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Le jour s'était levé sur un ciel tapissé d'épais nuages dont la teinte
gris tourterelle accentuait la lourdeur. Un vrai ciel de neige. Le
paysage alentour disparaissait sous un matelas de froidure qui
maintenait les lièvres et les renards tapis dans leur terrier, les pies
enfermées au creux de leurs nids tressés sur les plus hautes branches
des arbres.
Au cœur de cette immensité blanchâtre on
apercevait des
chalets d'où s'échappaient de fines colonnes de fumée. Les congères,
modelées par le vent, s'étaient érigées en hautes murailles qui avaient
isolé le hameau.
Un homme se tenait debout derrière une fenêtre à
l'intérieur d'un chalet. Vêtu d'une épaisse chemise de laine qui lui
tenait chaud, d'un pantalon molletonné et les pieds enfoncés dans de
grosses charentaises, il contemplait, maussade, ce paysage dénué de
vie. Rien, pas un brin d'herbe ou une simple feuille morte. Aucun vol
d'oiseau qui colore ce ciel monotone. Et, surtout, aucune silhouette
amie arrivant depuis le fond du jardin pour suivre, en sa compagnie, un
match de football à la télé, avec un pack de bières sous le bras comme
à son habitude.
Une violente bourrasque déferla soudain,
déversant des
milliers de flocons et faisant vaciller les murs du chalet. Surpris,
Léonard s'arc-bouta sur les jambes, cherchant à garder son équilibre
mais la secousse ne dura pas. Rassuré, il se redressa et gratta sa
chemise dont la laine le démangeait.
– Ce n'est pas comme ça que tu
feras disparaître ton gros ventre, lui jeta soudain son épouse qui
descendait de l'étage. Arrête la bière, ce sera plus efficace.
Léonard
répondit par un grognement et sa femme le relança :
– Je croyais que tu
allais travailler ? Tu as de quoi remplir tes journées, il me semble.
Vexé, Léonard lui montra ses paumes de mains couvertes d'ampoules.
–
Cela fait dix jours que je manie la pelle pour dégager la porte
d'entrée, que je monte sur le toit évacuer la neige qui s'accumule
dangereusement, que je déblaie ce fichu chemin pour me rendre chez
l'épicier. A pied, bien sûr ! Comment pourrais-je atteindre le hangar
pour sortir le véhicule ? Et voilà que ma chère épouse n'est pas
satisfaite. Quelle surprise !
Il lui tourna le dos et gagna la cuisine.
Carine le suivit d'un pas décidé et se planta entre lui et le
réfrigérateur, les poings sur les hanches, les joues rougies par la
colère qui montait.
– Il est temps pour toi de te mettre au travail
!
Face à la cuisine, de l'autre côté du couloir, se trouvait le salon.
Une table basse aux pieds torsadés, un moelleux divan et deux fauteuils
décoraient la pièce. De jolis dessins de paysages bucoliques égayaient
les murs et
fleuraient bon le printemps.
Sur le tapis deux enfants, fille et
garçon, étaient agenouillés devant un magnifique sapin ; ils ouvraient
des boîtes en carton et en sortaient des boules colorées, des nœuds de
velours, des angelots aux ailes argentées qu'ils étalaient autour d'eux.
– Dis, Julien, où est l'étoile dorée ? Elle
devrait être là et je ne la vois pas.
– Dans la boîte de guirlandes, Elsa. Juste
derrière toi.
La fillette regarda par-dessus son épaule et
aperçut une boîte bleue dont elle se saisit. Avec précaution, elle en
retira une étoile finement ciselée qu'elle serra contre son cœur dans
un geste enfantin.
– On devrait ajouter une dînette en plastique
sur notre liste de cadeaux, suggéra son frère. Ce serait une bonne idée.
– J'ai déjà eu une dînette l'an dernier, Julien.
Tu as oublié ?
– C'est pas pour toi, répondit son frère qui lui
fit signe de tendre l'oreille.
Elsa perçut un bruit de vaisselle cassée puis
les hurlements aigus de sa mère. Elle acquiesça.
– Je suis d'accord pour la dînette. Depuis hier,
maman a cassé quatre assiettes.
Une exclamation étouffée leur parvint mêlée à un
bris de porcelaine sur le carrelage de la cuisine.
Julien fit la grimace.
– Et de cinq ! Les parents se disputent encore.
Il y eut un court silence, puis la porte
d'entrée claqua violemment.
Les enfants déroulèrent les guirlandes et les
disposèrent sur les branches du sapin en les croisant. Elsa s'empara
ensuite des boules rouges et Julien des jaunes qu'ils alternèrent
joliment.
