Joseph écrasait sa casquette entre ses mains et
comme tous
les gens humbles, il gardait les yeux baissés sur ses sabots
crottés. En quelques jours, le ciel avait
déversé des torrents d'eau et
transformé les champs en un immense bourbier
marécageux. Au
prix d'un travail harassant, le paysan était parvenu
à sauver une partie de sa
récolte ; c'est ce qui lui permettait de nourrir sa famille.
Face à lui, l'homme de la
ville commençait à
s'impatienter ; il remonta le col de sa pelisse en renouvelant son
offre.
- C'est un prix raisonnable. Tu ne trouveras pas mieux
ailleurs, tu le sais ?
Bien sûr que Joseph le
savait. Charles Lebelles était le seul
négociant à douze lieues à la ronde ;
le paysan n'avait pas le
choix.
- J'espérais un peu plus, murmura-t-il effrayé de
sa propre audace.
Et il eut une pensée
pour sa femme, et les marmots au ventre creux qui s'accrochaient
à sa
longue jupe de coton noire. A cet âge-là,
ça ne mange pas, ça dévore.
Les sourcils de Charles Lebelles se
froncèrent un peu plus. Il avait assez perdu de temps ; il
fallait conclure sinon il raterait le dernier train et se verrait
obligé de passer
une nuit à
l'hôtel. Le négociant n'aimait pas
donner son argent quand il pouvait le conserver dans sa poche.
Joseph serra un peu plus sa vieille
casquette.
- C'est d'accord, dit-il doucement.
Lebelles sortit un épais
portefeuille en cuir de sa veste. Il compta soigneusement quelques
billets
avant de les tendre à Joseph qui les empocha en silence.
Et les deux hommes se séparèrent.
Le ciel commençait
à s'obscurcir et Charles Lebelles
pressa le pas sur le chemin qui le ramenait à la
ville. L'affaire avait été promptement conclue ;
il avait enlevé la récolte à
un bon prix, un très bon prix même. Lebelles avait
promis un collier en
or à sa femme pour
leur quinzième anniversaire de mariage ; avec le
profit qu'il escomptait obtenir sur la revente,
il pourrait aussi lui offrir les boucles d'oreille.
" Et une nouvelle paire de chaussures pour moi "
maugréa-t-il en
entendant le bruit de ses pas dans les flaques d'eau.
Il avait beau essayé de
les éviter, il n'y parvenait pas toujours. D'ordinaire,
après une vente, le paysan offrait au négociant
de le raccompagner, dans sa charrette, jusqu'en "terre
civilisée".
Mais ce Joseph se débrouillait si mal que son cheval, une
pauvre carne, avait rendu l'âme le jour
précédent.
"Ces gens-là se
complaisent dans
leur misère," songea Charles Lebelles.
Dès qu'il eut
regagné la ville, Fanch profita de la lumière
d'un
bec de gaz pour consulter sa
montre-gousset en vieil argent ; il ne l'aurait pas, c'était
trop
juste, à moins qu'il ne consente à un effort
qui lui ferait économiser quelques sous.
C'est donc en hâtant le pas qu'il atteignit la petite station
de chemin de fer où il
découvrit, avec soulagement, un train à
l'arrêt sur l'unique voie. Un gros panache de
fumée
blanche s'échappait de la cheminée de la
locomotive
et s'éparpillait, poussé par la brise, sur le
toit des
élégantes voitures vert foncé
à liseré jaune. Lebelles entendit le coup de
sifflet annonciateur d'un départ imminent et se
précipita pour sauter dans la dernière voiture.
Il venait
à peine de refermer la portière que le train
s'ébranla.
La main encore sur la poignée, Charles Lebelles s'efforça de reprendre son souffle ; son pauvre cœur était au bord de l'emballement. Il en profita pour compter les rares voyageurs - six au total - tous de passage à en juger par les porte-bagages vides au-dessus de leur tête. Enfin, il gagna une large banquette en bois vernis sur laquelle il prit place. Il avait décroché une vente qui lui rapporterait un beau bénéfice et il n'avait pas manqué son train... La journée s'avérait excellente ! Avec un soupir de satisfaction, il tapota la poche de sa veste, gonflée par le portefeuille, avant de se laisser aller contre le dossier, les yeux à demi fermés.
