Vincent accueillit, avec soulagement, la fin de l’attente sous l’abri de verre, recroquevillé entre deux adolescentes couvertes de piercings et de tatouages, et une octogénaire à l’air peu avenant qui tenait fermement son cabas sous le bras.
Il monta dans l’autobus, poinçonna son ticket à contresens et se hâta vers la première banquette disponible. Un cadre endimanché prit place à ses côtés et glissa son attaché-case entre ses pieds avant de consulter sa montre. Une Italienne, somptueuse, avec trois chronographes et un bracelet acier. Vincent détourna la tête et se força à suivre, du regard, les piétons qui se pressaient sur les trottoirs.
Pourquoi les Parisiens marchaient-ils si vite ? La vie à Paris s’apparentait à une course contre un sablier invisible, mais qu’y avait-il à gagner pour le premier qui franchirait une hypothétique ligne d’arrivée ?
Un premier arrêt. Des passagers montent, d’autres descendent. Vincent Leurier se rencoigna, les mains en flèche serrées entre ses cuisses.
Son regard se porta, à nouveau, sur le monde extérieur où les vitrines de certains magasins le laissèrent perplexe : corsage fleuri au décolleté plongeant, mini jupe en jean, sandalettes aux lanières dorées. Plus loin encore : robe de mousseline, chapeau de paille, maillot de bain. En ce début de printemps glacial, les gens resserraient leur cache-col et rajustaient leur bonnet de laine en exhalant de la buée au moindre souffle. Mais peut-être rêvaient-ils de sable chaud, d’un soleil brûlant leur peau, de plongeons dans une mer bleue à vingt-six degrés ?
Un vendeur de pizzas, à califourchon sur son scooter, ralentit au feu orange et posa le pied à terre au rouge avant de bâiller sans vergogne. Il lâcha une poignée et pianota dans le vide pour tenter de réchauffer sa main gauche qui devait s’engourdir. Puis il renouvela le geste avec la droite. A le voir s’obstiner, cela manquait d’efficacité.
Vincent Leurier baissa les yeux pour contempler les siennes. Elles tremblaient un peu mais il savait qu’Elle en était la cause.
Deux années s’étaient écoulées depuis la première fois. Elle était exposée sur une double page dans un magazine « People ». Son visage, sa gorge si blanche avaient aussitôt fait naître en lui des émotions... presque oubliées. Depuis trois ans aucune femme n’avait partagé sa vie. Mille quatre-vingt-quinze jours, et autant de longues nuits de solitude. Avec d’infinies précautions, il avait accroché le portrait – en papier glacé – sur le mur gris de sa cellule.

L’autobus ralentit avant d’aborder la rue de Rivoli, toujours très encombrée. Sur un immense panneau publicitaire, Vincent reconnut Miléva, une actrice de cinéma. Ses formes plantureuses ornaient la cellule voisine de la sienne, celle de Tirelire, surnommé ainsi par les gardiens parce qu’il ne s’attaquait qu’aux parcmètres. Pour Vincent il s’agissait de cambriolages. Une douzaine, dans des villas bourgeoises, avant de se faire « serrer » par la maréchaussée. Celui de trop, le dernier, avait pourtant été orchestré de manière irréprochable. Enfin, presque. Un détail avait dû foirer. A moins que madame la sous-préfète n’ait été mortifiée qu’on la déleste de ses bijoux. Les meilleurs enquêteurs avaient aussitôt été dépêchés sur l’affaire, le procureur connaissait bien le sous-préfet, et tellement plus encore la charmante femme de celui-ci ! Vincent avait écopé du maximum : cinq ans ferme, après réduction de peine.

Palais Royal. L’autobus s’arrêta, les portes s’ouvrirent, Vincent fut emporté par le flux. Les piétons, le boulevard, les voitures, les agents de police. Les bruits, les odeurs, les sensations... Son rythme cardiaque s’accéléra. « Respire  len-te-ment  Vincent ! » Il se mit à compter. Un, deux, trois, quatre...
La télévision diffusait parfois des nouvelles de « sa » vedette, le cinéma aussi. Les journaux, les livres racontaient sa vie. Du moins, l’existence qu’on lui prêtait. Au fil des mois, il en avait lu un certain nombre ; la bibliothèque de Fleury-Mérogis fournissait tous les genres. Quant à la réalité : femme de... ou maîtresse de..., peu lui importait. Seule certitude, Elle ne manquait pas d’admirateurs.
Les admirateurs ! La jalousie frappe sans prévenir et sa morsure laisse des traces. Vincent comprenait qu’Elle fasse fantasmer les hommes, qu’ils se bousculent pour l’admirer. Loin des guignards solitaires, condamnés à se consumer au fin fond de leur cellule.

