Le train filait à vive allure en direction de l'Ouest. Il était bondé de passagers aux vêtements printaniers, ravis de profiter de ce début d'automne d'une grande douceur. Assis dans la dernière voiture deux hommes détonnaient par leur tenue – chemise bleue sur pantalon marron – sans oublier la veste qu'ils portaient depuis que le train avait quitté Paris à onze heures trente deux. Mal rasés, les cheveux gras frôlant le col, l'un lisait un polar, l'autre la biographie d'un tueur en série et leur conversation s'avérait limitée.
Au terme de quatre heures de voyage le train à grande vitesse entra en gare de Quimper. Les passagers abandonnèrent leurs places pour récupérer leurs bagages avant de s'amasser derrière la porte de sortie. Le train s'arrêta, la porte automatique s'ouvrit et les passagers descendirent et commencèrent à s'éloigner.
Un sac de voyage à la main, des lunettes noires sur le nez, les deux derniers voyageurs s'apprêtaient à les suivre quand une voix les interpella :
– Kofner ! Barass !
Les deux hommes firent volte-face avec un bel ensemble. Un homme d'une trentaine d'années vêtu d'une veste à franges sur un jean noir, un cigarillo au coin de la bouche, se tenait à quelques mètres d'eux. Bien campé sur ses deux jambes, les bras le long du corps, immobile, il les attendait.
Durant une poignée de secondes les trois hommes se dévisagèrent. Un tic nerveux agita la joue gauche de Kofner, Barass plissa les yeux pour éviter la sueur qui dégoulinait de son front. Soudain les mains plongèrent sous les vestes, dégainèrent les armes, quatre détonations retentirent, Kofner et Barass sentirent les balles leur transpercer le corps. Leurs jambes plièrent lentement, ils s'affaissèrent, le sang commença à s'étaler sur leurs chemises.
L'inconnu rengaina son arme, sauta du quai et se hâta de disparaître derrière les entrepôts de marchandises. Le chef de gare était occupé à renseigner une voyageuse ; il sortit son mobile et pianota le numéro de police-secours.

Le lieutenant Gurvan contemplait les cadavres et il redoutait les premières constatations du médecin. Le Braz avait le visage fermé... C'était mauvais signe.
– Ils ont pris chacun deux balles en plein cœur, les points d'impact sont situés côte à côte. (Le médecin-légiste secoua la tête.) En vingt ans de carrière je n'ai jamais vu une chose pareille. Désolé, lieutenant, mais vous avez affaire à un professionnel.
Quelques minutes plus tard, l'adjoint de Gurvan, Loïc, un blond à l'allure sportive, les rejoignait.
– Salut, patron ! Bonjour, Le Braz. Qu'est-ce qui se passe, vous avez l'air tout retourné ? C'est parce qu'il y en a deux, ça va vous faire trop de boulot ?
Gurvan se pencha pour écarter la veste de l'un des cadavres et laisser voir une arme de gros calibre rangé dans son holster.
– Non, c'est parce qu'ils avaient de quoi se défendre et qu'ils n'en ont pas eu le temps. Et c'est pareil pour l'autre.
– Chacun deux balles en plein cœur, répéta le légiste comme pour s'en convaincre.
– Des tueurs les attendaient sur un quai de gare ? Drôle de scène de crime !
– Pas « des » tueurs, Loïc, un seul. Et c'est confirmé par l'unique témoin que nous ayons pour l'instant : le chef de gare.
– C'est pas croyable ! s'enthousiasma l'adjoint. On se croirait dans ce western qui commençait par... (Il fait le geste d'écarter le train.) Alors que le train repart lentement les trois cow-boys (Il tapote son oreille de l'index.) entendent le son d'un harmonica. (Il met sa main en visière.) Là-bas, de l'autre côté de la voie, il y a un type qui, c'est certain, ne leur veut pas du bien. (Il prend un air méchant et place ses mains ouvertes sur ses hanches). Les trois hommes ont les bras le long du corps, leurs mains sont à un centimètre des pistolets. Le type à l'harmonica ne bronche pas. Et brusquement ils dégainent tous les quatre : (Loïc mime la fusillade avec sa main droite.) les trois cow-boys prennent une balle dans le corps, et voilà, c'est déjà terminé. Zut, j'ai encore oublié le titre de ce film...