Dehors, la pleine nuit
était tombée. A une heure
aussi tardive, les braves gens rentraient chez eux et n'en
sortaient plus ; on risquait de se perdre dans les
ténèbres.
Et, sur ces chemins incertains, on
pouvait rencontrer une mauvaise âme.
Les quarante-deux tonnes de la
puissante locomotive à
vapeur tiraient, avec facilité, les trois voitures
à la vitesse
de quarante kilomètres par heure ; Charles Lebelles en
ressentait toutes les vibrations. Dans deux heures vingt environ, il
serait de
retour dans sa belle demeure où l'attendait son
épouse, ses deux enfants et ses
domestiques. Un article d'un quotidien national lui revint en
mémoire : un personnage
éminent, scientifique respecté, avait
attesté que
le corps humain ne pourrait jamais supporter une vitesse
supérieure
à cent kilomètres par heure. A ce stade ultime,
il se
désintégrerait. Cent kilomètres par
heure.
Quelle folie, vraiment !
Pendant que Charles s'absorbait
dans
ses pensées, un voyageur s'approcha et s'installa
à ses côtés.
- Vous avez bien failli le manquer.
Charles tressaillit en entendant
l'inconnu lui adresser la parole.
- Oui. J'ai eu de la chance.
- C'est certain, reprit l'inconnu. Vous auriez
été obligé de dormir en ville et
d'attendre la première correspondance du matin. On dort
toujours mieux sous son
propre toit, et puis, entre nous, ces gens de la ville sont tous des
voleurs.
- Je suis bien de votre avis.
Tout en échangeant ces
quelques banalités, Charles Lebelles apprécia, en
connaisseur, le manteau gris de belle qualité et
l'écharpe de soie qu'on apercevait entre les revers de
laine. Les mains blanches - pas celles d'un paysan - serraient une
canne au pommeau ciselé ; à
l'évidence, l'homme appartenait à un milieu
aisé.
- Vous étiez en ville pour affaires ?
- En effet, répondit prudemment Charles qui n'aimait
guère les indiscrets.
- Vous avez l'allure de quelqu'un qui ne s'en laisse pas compter et je
m'y
connais en homme.
Sans le savoir, l'inconnu avait
touché un point sensible. Vaniteux à en rendre
jaloux un paon, Lebelles se targuait d'être le meilleur
négociant de toute la région.
- Vous êtes un fin observateur, confirma Charles en se
rengorgeant.
- Ce pays a besoin d'hommes de votre qualité
sinon, où irions-nous avec tous ces jeunes gens qui ne
pensent qu'à se divertir ? Notre gouvernement devrait en
prendre conscience et recruter, parmi des hommes tels que vous,
les nouveaux responsables de demain.
Charles décida, tout
à coup, que l'inconnu était d'une grande
courtoisie et que sa conversation lui rendrait le trajet plus
agréable.
Il allait s'empresser d'acquiescer
à ces propos quand un fait attira son attention. Un homme
venait de quitter son siège ; la
démarche avait ceci d'incongru qu'aucun arrêt
n'était prévu avant le terminus.
Le voyageur s'avançant
dans le couloir, Lebelles le dévisagea malgré la
mauvaise lumière que diffusaient les lampes à
pétrole : le cheveu ras, un visage un peu
ratatiné… Charles écarquilla les yeux.
- Yvon ? Ce n'est pas possible, on m'avait juré que tu
étais
mort ?
Le voyageur, ainsi
interpellé, continua sans s'arrêter vers le bout
de la voiture.
- L'une de vos connaissances ? s'étonna l'inconnu au manteau
gris.
Il ne semble guère poli, il ne vous a pas
répondu.
Charles chercha dans ses
souvenirs :
- Ma femme m'a déclaré : "j'ai croisé
cette pauvre
Françoise au marché. Elle portait le deuil de son
mari, Yvon, qui était tombé mort, huit
jours plus tôt, en sortant de
l'église."
