« Delouviers ! »
Le comptable de la société Rillet abandonna son ordinateur et traversa
le couloir d'un pas rapide. Quand il entra dans le bureau du directeur
son rythme cardiaque s'accéléra : le patron avait sa tête des mauvais
jours.
– Delouviers, vous avez terminé les factures
pour expédier aux clients ?
– Oui, monsieur Rillet, tout est prêt à partir
et...
– J'ai jeté un coup d'oeil aux prévisions que
vous m'avez préparées, c'est mal présenté, mal rédigé. J'ai demandé à
madame Martial de tout reprendre. Il est inutile que vous veniez à la
réunion demain matin, c'est elle qui vous remplacera.
René sentit l'angoisse lui serrer la gorge et
protesta faiblement :
– Mais, monsieur le directeur, je resterai tard
ce soir pour corrig...
– Vous n'aurez droit à aucune augmentation cette
année. Vous êtes incapable de faire le moindre effort, vous resterez
toujours au bas de l'échelle. Sortez !
Dans le couloir, René Delouviers aperçut
Ghislaine Martial, employée de bureau et, depuis deux semaines,
préparatrice attitrée du café servi au directeur entre quinze et seize
heures. Quand elle le croisa, Ghislaine lâcha un « Pauvre minable ! »
qu'il prit en pleine figure.
A dix-neuf heures, sa journée terminée, René
Delouviers quitta son étroit bureau au sixième étage de la société
Rillet pour prendre le tramway orné de grosses fleurs multicolores et
rentrer chez lui. Les premières gouttes de pluie tombaient, il faisait
froid, il avait mal à la tête. A l'arrêt une publicité vantait une eau
de toilette pour hommes : « Elle changera votre vie ! ».
En lisant ce slogan René sentit la mélancolie
l'envahir. Il vivait seul, avec un salaire modeste et se désespérait de
voir, un jour, sa vie bouleversée par le bonheur sous quelque forme que
ce soit.
Parvenu au pied du petit immeuble où il
habitait, il poussa la grille rouillée, traversa la courette et
récupéra son courrier dans la boîte à lettres : une facture, des
publicités parmi lesquelles un dépliant annonçant la Comédie du livre
de Montpellier, aucune lettre personnelle. Personne ne lui écrivait
jamais.
Il monta ses trois étages, tourna la clé dans la
serrure et retrouva son minuscule deux-pièces chichement meublé. Dans
le coin cuisine la photo de ses parents ornait le vaisselier à côté de
son certificat d'études jaunie ; les trois étagères supportaient la
centaine d'exemplaires du roman d'aventures qu'il avait écrit et publié
à compte d'auteur un an plus tôt. Ses parents, décédés simultanément
dans un accident ferroviaire, lui avaient laissé un modeste héritage
qu'il estimait avoir utilisé pour le mieux.
Il se laissa aller dans le fauteuil en osier,
les yeux fixés sur le dépliant en couleurs détaillant les trois jours
de la Comédie du livre qui débuterait le lendemain matin, un vendredi,
et se poursuivrait tout le week-end. Il avala deux cachets et sa
migraine s'évapora.
De nombreux auteurs seraient présents durant la
manifestation littéraire. Pourquoi n'irait-il pas à leur rencontre afin
d'échanger sur leurs thrillers, leurs autobiographies, leurs romans
d'amour ou d'aventures ? Le sien portait le joli titre de « La
traversée de l'Espoir ». Il y décrivait les événements extraordinaires
qu'il avait vécus : une terrifiante plongée dans les eaux infestées de
requins de l'Afrique du Sud, mais aussi l'ascension du Cerro Torre en
Patagonie en dépit de températures glaciales et de précipitations
incessantes et, enfin, sans nul doute la pire de toutes : il avait
arpenté les sentiers de randonnée de la montagne Hu Shan en Chine,
vieux de milliers d'années et connus comme étant les plus dangereux au
monde.
Seul. Devant sa page blanche, armé d'un simple stylo pour affronter les
requins, le froid mortel et les sentiers vertigineux. Seul. Assis à sa
vieille table, les jambes enveloppées dans une couverture et des
mitaines sur ses mains bleuies – le chauffage aurait coûté trop cher –
pour noircir quatre cents pages au terme de longs mois de travail
acharné. Pourtant cette vie d'aventurier exceptionnelle, qu'il ne
vivrait jamais, était devenue réalité sous la forme d'un livre.
