Colin relut son dernier paragraphe et corrigea une coquille avant de tendre une main nerveuse vers son paquet de cigarettes... Non, pas question de fumer ! Il avait décidé d'arrêter, il s'y tiendrait.
Il quitta son bureau pour gagner la cuisine et dénicher un verre propre au milieu de la vaisselle sale qui s'empilait. Dès la première gorgée d'eau du robinet il grimaça – le goût était infect – mais se força à vider le verre jusqu'à la dernière goutte.
De retour à son bureau il resta un long moment devant la page blanche, mâchouillant le capuchon de son stylo. Son cerveau tournait à vide, les mots se baladaient dans sa tête comme les numéros d'un loto dans un boulier.
– Saleté de prix littéraire ! maugréa-t-il.

Une voix se fit entendre, jeune, légère :
– Quelque chose ne va pas, Colin ?
L'auteur découvrit un garçon d'une douzaine d'années, assis sur un pouf à proximité de l'imposant philodendron. Ses cheveux jaunes dressés sur son crâne, ses yeux immensément bleus et ses vêtements tellement usés qu'ils laissaient entrevoir sa peau, il sut à la seconde même de qui il s'agissait.
– Kab ?! Qu'est-ce que tu fiches là ?
Le gamin passa une main dans ses cheveux raides, les ébouriffant encore un peu plus.
– Hé bien, tu m'as laissé page 83 devant l'immense prairie et depuis j'attends sans savoir dans quelle direction me diriger ? Tu entames les toutes premières lignes de la page 107 et je n'ai pas réapparu. Peut-être m'as-tu oublié ?
– Non, je suis à court d'idées, Kab. J'ai déjà échoué deux fois à ce prix, j'ai peur de me planter une fois de plus.
Colin étala ses mains devant lui. Elles tremblaient.
– Qu'est-ce qui m'arrive, je ne suis plus capable d'écrire. Regarde mes mots ! Ils manquent de précision et mes phrases ! Trop longues, et parfois maladroites.
Kab comprit qu'il devait impérativement venir en aide à l'auteur qui l'avait créé, lui avait accolé son drôle de prénom et l'avait, sans hésiter, affublé d'un caractère bien trempé. Du doigt l'enfant pointa une bouteille déposée sur une table dans laquelle on distinguait un reste de liquide agréablement coloré.
– Arrête le whisky, c'est mauvais pour toi. Alcoolique et auteur commencent par la même lettre mais ce ne sont pas des synonymes.
– Espèce de sale morveux !
Excédé, Colin empoigna un dictionnaire analogique qui s'empoussiérait sur un coin du bureau et le lança sur Kab qui s'évapora.

L'auteur respira profondément plusieurs fois puis s'efforça de se concentrer :
– Je me détends..., et je relis les deux dernières phrases, lentement :
Une abeille folâtrait de pissenlit en pissenlit dans l'immense prairie où poussait le chiendent et son bourdonnement venait briser le lourd silence qui emplissait l'air. Le ciel gris pâle, décoloré... décoloré...
– Pourquoi écris-tu des choses si tristes, c'est déprimant.
Colin quitta sa page des yeux : Kab était réapparu derrière le large bureau. Il se tenait accroupi, les deux mains et son menton appuyés sur le bord en bois.
– Kab, tu ne devrais pas être là, tu m'empêches de travailler.
– Je ne cherche qu'à t'encourager pour que tu deviennes aussi célèbre que Fred Vargas.
Colin eut un bref éclat de rire moqueur.
– Parfois tu oublies que c'est moi qui t'ai créé, petite chose.
Kab se redressa doucement et de sa voix enfantine il récita :
Le ciel gris pâle, décoloré, recouvrait cet espace de verdure et s'efforçait de dissimuler le soleil, mais sans y parvenir. Un sentier terreux avait dessiné une étrange arabesque qui achevait sa course au travers d'une multitude de géraniums encerclant une affreuse bâtisse.
L'enfant eut un bref haussement d'épaules et lâcha : Ta phrase est belle.
– Comment peux-tu savoir ce qu'il se passe dans ma tête, gamin ? Ce sont MES mots.
– Et moi, je suis TON subconscient, rétorqua Kab. La nuit, alors que tu dors, je fouille dans les recoins de ta mémoire et je cherche à poursuivre l'histoire que tu as commencée. Tu es prêt ?
Et Kab dicta le chapitre suivant : l'enfant contemplait la vieille bâtisse aux murs lépreux dans laquelle il avait trouvé refuge, les vitres colmatées par du carton et les lourdes pierres posées sur les tuiles qui empêchaient parfois les violentes rafales de vent d'arracher des pans de la toiture. Une femme, portant une combinaison en néoprène mauve, s'affairait autour des fleurs.
La dernière phrase à peine écrite, Colin croisa les bras sur la page, y posa sa tête et, épuisé, s'endormit, plongeant dans un rêve qui le mena à la mairie de Monvillers, dans la salle de réception aux murs couverts de lambris.

