GILDAS APPELLE A L'AIDE

                           par Claude Jégo



- le 7 juin - Gildas appelle à l'aide !

Bonjour à toi qui trouveras mon appel au secours au fond de cette fichue bouteille que je balancerai bientôt à la mer.
Mon nom est Gildas, j'ai 18 ans et je vis sur l'île de Groix. Non, je survis, enfin j'essaye, sur cette espèce de gâteau plat
qui flotte sur l'océan avec ses plages-crème chantilly et ses petits villages-crottes de chocolat.
Tu dois me croire fêlé, que je te raconte n'importe quoi, mais si tu savais comme je m'ennuie, seul sur mon gros caillou perdu au bout du monde...
Oui, perdus, le caillou et moi, dans cette énorme masse blanche, elle me permet juste de distinguer mes doigts de pieds.
Maudit brouillard ! Aucun navire, pas même une barque ne pourra nous ramener à la civilisation tant que cette brumasse nous isolera.
J'ignore où et quand tu trouveras ce message et si tu parviendras à entrer en contact avec moi.
Si oui... alors je suis le seul Gildas du village de Kerohet.
Si non... oublie que tu as su, un jour, que j'existais quelque part sur cette planète.

- le 9 juin - Réponse à Gildas de la part de Nathan

Hier midi je suis rentré chez moi en rapportant cette vieille bouteille que j'ai aperçu flottant dans l'eau salée.
Je m'étais rendu sur la plage pour admirer ce spectacle qui s'offrait à tous les curieux depuis trois jours (et j'en fais partie) :
l'île de Groix avait totalement disparu de notre horizon, cernée par une épaisse brume.
Mes parents m'ont dit que c'était très rare et que les Groisillons étaient vraiment des gens à plaindre !
Ton « appel au secours » m'en a apporté la confirmation.
Je m'appelle Nathan, j'ai 17 ans et j'habite Lorient.
Je n'ai jamais pris le bateau pour aller faire un tour sur ton île minuscule.
Mon père prétend qu'il n'y a pas grand-chose à voir à part le sable fin des Grands Sables,
le barrage de Port Melin et le phare de Pen Men.
C'est vrai que c'est peu, surtout si on compare à cette belle ville de Lorient.
Ce soir, le brouillard commence à s'effacer autour de Groix,
aussi demain, tôt le matin, je prendrai le bus et j'irai déposer ma lettre à l'embarcadère.
Un ferry, chargé de marchandises, devrait pouvoir partir pour ton île au cours de la matinée.
Je donnerai ma lettre à un marin du bord et je lui demanderai de te la faire porter à ton village.
Tu vas pouvoir tirer un trait sur ces mauvaises journées.
« Bravo, Gildas, pour ton message dans la bouteille. Un vieux truc de naufragé il me semble ? »

de la part de Nathan Leberre
16, impasse des Primevères à Lorient

- le 12 juin - Merci à toi, Nathan !

