Après avoir pris son journal dans la boîte à lettres, Madeleine remonte les deux étages pour
regagner son logement. La porte refermée, elle se rend dans la cuisine, se sert
une tasse de café chaud, puis s’installe devant la fenêtre, son lieu d’observation
préféré. Elle possède ainsi une vue imprenable sur le parc des Cèdres, la rue Anatole
France mais, surtout, sur les locataires
de l’immeuble d’en face dont elle connaît les moindres faits et gestes entre le
lever et le coucher du soleil. Et elle aurait eu beaucoup à raconter !
Elle déplie le journal sur la table et cherche à la page 24… « Carnet du jour ». On
y regroupe successivement les naissances et les mariages – ce qui offre peu
d’intérêt – puis les décès et les convois funèbres. Ces deux rubriques, à elles
seules, justifient l’abonnement annuel au quotidien régional.
Les lunettes perchées sur le bout de son nez, Madeleine se met à passer en revue les
différents encadrés, en s’accordant le temps de la réflexion.
« Raymond B…, 94 ans. Trop âgé, il pourrait être mon
père. Gratien V…, 67 ans, beaucoup trop jeune. Chantal H…, 78 ans, Originaire
de Gravelle-sur-Bives. Comment peut-on vivre dans un coin aussi perdu ? Léonie
T…, 75 ans ! Ça alors ! Voilà que cette chipie est trépassée. Son
mari va enfin pouvoir respirer. Le pauvre ! Il ne profitera pas longtemps
de ce bonheur retrouvé. »
Madeleine avale son café jusqu’à la dernière goutte, puis décroche son téléphone.
« Allo, Huguette ? C’est Madeleine. Tu as lu dans
le journal ? Oui, Léonie, à 15 heures à l’église Sainte Germaine. Je passe
te prendre une demi-heure avant. A tout à l’heure. »
Elle raccroche et jette un coup d’œil par la vitre. Sur le trottoir, des mères de
famille poussent leur landau en direction de la supérette. Madeleine observe
les arbustes : pas de vent. Puis elle interroge le ciel… Un gris pâle,
aucun nuage menaçant, mais le mercure du baromètre a pourtant amorcé, depuis la
veille, une chute inquiétante.
Madeleine sort un pantalon de sa garde-robe et opte pour un cardigan assorti. Elle ne prendra
pas de manteau mais un imperméable et, bien sûr, un parapluie ; au cas où
quelques gouttes de pluie viendraient attrister une cérémonie peu joyeuse de
toute façon.
En attendant, il faut préparer le repas de midi et, après mûre réflexion –
blanquette de veau, coq au vin ou bœuf bourguignon… – elle se décide pour la blanquette de veau.
Madeleine sait garder le moral en toute circonstance.
A quinze heures, elle entre dans l’église au bras de son amie.
– Il n’y a pas grand monde, chuchote Huguette, le regard inquisiteur.
– Elle n’avait pas eu d’enfant et elle était fille unique, répond Madeleine.
– Ça explique tout.
Un homme s’approche de l’autel, fait une génuflexion et se signe.
– C’est le diacre qui va dire la messe ? s’étonne Huguette. Pourquoi pas le curé ?
– Il ne va pas se déplacer pour si peu, pouffe Madeleine.
Puis elle cherche dans sa poche et en sort deux pièces de vingt centimes.
– Pour la quête, souffle-t-elle. C’est suffisant.
Huguette sort son porte-monnaie de son sac et prend deux pièces.
– Je sens que ça ne va pas être très distrayant, souffle-t-elle à Madeleine.
Et les deux amies poussent un long soupir en jetant un coup d'oeil discret à leur montre.
Une heure ne s’est pas écoulée que la terre tombe par pelletées entières sur le cercueil.
Les deux vieilles dames contemplent la famille et l’homme d’église qui se hâtent
vers la sortie du cimetière.
– On fait quoi maintenant ? demande Huguette. C’est encore un peu tôt pour rentrer chez soi.
– On visite nos amis. Ça leur fera plaisir et à nous aussi.
Huguette et Madeleine se mettent à déambuler dans les allées, s’arrêtant devant une tombe
ou se penchant sur un caveau qui renferme l’une de leurs connaissances.