Il chercha dans l'armoire son unique costume
gris, depuis longtemps passé de mode, une chemise blanche jaunie et des
chaussures noires aux talons déformés par l'usure. Dans un tiroir
étaient entreposées une poignée de photos, trois lettres anciennes
provenant de ses parents et une douzaine de cartes de visite neuves
qu'il avait imprimées sur une machine automatique d'un centre
commercial pour une dizaine d'euros : René Delouviers – 24 rue Leclerc
– 3ème étage, porte 9 – 34000 Montpellier.
Ce soir-là, à peine endormi, il rêva qu'il
partait à la rencontre de ceux et celles qu'il nommait joliment ses
frères et sœurs d'écriture. Il était fils unique.
Le lendemain,
tôt levé, il avala son
petit-déjeuner, prit une douche et sortit les vêtements de l'armoire :
une chemise en popeline blanche avec un col épinglé et des poignets
mousquetaires, un pantalon de style résolument moderne et une veste
bleu foncé assortie avec deux boutons et des revers tombants. Des
chaussures Richelieu étaient rangées dans une large boîte.
Rendu muet par la surprise, René caressa d'une
main tremblante le tissu laine
vierge et soie, passa l'index sur les boutons de manchette
taille-crayon en or et argent.
« Comment est-ce possible ? »
Après une dernière hésitation il mit la chemise,
le pantalon, enfila la veste... L'ensemble lui allait à la perfection.
Puis il glissa ses pieds dans les chaussures en
cuir marron patiné... La bonne pointure, un 43, et alla se contempler
dans l'antique miroir de la salle d'eau. Ses cheveux bruns peignés en
arrière, son teint pâle accentuant ses yeux pers, transformé par
l'élégant costume qu'il portait avec naturel, il eut du mal à se
reconnaître.
La cloche de l'église sonna les neuf heures.
Déjà ! Il rangea quelques exemplaires de son livre dans un sac et
voulut prendre les cartes de visite bon marché mais un vélin de qualité
remplaçait le carton blanc et ses coordonnées aussi avaient changé : –
René de Louviers – 24 avenue du Maréchal Leclerc – 34000 Montpellier –
écrivain.
« J'ai l'impression d'être entré dans un autre
monde. »
Il quitta son logement.
Dehors, le temps était doux et sec. A cette
heure matinale il n'eut aucun mal à trouver une place assise dans le
tramway ; trente minutes plus tard, il descendait place de la Comédie
où il se mit à déambuler parmi les bouquineurs, levés tôt eux aussi.
Sous de larges tentes, à l'abri de la lumière du jour, les auteurs
dédicaçaient leurs livres, conversaient avec des lecteurs tandis que
les illustrateurs maniaient les couleurs pour croquer un dessin et
l'offrir à une admiratrice.
Se sentant soudain un peu perdu René choisit de
se rendre dans les Espaces Rencontres Comédie et, simple anonyme au
milieu d'une quinzaine de personnes, il prit place au dernier rang.
Durant plus d'une heure il écouta un auteur français et un auteur
britannique raconter la création d'un livre à quatre mains. Lorsque
l'entretien littéraire fut terminé, René alla échanger quelques mots
avec l'auteur français, réputé grand spécialiste du livre fantastique.
– Ça ne pose pas de problème de travailler à
deux ? Ou peut-être qu'on se sent moins seul ?
Fabrice lui sourit aimablement.
– Il est préférable d'avoir des caractères qui
s'accordent sinon ça ne marchera pas. Et puis « Oui », on peut se faire
un ami, un vrai. Cela nous permet d'échapper à notre désert où ne
poussent que les mots. Votre prénom ?
– René.
– Vous avez déjà publié ? (René lui tendit un
exemplaire de son livre.) « La traversée de l'Espoir » ? C'est un bien
joli titre. Laissez-le-moi avec vos nom et adresse, je promets de vous
écrire après l'avoir lu.
Ce bref échange entre deux auteurs – Fabrice l'avait traité d'égal à
égal – avait ému René. Il alla s'asseoir sur le bord de la fontaine des
Trois Grâces et, fermant les yeux, émit le souhait que cette matinée ne
cesse jamais. Il ne fut pas exaucé, une cloche sonna bientôt midi.
Il s'acheta un sandwich, le mangea dans le
tramway puis, ayant regagné son modeste logement il troqua, à regret,
son bel habit d'écrivain contre son vieux jean et son blouson grisâtre
Il fit le trajet pour rejoindre son lieu de travail, son habituel mal
de tête l'accompagna.
Quand il arriva sur place Ghislaine Martial
l'informa que la réunion avait été chaotique. Depuis plusieurs mois la
société Rillet se trouvait confrontée à d'importants problèmes de
trésorerie et les efforts acharnés des employés, une trentaine, n'y
avaient rien changé. Tapant du poing sur la table, le banquier s'était
montré d'une grande fermeté et avait fini par lancer un ultimatum.