Trois cent soixante-quatorze, trois cent soixante-quinze, trois cent soixante-seize pas pour atteindre le polyèdre en verre de l’entrée. Il entama la longue descente des marches de marbre et s’efforça de s’orienter dans le dédale des couloirs qui s’ouvraient les uns après les autres. De vastes espaces, trop vastes pour lui. Il ressentit un vertige, sentit son coeur s’emballer, chercha de l’air pour remplir ses poumons. Et l’image de sa bouche s’imposa à son esprit.
Ses lèvres, à peine étirées sur ce sourire léger, l’avaient aidé à vivre quand les murs de ses dix mètres carrés se refermaient sur lui. A force de les compter, ces jours remplis de minutes, ces minutes remplies de vide, on devient fou. Schizophrène, avait dit le Freud de la zonzon. Un mot difficile qui fait frémir... les autres, et qui les maintenait à distance dans la cour de promenade. Ce sourire si doux, si doux, il savait qu’Elle ne l’esquissait que pour lui tandis que ses beaux yeux sombres lançaient un appel à l’aide, pour qu’il la délivre.
Captive ? Oui, Elle l’était aussi. De ces mécènes prêts à dilapider leur fortune pour l’exhiber de l’autre côté du globe. De ces foules idolâtres qui s’amassaient à chacune de ses apparitions. De ces photographes qui l’éblouissaient de leurs flashes agressifs.
Journalistes ou juges, tous des chiens, prêts à vous dépouiller de votre vie jusqu’à ce qu’il n’en subsiste rien ! Vincent ne connaissait que trop bien leur hargne. A force de s’y être heurté.
Un nouveau corridor, un escalier interminable pour monter au premier étage et atteindre la Salle des Etats. Il franchit la double porte, croisant une horde de touristes entraînés par un guide volubile. Ils s’éloignèrent pour s’égrener dans la grande Galerie du Louvre.
Vincent connaissait précisément le lieu du rendez-vous. Il effectua les derniers pas le coeur cognant dans sa poitrine, le souffle court. Il s’arrêta devant Elle, plongea ses yeux dans les siens, perdit toute notion du temps.

Vincent serait demeuré longtemps ainsi si quelqu’un ne lui avait agrippé le bras, le ramenant à la réalité.
– Dis monsieur, c’est qui la dame ?
Il baissa les yeux sur la fillette, tresses blondes et taches de rousseur, qui tendait l’index vers le tableau. Dans sa robe de vichy rose, on l’aurait crue échappée d’un livre pour enfants. Il opta pour l’histoire d’une petite peste, s’acharnant à gâcher la vie de ses infortunés parents.
– Elle s’appelle Mona Lisa.
– Ma maman dit qu’on ne peut pas l’acheter, que c’est un chef-d’oeuvre hors de prix. Ca signifie quoi « hors de prix » ?
– Que personne au monde ne possède assez de lingots d’or ou de mines de diamants pour Elle.
Impressionnée, la fillette écarquilla les yeux. Puis elle insista :
– Pourquoi est-ce que quelqu’un donnerait tout son or pour elle ?
– Pour pouvoir être le seul à la contempler.
Jamais à court de ressources, la chipie rouvrit la bouche :
– Elle ne sort jamais d’ici la dame ?
– Rarement. La Joconde n’a été volée que deux fois.
Le visage de la fillette s’empourpra d’indignation et elle laissa tomber d’une voix méprisante :
– Des voleurs !
L’insulte laissa Vincent indifférent.
– Des hommes, rendus fous par son sourire. Tu réaliseras plus tard, quand tu croiseras ton prince charmant.
La fillette dévisagea Vincent Leurier – elle essayait de déchiffrer ses propos – puis lui décocha une affreuse grimace.
– C’est pas une vraie dame ! Elle est peinte sur du bois de peuplier, comme les arbres maigres le long des routes nationales.
Vincent se pencha vers elle et lui chuchota à l’oreille :
– Tu as déjà reçu une fessée ?
La gamine détala sans attendre, bientôt suivie par un couple de retraités soucieux de ne pas manquer leurs informations télévisées quotidiennes. A cette heure tardive, le musée commençait à se désemplir.
La salle plongea dans un silence ouaté.
– Enfin seuls, ma Lise, soupira Vincent. Rien que vous et moi.
Il vit les commissures de ses lèvres se relever, accentuant son délicat sourire. Elle rayonnait d’une beauté lumineuse, à moins que ce ne soit la lumière atténuée des projecteurs qui l’auréolait.
Vincent Leurier s’écarta pour aller s’asseoir sur la banquette centrale en cuir noir. Il prit dans sa poche un bloc de papier, un crayon de mine et se mit à dessiner... Un plan. Il lui faudrait être le plus précis possible avec l’orientation de chaque caméra dissimulée dans le faux plafond. Sans oublier l’alarme qu’il estimait assez facile à neutraliser, question d’habitude et il n’en manquait pas. Le point le plus délicat resterait, sans doute, cette vitre blindée d’environ cinq centimètres d’épaisseur qui les séparait l’un de l’autre ; un obstacle redoutable qu’il devrait pourtant franchir. Tirelire avait promis de lui apporter son aide dès sa prochaine permission de sortie.
Vincent n’ignorait pas que l’élaboration de « son » évasion nécessiterait plusieurs mois d’efforts et de repérages minutieux avant de passer à l’acte. Cinq, peut-être six. Mais peu lui importait.
« Patience est mère de toutes les vertus » lui répétait souvent son père lorsque, enfant, il lui rendait visite au parloir. Il avait bien retenu la leçon.



F I N


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