Il y régnait un léger brouhaha et Colin découvrit le public assis dans les fauteuils de velours bordeaux. Des hommes élégants dans leur smoking noir et des femmes en robe de soirée portant rangée de diamants ou de perles autour du cou. Il baissa les yeux sur sa chemise jaune, son vieux pantalon marron et ses chaussons fourrés qui lui tenaient toujours chaud aux pieds.
Un homme, cheveux poivre et sel et fine barbichette au menton, l'apostropha :
– Tiens, encore vous ! Je suis ravi de constater que vous avez enfin renoncé à décrocher ce prix littéraire hors de votre portée. Colin Despray et le prix Delaunay, quelle farce !
Colin se sentit mal à l'aise et son regard se porta sur les nombreux journalistes présents qui bavardaient entre eux. Les caméras des chaînes de télévision étaient en train de filmer une colonne de marbre blanc supportant le trophée en bronze destiné au vainqueur : deux mains d'une grande finesse enserrant une plume.
– Le prix de la victoire, murmura Colin qui se dirigea vers la colonne, les mains tendues.
Mais sur la scène, le président du jury s'emparait du micro et ouvrait la bouche pour prononcer des mots que Colin ne parvenait pas à entendre.

Il se réveilla en sursaut, les bras toujours croisés sur sa page, l'image du trophée imprimée dans son cerveau.
– Encore ce maudit rêve, gronda-t-il. Je le déteste !
Un gros soupir lui répondit, qui l'intrigua.
Personne n'était caché derrière la commode, personne sous l'imposante table en marqueterie... Quelqu'un s'agita sur le divan en cuir.
– Kab, je sais que tu es là !
Des mains s'agrippèrent au dossier du divan et les grands yeux bleus surmontés d'une touffe de cheveux jaunes apparurent.
– Tes rêves ne mènent à rien du tout.
– D'accord, alors je fais quoi puisque tu t'imagines être plus intelligent que moi ?
– Hé bien, on écrit la suite, répondit Kab qui se rapprocha de l'auteur et récita : L'enfant se souvenait de sa rencontre avec la femme. Il marchait depuis si longtemps dans la poussière et, complètement affamé, petit pantin de crasse, il avait découvert l'immense prairie où avait poussé, telle une affreuse plante, cette bâtisse. Venant vers lui, la femme avait offert un gobelet d'eau fraîche. Il lui avait dit se nommer Kab et ne plus se souvenir de rien. Elle avait répondu s'appeler Sylline.
Kab s'arrêta soudain. Quelque chose venait de lui traverser l'esprit et il s'interrogeait :
– Ton histoire... Ce garçon perdu et la femme, Sylline, ils guettent l'arrivée des Sauveurs, c'est bien ça ?
Colin acquiesça d'un mouvement de tête.
– Seulement, ils ignorent de quelle façon ces êtres surgissant de l'inconnu pourront les atteindre, insista l'enfant. Pourquoi ? (Il prit un air boudeur.) Ils ont besoin de savoir.
– Tu ne t'arrêtes donc jamais ? s'énerva Colin qui écrivit : Le garçon marchait entre les voies ferrées, la tête baissée, les yeux rivés au ballast. Il se figea, un pied suspendu en l'air... Un scarabée à l'épaisse carapace noire se déplaçait sur une antique traverse, il trottait de toute la vitesse de ses six pattes. Kab patienta jusqu'à ce que l'insecte se soit éloigné puis il reposa son pied.
Le visage de Kab exprima le doute.
– Tes rails rouillés cèderont sous le poids d'un train. Ça ne marchera pas.
Colin maugréa :
– Et bien il y a d'autres possibilités, comme : La route, longue d'une vingtaine de kilomètres, se terminait par une barrière en bois. Ensuite on ne distinguait que de la rocaille à perte de vue. Voilà, ça te convient ? Ils ouvriront la barrière et puis... euh... je vais improviser.
– Il n'y a rien derrière ! s'emporta l'enfant : Tu prétends nous arracher à ce monde qui se meurt mais tu n'es qu'un menteur ! Menteur !

