Claude Jego
la boutique du coin de la rue

Quelque part aux portes de la Provence, il existe une petite ville répondant au joli nom d'un fruit. Si vous vous glissez au hasard des rues, pas très loin de l'antique théâtre romain, vous la découvrirez avec sa façade beige orangée et sa minuscule vitrine. Vous ne pouvez pas la manquer : c'est " la boutique au coin de la rue ".
Pendant la nuit, alors que les gens dorment, les livres descendent des étagères, leurs pages s'entrouvrent et les histoires s'échappent pour prendre vie. Approchez-vous sur la pointe des pieds et tendez l'oreille. Vous entendez ces chuchotements ? Ce sont les mots qui racontent...

* * * * *

La vitrine de Basile

Les gens se pressaient et se bousculaient dans les rues commerçantes du centre-ville en ce samedi après-midi. Il faut dire que le printemps s'était mis de la partie et qu'il avait sorti son plus beau ciel bleu, sans le moindre nuage, mais rempli d'un soleil éclatant.
Qu'il était bon de flâner en ce début de saison ! La température était si douce qu'elle agissait sur le moral des promeneurs et c'est ainsi que, le nez au vent, le sourire aux lèvres et l'esprit vagabond, on les voyait craquer, tour à tour, l'un pour un chemisier printanier, l'autre pour un pantalon de coton léger ou encore une paire de mocassins neufs.
Et puis, les vitrines des magasins étaient si colorées, si attrayantes qu'elles vous donnaient toutes envie de vider votre porte-monnaie sans que vous en éprouviez le moindre remord. Enfin, presque toutes.
Entre une cordonnerie, qui sentait bon le cuir, et une boulangerie, qui regorgeait de brioches et de chaussons aux pommes, se trouvait une petite boutique - l'une des plus anciennes de la ville - dont la façade en bois peint était d'un ravissant vert pistache. Son fronton était surmonté d'une grande enseigne sur laquelle était inscrite en belles lettres blanches les mots " Aux trois lutins ".
Il était surprenant que personne ne s'arrête devant cette vitrine car on y vendait des jouets, et pas n'importe lesquels. C'étaient de véritables petites merveilles fabriquées par un artisan qui les taillait, de ses mains, dans des bûches de bois et les peignait ensuite avec amour.
Bien sûr, de temps en temps, il arrivait que quelqu'un jette un coup d'oeil aux jouets exposés mais après quelques instants, au lieu de pousser la porte et de faire tinter la clochette qui annonçait qu'un client venait d'entrer, il poursuivait son chemin.
Le propriétaire des "Trois Lutins" était un très vieux monsieur prénommé Basile ; il avait des joues rondes comme des pommes, une moustache aussi blanche que ses cheveux et des yeux bleus comme la mer qui donnaient à son visage un air bonhomme.
A chaque fois qu'il avait terminé un nouveau jouet, il le contemplait, les yeux humides ; parfois même il le serrait contre son coeur tandis qu'un sourire heureux s'étalait sur sa bouche.
Ensuite il allait le déposer, avec mille précautions, dans la vitrine après lui avoir ménagé une petite place au milieu de tous les autres. Alors, sans s'attarder davantage, il repartait chercher une autre bûche, quelques petits pots de peinture et, courbant son pauvre dos voûté sur l'établi, il recommençait à tailler, à évider, à poncer.
Basile était amoureux de son beau métier et cela se voyait.
C'est ainsi qu'un matin, Tobi le chien de bois se retrouva entre Bella la poupée et Hugo le soldat. Le jouet était à peine sec - il sentait encore la peinture fraîche - mais il avait fière allure avec ses quatre pattes et sa longue queue, sa belle tête et ses longues oreilles pendantes, sa grosse truffe au bout de son museau et ses taches étalées sur son dos. Il faut préciser que Tobi n'était pas n'importe quel chien. C'était un dalmatien.
Dès huit heures, Basile alluma les lumières de la boutique, ce qui signifiait qu'elle était désormais ouverte, puis il se remit au travail. Les sourcils froncés par l'effort, les yeux plissés parce qu'il s'appliquait beaucoup, Basile reprit sa besogne ; il venait de tailler une locomotive à laquelle il manquait encore les trois wagons. Il lui faudrait encore plusieurs jours de persévérance avant d'avoir terminé.
A l'instant où il réalisa qu'il était exposé dans la vitrine, Tobi le chien se redressa et ouvrit grands les yeux. Il se mit à observer les passants, guettant le papa ou la grand-mère qui allait venir le choisir, lui parmi tous les autres, afin de l'offrir à un petit enfant. Car tout le monde sait bien que les jouets sont faits pour devenir les amis fidèles des enfants.
Et puis, Tobi avait un rêve un peu fou : il ne voulait ni une place dans le coffre à jouets, ni même un bout de couette sur le lit. Non. Ce qu'il souhaitait très fort, c'était s'endormir entre les bras d'un enfant qui lui dirait doucement "Bonsoir Tobi " et poserait un gros baiser sonore sur sa truffe avant de fermer les yeux, rassuré d'être deux la tête sur l'oreiller.
Hélas, les jours passèrent sans que son voeu se réalise. Personne n'entrait dans la boutique et Tobi commença à s'impatienter. Les heures lui paraissaient de plus en plus longues, un peu comme si les aiguilles de la pendule murale s'arrêtaient parfois pour bavarder entre elles.
Un jour, perdant toute patience, Tobi se mit à soupirer à haute voix :
- Comme je me languis de quitter cette vitrine pour aller m'amuser dans une chambre pleine de jouets et entendre les éclats de rire d'un enfant heureux.

