Sur une route poussiéreuse, chauffée par un soleil de plomb, marchaient deux hommes. Le visage rougi par la chaleur, transpirant sous l’effort, ils auraient aimé pouvoir effectuer une courte halte sur les bas-côtés mais d’épais buissons d’orties s'érigeant en barrières, les obligeaient à poursuivre leur harassante marche.
Maître Tori Luba, négociant de son état, avait ôté sa redingote de velours verte pour la plier sur son bras ; très vite son gilet de satin, brodé d’oiseaux-lyres du plus bel effet, l’avait rejoint. Il résistait maintenant à l’envie qui le tenaillait d’ouvrir le col de sa chemise en batiste car la transpiration ne tarderait pas à altérer le fin tissu blanc. Toutefois une tenue, aussi négligée, ne convenait pas à un homme de sa qualité. De plus, étant bien éduqué, aucune plainte ne s’échappait de sa bouche ; à l’inverse de son valet qui soupirait à fendre l’âme.
– Nous n’aurions pas dû prendre ce raccourci !
– La personne qui me l’a indiqué m’a certifié qu’il nous ferait gagner une pleine journée.
– Gagner, gagner ! protesta Ako. C’est de la graisse que nous allons perdre, mon maître, à force de transpirer.
– Nous serons heureux d’être de retour chez nous, mon brave Ako, répondit Tori Luba en se mettant à boiter.
Le négociant s’arrêta pour ôter un hypothétique caillou qui aurait pu se glisser dans son soulier noir à boucle argentée mais il n’en trouva pas.
– Mon pauvre maître, voilà vos pieds qui vous font souffrir.
– J’avoue que j’aimerais quitter cette fournaise, Ako. Ma gorge est bien sèche et je crains de ne plus réussir à articuler un seul mot si je continue à avaler autant de poussière.
Les deux hommes poursuivirent, malgré tout, leur chemin ; ils n’avaient guère le choix. Une heure passa, puis une deuxième, suivie d’une troisième.

Maître Tori LuBa boitillait désormais à chaque pas et son valet ne valait guère mieux qui courbait le dos, si bas, sous la chaleur intense qu’il finirait par frôler le sol de son front.
Ako s’arrêta soudain. Quelque chose, au loin, venait de briller, attirant son attention. Il plaça la main en visière au-dessus de ses yeux et scruta la pente douce qui s’étirait sur quelques dizaines de mètres. Tout au bout, là où la route faisait un coude, s’épanouissait un gros bouquet d’arbres majestueux aux ramures synonymes d’ombre fraîche. Le scintillement reprit à nouveau et Ako écarquilla les yeux.
– Là-bas, maître Luba, voyez ! C’est une source d’eau vive que les rayons du soleil font miroiter. Quel bonheur que de pouvoir remplir notre gosier de cette eau qui nous rendra la vie. Que le ciel en soit remercié !
L’explosion de joie du pauvre Ako ne fut rien à côté de celle que manifesta son maître. Tori Luba avait les pieds en feux, sa redingote pesait lourd sur son bras, et chaque effort qu’il faisait pour avancer lui coûtait de grosses gouttes de sueur qui mouillaient sa belle chemise de batiste.
De l’eau ! A ces mots, Tori Luba perdit toute retenue. Oubliant ses pauvres pieds endoloris, il prit ses courtes jambes à son cou et, laissant là son valet, il courut à perdre haleine vers ce coin de paradis égaré sur son chemin.
Emporté par son élan, il dévala la pente, prenant de la vitesse, négligea de freiner sa course alors qu’il pénétrait dans le petit bois. Il manqua percuter de plein fouet un gros arbre, l'évita de peu. Mais le pire était encore à venir.
La trajectoire de maître Luba le menait, sans nul doute possible, vers une mare pleine de grenouilles. Hélas ! Entre lui et la dite mare se dressait une personne que, bien malencontreusement, Tori Luba bouscula pour l’envoyer chuter au milieu d’un buisson d’épineux.
La course du négociant se termina dans une gerbe d'écume et une envolée de grenouilles coassantes.
Allongé de tout son long dans la mare, une grenouille sur la tête, maître Luba poussa un soupir de bonheur. Il se sentait revivre ! Et tant pis pour ses beaux vêtements qui pendouillaient lamentablement autour de lui.