- Vous vous êtes peut-être trompé de
personne ?
Charles se retourna pour ne
contempler qu'un couloir vide.
- Où est-il passé ? murmura-t-il,
incrédule. Il n'a pas pu descendre en marche.
- Votre femme n'a peut-être pas dit "Yvon", insista
l'inconnu. Mais Léon ou Raymond, vous aurez mal entendu.
- Oui, c'est sûrement ça, acquiesça
Charles sans paraître le moins du monde convaincu.
L'inconnu reprit la conversation
là où elle s'était interrompue - la
patrie, les hommes de devoir - mais Charles ne l'écoutait
plus
vraiment. Yvon et lui avaient usé leurs fonds de culotte sur
les bancs de l'école communale ; cela faisait pas mal de
souvenirs en commun. L'annonce de cette mort l'avait choqué
; à quarante ans, ce n'était pas un vieillard.
L'inconnu parlait toujours du pays,
ce sujet semblant lui tenir à cœur. Par politesse,
Charles lui répondait par monosyllabes ou d'un signe de
tête. De temps en temps, pour échapper
à cet incessant bavardage, il jetait un coup d'œil
par la vitre mais le train
poursuivait sa route dans l'obscurité la plus totale.
- Il fait nuit, dit brusquement Lebelles.
- Rien de plus normal à une heure aussi avancée,
répondit l'inconnu sans s'offusquer de cette interruption
pourtant grossière.
- Non, c'est faux, insista Fanch. On devrait apercevoir la
lumière du phare de la Crique. J'ai l'habitude de faire ce
trajet, on peut distinguer le phare de très loin,
à des
dizaines de kilomètres à la ronde. C'est le plus
puissant de toute la côte ouest.
- Il sera tombé en panne. Cela
arrive parfois.
- Le gardien intervient sans attendre sinon, imaginez ce qui pourrait
arriver ! Beaucoup de
bateaux croisent dans les parages et la mer est
démontée depuis
plusieurs jours.
- Oui, si un naufrage se produisait la chose serait terrible, assura
l'inconnu, de façon si banale qu'on aurait cru qu'il parlait
de la pluie et du beau temps.
Lebelles eut un haut-le-corps.
- Ce serait un drame épouvantable ! Moi,
monsieur, j'ai vu l'épave d'un thonier ou, du moins, ce
qu'il en restait sur la grève : quelques planches
fracassées, une
voilure en lambeaux et des corps, sans vie, rejetés sur le
sable.
- Les pauvres malheureux ! soupira l'inconnu. Qui peut dire
où
vont leurs âmes ?
Charles ne comprit pas ce
que
l'inconnu sous-entendait à travers ce
propos étrange et il se demanda quoi lui
répondre. Mais, après tout, cette conversation ne
rimait
à rien.
Il tenta d'entrevoir quelque chose
dans l'obscurité, força ses yeux
jusqu'à éprouver une sensation de
brûlure. Qu'était-il arrivé au gardien
du phare ? Un
habitant des villages alentour finirait bien par se rendre compte de
cette défaillance et il donnerait aussitôt
l'alerte. Pourvu qu'il ne soit pas trop tard pour les marins en mer.
Mais déjà le
train s'écartait de la côte pour s'enfoncer dans
les terres, suivant avec aisance la voie étroite du
réseau secondaire. L'inconnu s'était tu. Charles,
éprouvé par sa longue journée,
commençait à s'assoupir quand il
remarqua que le train roulait désormais entre de
véritables murailles
de hautes fougères. Sa propre observation
l'étonna. Comment pouvait-il les distinguer aussi
aisément
?
L'inconnu sembla deviner ses
pensées :
- Il a beaucoup plu le mois dernier, dit-il. Les mauvaises herbes ont
proliféré à une allure
phénoménale.
- C'est inadmissible ! lui rétorqua Lebelles. Le personnel
des
Chemins de fer français devrait se préoccuper de
l'entretien des voies et accôtements.
Il se promit d'en faire la remarque
au chef de gare dès leur arrivée ; le prix du
billet était suffisamment onéreux pour
que les voyageurs bénéficient d'un service
convenable.
