Elsa fit coulisser la porte de la penderie et contempla,
perplexe, l’intérieur de sa garde-robe. Le tailleur gris et le corsage
blanc ? Beaucoup trop classique. La robe rouge à volants ? Un peu
agressif et les hommes n’aimaient pas les femmes provocatrices. La robe
chemisier marron ? Elle se demandait encore pourquoi elle l’avait
achetée alors que cela ne mettait pas son teint clair en valeur.
L’un après l’autre, les vêtements allèrent s’empiler sur le lit. Enfin, Elsa opta pour un
ensemble imprimé vert et rose très printanier qui soulignait sa bonne mine et
s’accordait à merveille avec ses jolies boucles.
« C’est un bon choix, » songea-t-elle et le soleil qui dardait ses rayons à travers
la fenêtre le lui confirmait : tout était en place pour qu’elle réussisse « sa »
journée.
Car ce matin là, le pied à peine posé sur la descente de lit, Elsa avait pris une
décision ferme et irrévocable : c’est aujourd’hui qu’elle LE rencontrerait.
Lui, l’homme de sa vie, gentil romantique, galant, beau – mais ça c’était
évident. Le reste, cheveux blonds ou bruns, yeux bleus ou marrons avait peu
d’importance. Elsa savait être raisonnable, on ne peut pas tout avoir dans la vie.
Elsa était d’une nature optimiste donc, de temps en temps sur son calendrier, elle cochait
une date. Ce serait LE grand jour. Pour l’instant cela n’avait pas fonctionné
mais, elle en était convaincue, cela finirait par arriver.
Du noir sur les cils, une touche de rose sur les joues, et un nuage de parfum plus tard,
elle se regarda dans le miroir et décréta « qu’aucun homme ne saurait
résister à tant de charme ».
Elsa n’était pas d’une nature vaniteuse mais depuis six mois qu’elle avait décidé de ne pas
coiffer sainte Catherine un certain nombre de journées comme celle-ci s’était
écoulée sans qu’elle obtienne le moindre résultat ; pas même un simple
rendez-vous. Pourtant, autour d’elle, il n’y avait que cela : des couples
se tenant par la main, des jeunes mariés quittant l’église sous une pluie de
pétales de rose, des mamans épanouies poussant un landau. Alors pourquoi pas
elle ?
Elsa arriva à l’arrêt en même temps que l’autobus. Elle alla
prendre place sur un siège sans un regard pour le chauffeur éliminé de sa liste
depuis longtemps pour cause de « mains velues ».
Vingt minutes plus tard, elle s’engouffra dans l’immeuble qui abritait les bureaux de
l’entreprise de prêt-à-porter « Lyla Couture » et faillit se heurter à
l’hôtesse d’accueil.
– Mademoiselle Lorit, le directeur veut vous voir.
– Maintenant ? s’étonna Elsa qui consulta sa montre. C’est
impossible, ma réunion débute dans vingt minutes.
– Il a insisté aussi je vous transmets le message.
Inutile de tergiverser ! Quand le grand patron a parlé, on obéit. Elsa se rendit au
deuxième étage et frappa à la porte de monsieur Briaux.
Plongé dans un épais dossier, celui-ci leva la tête quand elle entra.
– Je désirais savoir si vous aviez un dernier point à
éclaircir, mademoiselle Lorit ? Cette réunion est d’une grande importance pour
notre société, donc s’il y a un détail à revoir ou une question à me poser je
suis prêt à vous apporter mon aide. N’hésitez pas.
Tandis qu’il parlait, Elsa le dévisageait. Plutôt élancé, le cheveu châtain court et dru, il
devait avoir la trentaine et ne portait pas d’alliance.
« Notre patron n’est pas mal physiquement, avait-elle lancé à Nelly, la responsable du
secteur Création, au cours d’une conversation. Comment peut-il rester
célibataire en travaillant dans le domaine de la mode féminine ? Si j’ai
bien compté, nous sommes une vingtaine de femmes de tous âges à l’entourer.