Pleinement rafraîchi, tori Luba entreprit de sortir de l'eau et c'est alors que son regard se porta sur le massif de ronces avec lequel elle se débattait.
Le souffle court, Ako avait fini par rejoindre son maître. Si celui-ci, dégoulinant de la tête aux pieds, aurait dû prêter à rire, le valet n’en fit rien. Livides, les deux hommes restèrent à contempler celle qui se dressait à quelques mètres d'eux... une redoutable Malice.
Celle-ci s'acharnait à retrouver sa liberté en arrachant – c’est le mot qui convient – des pans entiers de sa robe aux épines qui s’y s’agrippaient fermement. Le jupon fut mis en pièces, les maanches arrachées, le corsage déformé, la jupe déchiquetée.
Tant que dura ce périlleux exercice, un lourd silence s’appesantit sur les deux hommes, les grenouilles, les oiseaux, les papillons, les abeilles, les criquets, les fourmis, les scarabées, les coccinelles et les vers de terre.
Malgré son émotion, Ako fut le premier à retrouver ses esprits. Il lança une pomme de pin en direction de son maître pour attirer son attention et se mit à lui adresser de grands gestes d'encouragements.
Mal à l'aise, Maître Luba fit un pas vers la Malice et s’inclina devant elle, perdant au passage une grenouille oubliée sur son épaule.
– Madame, je suis confus et ne sais comment me faire pardonner mon impardonnable maladresse...
Tori Luba s’interrompit net. D’un regard, la Malice venait de le terrasser plus sûrement que ne l’aurait fait la foudre.
Aussitôt le valet se porta à son secours.
– Mon maître avait si chaud... commença-t-il.
– Silence ! hurla la Malice d’une voix aiguë et grave à la fois.
Et même le vent cessa de souffler.
– Vous me devez une robe ! ajouta-t-elle en posant ses trois yeux sur maître Luba.
– Dites-moi combien...
La Malice se redressa et Tori vit qu’elle le dominait de deux têtes au moins.
– Ma robe était neuve, je venais de l’acheter à Jolibourg. C’est donc là que vous allez vous rendre pour m’en rapporter une autre, identique à celle-ci.
– Euh... fit Tori Luba mais aucun mot ne franchit sa bouche car il n’était pas assez inconscient pour lui dire le fond de sa pensée.
Maître Luba avait eu pour mère une grande coquette, dont les armoires regorgeaient d’organdi, de soie et de mousseline brodés d’or et de perles. Les atours de la Malice étaient à mille lieues de ce luxe. Un bustier en poil de rat noir, une ceinture en peau de belette et les plis de la jupe – du moins ce qu’il en restait ! – montraient des dépouilles de musaraignes aux pattes pendantes cousues sur une lourde toile de percale.
Tori Luba songea soudain qu’il était mal engagé ; il lui fallait trouver une échappatoire au plus vite.
– C’est impossible, je n’ai pas le temps. Mon travail, ma famille, mes...
– Vous le trouverez.
– Mais j’ignore où se situe Jolibourg...
– Vos pas vous y mèneront à coup sûr.
– Il me faudra décrire votre... vêtement à la couturière, je n’y arriverai jamais !
– Elles ont l’habitude, elles sauront.
– Elles... ?
La patience ne fait guère partie des qualités de la Malice, pas plus que la délicatesse, la courtoisie ou la générosité. Elle tendit une main et une baguette invisible dessina un étrange cercle bleuté autour des souliers noirs du négociant.
– Que faites-vous là ? s'inquiéta Tori Luba. Je refuse d’aller à Jolibourg. Vous ne m’y forcerez pas !
– A votre place, je me garderais d’en être aussi sûr.
Alerté par son sourire narquois, Tori Luba se retourna. Derrière lui la route avait disparu et, avec elle, les vallons, les prairies, le ciel et les nuages. Désormais, seul apparaissait un immense vide blanchâtre strié de traînées grises semblables à celles qu’une gigantesque gomme aurait laissées en effaçant le paysage.
– Vous n’avez pas le droit ! protesta Tori.
Mais c’était perdu d’avance.
