|
|
Quelque part aux portes de la Provence, il
existe une petite ville répondant au joli nom d'un fruit. Si vous vous
glissez au hasard des rues, pas très loin de l'antique théâtre romain,
vous la découvrirez avec sa façade beige orangée et sa minuscule
vitrine. Vous ne pouvez pas la manquer : c'est " la boutique au coin de
la rue ".
Pendant la nuit, alors que les gens dorment,
les livres descendent des étagères, leurs pages s'entrouvrent et les
histoires s'échappent pour prendre vie. Approchez-vous sur la pointe
des pieds et tendez l'oreille. Vous entendez ces chuchotements ? Ce
sont les mots qui racontent...
Les gens se pressaient et se bousculaient
dans les rues commerçantes du centre-ville en ce samedi après-midi. Il
faut dire que le printemps s'était mis de la partie et qu'il avait
sorti son plus beau ciel bleu, sans le moindre nuage, mais rempli d'un
soleil éclatant.
Qu'il était bon de flâner en ce début de saison !
La température était si douce qu'elle agissait sur le moral des
promeneurs et c'est ainsi que, le nez au vent, le sourire aux lèvres et
l'esprit vagabond, on les voyait craquer, tour à tour, l'un pour un
chemisier printanier, l'autre pour un pantalon de coton léger ou encore
une paire de mocassins neufs.
Et puis, les vitrines des magasins étaient si
colorées, si attrayantes qu'elles vous donnaient toutes envie de vider
votre porte-monnaie sans que vous en éprouviez le moindre remord.
Enfin, presque toutes.
Entre une cordonnerie, qui sentait bon le cuir,
et une boulangerie, qui regorgeait de brioches et de chaussons aux
pommes, se trouvait une petite boutique - l'une des plus anciennes de
la ville - dont la façade en bois peint était d'un ravissant vert
pistache. Son fronton était surmonté d'une grande enseigne sur laquelle
était inscrite en belles lettres blanches les mots " Aux trois lutins
".
Il était surprenant que personne ne s'arrête
devant cette vitrine car on y vendait des jouets, et pas n'importe
lesquels. C'étaient de véritables petites merveilles fabriquées par un
artisan qui les taillait, de ses mains, dans des bûches de bois et les
peignait ensuite avec amour.
Bien sûr, de temps en temps, il arrivait que
quelqu'un jette un coup d'oeil aux jouets exposés mais après quelques
instants, au lieu de pousser la porte et de faire tinter la clochette
qui annonçait qu'un client venait d'entrer, il poursuivait son chemin.
Le propriétaire des "Trois Lutins" était un très
vieux monsieur prénommé Basile ; il avait des joues rondes comme des
pommes, une moustache aussi blanche que ses cheveux et des yeux bleus
comme la mer qui donnaient à son visage un air bonhomme.
A chaque fois qu'il avait terminé un nouveau
jouet, il le contemplait, les yeux humides ; parfois même il le serrait
contre son coeur tandis qu'un sourire heureux s'étalait sur sa bouche.
Ensuite il allait le déposer, avec mille
précautions, dans la vitrine après lui avoir ménagé une petite place au
milieu de tous les autres. Alors, sans s'attarder davantage, il
repartait chercher une autre bûche, quelques petits pots de peinture
et, courbant son pauvre dos voûté sur l'établi, il recommençait à
tailler, à évider, à poncer.
Basile était amoureux de son beau métier et cela
se voyait.
C'est ainsi qu'un matin, Tobi le chien de bois
se retrouva entre Bella la poupée et Hugo le soldat. Le jouet était à
peine sec - il sentait encore la peinture fraîche - mais il avait fière
allure avec ses quatre pattes et sa longue queue, sa belle tête et ses
longues oreilles pendantes, sa grosse truffe au bout de son museau et
ses taches étalées sur son dos. Il faut préciser que Tobi n'était pas
n'importe quel chien. C'était un dalmatien.
Dès huit heures, Basile alluma les lumières de
la boutique, ce qui signifiait qu'elle était désormais ouverte, puis il
se remit au travail. Les sourcils froncés par l'effort, Basile reprit
sa besogne ;
il venait de tailler une locomotive à laquelle il manquait encore les
trois wagons. Il lui faudrait encore plusieurs jours de persévérance
avant d'avoir terminé.
A l'instant où il réalisa qu'il était exposé
dans la vitrine, Tobi le chien se redressa et ouvrit grands les yeux.