« Jamais d’aventure avec un supérieur ! l’avait vertement tancée Nelly. A la
première dispute, tu te retrouves au chômage et il ne te restera plus que tes
beaux yeux pour pleurer quand tu liras les petites annonces dans ton journal du
matin. »
Nelly arborait la cinquantaine et son expérience professionnelle – ainsi que ses deux
mariages et ses deux divorces – lui apportaient une certaine compétence dans de
multiples domaines. Il valait mieux suivre son avis.
La réunion fut une réussite pour Elsa. De nombreux acheteurs
étaient présents afin d’acquérir des modèles de la nouvelle collection
Printemps-Eté de « Lyla Couture » et, manoeuvrant avec habileté,
elle obtint plus qu’elle ne l’espérait.
Une fois revenue dans son bureau, la jeune femme s’affala dans un fauteuil et poussa un soupir
de soulagement.
– J’ai vendu à Miguel Larosa le quart des robes de notre collection. Et il a obtenu un rabais de dix
pour cent après vingt minutes de discussion. Je croyais qu’il ne lâcherait pas en
dessous de quinze. Je suis la meilleure !
– Tu as raison ! lâcha David, un collègue, en lui
apportant une tasse de café. Tu es la seule à réussir ce genre de challenge.
Elsa émit un grognement.
– Je ne me débrouille pas mal, c’est vrai, mais c’est
épuisant. Larosa est le pire de tous nos clients et je me demande parfois s’il
ne prend pas plaisir à discuter avec moi comme un chiffonnier.
David s’assit sur le bord du bureau, face à elle.
– Il te trouve jolie et il veut attirer ton attention. Il
n’est pas le seul. Il y a un film très chouette qui passe en ce moment au ciné
près de chez moi. Ca te tente ?
– J’ai déjà répondu à ce genre de question, David, et ma réponse n’a pas varié d’un iota.
David se redressa et écarta les bras.
– Qu’est-ce qui ne te plait pas chez moi ? Vas-y, je suis prêt à tout entendre !
Trop grand, trop maigre, les yeux trop rapprochés...et sa voix n’était pas terrible non
plus. Et ça, c’était éliminatoire. Mais comment le lui dire sans le vexer ?
– J’ai deux ou trois choses à voir avec Nelly. A plus tard, David.
Et Elsa s’esquiva.
Elsa aimait retrouver la responsable du secteur Création. L’atelier de Nelly
débordait de coupons d’étoffe provenant du monde entier ; et comment
oublier les dentelles, les drapés, les broderies au point de Venise ou
d’Angleterre, les nids-d’abeilles. Il aurait fallu des jours et des jours pour
répertorier toutes ces merveilles.
– Elsa ! Comment vas-tu ?
La jeune femme fit la moue.
– Je viens de réussir une vente, mon patron est content de moi, et je suis toujours célibataire.
Nelly éclata de rire.
– Rassure-toi, le monde ne va pas s’effondrer parce que tu
n’as pas encore de mari. Et puis, ce n’est pas si grave que ça, tu le
rencontreras peut-être demain ?
– J’avais décidé que je le rencontrerais aujourd’hui.
Nelly secoua la tête d’un air amusé. Elle retrouvait dans Elsa toute la fraîcheur juvénile
qu’elle-même avait perdu après ses deux mariages ratés.
– C’est une décision qui t’échappe totalement, Elsa. On ne
fixe pas le jour, ni l’heure. Tu ouvriras une porte et il sera là. Ou bien tu
te retrouveras serré contre lui dans le métro à une heure de grande affluence, et voilà.
Elsa prit un visage désespéré.
– Je ne prends jamais le métro, seulement le bus.
Nelly protesta.
– Elsa, tu es peut-être trop exigeante.
– C’est possible. Je rêve d’un homme romantique qui
m’offrirait des fleurs, me réciterait des poésies, m’emmènerait à Venise.
– Alors, je n’ai plus le moindre doute : tu vas finir
vieille fille. Allons, suis-moi ! J’ai des nouveaux tissus qui viennent
d’arriver d’Italie et d’Espagne. Tu vas adorer.