– Mon maître vous a proposé de l’argent, s’indigna Ako. Acceptez donc et nous promettons de ne plus croiser votre chemin.
Le visage de la Malice parut se déformer sous la colère.
– Tu devrais apprendre à garder le silence, valet ! Toutefois, puisque tu ne veux pas être séparé de ton maître, je vais exaucer ton voeu.
– Mon voeu ?
– Je t’accorde de le suivre, ou plutôt, c’est toi qui l’emmèneras jusqu’à destination.
– Moi, je l’emmènerai ? Que voulez-vous dire ?
La Malice répéta son geste autour du valet et celui-ci se changea en un très joli petit âne gris.
– Mais comment vous retrouver ensuite ? dit Tori Luba. Où est votre logis ?
– Ne vous inquiétez pas de ce détail. Allons ! Il est temps pour vous.
Et elle s’évapora dans un affreux ricanement.
Maître Luba et son valet n’avaient plus guère le choix. Incapables de suivre un chemin, désormais inexistant, il ne leur restait plus qu’à se soumettre à la volonté de la Malice. C’est ainsi que, sortant du bois, ils s’engagèrent sur la route... à sens unique.
– Je ne sais où trouver Jolibourg, se plaignit bientôt Tori Luba, et je préfère ne pas imaginer à quoi peut ressembler ce lieu qui plait tant à une Malice.
– Nous nous renseignerons en chemin, mon maître.
– Mes pauvres pieds, gémit le négociant en jetant un coup d’oeil intéressé aux quatre pattes de son valet.
Et, faisant preuve d’une souplesse insoupçonnable, il enfourcha l'âne d’un simple bond.
– Après tout, ce moyen de transport est plaisant, mon brave valet, et nous atteindrons plus vivement notre destination. Je m’en réjouis.
Ce n’était pas l’avis d’Ako qui songea qu’il n’aurait pas dû se mêler des affaires de son maître, mais il était trop tard pour les regrets.
Au début de leur périple, maître Luba se retourna une ou deux fois, avec le fol espoir de voir leur route réapparaître. Hélas ! Celle-ci continuait à s’effacer après chacun de leur pas.

* * *

Plusieurs heures s’écoulèrent. Le soleil baissait à l’horizon, rendant la chaleur plus supportable, et il ne tarderait plus à se coucher. L’âne marchait la tête basse, son maître somnolant sur son dos, quand, brusquement, il freina des quatre pattes.
– Maître, une demeure ! J’aperçois un vieil homme sur le pas de la porte. Nous pourrions lui demander asile pour la nuit et, s’il avait une assiettée de soupe pour remplir nos estomacs, nous serions comblés.
– Hâte-toi, Ako, avant qu’il ne disparaisse à la manière d’un mirage !
L’âne et son maître s’arrêtèrent bientôt devant un vieillard portant une barbe blanche d’une longueur tout à fait inhabituelle. En effet, celle-ci s’enroulait, par trois fois, autour de sa taille ce qui ne l’empêchait pas de descendre encore si bas qu’il devait bien lui arriver de la piétiner par mégarde.
– Recevez mon salut, vénérable vieillard. Mon nom est Tori Luba et je ne suis que de passage.
– Le bonjour à vous, voyageur, répondit aimablement le vieil homme. Inutile de me conter votre triste histoire, je la connais déjà.
– Vraiment ! s’étonna Maître Luba tout en descendant de son âne. Mais comment... ?
Le vieillard eut un geste large de la main pour désigner un improbable ailleurs.
– Il me suffit de voir s’enfuir votre chemin pour savoir que vous avez croisé une Malice et que cette rencontre ne s’est pas terminée à votre avantage.
– Je le reconnais, j’ai bousculé une Malice, acquiesça Tori Luba qui ajouta vivement car il ignorait à qui il avait affaire : Par inadvertance, je vous l’assure !
– J’aurais adoré assister à ce spectacle, gloussa le vieillard et ses épaules tressautèrent deux ou trois fois, agitant joyeusement sa barbe.
– C’était involontaire, vous avez ma parole, précisa Tori Luba pas encore rassuré.
Le vieillard eut un sourire amusé.
– Je connais bien les Malices. Qu’a-t-elle exigé de vous pour effacer cette faute ?