Loïc se gratta la tête, ce fichu titre ne lui revenait pas en mémoire.
Interloqué par la tirade, le légiste hésita :
– Euh... Lieutenant, je vous envoie les rapports d'autopsie dès que possible.
Et il tourna les talons.
– Dites-moi, Loïc, si ce n'est pas trop vous demander : où étiez-vous alors que ça fait deux bonnes heures que je vous cherche ?
– Je passais prendre ma nouvelle voiture chez le garagiste, chef. Une Mustang rouge de 1967 avec 270 chevaux sous le capot. Une bête, nerveuse, racée, c'est un plaisir de la monter.
Gurvan grimaça.
– Une nouvelle voiture de 1967 ? Descendez de votre canasson, Loïc ! Vous me faites le CV de nos deux macchabées, ils sont sûrement fichés. N'oubliez pas leurs armes qui peuvent être répertoriés dans des affaires louches. Et voyez avec notre témoin pour obtenir un portrait-robot du tueur. Même si je ne suis pas certain que ça donne quelque chose. On fait le point ce soir.
Le lieutenant Gurvan alla récupérer sa voiture devant la gare et prit la direction du commissariat. Il était parvenu à mi-chemin quand un groupe d'une dizaine de personnes un peu agitées attira son attention. Il s'arrêta à proximité et interpella un agent de police qui discutait avec un badaud.
– Lebris, vous avez besoin de renfort ?
– Non, lieutenant. C'est à cause de l'expulsion d'un couple de personnes âgées. Ce sont des locataires de la résidence des Genêts, qui va être démolie prochainement.
– Appelez les services sociaux pour qu'ils les relogent. Et dispersez ces gens, je ne tiens pas à me retrouver avec une émeute en plein centre ville.
Gurvan termina son trajet et regagna son commissariat.

Il approchait dix-neuf heures quand Loïc entra dans le bureau de son chef, un dossier sous le bras.
– Lieutenant, les deux morts étaient recherchés pour meurtres. On n'a eu aucun mal à récupérer des infos à partir des empreintes digitales que le légiste nous a transmis en même temps que les photos de leurs tatouages. Avec ça, on peut suivre leur parcours dans les différents prisons où ils avaient séjourné. Quant au portrait-robot du tueur, je le fais circuler mais sans résultat pour l'instant.
– Qu'est-ce que vous avez trouvé dans leurs sacs ?
– Leurs papiers, faux bien sûr, des réservations pour un hôtel discret, et un gros paquet d'argent liquide.
– Et leurs armes ?
– Du matériel de pro acheté à l'étranger. Intraçable.
Gurvan feuilleta le dossier rapidement.
– Et on ignore la raison de leur présence dans notre ville. Bon, je passerai voir le légiste demain matin, Loïc. En attendant, on rentre chez nous. La journée a été suffisamment chargée.

Le jour était à peine levé quand une limousine noire entra dans la cour intérieure de la résidence des Genêts. La voiture s'arrêta devant une porte et un homme vêtu d'un pardessus gris en descendit et pénétra dans la vieille bâtisse.
La voiture redémarra pour aller se garer à proximité d'un abri de jardin délabré. Le chauffeur coupa le moteur, ouvrit la portière et c'est à cette seconde qu'il aperçut un inconnu sortant d'un bosquet. L'homme s'arrêta à quelques mètres, écarta le devant de son blouson et le replia dans son dos. Le chauffeur comprit. Il arracha l'arme scotchée sous le tableau de bord et fit feu à travers la portière. L'inconnu aussi avait tiré. Le chauffeur sentit la douleur, tout devint noir ; il s'écroula sur le sol.