– Là, c’est Alphonse. Tu te souviens de sa veuve le jour des
obsèques ? Elle pleurait toutes les larmes de son corps, elle me faisait
de la peine, se rappelle Huguette et ses yeux s’embuent.
– Et quatre mois plus tard, elle se remariait. Soixante
invités au restaurant et un magnifique voyage de noces à Bali. Tu es gourde, Huguette, tu sais ?
– J’ai un cœur de midinette. On ne me changera plus.
– Non. A ton âge.
Leur promenade touche à sa fin lorsqu’une sépulture, couverte de plusieurs pots de fleurs, attire leur
attention.
– Sacré Magali ! Vivante, elle adorait déjà se faire
remarquer, ironise Madeleine. Je suis sûre que c’est la tombe la plus fleurie du cimetière.
– Quelle chance elle a ! soupire Huguette en admirant
les azalées roses et les géraniums rouges. Moi, je l’envie.
Madeleine lui jette un regard navré. Puis, désignant la pierre tombale, elle lance :
– Moi pas du tout ! Ce n’est même pas du marbre.
Les deux amies achèvent leur sortie dans un salon de thé ; quelques pâtisseries
leur apporteront un peu de réconfort après toute cette tristesse. Puis elles se séparent.
– Tu viens au club, demain ?
– Comme d’habitude, Huguette.
Une centaine de personnes possèdent leur carte du club de « la
Joie de vivre » mais elles se trouvent rarement rassemblées en totalité,
sauf à l’occasion d’une fête particulière. Le reste de l’année, tous les mardis
après-midis, une cinquantaine de membres se réunissent dans la salle du foyer
municipal pour y passer un moment agréable. On peut boire un café ou un
chocolat chaud, et savourer des petits gâteaux que quelques dames font
circuler, tout en gratifiant chacun, chacune, d’une phrase chaleureuse.
Parfois, on organise un thé dansant. Et, sur la piste improvisée, les couples se forment le
temps d’une valse ou d’un paso doble, pendant qu’un accordéoniste joue des vieux airs.
Ce jour-là, on célèbre, avec un léger décalage, la Saint-Valentin.
– Tu ne danses pas, Huguette ?
– Non, Nelly. Je me suis fait une ampoule au pied en allant à
l’enterrement de Léonie avec Madeleine. On était à peine dix dans l’église en comptant le diacre.
– Une triste cérémonie, si je comprends bien ?
Huguette opine de la tête.
– Je ne connaissais pas cette « Léonie », dit
Nelly. Et, de toute façon, je n’étais pas disponible.
Nelly est une jeune sexagénaire, nouvellement retraitée mais pour occuper son temps libre
elle doit reconnaître que l’éventail de ses distractions s’avère restreint. Le
club vient en tout premier sur sa liste, suivi par la coiffeuse tous les
samedis. En troisième position, elle place le médecin : un homme entre
deux âges, plutôt sympathique, qui se préoccupe de sa santé et lui renouvelle son
médicament contre la tension. Quant aux enterrements, elle les a classés
« hors catégorie » car ils offrent une large panoplie de moments
distrayants.
D’abord les églises. En général, elles sont bien chauffées et accueillantes ; les
prêtres ont du mal à les remplir alors autant prendre soin de ceux ou celles
qui acceptent encore d’y entrer. Et puis, Nelly adore chanter et qu’importe si
c’est « Plus près de toi, mon Dieu » ou « Il est né le divin
Enfant » ; quoique la première est la plus fréquemment entendue.
La visite guidée du cimetière – il suffit de suivre les croque-morts – permet
de prendre l’air et de se dégourdir les jambes. Si le soleil fait une
apparition, alors déambuler dans les allées de gravier blanc bordées de
lauriers-roses se transforme en après-midi récréatif.
Il reste un dernier aspect non négligeable. Si la famille du défunt possède certains revenus
– ainsi que de bonnes manières – le
défilé des condoléances se déroule à proximité d’un très beau buffet garni.
« Rien ne détend plus un estomac noué par l’émotion que
des petits fours arrosés d’un excellent vin blanc pétillant », assure Nelly.