Bella la poupée, qui était demeurée silencieuse jusqu'à cet instant, eut un haussement d'épaules :
- Ce n'est qu'un rêve, mon pauvre ami, et tu ferais mieux de l'oublier. Jamais tu ne sortiras d'ici.
- Oh ! fit Tobi tout étonné. Tu es capable de parler ?
- Bien sûr qu'elle le peut, répondit Hugo le soldat. Moi aussi. Tous les jouets prennent vie lorsque les humains ne les voient pas.
- Pourquoi dites-vous que je ne quitterai pas cette vitrine ? demanda Tobi. Je suis persuadé qu'un gentil grand-père va venir m'acheter. Basile m'emballera dans un papier brillant, fermé par un gros ruban, et le grand-père m'emportera dans ses bras.

Bella écouta les protestations du jouet puis elle poussa un soupir. Elle remit soigneusement en ordre les plis de sa jolie robe de dentelle rose et blanche, et se tourna vers Tobi.
- Tu es un chien, dit-elle, mais ta tête est plus dure que celle d'un âne. Regarde-moi dans les yeux et dis-moi quelle est leur couleur ?

Tobi trouva que c'était une bien étrange question mais il répondit car la poupée n'avait pas très bon caractère.
- Orange, répondit l'animal en bois.
- Et mes joues ? demanda encore Bella.
- Euh... grises.

Hugo le soldat tapa, plusieurs fois, dans ses mains pour attirer l'attention du chien puis il lui montra son bel uniforme avec des galons sur les épaules :
- A mon tour, dit-il. Ma veste est...
- Rose, répondit Tobi qui ne voyait toujours pas où les deux jouets voulaient en venir.
- Et mon pantalon ?
- Violet, c'est évident. Mais pourquoi me poser toutes ces questions ? Je ne veux plus jouer avec vous à ce jeu stupide.

Le soldat se prit la tête entre les mains en signe de désespoir :
- La poupée a raison quand elle dit que tu es borné comme un mulet. Crois-tu vraiment que les petits garçons qui veulent jouer avec des soldats les choisissent revêtus d'un uniforme rose et violet ? Est-ce que les petites filles aiment les poupées aux joues grises ?

Tobi fut soudain saisi d'une grande frayeur ; les propos du soldat venaient, enfin, d'atteindre son cerveau de bois. Le coeur rempli d'inquiétude, le chien baissa la tête et regarda ses pattes, puis sa queue. C'était affreux !
- Je suis un dalmatien blanc à pois rouges, se mit-il à gémir. Personne ne voudra de moi.
- Tu n'es pas très vif, je dois le dire, mais tu as quand même fini par comprendre, fit le soldat. Notre marchand se fait vieux, et il a tant usé ses yeux à peindre des jouets par milliers que pour lui, désormais, toutes les couleurs se ressemblent.

Les yeux orangés de la poupée se remplirent de larmes.
- Les semaines s'ajouteront les unes aux autres et nous finirons par disparaître, sous une couche de poussière, se lamenta-t-elle. Allons, il nous faut abandonner tout espoir d'être bercé par les bras d'un enfant.