Salut à toi, Nathan de Lorient, qui n'as pas hésité une seconde à te jeter dans l'océan
pour recueillir, de tes deux mains, cette fichue bouteille.
Tu as survécu dans l'eau glacée, tu as répondu à mon appel à l'aide
et me voici à genoux devant toi pour te crier " Merci, Nathan ! "
  Merci d'avoir compris ma détresse et de t'être porté à mon secours.
Le bateau est parvenu à accoster à Port-Tudy et, une fois débarqué, le vieux Clément, matelot sur l'Océane,
a emprunté une moto pour venir déposer ton courrier dans mon village.
Oui, le brouillard fait désormais partie du passé, mais ma terrible solitude persiste et même elle se renforce, je n'y peux rien.
Mes deux meilleurs friends ont pu prendre le bateau avant qu'il ne lève l'ancre pour regagner Lorient.
Ils rejoindront, par train, la ville de Béziers et pourront profiter de dix jours de super vacances
payées par leurs parents : stage de tennis, piscine et baptême de l'air.
Désormais, il ne reste plus que moi et 3 mioches à Kerohet : Loïc, 6 mois, Soizic, 18 mois, et ma sœurette Chloé, 10 ans.
Le 13, nous franchirons, à pieds, les deux kilomètres qui nous séparent de Locmaria
pour permettre à Chloé de tremper la robe rose de sa poupée dans l'eau claire du grand lavoir.
C'est affreux à dire mais la malheureuse Lilette est tombée, hier, des bras de ma sœur pour s'étaler dans une bouse de vache.
Allons-y pour le jour suivant, il faut bien se distraire...
Je baladerai ma gentille Chloé à la Pointe des chats pour ramasser avec elle de jolis coquillages : des jaunes, des gris, des marrons.
Ensuite j'utiliserai un fil de nylon pour les monter en collier et tu imagines sa joie, et la mienne surtout ! quand elle les portera autour de son cou.
Chouette programme, non ?
Attends, je déconne ! J'ai décroché un job pour les vacances.
Le 15, j'emmènerai un groupe d'Allemands à la découverte de la statue de notre barde « Bleimor » érigée en plein champ, au milieu des lapins.
Je leur réciterai quelques vers de son œuvre et, si je me débrouille bien, je parviendrai à leur vendre des livrets de poésie
tout droit sortis de l'Office de Tourisme. Ça me fera un peu d'argent de poche.
Je t'annonce que c'est le facteur, le vrai, qui glissera ma lettre dans ta boîte.
Le vieux Clément a autre chose à faire que piquer une moto pour foncer jusqu'à chez toi.
Je guette ta réponse avec impatience, j'ai tellement hâte de te faire partager ma vie si passionnante de Groisillon !

- le 14 juin - Ton île mystérieuse !

Merci pour tes compliments, Gildas, j'apprécie, même si ce n'était pas la peine d'en rajouter autant ?
Le bateau, le brouillard, ta solitude, parfois je n'ai pas l'impression de te lire
mais de t'entendre soliloquer, perché sur la haute branche d'un arbre.
Tes deux meilleurs « friends » sont partis et te voilà seul avec... Chloé, Lilette, et une vache me semble-t-il ?
Tes parents devraient toujours être dans les parages, non ? Enfin je le suppose.
A moins qu'ils n'aient éprouvé le besoin de s'esquiver un certain temps. Tu n'es pas de tout repos, crois-moi.
C'est pour tenter de te comprendre que j'ai fait un large détour par une librairie dans le but de dénicher un livre du dénommé « Bleimor ».
On trouve de tout quand on fouille au fin fond des rayons poussiéreux.
J'aimerais parler de ce barde avec toi, avec force détails.
Puisqu'il m'est inconnu j'aurai plein de questions à te poser.
Tiens, j'y pense : aurais-tu un portable à portée de main pour qu'on puisse échanger?
Je crois que je vais devoir répèter ce mot : un por – ta – ble ! Si, si, ça existe.
Après notre premier échange de courrier, mon père m'a cité le célèbre « Trou de l'enfer » de l'île de Groix.
Il serait la conséquence d'un colossal coup de hache dans une falaise. Impressionnant !
Et la girouette en forme de thon au sommet du clocher de l'église du Bourg ?
Tout simplement un vestige de la pêche au thon blanc qui se déroulait jadis dans le Suroît d'Irlande.
Mémorable ! Mon père espérait sans aucun doute me rassurer ?
C'est vrai que ma mère lui avait murmuré que je paraissais perturbé soudainement.
Figure-toi que je « découvre » toutes ces choses franchement bizarres qui transforment ton île en un lieu hors du commun.
Sans doute parce que... Je ne suis ni Breton, ni Lorientais.
Oui, c'est la vérité : je suis Dunkerquois. Il y a, à peine, un an je vivais dans le Nord.
Comme toi, j'avais une grande plage de sable et de temps à autre un épais brouillard venait nous visiter.
Quand aux Allemands, j'en ai déjà croisé. Ils ont toujours été plus proches du Nord que du Morbihan, c'est une évidence quand on connait sa géographie.
Mes parents et moi avons dû déménager quand mon père a été muté à Lorient par sa société.
Voilà pourquoi Groix et ses habitants, si particuliers, me surprennnent autant.
Mais, sincèrement, je ne demande qu'à en apprendre davantage sur ton gros caillou.
Que dirais-tu si on organisait une rencontre sur ton île lointaine ?
Ce serait sympathique et je suis tout prêt à débarquer chez toi avec
mon sac de couchage, mes chaussures de randonnée et un tube de crème à bronzer (facultatif ?).
Préviens tes parents, ta soeurette et, éventuellement la poupée. Non, Gildas, pas la vache.
Je te préviens de mon arrivée dès que je suis prêt à m'expatrier.

de la part de Nathan Leberre
16, impasse des Primevères à Lorient

- le 16 juin - Salut, O Nathan l'étranger !