Un instant plus tard, leur mère vint se joindre
à eux. Alors
qu'elle entrait dans le salon, une forte vibration parcourut le chalet,
faisant cliqueter le lustre et frissonner le sapin. Les enfants
cherchèrent le regard de leur mère qui les rassura d'un sourire.
Le
calme revenu, elle leur tendit les derniers angelots à accrocher et
admira l'arbre qui revêtait désormais sa parure de fête.
– Vous avez réussi un chef d’œuvre, les enfants.
Je vous laisse pour aller préparer vos chambres, il sera bientôt
l'heure de vous coucher.
Elle récupéra un cache-col qui traînait sur un
fauteuil, se dirigea vers le couloir et monta l'escalier.
La nuit était tombée et aucune étoile n'était visible dans le ciel
ennuagé. Engoncé dans son anorak, un bonnet vissé sur la tête, Léonard
s'éloignait de sa maison à grandes enjambées et chacun de ses pas, dans
la neige, renvoyait un son feutré à ses oreilles. Blessé par les
reproches de sa femme il marchait en ruminant sa rancœur.
Ce temps pourri allait-il enfin s'arrêter ?
Pourtant sous ses yeux s'étalait un paysage digne d'un tableau de Monet
; seule manquait la pie sur la clôture. Mais, avec sa pelle à la main,
Léonard ne se sentait pas l'âme romantique. Alentour, il n'apercevait
aucun autre chalet, il n'apercevait rien en fait ; c'était le pôle
Nord, glacé, désertique.
– Heureusement, il n'y a pas d'ours blanc à
l'horizon ! maugréa-t-il.
Maniant une large pelle il s'attaqua à l'amas de
neige qui obstruait les portes de l'étable et n'eut pas trop de
difficulté à en venir à bout. Une fois à l'intérieur, il échangea la
pelle contre la fourche et charria des bottes de paille pour renouveler
la litière de ses bêtes. Il les trouva nerveuses ; enfermées depuis
trop longtemps, elles manquaient d'exercice, et n'avaient guère
d'appétit s'il en jugeait par le fourrage inutilisé.
Après avoir fini de remplir les abreuvoirs d'eau
fraîche Léonard hésita mais, à l'idée d'affronter une nouvelle fois sa
femme, il baissa les bras. Elle ne s'étonnerait pas qu'il dorme auprès
de ses bêtes. Avec son
anorak et une épaisseur de paille comme couverture, il n'aurait pas
froid.
Demain, ce serait le réveillon de Noël. Parents
et enfants se réuniraient autour d'un copieux repas de fête avant
d'ouvrir les cadeaux déposés au pied du sapin.
Sans moi, songea Léonard
avec amertume. Comme les années précédentes.
Il s'endormit sitôt les yeux fermés. La nuit
s'écoula, paisible.
Au réveil, il jeta un coup d’œil hors de l'étable et eut le plaisir de
découvrir un ciel dégagé. Il donna, à nouveau, des soins à ses bêtes,
les réconforta d'une caresse sur le chanfrein en les nommant chacune
par leur petit nom. Enfin il reprit le sentier qui remontait jusqu'au
chalet.
Quand il entra, une agréable odeur de pain
grillé émanait de la
cuisine.
– Papa ! Ce soir, c'est Noël ! s'écria Julien en
le voyant. Puis il fit de grands gestes les bras en l'air :
Ouais, c'est super !
Elsa pouffa de rire en le voyant si joyeux.
– Tu es content parce que le père Noël déposera
des cadeaux dans tes souliers. Par contre la crèche et le petit Jésus,
tu t'en fiches. Monsieur le curé ne serait pas content s'il savait ça.
Son frère lui tira la langue.
– Les jouets, c'est le père Noël qui les donne
et ça ne regarde pas le curé. Ni ma chipie de sœur !
Elsa lui lança un regard furieux.
– J'espère que le père Noël te donnera un
martinet et que tu n'auras pas de jouet à Noël.
Julien empoigna une tartine nappée d'une épaisse
couche de confiture de fraise et la lança à la figure de sa sœur qui
hurla :
– Maman ! Julien m'a défigurée.
Tout en grondant son fils, Carine ramassa la
tartine sur le sol puis essuya la joue d'Elsa qui pleurnicha :
– Je dirai tout au curé et il te punira.
Léonard avait suivi avec indifférence cette
saynète de la vie quotidienne. Debout à côté de la cafetière, il avala
un grand bol de café avant de dévorer du fromage glissé entre deux
tranches de pain de mie.
Ignorant les enfants qui poursuivaient leur
fâcherie, il repartit vers la porte d'entrée et attrapa son anorak.
Carine le suivit.
– Voyons Léonard, tu devrais te comporter en
adulte à ton âge, tu ne crois pas ?
