Sur la ville qui s'apprête à
réveillonner, l'hiver a jeté ses frimas,
recouvrant les toitures et les jardins de poudre blanche, habillant les
arbres de manchons de verre qui scintillent sous la lueur des
réverbères. Parfois, des branches trop fines ont
ployé sous la charge, s'abaissant jusqu'au sol, effleurant
le macadam, se brisant quelquefois sous l'effort.
Les rues verglacées, les
trottoirs à peine déneigés, restent
silencieux, déserts. Par ce temps glacial, seuls les flocons
semblent s'amuser, qui descendent du ciel en tourbillonnant et se
posent au gré de leur fantaisie. Indifférent, le
mercure du thermomètre poursuit sa plongée vers
les températures négatives ; aujourd'hui, c'est
certain, il décrochera un nouveau record.
Riton est dehors mais il n'a pas
froid. Les multiples vêtements qu'il porte, les uns
par-dessus les autres, forment une sorte de carapace qui le
protège, et puis il y a le bonnet de laine bleu qui
trône sur le haut de son crâne, et la longue
écharpe verte nouée trois fois autour de son cou.
Bien sûr, ses gants sont troués - ils ressemblent
à s'y méprendre à des mitaines - et
les semelles de ses godillots sont percées, mais Riton a
bouché les trous avec du gros carton, et c'est d'ailleurs
sans importance : la nuit dernière, ses orteils ont
gelé.
Depuis le début de la
semaine, les magasins du centre-ville ont accompli leur
métamorphose annuelle. D'énormes bougies
clignotantes ont été accrochées entre
les façades, les vitrines se sont parées de
guirlandes or et argent, et, à chaque coin de rue, ont
poussé, à foison, des sapins
déracinés qui égaient les
pavés et cachent leur grisaille. Au bout de leur poteau, les
haut-parleurs pleurent des cantiques qui parlent d'enfance et de paix
tandis qu'un bonhomme rouge encapuchonné distribue des
chocolats et des papillotes aux rares passants qui
s'arrêtent.
C'est dans ce labyrinthe de
lumière que Riton s'est égaré et le
voilà qui déambule, tête basse ; la
présence d'un clochard dépare la joyeuse
ambiance.
Pourtant, lui aussi a connu cette
douce langueur qui vous envahit à l'approche du bout de
l'An, et cette frénésie d'achats qui vous fait
oublier les règles de calcul les plus
élémentaires. Les paquets enrubannés,
la dinde aux marrons, les vins fins, le foie gras, c'était
il y a deux ans à peine. Mais c'était avant.
- Hé Riton, tu ne dis plus bonjour à ton vieux
copain Momo ? Ca n'a pas marché aujourd'hui, les bourgeois
ont les bras trop chargés pour fouiller dans leur poche.
T'as pas quelque chose à me donner ? Juste une petite
pièce, j'ai rien mangé depuis hier.
Riton dévisage le
clochard comme s'il le voyait pour la première fois.
Vêtu du même accoutrement
dépareillé, mal rasé, puant la crasse
et l'alcool dont il est en manque "depuis hier ", il tend une main
crevassée qui tremble, et la météo n'y
est pour rien.
Riton sort l'enveloppe qu'il garde,
pliée au fond d'une poche de son vieux pardessus ; il la
vide dans la paume ouverte, toutes les pièces d'un coup,
jaunes et blanches. Et il s'éloigne, s'enfonce dans une
ruelle sombre.
Momo l'a suivi des yeux. Il n'a pas
compris pourquoi son frère de misère lui avait
tout donné, sans rien garder. Et puis il a aperçu
la petite épicerie où l'on vend du rouge pas
cher, dans d'affreuses bouteilles en plastique. La première
le réchauffera, la seconde lui donnera une sensation
euphorique, la troisième... Momo se hâte vers la
boutique, il va passer une formidable soirée.
Riton a regagné son
néant. Il longe le mur de l'usine de filature
abandonnée, interminable.
Quel endroit lugubre !
Par les vitres cassées,
il aperçoit l'amas des machines qui rouillent. La
poussière, les feuilles mortes, les papiers jonchent le sol,
et le silence a écrasé le vacarme des peigneuses,
des cardeuses, des ouvreuses. Les employées ont
été licenciées,
"remerciées".