– Lundi matin, dernier délai, monsieur Rillet.
Votre compte en banque est à découvert depuis trop longtemps et j'ai
déjà suffisamment patienté.
Le nez plongé dans un mouchoir déjà trop humide,
Ghislaine prit la fuite vers son secrétariat laissant René face au
directeur effondré sur sa chaise, le visage défait, un relevé bancaire
serré entre ses mains.
– Delouviers, sortez toutes les factures
impayées, lui signifia le pauvre homme d'une voix sans timbre. Relancez
tous ceux qui nous doivent de l'argent. Ou lundi ce sera la faillite.
René alla s'enfermer dans son petit local et
travailla toute l'après-midi, les factures impayées dans une main, le
téléphone dans l'autre, contactant l'un après l'autre les clients
débiteurs jusqu'à la fermeture de leurs bureaux.
Quand il eut terminé il calcula le total et le
nota en bas d'une page. En voyant le chiffre il sentit son ventre se
nouer affreusement et avala les deux derniers cachets de son tube avec
un verre d'eau.
La redoutable page à la main, il quitta son
local et c'est alors que la voix du directeur retentit à l'autre bout
du couloir, dans le secrétariat, puis celle de Ghislaine, brisée par
les sanglots.
« Même madame Martial n'est pas épargnée »
songea René qui fut soudain pris de panique.
Entrant dans le bureau du directeur, il jeta la
page sur le sous-main puis se précipita dans le couloir pour appeler
l'ascenseur. A la seconde où les portes se refermaient sur lui il
entendit Rillet hurler :
« Delouviers, c'est quoi ce chiffre ? Revenez
tout de suite, je vous l'ordonne ! »
Il sortit du bâtiment en courant, atteignit
l'arrêt alors qu'un tramway arrivait et s'y engouffra.
Le retour à son domicile fut triste. Tandis que
René traversait lentement la courette de son immeuble, grimpait marche
après marche ses trois étages, l'angoisse l'envahissait,
prenait possession de son cerveau.
– Le costume bleu, est-il bien réel ? Ma
rencontre avec Fabrice ne s'est peut-être jamais produite ? Je vais
être licencié, devenir chômeur, être jeté à la rue !
Il tourna la clé dans la serrure, hésita... puis
il entra et se précipita dans sa chambre. Accrochés sur son
porte-manteau le beau costume bleu, la chemise immaculée et, dans la
boîte, les chaussures semblaient l'attendre patiemment.
Dans le sac étaient empilés les six exemplaires
de son livre. Non, cinq puisqu'il en avait offert un à Fabrice. Il
respira profondément, sentit ses muscles se relâcher, son corps se
détendre... Tout était vrai, bien réel. Une sensation agréable
l'envahit et il songea que le bonheur devait
ressembler à ça. Peut-être. Il fronça les sourcils, une pensée
détestable venait de lui traverser le cerveau : la faillite de la
société Rillet allait bientôt devenir une réalité.
Sa soirée s'écoula, morne. Il se coucha tôt et
sombra dans les cauchemars, poursuivi par des chiffres qui
s'accrochaient à ses jambes, harcelé par une femme dépenaillée qui
hurlait : Delouviers licencié ! Minable, minable !
A son réveil, le samedi matin, il décida de renouveler l'expérience de
la veille.
Il se prépara, prit son sac et descendit les
étages. Quand il ouvrit la grille un homme en costume et casquette
sombre vint à sa rencontre et le salua :
– Monsieur René de Louviers ?
– Oui, c'est moi.
– Je suis chargé de vous conduire à l'hôtel de
ville où vous êtes attendu par monsieur le maire. Si vous voulez bien
vous donner la peine ?
L'homme lui ouvrit la portière d'une luxueuse
limousine gris perle et René alla s'asseoir sur la banquette en cuir
noir.
« Ça y est ça recommence ! Il faudra que
j'arrête ces fichus cachets, ils ont de bien étranges effets
secondaires. »
Trente minutes plus tard, le maire et son
conseil municipal l'accueillaient devant la plus grande librairie de
Montpellier.
– C'est un honneur pour moi de recevoir dans ma
ville le plus célèbre des auteurs, René de Louviers, et de pouvoir
annoncer à vos nombreux lecteurs et admirateurs que vous venez d'être
nommé Chevalier dans l'Ordre des Arts et des Lettres. Nous vous
adressons nos plus sincères félicitations !