Quelques instants plus tard, son
irritation monta d'un cran lorsque les
fougères cédèrent la place
à une infinité de chênes, si proches
que
quelques feuilles s'écrasèrent contre la vitre,
laissant des sillons sales.
L'inconnu n'y prêtait
aucune attention, de même que les autres voyageurs.
Charles Lebelles n'eut pas le moindre doute : il voyageait en
compagnie de rustres sans aucune éducation. Sa femme
refuserait de le croire quand il lui conterait son retour dans de
pareilles conditions.
Il perçut, tout
à coup, un claquement sec
très proche et sursauta :
- Qu'est-ce que c'était ?
- J'ignore de quoi vous parlez ? s'étonna l'inconnu.
- Mais ce bruit ?
- Je n'ai rien entendu, je vous assure.
- Mais si voyons, quelque chose vient de heurter la vitre !
A cet instant, l'incident se
reproduisit et Charles ne put retenir un mouvement de recul en
découvrant une vitre fêlée.
Désormais le train frôlait les arbres et
des branches éraflèrent
les flancs de la voiture, provoquant
d'insupportables crissements.
- Il ne faut pas rester là, je vous en conjure !
conseilla-t-il avec
force à l'inconnu qui, d'un signe de la main, lui indiqua
qu'il ne l'entendait pas
à cause du bruit.
Lebelles chercha du regard les
autres voyageurs qui somnolaient toujours, la
tête penchée sur leur poitrine.
"Tant pis pour ces imbéciles," songea-t-il.
Persuadé que l'accident
était imminent, le négociant abandonna sa place
pour se
réfugier dans le couloir. Une vitre ne tarderait plus
à voler en éclats, les passagers qui ne
s'étaient pas abrités risquaient d'être
blessés par les débris de verre.
Soudain, quelque chose se mit
à cogner avec violence dans le plancher de la voiture.
Baissant
la tête, Charles vit une lézarde
apparaître sous ses pieds, puis une deuxième, puis
une troisième ; elles se mirent à
s'élargir, encore et encore ! La peur au ventre, Charles
réalisa que le
plancher ne résisterait pas longtemps. Le
sol allait s'ouvrir et il serait
précipité sous les roues du train. Il perdit tout
contrôle sur lui-même.
- Au secours ! cria-t-il. A l'aide !
A ses cris, les autres voyageurs
parurent enfin reprendre leurs esprits. Ils quittèrent les
banquettes et s'avancèrent à sa rencontre.
D'abord une femme, suivi d'un
vieillard, et ensuite un homme encore jeune...
- Yvon ! Alors c'était bien toi ?
Une fois encore, Yvon ne
répondit pas, il suivit les autres voyageurs.
Horrifié, Charles
découvrit que la portière du
train était grande ouverte et les voyageurs, l'un
après
l'autre, sautèrent en marche.
- C'est un cauchemar ! Un véritable cauchemar ! se mit-il
à hurler.
- Vous devriez vous calmer, dit alors une voix, et c'est
étrange comme, malgré l'épouvantable
vacarme, elle porta haut et clair.
Charles se
retourna et découvrit que l'inconnu s'était
levé et lui faisait
face. Dans la pénombre, créée par une
lampe éteinte, son visage semblait
décharné, ses orbites vides. Lebelles leva ses
avant-bras devant lui dans un réflexe pour se
protéger tandis qu'il sentait ses jambes ployer sous lui.
Soudain, dans un interminable
grincement, le train ralentit, puis s'immobilisa au centre d'une vaste
étendue de tourbières. Lentement, Charles abaissa
les bras. L'inconnu le regardait, un sourire mauvais sur la bouche. De
la main, il désigna la porte ouverte et invita le
négociant à quitter la voiture.
- Vous êtes arrivé, monsieur Lebelles.
Tremblant de tout son
être, Charles Lebelles parvint à descendre en
s'accrochant à la poignée et c'est alors qu'il
vit une horde de spectres hideux sortir d'un épais
brouillard et marcher vers lui.