Quel terme atroce pour vous faire
comprendre qu'après quinze ans, vingt ans, trente ans de
travail dans la même entreprise, vous êtes devenu
inutile.
Serge-Henri était cadre
supérieur dans une société
développant des technologies de pointe. Promu responsable
d'une nouvelle section avec augmentation substantielle de salaire
à la clé, il avait demandé
à Caroline de l'épouser.
Elle avait choisi une robe
brodée de fleurs d'argent, il avait opté pour la
queue-de-pie grise. Ensemble, ils avaient élaboré
la longue liste des invités, déniché
une auberge " trois-étoiles " pour le festin,
décidé d'un voyage de noces sous les cocotiers.
Et il y aurait eu, ensuite, tellement de projets à
réaliser : la villa avec piscine, les enfants, deux
c'était suffisant, un tour du monde pour leur premier
anniversaire de mariage. C'est beau les rêves.
Avec une croissance en chute libre,
les résultats s'étaient effondrés et
l'entreprise, fragilisée par trop d'emprunts, avait
vacillé. Il avait suffi de peu de choses pour la faire
tomber dans le giron d'une multinationale, sorte de machine
à broyer qui rachète les murs,
dégraisse le personnel, et ne s'apitoie que sur les colonnes
de chiffres.
Lorsque le couperet
était tombé, Serge-Henri avait fait partie de la
première charrette d'emplois supprimés. La suite
était restée gravée dans son esprit ;
c'était comme au cinéma, tout en couleurs sur
écran géant avec le son en "dolby
stéréo". Sa princesse avait ouvert des yeux
horrifiés en apprenant qu'un ridicule petit mois de trente
jours avait failli la transformer en épouse de
chômeur. La limousine réservée pour la
mairie s'était changée en citrouille, le prince
charmant en pestiféré.
Adieu Caroline, Hawaï, les
stocks-options, la vie mondaine ! Bonjour l'agence pour l'emploi
remisée au fond d'une impasse, loin du centre-ville, bien
à l'abri des regards derrière des haies touffues
!
Il avait découvert les
innombrables formulaires à remplir ; les numéros
- tous différents - d'immatriculation, de dossiers, de files
d'attente, qui avaient fini par effacer son nom et son
prénom de sa mémoire. La période
était morose, les embauches suspendues pour un temps
indéterminé. Les rares entretiens obtenus
n'avaient rien donné sauf quelques lettres de refus, polies.
La perte de son logement, faute
d'argent, avait sonné la disparition de ses derniers amis. A
moins que ce ne soit lui qui ait
préféré ne plus les revoir, par honte
sans doute. Pourtant, il n'était pas coupable.
Enfin, il a changé de
ville pour éviter qu'un jour, Caroline, sans le
reconnaître - qui le pourrait encore - ne lui fasse
l'aumône. Elle au bras d'un autre homme, lui sa petite
soucoupe à la main.
Très vite, il a perdu
ses papiers, ou les a, peut-être, jetés dans un
égout. A quoi lui auraient-ils servi ? Le voici anonyme dans
une cité qu'il ne connaît pas.
Riton traîne les pieds,
le souffle raccourci par l'effort ; il est à bout de forces.
Il avance en rasant les murs sur lesquels il s'appuie, quelquefois,
avant de repartir. Il parvient devant l'entrée du parc mais,
à une heure si tardive, les grilles sont fermées
et qui s'en étonnerait.
Pour contourner l'obstacle, il faut
longer le mur d'enceinte jusqu'à la brèche qu'un
chauffard ivre a ouverte, bien involontairement, avec sa voiture le
jour précédent. Riton se faufile, escaladant avec
difficulté les pierres cassées qui
déboulent sous ses pieds puis il lui faut trouver la
fontaine, son repère dans ce grand jardin endormi.
"Continue, continue, si tu
t'arrêtes tu ne repartiras plus. Marche !"
La phrase tourne en boucle dans son
cerveau, il n'y a rien pour interrompre sa course.
Il s'enfonce dans les buissons, le
voilà à l'abri, mais de quoi ou de qui ? Qui donc
aurait l'idée saugrenue de se promener à la nuit
tombée dans les allées.