Il y eut un long silence entrecoupé de gros soupirs pendant lequel Tobi se mit à réfléchir. Depuis qu'il avait été déposé dans la vitrine, le chien avait passé le plus clair de son temps à surveiller la rue, dans l'attente d'un acheteur. Et, jamais encore, il ne s'était retourné pour observer les autres jouets, rangés avec soin, sur les étagères de la boutique. C'est ainsi que Tobi découvrit, avec effroi, d'étranges choses grisâtres à peine reconnaissables. Ces malheureux avaient été oubliés là depuis belle lurette !
Le chien avait beau être en bois, il sentit son poil se dresser sur son dos. La peur réveilla son cerveau : il devait y avoir une solution mais laquelle ?
Tout à coup, Tobi fit un bond sur ses quatre pattes et aboya joyeusement :
- J'ai trouvé ! j'ai trouvé !
- Mais qu'as-tu donc trouvé ? s'étonna Hugo le soldat.
- Il a besoin de lunettes ! s'exclama le chien. C'est évident.
- Co... comment ? bafouilla le soldat qui ne comprenait pas.

Mais Bella la poupée fut enthousiasmée :
- Tu veux dire que si Basile portait des lunettes, tout pourrait s'arranger ?
- Puisque ses yeux sont usés, dit le chien. Il suffit de les remplacer. Quand le marchand distinguera à nouveau les couleurs, il se dépêchera de réparer ses erreurs.
- Mais comment faire ? s'écria Hugo. Puisque nous ne pouvons pas lui parler.

Le soldat disait la vérité. Si les jouets pouvaient communiquer entre eux, il leur était impossible de faire la même chose avec les humains.
Le chien réfléchit en fronçant les sourcils, et c'est difficile quand on est en bois.
- Cette nuit, nous laisserons notre vitrine pour nous rendre jusqu'au grand magasin situé au coin de la rue.

Bella eut un petit frisson qui fit trembler ses boucles d'or en acrylique :
- Tu veux que nous allions nous promener seuls dans les rues désertes ?
- Oui, fit le chien. Nous n'avons pas le choix, notre vie en dépend.

Hugo était un soldat, aussi devait-il se montrer courageux, mais à l'idée de vivre une pareille aventure, il ne pouvait empêcher ses genoux de s'entrechoquer :
- Est-ce vraiment indispensable ? demanda-t-il.
- Oui, répondit Tobi. Et n'oubliez pas, mes amis ! Grâce à nos efforts, de nombreux enfants seront bientôt heureux.

* * *

La journée était belle et le soleil pas vraiment pressé de se coucher, aussi l'attente fut-elle longue pour les jouets.
Tobi en profita pour peaufiner son plan, tandis qu'Hugo ne cessait de se répéter "qu'il était un soldat courageux, oui-oui, très courageux" mais il avait du mal à s'en persuader. Quant à Bella, elle se demandait si sa robe de dentelle ne risquait pas de se chiffonner au cours de cette folle équipée. Car elle était très coquette.
Enfin, le ciel s'obscurcit et les étoiles apparurent, entourant une belle lune toute ronde. Basile éteignit les lumières et il partit se coucher dans sa petite chambre, sous les toits.
Sans plus attendre, le chien donna le signal du départ.
- C'est à toi de jouer, Hugo ! s'écria Tobi et il sauta hors de la vitrine.

Le soldat grimpa sur la tête du chien pour atteindre la poignée de la porte qu'il ouvrit. Puis il s'assit avec Bella sur le dos de Tobi en s'accrochant à ses longues oreilles pour ne pas risquer de tomber, et ils quittèrent, tous les trois, la boutique.
La rue était vraiment un monde inhabituel pour les jouets ; l'endroit était désert et la lune éclairait les façades des maisons d'étranges lueurs blafardes. Brrrr ! Il y avait de quoi impressionner les jouets les plus courageux.
Mais Tobi n'avait pas l'intention de reculer. Il se dirigea vers le coin de la rue et ses pas faisaient une drôle de musique "Tap-tap-tap" sur les pavés.
Chemin faisant, les jouets aperçurent un chat de gouttière qui cherchait de quoi manger dans une poubelle ; l'animal miaula méchamment en les apercevant.
Plus loin, ils croisèrent une famille de souris : le père, la mère et les quinze souriceaux.
Enfin, nos trois amis s'arrêtèrent devant un magasin dont l'enseigne portait le mot "Opticien".
- Nous y sommes ! dit le soldat.