Rentrée chez elle à la fin de la journée, Elsa passa la même
soirée que la soirée précédente. Elle se prépara un plateau-repas, s’installa
confortablement devant son petit écran et choisit un programme qu’elle serait
seule, comme d’habitude, à regarder.
Elle songea qu’elle aurait adoré se disputer avec un homme afin de décider s’ils allaient
suivre le match de football ou suivre un magazine d’actualités. Son amie
Solange avait le bonheur de ramasser des chaussettes sales dans la chambre tous
les soirs, et sa voisine Carole une serviette éponge humide oubliée sur le
carrelage de la salle de bain tous les matins. Et elles osaient se plaindre !
Le coup de cafard n’était pas loin, Elsa piqua bientôt du nez dans sa serviette de table et
y essuya deux grosses larmes.
Le lendemain, vêtue d’un ravissant tailleur beige, elle prit le métro. Elle devait
tout tenter ! Cinq arrêts plus loin, elle descendit pour fuir la
promiscuité et l’odeur de transpiration. Une fois remontée à l’air libre, elle
termina à pied les huit cents derniers mètres et fut heureuse de regagner son
bureau avec seulement une ampoule au talon droit.
Quand on frappa à la porte, c’était Nelly qui lui apportait un dossier et non le prince
Charmant venu conquérir son coeur désespérément libre.
– Tu n’es pas raisonnable, Elsa ! gronda sa collègue. Je
suis persuadée qu’il y a quelque part un homme qui n’a qu’une envie : te
rencontrer. Laisse-lui au moins le temps d’arriver jusqu’à toi.
Elsa se força à sourire.
– Je te promets de faire de gros efforts pour penser à des
sujets très sérieux. Je ne sais pas encore lesquels, mais je vais m’y employer.
– Tant mieux. Et je te rappelle que tu fêtes ta première
année dans notre entreprise. Solange, Carole et moi t’attendrons au café
« chez Lucienne » à dix-huit heures. Tu n’avais pas oublié ?
Elsa fit « non » de la tête. Après quelques petits boulots, elle avait eu la
chance d’incorporer l’équipe de « Lyla Couture », et elle ne l’avait
jamais regretté depuis ce fameux jour, il y a tout juste un an.
L’ambiance fut joyeuse dans le bar de Lucienne où les filles
du service commercial et du secteur Création s’étaient réunies. Elles prirent
le verre de l’amitié en savourant des petits gâteaux et chacune raconta ses débuts dans la société.
– A la fin de la première semaine, on m’a demandé de changer
d’étage, expliqua Solange. Je suis arrivée devant une porte fermée avec les
bras chargés de boîtes et j’ai demandé, pas très aimablement, à un grand nigaud de m’ouvrir au lieu de
rêvasser. C’était Briaux.
– Le patron ? Tu ne l’avais pas encore croisé ? s’étonna Elsa.
– Non, c’est son assistant, Morin, qui m’avait embauchée. Quand Jackie m’a dit
qui il était, je suis devenue cramoisie.
– Briaux a plutôt eu l’air amusé, raconta Jackie. Je crains
qu’il ne finisse vieux garçon, à force de ne s’intéresser qu’à son boulot, mais
il est du genre sympa. Et toi Carole ?
– J’ai confondu le représentant de la maison Lebelle avec
notre directeur des Ressources humaines. Notre directeur s’était absenté, pour je
ne sais quelle raison, et le représentant l’attendait dans son bureau. Je venais tout juste
d'être embauchée et je désirais faire enregistrer mes coordonnées. Je suis
entrée et je lui ai donné mes nom, prénom, date et lieu de naissance, et aussi mon
adresse. Au lieu de me détromper il m’a demandé mon téléphone et si j’étais
libre pour sortir en discothèque avec lui le soir même. Et il a ajouté que j'étais très jolie.
– Quel culot ! s’exclama Elsa. J’espère que tu l’as remis à sa place ?
– Pas vraiment, dit Carole en souriant. Je l’ai épousé trois mois plus tard.
Elsa en resta muette de surprise. Elle avait déjà croisé deux ou trois fois le mari de
sa collègue mais elle ignorait le contexte « particulier » de leur rencontre.