– Fiche-moi la paix !
Léonard sortit, faisant claquer la porte
derrière lui.
– Quelle tête de mule ! songea Carine. Jamais je
ne parviendrai à le changer.
C'est à cet instant qu'elle remarqua les traces
de neige et de boue mêlées imprimées, par de larges bottes, sur le
carrelage de l'entrée. Elle s'apprêtait à en maudire le responsable
lorsque la voix d'Elsa retentit depuis la cuisine.
– Maman ! Julien veut me faire avaler la
cuillère !
Léonard contourna l'étable et pénétra dans le hangar qui lui était
accolé. Dix minutes plus tard, un adolescent, blondinet et d'aspect
fluet, le rejoignit.
– S'lut Léon ! Ça biche ?
Au premier coup d'œil jeté à Léonard, il comprit
que « Non, ça n'allait pas ! »
– Tu n'as pas l'air en forme. Euh... Je t'ai vu
entrer, je te guettais par la lucarne de ma piaule. Quel temps pourri,
hein ?
Léonard secoua la tête et releva les bras avant
de les laisser retomber. Ses mains claquèrent sur ses cuisses.
– Je n'ai pas envie de travailler, lâcha-t-il
d'un ton las. Tu devrais comprendre ça, Timmy ?
– Ben non. Enfin, Léonard, on n'est pas les
seuls à bosser durant les fêtes de fin d'année. Par exemple, il y a les
conducteurs de train, les infirmières...(il soupira) J'adore les jolies
infirmières. Ah oui, j'ai failli
oublier les pâtissiers. Eux aussi travaillent. Y a pas pire journée
pour les pâtissiers occupés à bûcher depuis l'aube. Pour le repos ils
sont chocolats.
Satisfait de sa petite plaisanterie, Timmy
éclata d'un rire niais qui s'étrangla dans sa gorge devant le visage
fermé de Léonard. Ennuyé, Timmy tenta de se rattraper :
– Voyons Léonard, tu peux prendre deux semaines
de
repos après les fêtes. Balance les gosses à ta belle-mère et envole-toi
avec ta femme pour Tahiti. Quinze jours sur une plage, à l'ombre des
palmiers, c'est le paradis.
Léonard parut ne pas avoir entendu. Il
s'approcha d'un établi en bois et s'absorba dans le choix des outils.
Timmy profita de ce moment d'inattention pour scruter un véhicule garé
à proximité et recouvert d'un épais voile de poussière.
Il devrait le fourguer aux Puces, il en
tirerait un joli paquet de billets. Peut-être même qu'un musée, pas
trop regardant, collerait cette vieillerie entre une Traction et une
Frégate. Histoire de montrer aux gens dans quelles antiquités on se
déplaçait il y a très, très longtemps de cela.
Timmy hésita. Ses copains devaient déjà
l'attendre ; ils lui avaient promis une virée d'enfer ! Mais ce pauvre
Léonard lui faisait de la peine.
– Tu veux que je te file un coup de main ?
Franchement, Léonard, pourquoi tu ne troques pas ce vieil engin contre
un utilitaire moderne qui nécessiterait moins d'entretien ?
– Et pourquoi pas un ordinateur pour faire ma déclaration d'impôts sur
le Net ? gronda Léonard.
Timmy leva une main dans un geste d'apaisement.
– Okay patron ! Je t'aide à réparer ta vieille
caisse. Où est le blème ?
– J'ai remplacé une des suspensions qui avait
lâché. Après j'ai vérifié que tout allait bien mais j'ai l'impression
que ça tire à gauche dans les descentes. Je n'ai pas le droit à la
panne, ce soir, sinon tu imagines la tête de mes clients ?
– Non, je préfère pas.
Timmy se défit de sa doudoune et, tout en
retroussant les manches de son pull-over, il se dit que Léonard
devenait trop vieux.
Toujours le même boulot, la même voiture et,
mince j'allais l'oublier celle-là, la même femme. Pépère Léonard
pleurniche parce qu'il voudrait passer son réveillon de Noël chez lui,
avec sa petite famille. C'est à vous dégoûter de vieillir.
Il leva la tête et vit Léonard qui lui tendait
un tournevis.
– Okay chef ! Au boulot.
Léonard et Timmy passèrent la matinée à
travailler. Les heures s'écoulèrent, rythmées par le cliquetis des
outils, les jurons de Léonard et les secousses qui, parfois,
ébranlaient le hangar et interrompaient brièvement leur activité. Les
deux hommes firent une pause à l'heure du déjeuner et Timmy rapporta
des sandwichs confectionnés avec ce qui traînait dans son réfrigérateur
; c'est-à-dire pas grand-chose. Et tant pis si son estomac criait
encore famine ; ce soir, il réveillonnait chez les copains et pourrait
se gaver de dinde et de foie gras.