Il se mit à observer les passants, guettant le papa ou la grand-mère
qui allait venir le choisir, lui parmi tous les autres, afin de
l'offrir à un petit enfant. Car tout le monde sait bien que les jouets
sont faits pour devenir les amis fidèles des enfants.
Et puis, Tobi avait un rêve un peu fou : il ne
voulait ni une place dans le coffre à jouets, ni même un bout de
couette sur le lit. Non. Ce qu'il souhaitait très fort, c'était
s'endormir entre les bras d'un enfant qui lui dirait doucement "Bonsoir
Tobi " et poserait un gros baiser sonore sur sa truffe avant de fermer
les yeux, rassuré d'être deux la tête sur l'oreiller.
Hélas, les jours passèrent sans que son voeu se
réalise. Personne n'entrait dans la boutique et Tobi commença à
s'impatienter. Les heures lui paraissaient de plus en plus longues, un
peu comme si les aiguilles de la pendule murale s'arrêtaient parfois
pour bavarder entre elles.
Un jour, perdant toute patience, Tobi se mit à
soupirer à haute voix :
- Comme je me languis de quitter cette vitrine pour aller m'amuser dans
une chambre pleine de jouets et entendre les éclats de rire d'un enfant
heureux.
Bella la poupée, qui était demeurée silencieuse
jusqu'à cet instant, eut un haussement d'épaules :
- Ce n'est qu'un rêve, mon pauvre ami, et tu ferais mieux de l'oublier.
Jamais tu ne sortiras d'ici.
- Oh ! fit Tobi tout étonné. Tu es capable de parler ?
- Bien sûr qu'elle le peut, répondit Hugo le soldat. Moi aussi. Tous
les jouets prennent vie lorsque les humains ne les voient pas.
- Pourquoi dites-vous que je ne quitterai pas cette vitrine ? demanda
Tobi. Je suis persuadé qu'un gentil grand-père va venir m'acheter.
Basile m'emballera dans un papier brillant, fermé par un gros ruban, et
le grand-père m'emportera dans ses bras.
Bella écouta les protestations du jouet puis
elle poussa un soupir. Elle remit soigneusement en ordre les plis de sa
jolie robe de dentelle rose et blanche, et se tourna vers Tobi.
- Tu es un chien, dit-elle, mais ta tête est plus dure que celle d'un
âne. Regarde-moi dans les yeux et dis-moi quelle est leur couleur ?
Tobi trouva que c'était une bien étrange
question mais il répondit car la poupée n'avait pas très bon caractère.
- Orange, répondit l'animal en bois.
- Et mes joues ? demanda encore Bella.
- Euh... grises.
Hugo le soldat tapa, plusieurs fois, dans ses
mains pour attirer l'attention du chien puis il lui montra son bel
uniforme avec des galons sur les épaules :
- A mon tour, dit-il. Ma veste est...
- Rose, répondit Tobi qui ne voyait toujours pas où les deux jouets
voulaient en venir.
- Et mon pantalon ?
- Violet, c'est évident. Mais pourquoi me poser toutes ces questions ?
Je ne veux plus jouer avec vous à ce jeu stupide.
Le soldat se prit la tête entre les mains en
signe de désespoir :
- La poupée a raison quand elle dit que tu es borné comme un mulet.
Crois-tu vraiment que les petits garçons qui veulent jouer avec des
soldats les choisissent revêtus d'un uniforme rose et violet ? Est-ce
que les petites filles aiment les poupées aux joues grises ?
Tobi fut soudain saisi d'une grande frayeur ;
les propos du soldat venaient, enfin, d'atteindre son cerveau de bois.
Le coeur rempli d'inquiétude, le chien baissa la tête et regarda ses
pattes, puis sa queue. C'était affreux !
- Je suis un dalmatien blanc à pois rouges, se mit-il à gémir. Personne
ne voudra de moi.
- Enfin, tu as fini par
comprendre, fit le soldat. Notre marchand se fait vieux, et il a tant
usé ses yeux à peindre des jouets par milliers que pour lui, désormais,
toutes les couleurs se ressemblent.
Les yeux orangés de la poupée se remplirent de
larmes.
- Les semaines s'ajouteront les unes aux autres et nous finirons par
disparaître, sous une couche de poussière, se lamenta-t-elle. Allons,
il nous faut abandonner tout espoir d'être bercé par les bras d'un
enfant.