– Et je profite de l’occasion pour vous annoncer que nous allons agrandir la famille.
Des exclamations enthousiastes saluèrent l’annonce de cette merveilleuse nouvelle
et aussitôt la discussion porta sur les préférences de la future maman :
fille ou garçon, puis sur les couleurs de la layette, et Lucienne, la patronne
du petit café, se joignit à la conversation. Mère de cinq enfants, elle se
révéla être une véritable source de bons conseils.
Tandis que la conversation allait bon train, Nelly réalisa qu’Elsa se tenait à l’écart.
– Par pitié, ne me dis pas que tu recommences à broyer du noir ?
– Non, au contraire. Je me dis que c’est un moment
exceptionnel dans la vie d’une femme et je suis très heureuse pour Carole et son mari.
Nelly lui mit une tape amicale sur la main.
– Je préfère quand tu positives. Tu as remarqué le
rouquin qui est accoudé au comptoir ? Il n’est pas mal, qu’en dis-tu ?
Elsa se retourna pour observer un jeune homme occupé à bavarder avec un serveur.
– Il louche, laissa-t-elle tomber en prenant un faux air triste.
Nelly éclata de rire et lui tapota gentiment l’épaule.
– Tu le sais bien : personne n’est parfait.
Dans les semaines qui suivirent, Elsa s’astreignit à une discipline
rigoureuse afin de ne plus laisser son esprit s’égarer : le travail, et
lui seul, devait remplir ses pensées. Par chance, la nouvelle collection
remportait un tel succès qu’il fallut l’étoffer avec quelques modèles
supplémentaires ; la jeune femme ne quitta plus son bureau que pour
assister à une réunion ou aller à la rencontre d’un client. Tout allait donc
pour le mieux si un soir, elle ne s’était trouvée face à face avec Carole, dont
le ventre s’arrondissait.
– Tout va bien, Carole ?
– Oh oui, Elsa. C’est une fille et c’est le bonheur complet
pour mon mari et moi. Excuse-moi mais je veux aller voir notre hôtesse
d’accueil, elle s’est fiancée et Nelly m’a dit qu’elle portait une superbe
bague de fiançailles. A bientôt !
« Oui, à bientôt » avait murmuré Elsa avant de se hâter vers l’arrêt de bus. Son
appartement, désert, silencieux, l’attendait. Le cafard aussi.
Un nouveau dimanche arriva et Elsa, au bord de la déprime, se
força à sortir de chez elle. Peu désireuse de se retrouver seule au milieu de
la foule, elle choisit de s’installer à la terrasse d’un café. Mais son esprit
était encombré de nuages sombres. Devant elle ne se promenaient que des couples
avec ou sans enfants et, quand un homme passait, Elsa songeait, le cœur serré,
qu’il allait rejoindre sa douce, ou pire encore, qu’il courait chez un
fleuriste lui acheter une douzaine de roses rouges.
Démoralisée, elle arracha une page de son calepin et se mit à noter :
– agence matrimoniale (trop long)
– speed dating (trop court)
– salle de musculation (trop fatigant)
– le hasard ? (trop aléatoire)
– ...
Elle venait d’avaler une gorgée de thé lorsqu’elle réalisa que la brise avait fait s’envoler
sa liste. Elle chercha autour d’elle…
– Où a bien pu se poser cette fichue liste ?
– Ne cherchez pas, c’est moi qui l’ai !
Un jeune homme, debout devant elle, lui tendait sa page. Elsa remarqua ses beaux yeux
bleus et son allure sportive.
– Je n’aime pas le mot « hasard », je préfère
« destin », dit-il dans un charmant sourire.
Elsa sentit ses joues devenir brûlantes.
– Vous avez lu… ?
Il acquiesça.
– Au lieu de la salle de musculation, on pourrait faire une balade sur le lac, je suis bon rameur
et la journée s’annonce très belle. Ça vous plairait ?
Elsa le dévisagea : cheveux, yeux, nez… C’était parfait, tout simplement parfait.
– Oui, ça me plairait beaucoup.
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