Voyage de nuit

par Claude Jego

Joseph écrasait sa casquette entre ses mains et comme tous les gens humbles, il gardait les yeux baissés sur ses sabots crottés. En quelques jours, le ciel avait déversé des torrents d'eau et transformé les champs en un immense bourbier marécageux. Au prix d'un travail harassant, le paysan était parvenu à sauver une partie de sa récolte ; c'est ce qui lui permettait de nourrir sa famille.
Face à lui, l'homme de la ville commençait à s'impatienter ; il remonta le col de sa pelisse en renouvelant son offre.
- C'est un prix raisonnable. Tu ne trouveras pas mieux ailleurs, tu le sais ?
Bien sûr que Joseph le savait. Charles Lebelles était le seul négociant à douze lieues à la ronde ; le paysan n'avait pas le choix.
- J'espérais un peu plus, murmura-t-il effrayé de sa propre audace.

Et il eut une pensée pour sa femme, et les marmots au ventre creux qui s'accrochaient à sa longue jupe de coton noire. A cet âge-là, ça ne mange pas, ça dévore.
Les sourcils de Charles Lebelles se froncèrent un peu plus. Il avait assez perdu de temps ; il fallait conclure sinon il raterait le dernier train et se verrait obligé de passer une nuit à l'hôtel. Le négociant n'aimait pas donner son argent quand il pouvait le conserver dans sa poche.
Joseph serra un peu plus sa vieille casquette.
- C'est d'accord, dit-il doucement.
Lebelles sortit un épais portefeuille en cuir de sa veste. Il compta soigneusement quelques billets avant de les tendre à Joseph qui les empocha en silence. Et les deux hommes se séparèrent.
Le ciel commençait à s'obscurcir et Charles Lebelles pressa le pas sur le chemin qui le ramenait à la ville. L'affaire avait été promptement conclue ; il avait enlevé la récolte à un bon prix, un très bon prix même. Lebelles avait promis un collier en or à sa femme pour leur quinzième anniversaire de mariage ; avec le profit qu'il escomptait obtenir sur la revente, il pourrait aussi lui offrir les boucles d'oreille.
" Et une nouvelle paire de chaussures pour moi " maugréa-t-il en entendant le bruit de ses pas dans les flaques d'eau.

Il avait beau essayé de les éviter, il n'y parvenait pas toujours. D'ordinaire, après une vente, le paysan offrait au négociant de le raccompagner, dans sa charrette, jusqu'en "terre civilisée". Mais ce Joseph se débrouillait si mal que son cheval, une pauvre carne, avait rendu l'âme le jour précédent.
"Ces gens-là se complaisent dans leur misère," songea Charles Lebelles.
Dès qu'il eut regagné la ville, Fanch profita de la lumière d'un bec de gaz pour consulter sa montre-gousset en vieil argent ; il ne l'aurait pas, c'était trop juste, à moins qu'il ne consente à un effort qui lui ferait économiser quelques sous. C'est donc en hâtant le pas qu'il atteignit la petite station de chemin de fer où il découvrit, avec soulagement, un train à l'arrêt sur l'unique voie. Un gros panache de fumée blanche s'échappait de la cheminée de la locomotive et s'éparpillait, poussé par la brise, sur le toit des élégantes voitures vert foncé à liseré jaune. Lebelles entendit le coup de sifflet annonciateur d'un départ imminent et se précipita pour sauter dans la dernière voiture. Il venait à peine de refermer la portière que le train s'ébranla.

La main encore sur la poignée, Charles Lebelles s'efforça de reprendre son souffle ; son pauvre cœur était au bord de l'emballement. Il en profita pour compter les rares voyageurs - six au total - tous de passage à en juger par les porte-bagages vides au-dessus de leur tête. Enfin, il gagna une large banquette en bois vernis sur laquelle il prit place. Il avait décroché une vente qui lui rapporterait un beau bénéfice et il n'avait pas manqué son train... La journée s'avérait excellente ! Avec un soupir de satisfaction, il tapota la poche de sa veste, gonflée par le portefeuille, avant de se laisser aller contre le dossier, les yeux à demi fermés.

