Christophe Lesage, passionné de course à pied, était inscrit en sport étude depuis la classe de seconde.
Âgé de dix-huit ans, il achevait sa terminale.
Ce mélange d'activité physiques et intellectuelles lui convenait à merveille, la course étant du meilleur effet sur sa nature anxieuse.
Au début, il s'était consacré exclusivement au demi-fond, domaine dans lequel il excellait, montrant des qualités prometteuses.
Ses idoles alors étaient Emile Zatopek, le fils du charpentier, et Paavo Nurmi. Mais depuis quelque temps, il faisait une étrange fixation sur l'épreuve du cent mètres. Karl Lewis et Usain Bolt, le Jamaïcain, occupaient désormais la première place dans son panthéon personnel.
De grands espoirs étaient placés en lui par son entraîneur, Lenny Wilquinn, un ancien coureur américain qui était tombé amoureux de la France et s'y était installé.

* * *

Christophe n'avait pas eu une vie facile, ayant été, en quelque sorte, privé d'enfance, par la mort de son père alors qu'il n'avait que sept ans, et par les mauvais traitements infligés par un frère aîné despotique et violent. Sa mère, atteinte de neurasthénie chronique, n'ayant pu le protéger, s'était vu déchoir de ses droits parentaux.
Il n'avait guère été heureux dans la «famille d'accueil » qu'on lui avait trouvée. En butte à de perpétuelles brimades, il était systématiquement mis à la porte le mercredi après-midi car la matrone qui lui servait de « nourrice » devait s'absenter.
La première fois, pris d'effroi, il s'était écrié :
« Mais où vais-je aller ? »
– Où vais-je aller ? Où vais-je aller ? Écoutez-le donc çui-là ! Il peut pas parler comme tout le monde ! Je t'en foutrai moi des « Où vais-je aller ?! » Allez, ouste ! Dehors ! Et ne reviens pas avant sept heures du soir car tu trouveras porte close !
Ne sachant que faire de tout ce temps, il avait emprunté machinalement le chemin de la mer qui serpentait entre les dunes. Il se sentait bien seul, seul à en mourir, puis, l'envie de courir l'avait pris tout à coup. Ah oui ! Courir ! Courir droit devant soi pour oublier ce cauchemar ! Courir pour échapper à cette poisse qui lui collait à la peau depuis la naissance !
Le paysage s'était mis à défiler au rythme de la course.
Il se sentait tiré vers un but inconnu sans ressentir la moindre fatigue. Son corps se pliait volontiers à cet élan irrésistible, ses jambes semblaient se mouvoir d'elles-mêmes sans qu'il eût besoin de forcer le moins du monde. Au bout d'un certain temps il eut même la douce impression de voler, de flotter hors de lui-même. Libre, pour la première fois il se sentait libre, léger comme un oiseau ballotté par le vent.
Il fut bientôt arrivé sur la plage que la mer du Nord embrassait de ses vagues écumantes.
Il n'en revenait pas... Il avait parcouru les cinq kilomètres sans même s'en apercevoir.
Après avoir erré quelque temps sur la place, il s'en retourna comme il était venu en courant et le même miracle se reproduisit. L'espace et même le temps, étaient pour ainsi dire annihilés par cet élan qui le portait si loin au-delà de lui-même, lui faisant oublier la souffrance dont le venin lui enflammait le sang.