Il y eut un long silence entrecoupé de gros
soupirs pendant lequel Tobi se mit à réfléchir. Depuis qu'il avait été
déposé dans la vitrine, le chien avait passé le plus clair de son temps
à surveiller la rue, dans l'attente d'un acheteur. Et, jamais encore,
il ne s'était retourné pour observer les autres jouets, rangés avec
soin, sur les étagères de la boutique. C'est ainsi que Tobi découvrit,
avec effroi, d'étranges choses grisâtres à peine reconnaissables. Ces
malheureux avaient été oubliés là depuis belle lurette !
Le chien avait beau être en bois, il sentit son
poil se dresser sur son dos. La peur réveilla son cerveau : il devait y
avoir une solution mais laquelle ?
Tout à coup, Tobi fit un bond sur ses quatre
pattes et aboya joyeusement :
- J'ai trouvé ! j'ai trouvé !
- Mais qu'as-tu donc trouvé ? s'étonna Hugo le soldat.
- Il a besoin de lunettes ! s'exclama le chien. C'est évident.
- Comment ? ! bafouilla le soldat qui ne comprenait pas?
Mais Bella la poupée fut enthousiasmée :
- Tu veux dire que si Basile portait des lunettes, tout pourrait
s'arranger ?
- Puisque ses yeux sont usés, dit le chien. Il suffit de les remplacer.
Quand le marchand distinguera à nouveau les couleurs, il se dépêchera
de réparer ses erreurs.
- Mais comment faire ? s'écria Hugo. Puisque nous ne pouvons pas lui
parler.
Le soldat disait la vérité. Si les jouets
pouvaient communiquer entre eux, il leur était impossible de faire la
même chose avec les humains.
Le chien réfléchit en fronçant les sourcils, et
c'est difficile quand on est en bois.
- Cette nuit, nous laisserons notre vitrine pour nous rendre jusqu'au
grand magasin situé au coin de la rue.
Bella eut un petit frisson qui fit trembler ses
boucles d'or en acrylique :
- Tu veux que nous allions nous promener seuls dans les rues désertes ?
- Oui, fit le chien. Nous n'avons pas le choix, notre vie en dépend.
Hugo était un soldat, aussi devait-il se montrer
courageux, mais à l'idée de vivre une pareille aventure, il ne pouvait
empêcher ses genoux de s'entrechoquer :
- Est-ce vraiment indispensable ? demanda-t-il.
- Oui, répondit Tobi. Et n'oubliez pas, mes amis ! Grâce à nos efforts,
de nombreux enfants seront bientôt heureux.
La journée était belle et le soleil pas vraiment
pressé de se coucher, aussi l'attente fut-elle longue pour les jouets.
Tobi en profita pour peaufiner son plan, tandis
qu'Hugo ne cessait de se répéter "qu'il était un soldat courageux,
oui-oui, très courageux" mais il avait du mal à s'en persuader. Quant à
Bella, elle se demandait si sa robe de dentelle ne risquait pas de se
chiffonner au cours de cette folle équipée. Car elle était très
coquette.
Enfin, le ciel s'obscurcit et les étoiles
apparurent, entourant une belle lune toute ronde. Basile éteignit les
lumières et il partit se coucher dans sa petite chambre, sous les
toits.
Sans plus attendre, le chien donna le signal du
départ.
- C'est à toi de jouer, Hugo ! s'écria Tobi et il sauta hors de la
vitrine.
Le soldat grimpa sur la tête du chien pour
atteindre la poignée de la porte qu'il ouvrit. Puis il s'assit avec
Bella sur le dos de Tobi en s'accrochant à ses longues oreilles pour ne
pas risquer de tomber, et ils quittèrent, tous les trois, la boutique.
La rue était vraiment un monde inhabituel pour
les jouets ; l'endroit était désert et la lune éclairait les façades
des maisons d'étranges lueurs blafardes. Brrrr ! Il y avait de quoi
impressionner les jouets les plus courageux.
Mais Tobi n'avait pas l'intention de reculer. Il
se dirigea vers le coin de la rue et ses pas faisaient une drôle de
musique "Tap-tap-tap" sur les pavés.
Chemin faisant, les jouets aperçurent un chat de
gouttière qui cherchait de quoi manger dans une poubelle ; l'animal
miaula méchamment en les apercevant.
Plus loin, ils croisèrent une famille de souris
: le père, la mère et les quinze souriceaux.
Enfin, nos trois amis s'arrêtèrent devant un
magasin dont l'enseigne portait le mot "Opticien".
- Nous y sommes ! dit le soldat.
Il se glissa par la fente de la boîte aux
lettres et se hâta de faire tourner la clé dans la serrure, pour que
Bella et Tobi puissent entrer à leur tour.