Dehors, la pleine nuit était tombée. A une heure aussi tardive, les braves gens rentraient chez eux et n'en sortaient plus ; on risquait de se perdre dans les ténèbres. Et, sur ces chemins incertains, on pouvait rencontrer une mauvaise âme.
Les quarante-deux tonnes de la puissante locomotive à vapeur tiraient, avec facilité, les trois voitures à la vitesse de quarante kilomètres par heure ; Charles Lebelles en ressentait toutes les vibrations. Dans deux heures vingt environ, il serait de retour dans sa belle demeure où l'attendait son épouse, ses deux enfants et ses domestiques. Un article d'un quotidien national lui revint en mémoire : un personnage éminent, scientifique respecté, avait attesté que le corps humain ne pourrait jamais supporter une vitesse supérieure à cent kilomètres par heure. A ce stade ultime, il se désintégrerait. Cent kilomètres par heure. Quelle folie, vraiment !
Pendant que Charles s'absorbait dans ses pensées, un voyageur s'approcha et s'installa à ses côtés.
- Vous avez bien failli le manquer.

Charles tressaillit en entendant l'inconnu lui adresser la parole.
- Oui. J'ai eu de la chance.
- C'est certain, reprit l'inconnu. Vous auriez été obligé de dormir en ville et d'attendre la première correspondance du matin. On dort toujours mieux sous son propre toit, et puis, entre nous, ces gens de la ville sont tous des voleurs.
- Je suis bien de votre avis.

Tout en échangeant ces quelques banalités, Charles Lebelles apprécia, en connaisseur, le manteau gris de belle qualité et l'écharpe de soie qu'on apercevait entre les revers de laine. Les mains blanches - pas celles d'un paysan - serraient une canne au pommeau ciselé ; à l'évidence, l'homme appartenait à un milieu aisé.
- Vous étiez en ville pour affaires ?
- En effet, répondit prudemment Charles qui n'aimait guère les indiscrets.
- Vous avez l'allure de quelqu'un qui ne s'en laisse pas compter et je m'y connais en homme.

Sans le savoir, l'inconnu avait touché un point sensible. Vaniteux à en rendre jaloux un paon, Lebelles se targuait d'être le meilleur négociant de toute la région.
- Vous êtes un fin observateur, confirma Charles en se rengorgeant.
- Ce pays a besoin d'hommes de votre qualité sinon, où irions-nous avec tous ces jeunes gens qui ne pensent qu'à se divertir ? Notre gouvernement devrait en prendre conscience et recruter, parmi des hommes tels que vous, les nouveaux responsables de demain.

Charles décida, tout à coup, que l'inconnu était d'une grande courtoisie et que sa conversation lui rendrait le trajet plus agréable. Il allait s'empresser d'acquiescer à ces propos quand un fait attira son attention. Un homme venait de quitter son siège ; la démarche avait ceci d'incongru qu'aucun arrêt n'était prévu avant le terminus.
Le voyageur s'avançant dans le couloir, Lebelles le dévisagea malgré la mauvaise lumière que diffusaient les lampes à pétrole : le cheveu ras, un visage un peu ratatiné… Charles écarquilla les yeux.
- Yvon ? Ce n'est pas possible, on m'avait juré que tu étais mort ?
Le voyageur, ainsi interpellé, continua sans s'arrêter vers le bout de la voiture.
- L'une de vos connaissances ? s'étonna l'inconnu au manteau gris. Il ne semble guère poli, il ne vous a pas répondu.