Les mâchoires serrées, l'inconnu rangea son arme sans prêter attention aux gouttes de sang qui maculaient son flanc. Il sortit un mouchoir de sa poche, le pressa contre la plaie et s'empressa de quitter la cour.
A la fenêtre du premier étage une vieille dame avait tout vu ; elle décrocha son vieux téléphone.
Comme prévu, au petit matin Gurvan s'était rendu à l'institut médico-légal pour s'entretenir avec le médecin-légiste.
– Les balles que j'ai retirées proviennent d'un gros calibre. Et de votre côté, lieutenant ?
– Ce sont des hommes de main avec un sacré palmarès. L'argent qu'on a trouvé sur eux laisse présumer qu'ils venaient assurer la protection d'un client.
Gurvan s'approcha de la table en inox sur laquelle reposait l'une des victimes :
– Pas de chance pour eux, un tueur les attendait. Il connaissait le numéro du train, de la voiture et l'heure d'arrivée. Il était bien renseigné !
Le docteur Le Braz observa le visage du lieutenant de la criminelle, ses traits tirés par le manque de sommeil.
– Vous ne croyez pas qu'il va en rester là ?
Gurvan secoua la tête.
– Mon instinct de flic me dit que non et je me trompe rarem... (La sonnerie de son mobile l'interrompit.) Oui, Loïc ?... A quelle adresse ?... J'y serai dans vingt minutes avec le légiste.
Son deux tons en marche, le lieutenant Gurvan ne mit pas longtemps pour rallier le lieu du nouveau crime. Loïc l'attendait sur place avec des policiers en uniforme.
– Salut, lieutenant ! Bonjour docteur ! Ma parole, vous devenez inséparables tous les deux !
Le Braz s'approcha du corps allongé sur le macadam, à côté de la limousine. Il s'accroupit, défit deux boutons de la chemise et souleva le tissu.
– Deux balles en plein cœur, exactement comme hier. (Il jeta un coup d'oeil admiratif à Gurvan.) Vous aviez vu juste, lieutenant.
– Sauf que cette fois, le chauffeur a pu tirer, intervint Loïc. On voit nettement les perforations dans la portière et, en plus, il a fait mouche.
Le jeune homme montra du doigt des taches sur le sol.
– Notre tueur a perdu du sang. J'ai déjà contacté le commissariat pour que les hôpitaux et les médecins soient alertés.
– C'est du bon boulot, Loïc !
– Merci, chef, mais j'ai pas terminé. (Loïc fit signe à un collègue qui lui tendit un sachet en plastique.) Un bout de cigarillo encore tiède. On va pouvoir trouver l'A.D.N. de notre homme. Et j'ai gardé le meilleur pour la fin. (Le policier désigna, du doigt, une fenêtre.) Madame Muriel Calvez habite au premier étage de la résidence et elle adore faire des photos.
– Okay, on y va. Docteur Le Braz ...
– Vous voulez mon rapport le plus vite possible, oui, je sais. A plus tard.
Gurvan et Loïc traversèrent le petit parking pour se rendre à l'appartement propret d'une septuagénaire. Rassurée à la vue de leurs cartes tricolores, Madame Calvez leur raconta :
– Ces jours-ci, des gens sont venus manifester à cause des expulsions et ils ont même renversé le conteneur. J'avais peur qu'ils entrent faire leurs saletés dans la résidence aussi j'ai décidé de prendre ces voyous en photos.
– D'accord. Donc un peu plus tôt ce matin...
– J'ai vu une voiture qui arrivait. Un homme est descendu et il est entré dans la résidence.
– Et vous l'avez pris en photo ? demanda Gurvan qui préférait que la dame fasse court.
– Bien sûr que non ! C'était inutile puisqu'il était déjà venu la semaine dernière, avec le maire. Enfin, quand je dis « le maire », je devrais parler du personnage pour lequel des inconscients ont voté. Et voilà le résultat : un meurtre !
