Emma !
Le vent se renforçait et remplissait de bruit la
nuit étonnamment étoilée. Renaud entendait chaque rafale déferler le
long de la paroi calcaire avant de s'éparpiller. Bercé par les
grondements – soûlé ? – il ferma les yeux et s'endormit.
Le ciel virait au pourpre quand il rouvrit les
yeux. Bon sang, le mal de tête ! L'alcool ou bien la bosse sous le
sparadrap ? Se dégageant de sa couverture, il se demanda pourquoi il
avait des courbatures aux fessiers, aux dorsaux. Sans oublier les
avant-bras.
– Une crispation trop importante des avant-bras provoque une
accumulation de l'acide lactique.
Tiens, la petite voix ! Et aussitôt tout lui
revint à l'esprit : Emma et son mépris, l'escalade en solitaire, cette
nuit sans lune.
Il se frotta les bras, se frictionna les
cuisses, esquissa quelques mouvements pour échauffer ses articulations.
Puis, s'agrippant fermement au piton rocheux, il chercha à apprécier la
distance lui restant à parcourir pour se hisser au sommet. Il l'évalua
à une quinzaine de mètres.
Le mal de tête devenait supportable ; il ajusta
son sac à dos et reprit l'escalade.
Les premiers mètres lui parurent presque
faciles. La roche calcaire offrait de multiples prises qui l'aidaient à
grimper, après s'être d'abord assuré de leur solidité ! Il venait de
repérer une cassure nette et avait compris d'où provenait ce maudit
caillou frappeur.
Il se concentra sur une section – la dernière –
et enchaîna les mouvements, respirant profondément durant l'effort. Une
main dans une fissure, l'autre accroche le sommet... Singulièrement le
mistral retint son souffle tandis que, lentement, il poussait sur ses
pieds et se hissait sur le faîte du mur, large d'un mètre
quatre-vingts. Il se redressa et se remplit les yeux du paysage qui
s'offrait à lui.
Du haut des quarante mètres du théâtre antique,
Renaud contempla le soleil qui se levait, déversant son halo
éblouissant sur la principauté d'Orange. Chacun de ses rayons
enluminait les toitures des maisons de la ville provençale d'ocre, de
citrouille ; coloriait leurs façades de lilial, miel ou céladon. La
luminosité bleutée du ciel s'étendit et laissa apparaître les
quartiers, tout enrubannés de macadam gris et parsemés d'imposants
platanes. Sur le beffroi surmontant la mairie, le coq étincela de tout
son or.
Tournant la tête il distingua, dans le lointain, les dentelles de
Montmirail et leurs aiguilles crénelées tandis que le mont Ventoux
écrasait de ses mille neuf cent douze mètres d'altitude ce monde de
fourmis qui commençait à s'agiter autour de lui.
Gagné par l'émotion, les bras grands ouverts,
Renaud s'écria :
– Moi aussi je suis un géant. Je suis le maître
du monde !
Il s'assit, les jambes pendantes dans le vide et
éclata de rire.
Sur le parvis du théâtre, les curieux
s'amassèrent, canalisés par des policiers arrivés en nombre à bord de
leurs véhicules. Une ambulance vint se positionner, suivie d'une autre
et une autre encore.
Un point noir apparut soudain dans le ciel,
accompagné d'un bourdonnement qui alla s'amplifiant. Le point se
métamorphosa bientôt en hélicoptère de secours de la gendarmerie.
Ouvrant son sac, Renaud prit la bouteille, encore remplie d'un tiers de
whisky, et la tendit à bout de bras.
– Je dédie ma victoire à l'empereur Auguste qui m'a tenu compagnie
cette nuit, dans sa petite niche pas très confortable. Désormais, cette
voie portera mon nom. A Renaud, l'Unique !
Il vida la bouteille sans reprendre son souffle
et la lâcha. Elle éclata en mille morceaux quand elle heurta les dalles
blanches du parvis.
Ignorant complètement le bruit des pales de
l'hélicoptère en vol stationnaire au-dessus de lui, Renaud ferma les
yeux, son visage caressé par le soleil complice. Il devina une présence
à ses côtés, sentit qu'on lui plaçait un harnais autour de la taille
et, solidement maintenu par les bras du sauveteur, il s'éleva lentement
dans les airs.
La foule se mit à applaudir tandis que les
journalistes prenaient des photos par dizaines. Une belle journée
d'automne débutait sur la Provence.
Mention d'honneur aux Apollon d'Or 2014 de Vaison-la-Romaine
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