Manon s'était endormie dans son petit lit blanc, son ours brun serré dans ses bras. Dans la pénombre de sa chambre d'enfant, elle rêvait qu'elle se promenait dans un vaste parc où les oiseaux et les écureuils se croisaient sur les branches des arbres. Les oiseaux chantaient et les écureuils rapportaient des provisions pour se nourrir durant l'hiver.
Manon aperçut une grenouille qui tentait de rejoindre un étang en faisant des bonds. La petite fille voulut la suivre et peut-être l'attraper quand, au détour d'un buisson, elle se trouva face à un crayon. Tout étonnée Manon laissa la grenouille disparaître dans la mare.
La petite fille regarda le crayon. Il était grand, il était solide, il se tenait bien droit.
Elle lui demanda :
– Je m'appelle Manon. Et toi, comment t'appelles-tu ?
– Mon nom est Charlie.
– Tu es un crayon et tu te promènes dans un parc ? Pourtant, tu n'es pas comme les autres, les oiseaux et les écureuils.
– C'est vrai. Je ne chante pas perché sur une branche et je ne saute pas d'arbre en arbre. Je regarde vivre les gens, tous les gens, de toutes les couleurs, de toutes les religions, de toutes les origines. Je les écoute parler d'eux, parler entre eux. Je les vois se sourire, se tendre la main. Je les suis quand ils marchent dans le parc, côte à côte. Ce sont leurs histoires que je raconte dans un journal.
– Ce ne doit pas être facile d'écrire un journal quand on est tout seul ?
– Rassure-toi, j'ai de nombreux amis qui m'aident à remplir les pages et à les illustrer.
– Alors tes amis sont aussi des crayons ?
– Oui. Ils sont de toutes les couleurs.
– Tes histoires sont de toutes les couleurs ?
– Oui, elles sont semblables au monde qui nous entoure.
Manon fut ravie.
– Raconte-moi, Charlie ! Comment peux-tu créer un journal aussi extraordinaire ?
– Eh bien je vais t'expliquer. Je regarde une personne, je l'écoute parler de sa vie, de ses joies, de ses peines, et en quelques traits de crayon, je la dessine.
Les yeux de Manon se mirent à briller.
– Dis-moi, Charlie, si cette personne est amusante, qu'elle aime la vie, elle aime rire, elle aime rendre les autres heureux autour d'elle, comment la dessines-tu ?
– Pourquoi pas avec un nez rouge, comme les clowns qui apportent la gaieté ?
– Et si c'est un garçon qui rêve, perdu dans ses pensées, égaré au milieu des nuages blancs qui décorent le ciel ?
– Je le dessine endormi sur un nuage moelleux, sous un clair de lune qui se penche gentiment sur lui.
Manon chercha un autre personnage et elle eut une idée.
– Celui-là a tellement envie de faire des voyages. Il use ses chaussures en passant d'un pays à l'autre pour discuter avec des gens dont il ne connait pas toujours la langue et, pourtant, ils font des efforts pour lui parler parce que eux aussi veulent savoir qui il est.
– Je l'assois sur une belle Terre ronde, avec des pays de toutes les couleurs. Il a un sac à dos à côté de lui qui contient des souvenirs qu'il a amassés.
Manon hésita.
– S'il déborde de gentillesse ?
– Les enfants viendront le voir, les colombes voleront autour de lui. Elles sont le symbole de la paix dans le monde.
Manon cherchait encore d'autres personnes qu'elle aurait pu croiser dans le parc quand, soudain, elle pensa à une chose qui lui fit terriblement peur. Elle ouvrit grand ses yeux d'enfant et murmura d'une voix tremblante :
– S'il s'agit d'un méchant ? S'il casse tous les crayons de ton journal ? Dis-moi, Charlie, que feras-tu ?
Manon n'avait jamais imaginé qu'un crayon puisse sourire et pourtant, Charlie eut un large sourire qui fit scintiller sa pointe de graphite.
– Jamais il ne nous empêchera d'écrire. Il faudrait briser tous les crayons du monde entier et les méchants n'y parviendront pas. Les crayons seront toujours les plus forts.
Manon poussa un soupir de soulagement. Elle entrouvrit les yeux et se retrouva bien au chaud dans son lit d'enfant, son ours serré dans ses bras. Elle songea à tous ces jolis crayons de couleurs qui dormaient dans sa trousse d'écolière. Au matin, quand elle se lèverait, elle les prendrait entre ses doigts et elle dessinerait les mots les plus beaux qu'on puisse dessiner dans un journal.
– Dis, Charlie, comment écrit-on le mot « L I B E R T E » ?
– On l'écrit avec notre cœur, avec notre courage, avec notre volonté. On l'écrit tous ensemble.
La petite fille se sentit heureuse. Elle referma les yeux et se rendormit.


F I N


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Attentat contre Charlie-Hebdo le 7 janvier 2015
Ce texte est dédié aux journalistes du monde entier morts pour défendre la liberté d'expression. Ils étaient 69 en 2014 (chiffre de reporters sans frontières).

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