Kab recula, s'effaçant un peu plus à chaque pas et disparut de la pièce, laissant Colin déconcerté.
– Je n'y arriverai pas. Oh, mais qu'est-ce que je raconte ? Il ne me manque que la fin. Réfléchis, voyons ! Tu peux gagner ce prix, j'en suis certain !
Plusieurs jours d'efforts supplémentaires furent nécessaire à Colin pour venir à bout de son roman, plusieurs jours à choisir les mots les plus précis, à dérouler des phrases qui inventaient le départ de Kab et Sylline vers un monde nouveau.
Un son aigu envahit l'air et l'enfant leva la tête : des flashes rouges surgis de nulle part déchiraient le ciel gris laissant apparaître d'étranges taches noires. Effrayé, il se mit à courir, sans savoir ce qu'il fuyait et traversa la vaste prairie pour atteindre la vieille bâtisse aux murs lépreux. Sylline se tenait là, un sourire heureux sur ses lèvres, ses bras levés pour accueillir leurs Sauveurs.
Kab se jeta contre elle et, les yeux fermés, serra fort ses bras autour de sa taille. La lumière rouge se répandit autour d'eux, les recouvrit d'une bulle et, tandis que le son aigu devenait mélodieux, la bulle s'éleva au-dessus de la prairie avant de se propulser dans l'espace. Bientôt ils seraient à des millions d'années-lumière de cette planète à l'agonie.

Plusieurs mois s'étaient écoulés. Le roman de Colin Despray, « L'enfant et le monde perdu », faisait désormais partie des trois livres finalistes du prix Delaunay. Le premier dimanche de juin, le résultat définitif serait annoncé à la mairie de Monvillers.
Et le dimanche arriva. Colin se tenait dans la superbe salle de réception, droit dans son smoking noir, le cœur battant. Autour de lui il ne percevait qu'un mélange de voix, celles des journalistes et les murmures provenant du public.
Le président du jury s'avança jusqu'au micro et déclara d'un ton solennel :
– Cette année le prix Delaunay a été décerné à l'unanimité et il vient couronner le talent de l'un de nos plus grands auteurs. Je vous invite donc à applaudir Colin Despray pour son roman « L'enfant et le monde perdu ».

Colin sentit la tête lui tourner. Les félicitations fusèrent autour de lui, des visages inconnus lui crièrent « bravos ! ». Partagé entre l'envie de rire et de pleurer il monta sur la scène et étreignit le trophée de bronze qu'on lui remettait.
C'est à cet instant qu'il crut entendre une voix légère venant du fond de la salle :
– Te voilà aussi célèbre que Fred Vargas, Colin !

– Kab, murmura-t-il et il leva le trophée au-dessus de sa tête. C'est le prix de ma victoire !
Les flashs des appareils photos l'aveuglèrent, leurs micros tendus vers lui les journalistes le submergèrent de questions et le président lui serra la main.
– Toutes mes félicitations, monsieur Despray, vous êtes mon auteur préféré !
Emu, Colin se mit à sourire. Il était heureux.

 

F I N


Nouvelle ayant reçu un Apollon d'Argent aux Apollon d'Or de Vaison-la-Romaine 2018.

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