* * *

Depuis cette première expérience, il n'avait plus jamais raté une occasion de courir à toutes jambes afin de se projeter à nouveau dans cet autre monde dans lequel son corps et son âme se déployaient avec une aisance inattendue.
Ainsi, gamin abandonné dont nul ne se souciait pas plus que d'une guigne, il avait trouvé refuge dans la course et chaque mercredi après-midi, il parcourait la route de la mer avec la même ivresse au cœur.
S'étant fait remarquer au collège par ses performances, son professeur d'E.P.S. l'avait aidé à intégrer une section de sport étude au lycée de Marquefoul où il était pensionnaire. Chaque vendredi soir il rentrait au foyer de la D.D.A.S.S. de Fouquières. La plupart du temps, ses week-ends étaient consacrés à diverses compétitions.
Ce vendredi soir-là, il tombait une pluie grise et fine qui couvrait la ville d'un voile de tristesse. Sa valise à la main et son cartable dans l'autre, il se dirigeait vers le foyer. A l'angle de la rue d'Hérambault et de la rue du Grimoire, il aperçut le mendiant assis toujours à la même place, à même le trottoir, avec devant lui sa sébile où luisaient quelques maigres pièces. Christophe n'était pas riche, mais les primes récoltées lors des compétitions, ajoutées à l'argent de poche que lui octroyait l'Administration, lui constituaient un petit pécule qu'il gérait avec soin. Aussi ne pouvait-il passer devant ce malheureux sans lui donner une pièce de un ou deux euros.
Il fit donc comme à son habitude, il s'arrêta pour chercher une pièce dans son porte-monnaie, puis se baissa pour la mettre dans le récipient. C'est alors que le mendiant lui saisit la main au moment-même où il allait la retirer. Cette étreinte glacée le surprit tout d'abord et il esquissa un mouvement de recul mais l'autre ne lâcha pas prise et, relevant le bord de son grand chapeau noir qu'il tenait toujours baissé, il dirigea vers lui le regard magnétique de ses prunelles ardentes :
– Tu me donnes chaque fois une pièce et pourtant tu es pauvre, dit l'homme d'une voix qui semblait monter des profondeurs d'un puits.
– Mais, c'est tout à fait normal, répondit Christophe encore en proie à la surprise.
– Non, c'est pas « normal » comme tu dis, poursuivit l'individu de la même voix caverneuse. Vois tous ceux-là qui passent sans même me jeter un regard. On dirait qu'ils ont peur de contempler la misère, car au fond de leur cœur ils savent bien qu'ils pourraient se retrouver un jour à ma place. Certains me jettent quelques centimes, bien sûr, ils ne sont pas si mauvais mais toi, tu es le seul qui souffre de me voir ainsi, tu es le seul qui daigne partager ma misère.
– Comment pouvez-vous le savoir ?
– Je ressens ta souffrance car c'est aussi la mienne, je lis dans tes pensées. Tu es plus généreux encore que tu te l'imagines.
– Voyons, ce n'est rien...
– Ce n'est rien et pourtant c'est beaucoup. Aussi approche-toi un peu car j'ai quelque chose à te dire à l'oreille.
Christophe s'exécuta.
Alors qu'il se baissait, le mendiant le saisit par les bras afin que son visage touche presque le sien et ses lèvres laissèrent passer comme un souffle :
« Comme le vent... Souviens-toi... Plus vite que le vent ! »
Puis l'étreinte se desserra, laissant Christophe reprendre son chemin.
Ces paroles résonnaient dans sa tête, éveillant des échos mystérieux qui se propageaient jusqu'aux confins de son être.
« Comme le vent... Plus vite que le vent. »
Il se sentait rempli d'une force nouvelle, c'était comme si quelque chose le soulevait vers des hauteurs inexplorées.
Après avoir fait quelques pas, il fit demi-tour pour demander à cet homme étrange ce qu'il avait voulu dire par là, mais celui-ci avait disparu.
Il eut beau chercher dans les ruelles avoisinantes, il ne le retrouva pas.

* * *

Les semaines passèrent.
Ls entraînements se succédèrent, se faisant de plus en plus durs, ce qui n'enleva rien au bel enthousiasme qui l'avait saisi à l'idée d'ajouter son nom à ceux des grands champions qui avaient marqué l'histoire de la course, et puis peut-être brûlait-il, inconsciemment, de l'envie de se mesurer au plus grand, au phénomène Usain Bolt... Pourquoi pas lors des prochains jeux olympiques qui auraient lieu quelques mois plus tard à Londres ?
A force de courage et de sacrifices, il parvint à améliorer ses performances et réalisa in-extremis un chrono de dix secondes et dix-huit centièmes qui lui permit de se qualifier pour les jeux.
Mais son rêve n'était encore réalisé qu'à moitié ! Il restait à passer les séries pour affronter l'idole !
Les quelques semaines précédant le début des jeux passèrent comme un rêve et bientôt le jeune champion se retrouva à Londres, impatient de commencer à en découdre.

* * *

C'est avec le cœur battant et la sueur au front que Christophe s'aligna pour le départ de la première série du 100 m.
En effet, une formidable poussée d'angoisse l'avait pris juste avant le départ, le laissant sans force et comme anéanti. Cependant, dès que le coup de pistolet du starter eut retenti, la chape de plomb qui lui pesait sur les épaules s'évapora et il bondit hors de ses starting-blocks comme mû par un puissant ressort invisible. Rempli tout à coup d'une confiance et d'une force inconnues jusque-là, il géra sa course sereinement, se contentant de s'assurer la deuxième place sans trop forcer, en se réservant pour la finale dont il entrevoyait désormais la possibilité.
Le nom de Christophe Lesage commença à se répandre parmi les journalistes, ceux-ci n'ayant guère entendu parler de lui jusque-là si ce n'est comme d'un éventuel espoir pour les J.O. de Rio en 2016.
Le jeune athlète passa toutes les séries avec succès.
Son aisance pendant les courses et sa simplicité naturelle durant les interviews commencèrent à l'entourer d'une aura de sympathie peu commune. Il se coula parfaitement dans le costume du jeune héros populaire, humble, mais sûr de lui et qui gagnait !