Charles  chercha dans ses souvenirs :
- Ma femme m'a déclaré : "j'ai croisé cette pauvre Françoise au marché. Elle portait le deuil de son mari, Yvon, qui était tombé mort, huit jours plus tôt, en sortant de l'église."
- Vous vous êtes peut-être trompé de personne ?
Charles se retourna pour ne contempler qu'un couloir vide.
- Où est-il passé ? murmura-t-il, incrédule. Il n'a pas pu descendre en marche.
- Votre femme n'a peut-être pas dit "Yvon", insista l'inconnu. Mais Léon ou Raymond, vous aurez mal entendu.
- Oui, c'est sûrement ça, acquiesça Charles sans paraître le moins du monde convaincu.

L'inconnu reprit la conversation là où elle s'était interrompue - la patrie, les hommes de devoir - mais Charles ne l'écoutait plus vraiment. Yvon et lui avaient usé leurs fonds de culotte sur les bancs de l'école communale ; cela faisait pas mal de souvenirs en commun. L'annonce de cette mort l'avait choqué ; à quarante ans, ce n'était pas un vieillard.

L'inconnu parlait toujours du pays, ce sujet semblant lui tenir à cœur. Par politesse, Charles lui répondait par monosyllabes ou d'un signe de tête. De temps en temps, pour échapper à cet incessant bavardage, il jetait un coup d'œil par la vitre mais le train poursuivait sa route dans l'obscurité la plus totale.
- Il fait nuit, dit brusquement Lebelles.
- Rien de plus normal à une heure aussi avancée, répondit l'inconnu sans s'offusquer de cette interruption pourtant grossière.
- Non, c'est faux, insista Fanch. On devrait apercevoir la lumière du phare de la Crique. J'ai l'habitude de faire ce trajet, on peut distinguer le phare de très loin, à des dizaines de kilomètres à la ronde. C'est le plus puissant de toute la côte ouest.
- Il sera tombé en panne. Cela arrive parfois.
- Le gardien intervient sans attendre sinon, imaginez ce qui pourrait arriver ! Beaucoup de bateaux croisent dans les parages et la mer est démontée depuis plusieurs jours.
- Oui, si un naufrage se produisait la chose serait terrible, assura l'inconnu, de façon si banale qu'on aurait cru qu'il parlait de la pluie et du beau temps.
Lebelles eut un haut-le-corps.
- Ce serait un drame épouvantable ! Moi, monsieur, j'ai vu l'épave d'un thonier ou, du moins, ce qu'il en restait sur la grève : quelques planches fracassées, une voilure en lambeaux et des corps, sans vie, rejetés sur le sable.
- Les pauvres malheureux ! soupira l'inconnu. Qui peut dire où vont leurs âmes ?

Charles ne comprit pas ce que l'inconnu sous-entendait à travers ce propos étrange et il se demanda quoi lui répondre. Mais, après tout, cette conversation ne rimait à rien.
Il tenta d'entrevoir quelque chose dans l'obscurité, força ses yeux jusqu'à éprouver une sensation de brûlure. Qu'était-il arrivé au gardien du phare ? Un habitant des villages alentour finirait bien par se rendre compte de cette défaillance et il donnerait aussitôt l'alerte. Pourvu qu'il ne soit pas trop tard pour les marins en mer.

Mais déjà le train s'écartait de la côte pour s'enfoncer dans les terres, suivant avec aisance la voie étroite du réseau secondaire. L'inconnu s'était tu. Charles, éprouvé par sa longue journée, commençait à s'assoupir quand il remarqua que le train roulait désormais entre de véritables murailles de hautes fougères. Sa propre observation l'étonna. Comment pouvait-il les distinguer aussi aisément ?
L'inconnu sembla deviner ses pensées :
- Il a beaucoup plu le mois dernier, dit-il. Les mauvaises herbes ont proliféré à une allure phénoménale.
- C'est inadmissible ! lui rétorqua Lebelles. Le personnel des Chemins de fer français devrait se préoccuper de l'entretien des voies et accôtements.
Il se promit d'en faire la remarque au chef de gare dès leur arrivée ; le prix du billet était suffisamment onéreux pour que les voyageurs bénéficient d'un service convenable.
Quelques instants plus tard, son irritation monta d'un cran lorsque les fougères cédèrent la place à une infinité de chênes, si proches que quelques feuilles s'écrasèrent contre la vitre, laissant des sillons sales.
L'inconnu n'y prêtait aucune attention, de même que les autres voyageurs. Charles Lebelles n'eut pas le moindre doute : il voyageait en compagnie de rustres sans aucune éducation. Sa femme refuserait de le croire quand il lui conterait son retour dans de pareilles conditions.
Il perçut, tout à coup, un claquement sec très proche et sursauta :
- Qu'est-ce que c'était ?
- J'ignore de quoi vous parlez ? s'étonna l'inconnu.
- Mais ce bruit ?
- Je n'ai rien entendu, je vous assure.
- Mais si voyons, quelque chose vient de heurter la vitre !