Etonné, Gurvan se tourna vers son adjoint :
– Vous m'aviez bien parlé d'une photo ?
Avant que Loïc n'ait pu répondre, madame Calvez s'énerva :
– Mais bien sûr qu'il y a une photo ! Décidément vous êtes moins vif que le blondinet. Lui, il a compris tout de suite. Le mort c'est celui qui conduisait la voiture, pas l'autre qui est entré dans la résidence. La voiture est allée se garer et j'ai vu un homme tout en noir qui jaillissait d'on ne sait où. Il a tendu le bras vers le chauffeur, il y a eu un bruit sourd et le chauffeur est tombé par terre. C'est là que j'ai compris ce qui venait de se produire. L'homme en noir s'est sauvé par le bout du parking mais j'avais eu le temps de déclencher mon appareil. Ça va, vous avez tout compris où je dois reprendre depuis le début ?
Du coin de l'oeil, le lieutenant Gurvan aperçut Loïc en train de se mordre les lèvres pour ne pas sourire.
– Non, madame Calvez, c'était très clair. Je peux voir cette photo ?
La septuagénaire lui donna son appareil. On voyait un homme armé, pointer le bras vers le chauffeur en train de sortir de la voiture. Mais une seconde photo montrait le chauffeur allongé sur le sol et le tueur le bras baissé.
– Vous en avez pris deux, madame, et elles sont excellentes.
Madame Calvez parut surprise.
– J'ai eu si peur, j'ai dû crisper mon doigt sur le bouton.
– Tant mieux ! (Gurvan tendit l'appareil à son adjoint.) Qu'en pensez-vous, Loïc ?
Loïc regarda les photos et confirma :
– Impeccable. Notre tueur est grand, mince, un visage plutôt émacié et des cheveux châtain. Si on ajoute le cigarillo et les habits noirs je dirais : Clint Eastwood dans L'homme des hautes plaines. C'est un solitaire qui abat trois hommes qui menacent de détruire la ville. Avec les deux morts d'hier, on a le compte !
– Comment ça : détruire Quimper ?
– D'abord la résidence, chef. Et ils ne voulaient sans doute pas en rester là.
Loïc semblait si satisfait de son analyse que Gurvan préféra ne pas le contrarier. Ils prirent congé de madame Calvez.
– Mon collègue va emporter l'appareil pour récupérer les photos, on vous le rapportera demain. Nous vous remercions pour votre aide. Au revoir !
Sur le parking le corps avait été emporté la morgue et une dépanneuse était en train d'évacuer la limousine. Gurvan et son adjoint rentrèrent au commissariat.

L'inconnu marchait à grandes enjambées dans les rues étroites bordées de vieilles maisons aux toitures ardoisées. Une plaque en laiton, apposée sur une façade, lui indiqua où exerçait un médecin. Il sonna et, pointant son revolver, il s'introduisit dans le cabinet médical.
– Si c'est de l'argent liquide que vous voulez... , protesta mollement le praticien.
Mais l'inconnu souleva simplement sa veste, révélant une large auréole rouge.
– Vous êtes blessé ! (Le médecin lui montra la table de soin.) Allongez-vous, je vais vous soigner.
La blessure était superficielle. Retirer la balle, désinfecter la plaie et poser un pansement ne demanda que peu de temps. L'inconnu repartit aussitôt après, sans avoir prononcé un seul mot. Choqué, le médecin avala un verre d'alcool fort, puis il alerta la police.

Gurvan et son adjoint se rendirent rapidement à son cabinet et lui montrèrent les photos réalisées par la vieille dame. Le médecin n'eut aucune hésitation.
– Oui, c'est bien lui.
– Sa blessure ?
– Elle était peu profonde, je n'ai eu aucun mal à extraire la balle. Je lui ai mis un pansement et il est parti. J'ignore à quoi ressemble sa voix et, avec son arme sous le nez, je n'avais pas envie d'entamer la conversation.