Mais, dans son entourage, ce cas de figure est rare.
– Toi et Madeleine n’avez rien prévu pour les jours prochains ?
– Non. Le temps s’est radouci et l’épidémie de grippe tire à sa fin. Notre
agenda ne sera guère rempli jusqu’à l’été.
– A condition qu’il y ait de fortes chaleurs ! objecte Nelly.
Huguette secoue la tête, l’air résigné. La météo annonce la pluie et la télévision des
rediffusions. Elle songe que l’achat d’un ou deux recueils de mots fléchés
serait judicieux pour occuper des journées interminables.
Contrairement à Huguette, Nelly a un projet précis.
– J’ai une cousine qui m’a invitée à aller passer un mois
chez elle, sur la côte d’Azur. J’ai accepté tout de suite. Je ne l’apprécie pas
vraiment, elle parle toujours pour ne rien dire, mais elle a été mariée trois
fois et je ne connais pas les cimetières du sud. Il parait que c’est magnifique
avec des rangées de palmiers, des bosquets fleuris et des bancs pour soulager
nos jambes. Ça me changera les idées.
Huguette songe qu’elle aimerait bien accompagner Nelly durant ses vacances vers un lieu qui lui
apparaît comme paradisiaque.
– Tu m’enverras une carte postale ?
– Oui, c’est promis.
Huguette écarte le voilage de la fenêtre et pousse un long
soupir, révélateur de son état d’esprit actuel. La pluie s’écrase sur la vitre,
rebondit sur la tôle des voitures garées sur le parking, grossit les rigoles
pour les changer en flaques. La rue, déserte, le restera toute la journée,
hormis quelques parapluies se déplaçant à vive allure sous les averses.
Deux semaines sans club ! Huguette commence à déprimer. La salle municipale a
dû fermer pour cause d’infiltration d’eau dans la toiture et les ouvriers ne peuvent pas intervenir pour procéder aux
réparations. Puisqu’il pleut.
Huguette laisse retomber le rideau et va s’asseoir devant le petit écran. Une chaîne quelconque
rediffuse, pour la quatrième fois, l’un des 954 épisodes de « Fortune,
passion et trahison ».
« La sublime Lana convolait en juste noce avec le
séduisant Robert, devenu, depuis peu, veuf de l’horripilante Millie, morte dans
un accident de voiture alors qu’elle rejoignait son « très » jeune
amant, Bob, dans un petit hôtel. En réalité c’était un remariage, car la
pulpeuse Lana était elle-même veuve d’un bel argentin, le riche Fernando. »
Huguette hésite. Non, elle se trompe, Lana est divorcée de Fernando. C’est sa sœur
cadette, Louisa – comment peut-on épouser une garce pareille ? – qui est veuve de…
Huguette prend la télécommande et éteint le poste. Elle s’apprête à ouvrir un magazine
quand son regard tombe sur la carte postale de Nelly. Très occupée à se
prélasser sur la côte d’Azur, celle-ci n’a jeté que quelques mots sur la carte
avant de la glisser dans une boîte à lettres.
« Soleil magnifique et temps printanier. Hier, on a
visité les plus anciennes sépultures de Sainte Anne. Aujourd’hui, ce sera celles
de St Vincent. Bises. Nelly. »
Deux semaines aussi sans le moindre enterrement, songe Huguette.
– On ne peut pas creuser de fosse dans un sol aussi détrempé,
a-elle expliqué à Madeleine venue, la veille, prendre le thé avec elle. Parce qu’elle se
remplit d’eau et tu imagines ce qu’il advient quand on descend le
cercueil ? L’eau remonte et c’est un affreux spectacle pour la famille du défunt.
Madeleine l’avait regardée avec une certaine inquiétude.
– Rassure-moi ! Tu n’as jamais assisté à une chose pareille ?
Huguette avait eu l’air effaré à cette idée.
– Non, bien sûr que non ! J’ai vu ça dans ce feuilleton
anglais où l’un des deux policiers est tellement grossier alors que l’autre est
absolument charmant ; d’ailleurs il est marié et il a une petite fille, un
amour. Tandis que le premier, sa femme l’a quitté pour partir avec le facteur.