L'endroit manquait vraiment de gaieté ; il n'y
avait que de grands murs blancs couverts d'étagères remplies de
dizaines de paires de lunettes.
- C'est trop triste, dit Hugo en tournant la tête de tous côtés. J'ai
hâte de regagner notre jolie boutique. Qu'en dis-tu Bella ?
Mais la poupée était horrifiée. Elle venait de
réaliser que les lunettes exposées étaient dépourvues de verres.
- Quand je pense que nous avons risqué notre vie pour rien, protesta
Hugo. Il ne nous reste plus qu'à repartir en espérant ne pas croiser
d'autres monstres prêts à nous dévorer.
Hugo exagérait un peu, car jamais le chat, ni
les souris, n'auraient mangé de jouets en bois.
Mais Tobi ne l'entendait pas ainsi :
- Il n'est pas question de repartir les mains vides ! protesta-t-il.
Ouvrons les tiroirs, regardons sous les meubles, fouillons dans les
boîtes et dans les cartons !
Et c'est ainsi que durant de longues minutes on
n'entendit plus que des "Clic-clic", des "Shrak" et des "Frooo".
Et cet étrange remue-ménage dura jusqu'à ce que :
- Les voilà ! s'écria Bella en agitant les bras.
Hugo et Tobi se précipitèrent vers la poupée qui
tenaient entre ses mains plusieurs paires de lunettes : des bleues, des
vertes et des rouges.
- Il ne faut pas se tromper en les choisissant, dit Bella. Nous devons
être certains qu'elles permettront à Basile de distinguer les couleurs.
Hugo va les essayer.
- Pourquoi moi ? demanda le soldat qui n'était vraiment pas très
courageux.
La poupée haussa les épaules ; elle aimait
beaucoup faire cela car cela agitait joliment la dentelle de sa robe.
- On n'a jamais vu un chien porter des lunettes, répondit-elle au
soldat. Et moi je ne veux pas décoiffer mes boucles.
Elle tendit les rouges à Hugo qui regarda à
travers l'un des verres.
- Oooh ! fit-il en ouvrant des yeux étonnés. Comme c'est amusant. Vous
êtes plus petits que des fourmis.
- Surtout pas celles-là ! protesta Tobi.
La poupée brandit alors les bleues :
- Pourvu que ça marche ! dit-elle.
Et elle avait raison de s'inquiéter car, dehors,
les premières lueurs annonçaient déjà l'aube.
Hugo mit son nez contre les lunettes et un large
sourire s'étala sur son visage.
- Vous êtes grands comme des géants.
- C'est merveilleux ! s'écrièrent ensemble le chien et la poupée.
Ils se hâtèrent de remettre un peu d'ordre dans
le magasin, puis Hugo et la poupée remontèrent sur le dos du chien et
ils reprirent le chemin de la boutique. Déjà le ciel se teintait de
rouge et de jaune, signe que le soleil commençait à s'étirer dans son
lit de nuages.
Le lendemain matin, Basile découvrit la paire de lunettes posée sur son
établi. Il s'interrogea bien un peu sur ce cadeau tombé du ciel puis il
les posa sur son nez.
Il poussa alors un cri de joie en voyant que son
dernier jouet était si parfaitement taillé qu'on l'aurait cru vivant,
mais son cri se finit bientôt en lamentation :
- Je n'en crois pas mes pauvres yeux, s'écria-t-il. Cette coccinelle
est bleue ! Et ce dalmatien dans la vitrine, les taches sur son dos
sont rouges ! Vite, je dois réparer cela sans plus attendre.
Aussitôt, Basile s'empara de ses pots de
peinture et d'une poignée de pinceaux, et il commença à repeindre, un à
un, tous ses jouets. Oh, bien sûr, cela lui prit du temps mais le vieil
artisan avait une patience infinie.
A votre avis, que croyez-vous qu'il arriva les
jours suivants ?
Les clients se bousculèrent pour acheter les
jouets de la vitrine, et aussi ceux qui s'ennuyaient sur les étagères
car Basile les avait repeints, également.
Et les gens expliquèrent à Basile que, jamais,
non jamais, ils n'avaient vu un tel air de bonheur dessiné sur le
visage des poupées et des soldats. Même les chiens de bois semblaient
sourire.
Et c'est ainsi que grâce à Bella, Hugo et Tobi,
et aussi à une simple paire de lunettes, le vieux Basile fit des jouets
qui rendent encore heureux, aujourd'hui, de nombreux enfants.
Découvrir tous les contes sur Bopy.net