Le médecin donna aux policiers une petite boîte contenant la balle et un morceau de gaze ensanglanté.
– Je pense que cela vous servira pour le coincer.
– Vous pouvez nous le décrire ? lui demanda Gurvan. Son poids, sa taille. Est-ce qu'il avait des signes distinctifs ?
– Environ un mètre quatre-vingt cinq, dans les soixante-quinze kilos, mais le plus surprenant ce sont les cicatrices sur son torse. Ce n'est pas la première fois qu'on lui tire dessus même si les autres blessures remontent à une dizaine d'années. Il a montré un tel sang-froid, je pencherais pour un ancien des commandos.
– Ou un mercenaire dont nul ne connait ni le nom, ni le passé, se mit à soliloquer Loïc. Il a débarqué dans la ville un beau jour, il en repartira dès qu'il aura éliminé sa cible. Hé chef, Clint est en train de nous la jouer Pale Rider !
– Pale quoi ? s'étonna le médecin et Gurvan préféra écourter la conversation.
– Loïc, si vous avez fini votre numéro ? Merci, docteur, vous nous avez été très utile.

Après avoir quitté le médecin, les deux policiers passèrent chez le légiste déposer la boîte.
Les heures s'écoulèrent et, malgré les photos largement diffusées auprès des médias, « Clint », comme avait choisi de le nommer Loïc, demeurait introuvable.
– Il doit avoir une planque quelque part en ville, fulmina Gurvan. Il ne peut pas se déplacer à pied sans risquer d'être vite repéré.
– Pourquoi pas en moto, chef ? Le casque est la meilleure façon de dissimuler son visage et le blouson de cuir cache la plaie au ventre.
– Bien vu, Loïc !
En fin d'après-midi Loïc reçut des nouvelles concernant le chauffeur.
– Le chauffeur avait un casier pour cambriolage, par contre aucun fait de violence avec arme. Pourtant le modèle qu'il a utilisé avant de se faire refroidir montrait qu'il n'était pas un débutant. Et vous, lieutenant, vous avez pu identifier le passager de la voiture ?
– Oui, grâce au maire. Il s'agit d'un certain Aldo Batini qui a racheté la vieille résidence pour la remplacer par une salle de sports. Un casier judiciaire vierge, pas de port d'arme, mais il a déjà eu, par deux fois, des problèmes dans d'autres villes suite à des expulsions. On va aller lui rendre une petite visite à son hôtel, place Lenoir.
– Inutile, lieutenant, dit Loïc en scrutant l'homme en costume trois-pièces qu'un collègue venait de faire entrer dans leur bureau.
Gurvan entra dans le vif du sujet :
– Votre chauffeur s'est fait tuer ce matin sur le parking de la résidence des Genêts et vous n'avez pas prévenu la police. Pourquoi?
Aldo Batini parut mal à l'aise.
– J'ai cru qu'il s'agissait de quelques pétards utilisés par des manifestants. Je me suis faufilé par le sous-sol pour sortir de la résidence et j'ai regagné mon hôtel.
– Sans vous inquiéter pour votre chauffeur ? s'étonna Loïc. Il venait de se faire tuer !
– Je viens de vous dire que je croyais à de simples pétards. Et j'avais prévu de rentrer à pied. Mon chauffeur m'avait déposé et il devait repartir aussitôt.
Gurvan posa devant lui deux photos extraites de casiers judiciaires.
– Hier, ces deux hommes ont été tués à la gare, par le même tueur qui a abattu votre chauffeur. Regardez-les ! Est-ce pour vous protéger qu'ils venaient à Quimper ?
Aldo Batini protesta avec force.
– Non, bien sûr que non ! Je suis un homme d'affaires tout à fait honnête.
– Très bien, monsieur Batini. Donc il est inutile que je laisse des policiers assurer votre sécurité jusqu'à ce que nous ayons mis la main sur ce tueur ?