Après avoir bu du champagne dans un verre en
cristal, René fut invité à s'asseoir à une table où, durant plus de
deux heures, il dédicaça des centaines d'exemplaires
de son livre dont les piles ne semblaient jamais diminuer.
Puis la soirée arriva. Il se retrouva en
compagnie du maire, de ses adjoints, du préfet devant un magnifique
buffet froid dans le salon de réception de la mairie. Une femme en
profita pour l'approcher. La cinquantaine, les cheveux argentés, vêtue
d'un seyant tailleur Chanel, elle le félicita pour son succès.
– Je représente une maison d'édition qui s'est
enthousiasmée à la lecture de votre premier livre. Nous sommes prêts à
effectuer un nouveau tirage de soixante mille exemplaires et à vous
faire signer un contrat pour obtenir les droits de votre prochain
manuscrit. Qu'en dites-vous ?
Tout en parlant elle lui tendit une enveloppe,
en sortit un chèque et ajouta : Si cela vous convient, bien entendu ?
Puis elle lui confia : Récemment j'ai eu le
plaisir de rencontrer l'un de mes amis, un célèbre réalisateur qui
cherche une idée pour son prochain film. Je lui ai beaucoup parlé de
vous.
Je lui ai beaucoup parlé de vous. Je lui ai
beaucoup parlé de vous. La phrase ne cessait de tourner en boucle dans
la tête de René alors qu'il rentrait chez lui en limousine, à la fin de
la soirée.
Il se défit de ses vêtements qu'il rangea avec
soin, et déposa l'enveloppe sur la table de nuit à côté du réveil.
Sitôt les yeux fermés il s'abandonna au sommeil et bientôt, couché sur
un nuage moelleux, il traversait l'immensité du paradis bercé par le
son mélodieux des harpes.
Lundi 8 heures. Vêtu de son vieux jean et de son
blouson grisâtre, René pénétra dans l'immeuble de la société. Parvenu
au sixième étage il parcourut le couloir où les trente employés de la
société Rillet se tenaient en file indienne, silencieux, derrière la
porte close de la salle de réunion.
Il entra dans la salle à la seconde où le
banquier prononçait les mots fatidiques :
– Vous n'avez plus le choix, monsieur Rillet, je
vous demande de déposer le bilan de votre société et d'annoncer le
licenciement de l'ensemble de votre personnel.
Ghislaine Martial poussa un petit cri, monsieur
Rillet ne put se retenir de porter la main à son cœur. René s'avança
vers le banquier et lui glissa un chèque entre les mains.
– Je crois que cela devrait suffire pour
approvisionner le compte de la société.
Le banquier fixa le chèque couvert de zéros et
écarquilla les yeux.
– Oui, absolument. Mais je vous reconnais, vous
êtes le comptab...
– Je suis René de Louviers, l'interrompit René.
Le nouvel associé de monsieur Rillet.
Interloqué, le banquier se tourna vers le
directeur, qui regarda René, puis le chèque dans les mains du banquier,
et acquiesça d'un simple signe de tête.
– J'ai contacté notre avocat, précisa René, il
va s'occuper des papiers officiels. Je conserve monsieur Rillet en tant
que directeur adjoint... (Il adressa un sourire moqueur à madame
Martial.) et Ghislaine comme porteuse de café. (Elle devint cramoisie.)
– Et vous, qu'allez-vous faire ? s'étonna le
banquier. Vous ne tenez plus à travailler ici ?
Un large sourire s'étala sur la bouche de René.
– Je préfère changer de vie ! Je crois que cela
me conviendra parfaitement.
Un chauffeur en habit sombre, une casquette sous
le bras, apparut à l'entrée de la salle.
– La voiture vous attend, monsieur ! Il faut
vous hâter sinon vous allez rater votre avion.
– Merci, Grégoire. Je vous téléphonerai monsieur
Rillet, ne vous inquiétez pas : on reste en contact.
René et son chauffeur traversèrent le couloir
entre les deux rangées d'employés, très émus, qui les applaudirent.
Puis, attendant l'arrivée de l'ascenseur, Grégoire ne put s'empêcher de
poser la question qui le démangeait.
– Puis-je vous demander quelle sera votre
destination, monsieur ?
Les yeux de René se perdirent dans le vague.
– La porte de l'Enfer au Turkménistan ou la
piscine du diable au Zimbabwe, Grégoire, je n'ai pas encore décidé.
Puis il posa une main ferme sur l'épaule du
chauffeur : Mais croyez-moi, cette fois, quelles que soient les
aventures passionnantes que je raconterai dans mon prochain livre je
les aurai vécues, seconde après seconde, et plus jamais ma vie ne sera
la même.
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