Il se glissa par la fente de la boîte aux lettres et se hâta de faire tourner la clé dans la serrure, pour que Bella et Tobi puissent entrer à leur tour.
L'endroit manquait vraiment de gaieté ; il n'y avait que de grands murs blancs couverts d'étagères remplies de dizaines de paires de lunettes.
- C'est trop triste, dit Hugo en tournant la tête de tous côtés. J'ai hâte de regagner notre jolie boutique. Qu'en dis-tu Bella ?

Mais la poupée était horrifiée. Elle venait de réaliser que les lunettes exposées étaient dépourvues de verres.
- Quand je pense que nous avons risqué notre vie pour rien, protesta Hugo. Il ne nous reste plus qu'à repartir en espérant ne pas croiser d'autres monstres prêts à nous dévorer.

Hugo exagérait un peu, car jamais le chat, ni les souris, n'auraient mangé de jouets en bois.
Mais Tobi ne l'entendait pas ainsi :
- Il n'est pas question de repartir les mains vides ! protesta-t-il. Ouvrons les tiroirs, regardons sous les meubles, fouillons dans les boîtes et dans les cartons !

Et c'est ainsi que durant de longues minutes on n'entendit plus que des "Clic-clic", des "Shrak" et des "Frooo".
Et cet étrange remue-ménage dura jusqu'à ce que :
- Les voilà ! s'écria Bella en agitant les bras.

Hugo et Tobi se précipitèrent vers la poupée qui tenaient entre ses mains plusieurs paires de lunettes : des bleues, des vertes et des rouges.
- Il ne faut pas se tromper en les choisissant, dit Bella. Nous devons être certains qu'elles permettront à Basile de distinguer les couleurs. Hugo va les essayer.
- Pourquoi moi ? demanda le soldat qui n'était vraiment pas très courageux.

La poupée haussa les épaules ; elle aimait beaucoup faire cela car cela agitait joliment la dentelle de sa robe.
- On n'a jamais vu un chien porter des lunettes, répondit-elle au soldat. Et moi je ne veux pas décoiffer mes boucles.

Elle tendit les rouges à Hugo qui regarda à travers l'un des verres.
- Oooh ! fit-il en ouvrant des yeux étonnés. Comme c'est amusant. Vous êtes plus petits que des fourmis.
- Surtout pas celles-là ! protesta Tobi.

La poupée brandit alors les bleues :
- Pourvu que ça marche ! dit-elle.

Et elle avait raison de s'inquiéter car, dehors, les premières lueurs annonçaient déjà l'aube.
Hugo mit son nez contre les lunettes et un large sourire s'étala sur son visage.
- Vous êtes grands comme des géants.
- C'est merveilleux ! s'écrièrent ensemble le chien et la poupée.

Ils se hâtèrent de remettre un peu d'ordre dans le magasin, puis Hugo et la poupée remontèrent sur le dos du chien et ils reprirent le chemin de la boutique. Déjà le ciel se teintait de rouge et de jaune, signe que le soleil commençait à s'étirer dans son lit de nuages.

* * *

Le lendemain matin, Basile découvrit la paire de lunettes posée sur son établi. Il s'interrogea bien un peu sur ce cadeau tombé du ciel puis il les posa sur son nez.
Il poussa alors un cri de joie en voyant que son dernier jouet était si parfaitement taillé qu'on l'aurait cru vivant, mais son cri se finit bientôt en lamentation :
- Je n'en crois pas mes pauvres yeux, s'écria-t-il. Cette coccinelle est bleue ! Et ce dalmatien dans la vitrine, les taches sur son dos sont rouges ! Vite, je dois réparer cela sans plus attendre.

Aussitôt, Basile s'empara de ses pots de peinture et d'une poignée de pinceaux, et il commença à repeindre, un à un, tous ses jouets. Oh, bien sûr, cela lui prit du temps mais le vieil artisan avait une patience infinie.
A votre avis, que croyez-vous qu'il arriva les jours suivants ?
Les clients se bousculèrent pour acheter les jouets de la vitrine, et aussi ceux qui s'ennuyaient sur les étagères car Basile les avait repeints, également.
Et les gens expliquèrent à Basile que, jamais, non jamais, ils n'avaient vu un tel air de bonheur dessiné sur le visage des poupées et des soldats. Même les chiens de bois semblaient sourire.
Et c'est ainsi que grâce à Bella, Hugo et Tobi, et aussi à une simple paire de lunettes, le vieux Basile fit des jouets qui rendent encore heureux, aujourd'hui, de nombreux enfants.

F I N


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