* * *

Enfin, le Grand Jour arriva.
Les huit finalistes se concentraient, visualisant leur course à l'avance.
On ne donnait pas cher des chances du Français, même la médaille de bronze semblait hors de sa portée.
Christophe se sentait tout à fait à l'aise parmi cette élite de la course à pied et, même Usain Bolt, qu'il avait toujours considéré comme un demi-dieu, lui sembla ce soir-là banalement humain.
Le coup de pistolet retentit et les coureurs jaillirent de leurs starting-blocks... Pendant quelques courtes secondes ils furent sur la même ligne mais bientôt le géant jamaïcain déploya ses grands compas et prit quelques têtes d'avance. Christophe semblait sur le point d'être lâché quand, par on ne sait quel miracle, il dépassa tout le monde et franchit la ligne d'arrivée en premier avec un chrono de sept secondes et soixante-dix-sept centièmes !
A cet instant précis lui revinrent en mémoire les paroles du mendiant :
« Comme le vent, souviens-toi, plus vite que le vent ! »
Bolt lui-même avait paru se traîner péniblement derrière cet éclair vivant qui avait fusé tout à coup dans l'espace. Au lieu d'effectuer son habituelle série de pompes, le Jamaïcain se dirigea vers Christophe qu'il saisit par les épaules et apostropha dans les termes suivants que je rapporte ici dans une traduction aussi fidèle que possible :
– Eh mec ! Tu peux pas courir plus vite que moi ! C'est moi le champion ! Qu'est-ce que t'as pris, hein ? T'as bouffé du kérosène ou quoi ?
Les autres coureurs intervinrent avant que cette altercation ne dégénère en pugilat. Usain fut accompagné jusqu'aux vestiaires tout en continuant à gesticuler. Ce lamentable comportement navra beaucoup ses admirateurs. L'excitation générée par cet exploit improbable fit peu à peu place à l'incrédulité... sept secondes et soixante-dix-sept centièmes (7,77 secondes !), cela était impossible ! Le record du monde explosé ! Bolt laissé à une seconde et quatre-vingt-six centièmes, presque à deux secondes ! Il y avait de quoi s'interroger.
Christophe fut soumis à toute une série de tests, de contrôles anti-dopage, il fut même passé au scanner... Aucun de ces examens ne révéla d'anomalies. On contrôla aussi les chronomètres et aucun dysfonctionnement ne fut constaté. Bolt avait couru en neuf secondes et soixante-trois centièmes, un temps auquel il était habitué. Mais ce record établi en sept secondes et soixante-dix-sept centièmes ne pouvait pas s'expliquer.
On visionna et revisionna les vidéos de la course. Tout ce qu'on pu remarquer, c'est un léger flou lorsque le coureur français s'était porté en tête comme si, à cet instant, il avait été aspiré vers l'avant, ou bien qu'il eût manqué une portion d'espace.
Après maintes vérifications, le record fut homologué.

* * *

Durant trois ans, Christophe courut invariablement le 100 mètres en sept secondes et soixante-dix-sept centièmes, et on ne laissa pas de s'étonner de ce temps qui demeurait toujours le même. Quand à Bolt, il s'était résolu à ne plus concourir que pour la deuxième place, ne pouvant s'empêcher de pester à chaque fois contre cet extraterrestre qui lui volait la vedette. Les contrats publicitaires, les primes astronomiques récoltées ça et là de par le monde permirent à Christophe d'amasser une immense fortune.
Cependant, un beau jour, il décida qu'il ne courrait plus et personne ne parvint à le faire changer d'avis.
Il consacra la totalité de l'argent qu'il avait gagné à la fondation d'associations destinées à aider les enfants et les jeunes en difficulté. Beaucoup purent, grâce à lui, se former à un métier ou même poursuivre des études supérieures.

* * *

Le jour même où Christophe décida d'arrêter de courir, un jeune perchiste inconnu jusque-là franchit la barre symbolique des six mètres soixante-dix.



F I N



Nouvelle parue dans "Portique", revue de création poétique, littéraire et artistique, membre de l'Union des Poètes francophones.

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