Ca ne te rappelle rien ?
Madeleine avait secoué la tête, perplexe.
– Non. On ne doit pas regarder les mêmes séries, je pense.
Ce matin, en se levant, Huguette admire un ciel toujours gris
mais sec. Enfin ! Elle s’apprête à descendre récupérer son journal dans la
boîte à lettres quand le téléphone sonne.
« C’est toi, Madeleine ? Tu as une bonne nouvelle à
m’annoncer, laquelle ? Tu as gagné au loto ? Non. Alors le club va
rouvrir ? Comment ça trois semaines de travaux pour une fuite dans la
toiture ? Ils vont raser le bâtiment et le reconstruire entièrement, c’est
pas possible ! Pour la bonne nouvelle, je donne ma langue au chat. On
enterre Yolande après-demain ? »
Huguette, Madeleine et Nelly – de retour de la côte d’Azur – ont revêtu leur plus jolie
tenue pour accompagner leur amie à sa dernière demeure. Elles suivent du regard
le prêtre qui salue la famille assise sur le banc du premier rang. Puis elles
découvrent le cercueil, trônant au cœur de l’église : une pure merveille
tout en chêne, avec de belles poignées noires sur les côtés, et surmonté d’un
superbe Christ doré. Il y a des gerbes et des couronnes en si grand nombre
qu’elles transforment la nef en jardin d’agrément.
– Elle avait une belle retraite ? chuchote Huguette, plutôt surprise.
– Il faut croire, souffle Madeleine.
– Son mari était mort de l’amiante, explique Nelly. Il
touchait une jolie somme tous les mois.
Les trois amies échangent un regard qui en dit long sur leurs pensées. Huguette est veuve
d’un maçon, Nelly d’un électricien, tandis que Madeleine a eu un mari
conducteur de car. Apparemment, seule Yolande avait décroché le gros lot.
Un peu plus tard, durant l’inhumation, les trois femmes profitent que le prêtre récite un
psaume pour aller s’assurer que la gerbe du club de la « Joie de
vivre » a bien été livrée par le fleuriste. Une carte de visite y est épinglée.
– Notre président a écrit : « A notre regrettée
Yolande et à sa bonne humeur permanente », lit Nelly sur le bristol.
Madeleine a un haussement de sourcils.
– Elle ne donnait jamais un coup de main pour débarrasser les tables, lâche-t-elle.
– C’est vrai, reconnaît Huguette. Mais elle savait raconter des histoires drôles.
– Par contre, elle détestait danser la valse, rajoute Nelly. Surtout à l’envers.
Les trois amies acquiescent à ce souvenir évoqué en commun.
Les fossoyeurs empoignent leurs pelles ; Madeleine adresse un signe discret à ses amies.
– Venez ! Je vais vous montrer quelque chose.
Elle les emmène trois rangées plus loin, devant une dalle de marbre noire.
– J’ai fait graver mon nom à côté de celui de mon défunt
mari, explique-t-elle. Et j’ai demandé aux pompes funèbres de rajouter deux
vases pour les visiteurs qui m’apporteraient des fleurs coupées.
Nelly et Huguette détaillent les noms et les dates inscrites en lettres dorées.
– Tu es plus jeune que moi d’une année ? s’étonne Nelly. Je ne l’aurais pas cru.
– Tu ne trouves pas inquiétant de voir ton nom inscrit sur
une tombe ? s’angoisse Huguette.
– Non, répond Madeleine. De toute façon, c’est là qu’on finira toutes.
Les trois amies soupirent en choeur.
Un sourire éclaire soudain le visage de Madeleine.
– Je viens d’avoir une idée un peu bizarre. Je me disais… Si
on nous enterre toutes les trois le même jour, vous imaginez la fiesta qu’on pourra organiser
dans le cimetière ?
D’abord interloquée, Huguette grommelle : qu’on aura du mal à faire rentrer
tout le club dans une si petite église !
Et Nelly de rajouter : Ce ne sera pas facile de danser la valse sur du gravier.
Cette réflexion inattendue déclenche un tel fou rire parmi les trois amies qu’elles
en rient encore en franchissant les grilles.