Et c'est là qu'il
s'allonge, sur l'herbe blanche, le bonnet enfoncé sur les
yeux, le col remonté, les mains repliées sous ses
bras. Il ne mettra pas longtemps à s'endormir, il y a bien
longtemps qu'il ne sent plus le froid, la souffrance, la peur du
lendemain.
"Driiiingg !" fait le réveil en sautillant sur la table de nuit.
Jeff émerge de sa
couette tiède et moelleuse.
Quelle saleté ce
réveil ! Il sonne toujours au milieu d'un chouette
rêve érotique, jamais quand il s'agit d'un affreux
cauchemar.
Jeff se lève - de toute
façon pour se rendormir, c'est fichu - et fonce vers la
salle de bain. Au passage, il appuie sur le bouton de la
cafetière électrique (il l'a
préparée la veille) puis sur celui de la radio,
qui se met à brailler.
Une heure plus tard, il sort de
chez lui emmitouflé dans son anorak, manque se casser la
figure sur le trottoir verglacé et décide
sagement de laisser sa voiture au garage.
Il jette un coup d'oeil
à sa montre ; il sera encore en retard au journal mais
d'après les nouvelles diffusées par la radio, il
ne s'est rien passé d'extraordinaire durant la nuit.
Pas d'avion
écrasé en bout de piste, ni de virus grippal qui
voudrait réussir son tour du monde en moins de quatre-vingts
jours. Pas même un joueur de loto en danger de perdre les
millions d'euros que son ticket veut absolument lui rapporter.
Jeff remonte son col et enfonce ses
mains dans ses poches ; il devra se contenter de quelques vols
à la tire - une véritable
épidémie à l'approche des
fêtes - et d'un caniche couleur pêche qui aura
échappé à la vigilance de son - houla,
ça glisse ! - infortunée propriétaire.
Jeff tourne l'angle de la rue de la
République et s'apprête à longer le
parc quand il remarque la voiture de police avec son gyrophare
allumé et, en partie dissimulée
derrière elle... pas de doute, mais oui, c'est bien une
ambulance.
"C'est mon jour de chance !" pense
Jeff quand il reconnaît le policier en uniforme qui attend
à côté du véhicule, en
tapant du pied sur le macadam pour se réchauffer.
- Salut Lionel. Comment tu vas ?
- Bonjour, Jeff. Quel temps pourri ! Je ne sais pas ce que je donnerais
pour rentrer chez moi, et enfiler mes orteils dans des charentaises. Je
vais finir avec des engelures.
- Ne m'en parle pas ! J'ai rarement vu un froid pareil et la
météo ne prévoit aucune
amélioration. Tu imagines comme les fêtes vont
être joyeuses ?
Le policier secoue la
tête d'un air navré.
Il n'y a pas un seul badaud quand
les infirmiers ressortent du parc, emportant sur leur
civière un corps, dissimulé sous une couverture.
Un second policier en tenue les escorte jusqu'à l'ambulance.
- Tu me racontes ? demande Jeff en surveillant l'autre fonctionnaire du
coin de l'oeil car certains d'entre eux n'apprécient
guère les journalistes.
- Un clochard, répond Lionel entre deux reniflements. Mort
de froid derrière un buisson. Il faut dire qu'il
s'était couché à même le
sol, il aurait voulu en finir qu'il ne s'y serait pas pris autrement.
- Tu as son état-civil ?
Lionel ouvre son calepin :
- Serge-Henri, dit Riton d'après son pote. Age : trente-cinq
mais on lui filerait le double. Toujours d'après...
Lionel indique d'un coup de menton
un SDF qui se tient à l'écart, adossé
à un arbre.
- Pas d'adresse, pas de famille à prévenir et pas
de papiers, bien sûr. C'est comme ça quand ils
sont dans la rue depuis longtemps.
- Oh, Lionel ! On peut y aller ou tu préfères te
geler ?
Jeff regarde la voiture de police
qui démarre, suivie par l'ambulance, puis il cherche le SDF
qui commence à s'éloigner ; il le rattrape.
- Hé, attendez-moi !
- Qu'est-ce que vous me voulez ? J'ai rien fait !
- Je suis journaliste. C'est votre ami qu'on a découvert
dans le parc ?
Le clochard lance un coup d'oeil
inquiet alentour avant de répondre :
- C'est son patron qui l'a tué. Vous le direz pas que c'est
moi qui vous ai filé le tuyau, hein ?