Aldo Batini parut sur le point de regretter ses propos mais il se retint.
– En effet.
Après son départ, Gurvan et Loïc échangèrent leurs points de vue.
– Vous croyez vraiment qu'il n'a rien à voir avec ces meurtres, chef ?
– A vrai dire Loïc, j'ai rarement vu un homme mentir aussi mal. Mais on n'a rien contre lui.
– On en saura peut-être plus demain grâce au légiste ?
– J'y compte bien. Mais pour aujourd'hui, c'est terminé.

La journée suivante Batini retrouva le maire et un architecte à la mairie pour discuter de leur projet. L'après-midi tous les trois se déplacèrent à la résidence où un journaliste et un photographe les attendaient pour rédiger un article.
Quand elle les vit arriver, Muriel Calvez ne prit pas de photos ; elle avait trop pleuré en préparant sa valise. Elle était la dernière à être expulsée. Ce soir elle dormirait dans un minuscule studio d'une maison de retraite.
Aldo Batini termina sa soirée au restaurant, invité par le maire qui le ramena ensuite à son hôtel.

Le lendemain, l'homme d'affaires se rendit, une nouvelle fois, à la résidence. Parvenu au deuxième étage, il poussa la porte d'un logement désaffecté ; un plan technique de la future salle de sports était exposé sur une planche supportée par deux tréteaux. Batini se mit à l'étudier, jetant parfois un coup d'oeil à sa montre. Le maire et l'architecte étaient en retard. L'homme d'affaires n'entendit pas un homme, tout de noir vêtu, s'approcher de lui.
– Ça fait longtemps que je te cherche, Batini !
Surpris, l'homme d'affaires se redressa.
– Vous n'avez rien à faire ici, sortez tout de suite ! J'attends deux personnes qui vont arriver d'une minute à l'autre.
– Ils ne viendront pas. J'ai téléphoné à la mairie et reporté le rendez-vous. Demain, quand ils entreront dans cette pièce, ils te trouveront en train de te balancer au bout d'une corde.
– Je ne comprends rien, et d'abord je ne vous connais pas !
L'inconnu déplia un dessin d'enfant représentant une maison sous un gros soleil jaune. Il le laissa tomber sur le plan.
– Mai 2010 à Lamballe. Tu as fait expulser une famille : le père, la mère et les deux enfants. Le père était chômeur, ses enfants ont été placés par un service d'aide social. La mère ne l'a pas supporté, elle est devenue folle. Et le père s'est pendu.
L'inconnu se mit à avancer sur Batini. Effrayé, l'homme d'affaire recula.
– Je n'ai rien à voir dans cette histoire ! Si ces gens ne payaient plus leur loyer, ils devaient partir, c'est la loi.
L'inconnu fit un dernier pas et Batini se retrouva le dos au mur.
– Laissez-moi ! Quand la police saura que...
– La police savait. Elle n'a rien fait pour empêcher la destruction d'une famille.
Batini prit un coup de poing au menton et il s'effondra sur le carrelage.

Très excité, Loïc entra, sans frapper, dans le bureau de Gurvan.
– Vous n'allez pas en croire vos oreilles, chef ! J'ai obtenu une réponse non pas pour l'ADN du tueur mais pour une personne qui lui est très proche. Il s'agirait d'un frère, un certain Gaëtan Menec. Après quelques bêtises à l'adolescence, il avait écopé d'un mois de prison et depuis il était enregistré au fichier des empreintes génétiques. Il est mentionné comme « étant décédé il y a trois ans, à l'âge de trente ans ». Mais le plus intéressant est à venir. Il s'est pendu suite à une expulsion réalisée à la demande d'un certain Aldo Batini.
Gurvan ne put retenir un juron.
– Débrouillez-vous pour savoir où se trouve Batini en ce moment ?
Loïc passa un premier coup de fil à l'hôtel, puis un second à la mairie.