A cet instant, l'incident se reproduisit et Charles ne put retenir un mouvement de recul en découvrant une vitre fêlée. Désormais le train frôlait les arbres et des branches éraflèrent  les flancs de la voiture, provoquant d'insupportables crissements.
- Il ne faut pas rester là, je vous en conjure ! conseilla-t-il avec force à l'inconnu qui, d'un signe de la main, lui indiqua qu'il ne l'entendait pas à cause du bruit.
Lebelles chercha du regard les autres voyageurs qui somnolaient toujours, la tête penchée sur leur poitrine.
"Tant pis pour ces imbéciles," songea-t-il.
Persuadé que l'accident était imminent, le négociant abandonna sa place pour se réfugier dans le couloir. Une vitre ne tarderait plus à voler en éclats, les passagers qui ne s'étaient pas abrités risquaient d'être blessés par les débris de verre.
Soudain, quelque chose se mit à cogner avec violence dans le plancher de la voiture. Baissant la tête, Charles vit une lézarde apparaître sous ses pieds, puis une deuxième, puis une troisième ; elles se mirent à s'élargir, encore et encore ! La peur au ventre, Charles réalisa que le plancher ne résisterait pas longtemps. Le sol allait s'ouvrir et il serait précipité sous les roues du train. Il perdit tout contrôle sur lui-même.
- Au secours ! cria-t-il. A l'aide !

A ses cris, les autres voyageurs parurent enfin reprendre leurs esprits. Ils quittèrent les banquettes et s'avancèrent à sa rencontre. D'abord une femme, suivi d'un vieillard, et ensuite un homme encore jeune...
- Yvon ! Alors c'était bien toi ?

Une fois encore, Yvon ne répondit pas, il suivit les autres voyageurs. Horrifié, Charles découvrit  que la portière du train était grande ouverte et les voyageurs, l'un après l'autre, sautèrent en marche.
- C'est un cauchemar ! Un véritable cauchemar ! se mit-il à hurler.
- Vous devriez vous calmer, dit alors une voix, et c'est étrange comme, malgré l'épouvantable vacarme, elle porta haut et clair.

Charles se retourna et découvrit que l'inconnu s'était levé et lui faisait face. Dans la pénombre, créée par une lampe éteinte, son visage semblait décharné, ses orbites vides. Lebelles leva ses avant-bras devant lui dans un réflexe pour se protéger tandis qu'il sentait ses jambes ployer sous lui.
Soudain, dans un interminable grincement, le train ralentit, puis s'immobilisa au centre d'une vaste étendue de tourbières. Lentement, Charles abaissa les bras. L'inconnu le regardait, un sourire mauvais sur la bouche. De la main, il désigna la porte ouverte et invita le négociant à quitter la voiture.
- Vous êtes arrivé, monsieur Lebelles.
Tremblant de tout son être, Charles Lebelles parvint à descendre en s'accrochant à la poignée et c'est alors qu'il vit une horde de spectres hideux sortir d'un épais brouillard et marcher vers lui.

F I N

RETOUR

Découvrir tout le Fantastique sur Bopy.net