- Euh... Juré ! Vous savez son nom, au tueur
présumé ?
Le SDF glousse, l'air mauvais :
- Tu penses si je connais son blaze à
c't'enfoiré. Il a des millions de tunes sur son compte en
banque et il a viré Riton pour s'en mettre encore plus dans
les poches. Je sais rien de plus.
Le clochard fait mine de s'en
aller.
- Où est ce que je peux vous trouver ?
- Derrière le supermarché là-bas, tu
demandes Momo.
Jeff trouva la matinée interminable, les fesses
calées sur son siège, les pieds posés
sur le bureau, l'oeil rivé sur l'écran de son
ordinateur... Le monde entier semblait avoir
décidé qu'aujourd'hui il ne se passerait rien.
Avant d'aller déjeuner,
il griffonna quarante mots sur une page blanche pour rédiger
un banal fait divers relatant la mort d'un sans-abri dans le parc de la
ville, par moins dix degrés. Il aurait dû aller
les déposer au secrétariat mais, après
tout, s'il jetait la vie de Serge-Henri dans la corbeille personne ne
le remarquerait, et la terre continuerait de tourner.
C'est sans doute à cause
de cette pensée qui lui avait traversé l'esprit
qu'une fois sorti de l'immeuble, il prit la direction du
supermarché dont l'enseigne rouge se détachait
dans le lointain. Un manutentionnaire lui indiqua un conteneur
désaffecté abandonné à
l'extrémité du parking ; ces murs de ferraille
couverts de rouille, c'était le palais de Momo.
Devant le regard interrogateur du
clochard, Jeff tend une bouteille de vin qu'il a rapportée pour
faciliter
la conversation, et le visage usé
s'éclaire brièvement.
- Assis-toi là ! dit Momo en désignant une caisse
en bois.
- Vous pouvez me parler de Riton ? Me dire tout ce que vous savez sur
lui.
Momo avale deux verres, pleins à ras-bord, l'un
derrière l'autre et s'essuie la bouche d'un revers de
manche.
- Tu sais, quand on vit à la cloche, on se raconte pas notre
vie. Un jour, j'ai vu passer une belle bagnole dans la rue et
là, Riton m'a dit qu'il avait eu la même, avec la
musique au laser et les fauteuils en cuir à
l'intérieur. Ca m'a fait drôle de l'imaginer en
costume-cravate avec sa petite valise pour aller bosser tous les
matins, et puis aussi la secrétaire qui te suit partout
où tu vas et qui note tous les mots qui te sortent de la
bouche.
Momo remplit à nouveau
son verre.
- Je sais qu'il y a eu une femme, mais là,
j'étais pas dans la confidence.
Dans un carton d'emballage, Momo
récupère une boîte en fer blanc
où il conserve ses trésors ; il sort une carte de
visite qu'il donne au journaliste :
- Riton voulait la balancer. Il disait qu'il n'en avait plus besoin.
Jeff lut le bristol blanc et,
soudain, Serge-Henri eut un nom, une profession, et un employeur.
Quand il quitta Momo, la bouteille
était vide.
Jeff se contenta d'un sandwich et
d'un café avalés au bar du coin. Ensuite, il
regagna son journal et se rendit au service des archives où
il ne lui fallut pas longtemps pour dénicher les articles
qui parlaient de la société qui avait
employé Serge-Henri. Dans un supplément
consacré aux nouvelles entreprises, il trouva un entretien
du président-directeur général et une
photo en couleurs montrant un building moderne avec de grandes baies
vitrées réfléchissantes comme des
miroirs et, à gauche de l'entrée, le nom de la
société en lettres majuscules de plus d'un
mètre de hauteur.
Quelques mois plus tard,
c'était la première alerte - l'action
boursière avait chuté - et puis la
dégringolade... Exit Serge-Henri.
Jeff passa un coup de fil au
policier pour lui donner les informations qu'il avait
glanées sur l'identité du clochard, cela lui
ferait gagner du temps. Pour le remercier, vingt minutes plus tard
Lionel lui envoya, via Internet, la photo de Riton. Avant.
Jeff éprouva un malaise
en découvrant ce visage. Serge-Henri avait bel et bien
existé, soudain, il se matérialisait.
- Mais c'est monsieur Lacroix !