L'après-midi était bien avancée quand les deux
hommes arrêtèrent enfin de travailler. Timmy s'essuya le front avec
son chiffon couvert de graisse et fit le tour du véhicule, l'air
admiratif.
– Tu as raison de le bichonner. Franchement, on
dirait qu'il vient de sortir d'une chaîne de montage.
A ces mots, Léonard éclata d'un rire sonore qui
secoua son gros ventre au-dessus de sa large ceinture. Quand il eut
retrouvé son calme, il mit une tape amicale sur l'épaule du jeune homme.
– Rentre chez toi, Timmy. Pour moi l'heure
approche. Je vais aller voir mes bêtes et ensuite je me préparerai.
– Bon courage, Léonard. Ce soir, je penserai à
toi.
Au cours de l'après-midi, Carine alla chercher, au grenier, un précieux
coffret rangé sur une étagère et le confia aux enfants qui
attendaient dans le salon.
Elsa et Julien soulevèrent le couvercle et contemplèrent les
merveilles. Avec des gestes délicats, les enfants sortirent chaque
santon de sa niche de velours, rajustèrent son vêtement, puis le
déposèrent dans la paille de la crèche. Ils placèrent Marie et Joseph
de part et d'autre de la mangeoire vide.
– Je ne déposerai l'enfant Jésus qu'à minuit,
expliqua la fillette à son frère.
– Comme tu veux, Elsa. Moi, j'installe les rois
Mages. Voici Gaspard qui sera à côté de Marie et je te donne Melchior
que tu vas mettre...
– Ici, dit Elsa en installant le roi noir auprès
de Joseph. Qu'il est beau dans son habit de soie blanche !
– Et enfin Balthazar que je place...
Julien hésita. Ses mains d'enfant tenaient, à la
manière d'un trésor, un roi portant un long vêtement de lin vert et or.
Sa tête était couverte d'un turban orné de pierres scintillantes.
– Là ! dit sa sœur en lui indiquant un vague
emplacement entre l'âne et le bœuf.
Julien parut outré.
– Tu mets mon santon préféré sur le dos de l'âne
! Tu devrais savoir, jeune ignare, que le roi Balthazar ne se déplaçait
qu'entouré de dizaines de serviteurs et d'une horde de chameaux portant
des harnais brodés de fil d'or.
Elsa adressa un sourire moqueur à son frère et,
du bout du doigt, lui montra le bœuf.
– Son dos est assez large pour porter ton grand
roi et tous ses serviteurs.
Carine était en train de rédiger du courrier
lorsqu'elle entendit un cri :
– Maman ! Julien veut me faire avaler un bœuf !
Le ciel s'assombrissait lentement et la Lune apparut de plus en plus
lumineuse.
Depuis plusieurs minutes, Carine guettait à la
fenêtre,
épiant le moindre mouvement dans cette morne blancheur ; enfin elle
perçut une certaine agitation.
Elle appela aussitôt ses enfants qui
accoururent.
– Elsa ! Julien ! Venez vite, papa va partir
travailler.
Carine écarta le voilage, dégageant une large vue sur le jardin où se
trouvaient réunies les bêtes sorties de l'étable.
– Regardez, les
enfants, le voilà enfin !
Et dans la nuit étoilée, un superbe traîneau,
tiré par douze rennes vigoureux, décolla devant l'étable et s'envola à
travers le ciel. Les enfants aperçurent Léonard, portant son bel habit
rouge de père Noël, et dirigeant le traîneau chargé de milliers de
cadeaux.
A cet instant, la neige se remit à tomber en
abondance et le
chalet vacilla à nouveau. Serrant ses enfants contre elle, Carine eut
une moue désolée :
– Ça ne s'arrêtera donc jamais. Quel Noël !
– Kevin, arrête de secouer cette chose ! Je me demande quelle idée a
traversé l'esprit de ta grand-mère quand elle t'a rapporté ce souvenir.
Termine plutôt tes devoirs !
Kevin contempla la boule en plastique
transparent qu'il tenait entre ses mains. Au centre, on distinguait des
miniatures représentant un chalet, deux sapins verts et le père Noël
sur son traîneau.
Sa grand-mère venait de rentrer d'un « super
week-end
» en Finlande avec ses copines et elle avait rapporté des cadeaux pour
chaque membre de la famille.
Des vacances au pays du père Noël à son âge !
pensa le jeune garçon. Vivement que j'ai quatre-vingts ans.
Il secoua à nouveau la boule pleine d'eau et de
neige artificielle tandis qu'un sourire heureux s'étalait sur son
visage.
Et la neige se remit à tomber sur le chalet.
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