– Le maire devait rencontrer Batini à la résidence mais l'homme d'affaires a différé le rendez-vous. Pourtant il a bien quitté sa chambre d'hôtel il y a un quart d'heure environ.
Gurvan attrapa sa veste et son adjoint fit de même.
– On fonce là-bas !
Le deux-tons en marche, la voiture traversa la ville à vive allure et s'arrêta devant la résidence des Genêts. Loïc tendit le doigt vers une fenêtre du bâtiment.
– Là, au deuxième étage, on aperçoit de la lumière !
Les deux policiers s'engouffrèrent dans la résidence et s'élancèrent dans l'escalier. Lorsqu'ils atteignirent le palier, ils virent la porte d'un logement grande ouverte. A l'intérieur, Batini pendait au bout d'une corde, un dessin d'enfant enfoncé dans la bouche.
– On arrive trop tard, chef ! Clint vient d'abattre son quatrième homme, mais pour quelle raison ?
– Batini était sa seule cible ! Il a éliminé les autres parce qu'ils se mettaient en travers de sa route. Batini savait qu'un tueur cherchait à l'atteindre, il a donc embauché des hommes de main pour assurer sa protection et ça n'a pas...
A cet instant un claquement de porte se fit entendre.
– Ça provient du rez-de-chaussée ! s'exclama Gurvan. Il est encore là. Allons-y !
Les deux policiers descendirent les marches et décidèrent de se séparer.
– Prenez le sous-sol, Loïc, moi je m'occupe du parking !
Gurvan enleva le cran de sécurité de son arme et poussa la porte vitrée. Le parking était désert.
Il le traversa en courant, contourna l'abri de jardin, et surprit le tueur devant une puissante moto.
– On ne bouge plus ! Vous êtes en état d'arrestation.
Lentement Clint se retourna et fit face. Son blouson ouvert laissait voir une arme de gros calibre glissée dans un large ceinturon de cuir.
Gurvan sentit un courant d'air glacé lui passer dans le dos. Il plaça sa main, les doigts écartés, à proximité de son arme, toujours dans son étui.
Qu'est-ce que je fiche à jouer « La dernière cible » ? fut la première pensée qui lui traversa l'esprit. La seconde ne fut pas plus rassurante : Qui tirera le premier, lui ou moi ?
Un professionnel, avait dit le légiste. Un ancien des commandos, avait suggéré le généraliste. Un mercenaire, avait lâché Loïc.
Gurvan se souvint de sa dernière séance au stand de tir... Lamentable. Et il dégaina. Il entendit la détonation à la seconde où la balle lui traversait le bras. Il lâcha son arme et tomba sur les genoux.
« Clint » remit son arme à sa ceinture et enfourcha sa moto. Il s'apprêtait à mettre son casque quand Gurvan lui demanda :
– Pourquoi ne pas m'avoir tué ? A cette distance vous ne pouviez pas me rater.
Il croisa le regard de Clint. Des yeux bleus clairs dépourvus de tout sentiment.
– Batini me devait une vie. Pas vous.
Gurvan aurait voulu poser d'autres questions mais Clint avait démarré la moto et, après avoir traversé le bosquet, il disparut dans la circulation.
Serrant les dents Gurvan se releva alors que son adjoint arrivait en courant.
– Chef ! Hé, vous êtes blessé ? Je l'ai vu partir en moto. Je vais alerter nos collègues pour qu'ils installent des barrages sur les routes.
– Inutile, Loïc, on ne le reverra plus. Emmenez-moi à l'hôpital.
Tandis que Gurvan, soutenant son bras, se dirigeait vers la voiture, Loïc jeta un coup d'oeil rapide autour de lui. Il repéra la douille, la ramassa et songea qu'il aurait préféré l'harmonica.
– Salut à toi, Clint ! Et merci pour le souvenir.

F I N

Lauréate du concours ImaJn'ère 2015 - La nouvelle est parue dans le livre Star Ouest

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