L'archiviste se penche sur
l'épaule de Jeff et elle insiste :
- Quand on dit que le monde est petit, c'est bien vrai.
- Je ne comprends pas.
Mireille désigne du
doigt la photo sur l'écran.
- Serge-Henri Lacroix. Ma mère faisait le ménage
chez lui, mais quand elle a pris sa retraite il y a deux ans, elle a
changé de ville et elle est venue habiter avec moi. Trois ou
quatre fois j'avais eu l'occasion d'aller la chercher en voiture, c'est
comme cela que je le connais, le cadre supérieur. Il avait
un duplex dans un bel immeuble, avec des tapis rouges sur les marches
et des jardinières fleuries dans le hall
d'entrée, un vrai quartier de bourgeois. Alors, vous faites
un article sur lui ? Qu'est-ce qu'il devient ?
- Serge-Henri est mort cette nuit, Mireille. Il était devenu
clochard.
L'archiviste ouvre des yeux
effarés :
- Oh ! Ma mère ne voudra jamais me croire quand je vais lui
apprendre ça. Comment est-ce possible ?
- Il a été licencié et il n'a pas
retrouvé de travail. De plus, il n'avait pas de famille pour
lui venir en aide. C'est terrible, mais c'est assez courant,
malheureusement.
- C'est vrai, il avait perdu ses parents, se souvient Mireille. Et il
était fils unique.
- Votre mère vous avait parlé d'une
fiancée ?
- Attendez, euh... Caroline, oui, c'est ça. Je l'ai
aperçue un jour où j'attendais en bas de chez
lui. Si vous aviez vu le manteau de fourrure qu'elle portait, vous
auriez compris qu'elle ne l'épousait pas pour ses beaux
yeux. Il lui avait offert une bague, ma mère m'a dit que la
pierre était grosse "comme un caillou." C'était
un sacré parti, cet homme-là, vous savez.
Mireille soupire d'un air
navré :
- Quand elle aura su pour son travail, elle l'aura viré mais
elle aura gardé la bague. Elle n'avait pas l'air
très maligne sauf pour aligner les zéros sur un
chèque.Le pauvre homme ! Dire que je lui ai
peut-être donné la pièce un jour, sans
savoir que c'était lui.
L'archiviste retourne à
ses archives et Jeff reste en tête à
tête avec Serge-Henri. Il a du mal à
détacher ses yeux de la photo ; peut-être
à cause d'une certaine ressemblance physique entre eux.
Jeff rassembla son dossier et se
rendit dans le bureau du rédacteur en chef pour lui
expliquer l'idée qui avait germé dans son esprit.
- Un pauvre type qui meurt de froid, cela n'intéresse
personne. Mais si on traitait le sujet sous son aspect humain ? Il
s'appelait Serge-Henri, il avait un travail, une vie, il aurait pu
être le voisin ou le collègue de n'importe qui.
Le rédacteur
acquiesça ; cela pouvait donner un bon papier en cette
veille de Noël. Et puis, l'actualité
était atone.
- On pourrait le traiter comme un feuilleton, proposa Jeff. Premier
épisode, on trouve un clochard mort dans un parc. On ignore
de qui il s'agit et le pauvre homme risque de finir enterré
dans le carré des indigents du cimetière.
Deuxième épisode, Momo nous parle de son copain
Riton. Les rues où ils faisaient la manche tous les deux,
les endroits où ils s'installaient pour dormir à
l'abri, les souvenirs du bon vieux temps qu'ils échangeaient
parfois. Le Momo en question ne sait pas grand-chose mais il suffira de
broder, ce n'est pas un problème. Troisième
épisode, grandeur et décadence de Serge-Henri. Ca
commence comme un conte de fée, ça fait toujours
rêver dans les H.L.M., et puis c'est la chute. L'entreprise
licencie, Caroline s'en va, Serge-Henri devient Riton. On
écrit le mot Fin.
Le rédacteur en chef
accepta. Présenté de cette
manière-là, le public allait adorer.
Quand Jeff vit tourner les
rotatives qui imprimaient la prochaine édition, il songea
que c'était la seconde fois que le "départ" de
Serge-Henri ferait gagner de l'argent à quelqu'un. C'est
sans doute ce qu'on appelle l'ironie du destin.
Prix 2004 du Conseil général de la Drôme
Découvrir tout le Classique sur Bopy.net