Aux dernières nouvelles mes parents sont toujours sur Groix !
Il m'arrive de les apercevoir, histoire de conserver le lien familial.
De toute façon où veux-tu qu'ils aillent... Ou bien que moi j'aille ?
Seul, toujours seul, solitaire, isolé. Unique ?
Mes parents s'occupent de l'alimentation sur l'île et se déplacent de village en village, à bord d'un gros camion,
pour assurer le ravitaillement de chacun selon ses besoins.
Tu comprendras, sans difficulté, qu'il s'agit de la survie des Groisillons ?
Oui, je blague, oui, encore ! Je n'y peux rien, c'est une vilaine manie et elle s'est accrochée à moi avec ses affreuses mains crochues.
Okay, tu préfères les discussions importantes, extrêmement sérieuses, liées à ma culture bretonne ? Alors parlons de Bleimor, notre barde.
Il repose au cimetière du Bourg dans une tombe surmontée d'une croix celtique.
Sa plus belle phrase : « Je suis né au milieu de la mer ». Absolument magnifique. Exceptionnel !
Tu veux le lire en breton ? Non ?
Tiens, tu es comme mon père qui ne baragouine pas dans notre belle langue
mais qui me traite de « pen du » (tête noire ou tête dure, va savoir ?) quand j'invente une nouvelle bêtise !
Tu m'as donc dévoilé dans ta dernière missive que tu étais Dunkerquois et que tu avais déjà vu du sable ?
Cette révélation m'a fortement ébranlé.
Jamais je n'aurais pensé qu'un jour j'entrerais en contact avec un être vivant habitant si loin de mon île aux sorcières...
Je n'arrive pas encore à croire que c'est réel !
Viens donc me rencontrer sur mon caillou dès que tu le peux.
On passera nos nuits au clair de lune, à dormir couchés dans les meules de foin du champ des voisins.
Ramène une calculette, on comptera les étoiles !
A moins que tu ne préfères compter les filles ?
Ça serait sympa, mais à condition qu'elles ne soient pas toutes parties, elles aussi, à Béziers.

Ton pote Gildas, le breton

- le 20 juin - Alerte à Groix !

Jamais je n'aurais pu imaginer qu'un événement pareil se produirait !
Un sous-marin ? Un vrai, ce n'est pas mon imagination qui me joue des tours ?
Ce n'est pas, non plus, une de tes inventions comme « le message dans la bouteille » non, cette fois c'est trop énorme !
Depuis l'aube, les chaînes de télévision de la France entière clament la nouvelle sur toutes les ondes :
« Hier soir, un sous-marin a, malencontreusement, arraché le câble qui relie Groix au continent et qui lui permet ainsi d'avoir de l'électricité.
Les Groisillons ont donc terminé la journée éclairés à la bougie, ou à la lampe à pétrole.
Ces lignes je les ai lues à la Une de tous les journaux.
Une journaliste précisait que les boulangers cuiraient le pain au four à bois, que l'hélicoptère resterait en alerte pour intervenir si nécessaire.
Les portables étant hors d'usage, faute de courant, on va devoir se priver, en plus, de bavardage.
Je regrette de t'annoncer que, demain, mes parents me déposeront à la gare de Lorient où je prendrai un TGV pour Nice.
Mes cousins et cousines ont été prévenus et tous m'attendront, avec impatience, sur le quai.
Je vais en rester là, je ne dis rien de plus sinon qu'on se verra sans doute, un jour lointain, quand ton île sera enfin devenue accessible.
Amuse-toi bien sur ton île, Gildas, et j'espère qu'on se rencontrera enfin quand il n'y aura plus ni brouillard, ni sous-marin, ni...

de la part de Nathan qui te dit : A l'année prochaine ?

F I N

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