Tori Luba fut interloqué : faire tomber une Malice une faute ! Il n’avait pas considéré que son acte put avoir tant de gravité.
– Je dois lui rapporter une robe, j’ai quelque peu abîmé la sienne.
Le vieillard acquiesça d’un hochement de tête.
– Comment comptez-vous vous y prendre ?
– Je me rends à Jolibourg où je pourrai en acquérir une.
– Vous avez tout ce qu’il faut pour cela ?
– Cela va de soi, répondit Tori Luba qui glissa une main dans la poche de sa redingote et fit sonner sa bourse pleine de pièces d’or.
Habituellement, ce genre de tintement provoquait un regard envieux de la part des personnes qui l’entendaient ; à l’inverse, le vieillard parut effaré. Il ouvrit les bras pour prendre le ciel à témoin.
– Je n’ose le croire. Vous ignorez donc tout de Jolibourg et des trois « Euses »?
– Mais de quoi parlez-vous ?
– C’est bien ça, laissa tomber le vieillard et sa voix était lourde de sous-entendus.
– Je ne comprends pas vos insinuations, insista Tori qui sentait l’inquiétude l’envahir.
– Je suis le chevalier Cornevaland des Torquelles. Entrez dans ma demeure ! Nous y serons à l’abri de toutes les oreilles, présentes ou lointaines.
Abandonnant l’âne – et ses longues oreilles grises – le négociant et le vieil homme pénétrèrent dans une vaste chaumière remplie de meubles précieux et de magnifiques tapis.
Bientôt Maître Luba put s’asseoir dans une confortable bergère. Le vieillard prit un fauteuil pour se rapprocher si près de lui que Tori Luba put voir ses yeux d’une étonnante jeunesse.
– Elles sont trois, commença le chevalier. La première est celle qui taille la robe, elle porte le nom de Faucheuse. La deuxième manie l’aiguille avec une habileté redoutable, elle s’appelle la Ravaudeuse. Enfin, la troisième... si vous parvenez jusqu’à elle, plie le vêtement de telle façon que jamais le moindre faux pli n’apparaît. Elle se qualifie, elle-même, d’Embaumeuse. C’est de là, mon pauvre ami, que ses soeurs, effrayantes, tirent leur surnom des Trois Euses.
– La ravaudeuse, la fau... une Euse ! Vous vous moquez de moi, avouez-le ?
Mais le chevalier poursuivit d’une voix sourde :
– Elles vous demanderont ce que vous n’avez pas. Malheur à vous ! Si la Malice ne rentre pas en possession de sa robe, jamais, vous m’entendez Maître Luba, jamais vous ne reverrez votre village !
Maître Luba garda le silence ; qu’aurait-il pu répondre ? Le vieillard le regarda un instant, comme s’il réfléchissait. Enfin, il se décida.
– Il y a très longtemps de cela, j’ai côtoyé les Malices. L’une d’elles m’a, un jour, joué un mauvais tour. Je m’étais juré de me venger si l’occasion se présentait.
Le vieillard se leva et s’approcha d’un semainier. Dans l’un des tiroirs, il prit une boîte en argent finement ciselé qu’il déposa entre les mains de Tori Luba.
– Quand il sera l’heure vous l’ouvrirez. Pas avant, souvenez-vous en !
Tori aurait aimé en apprendre davantage mais il renonça. Une Malice acariâtre, un vieillard énigmatique, cela faisait trop pour une seule journée. Il ne se sentit plus de forces et le vieil homme le remarqua.
– Vous semblez las, maître Luba. Un souper va vous être servi, puis je vous conduirai à votre chambre où vous pourrez prendre du repos.
La chambre était petite mais cossue ; les lourdes tentures qui fermaient les fenêtres lui conféraient une tranquillité rassurante. Maître Luba se coucha dans un lit pourvu de draps blancs et d’un moelleux édredon de satin rouge et s’endormit aussitôt.

Au matin, maître Luba et son âne reprirent la route, et le vieillard et sa demeure disparurent à leurs yeux, comme tout le reste avant eux.
– Ce chevalier était tout de même bien singulier, confia maître Luba en parlant à son valet qu’il chevauchait à nouveau. Quant à cette barbe si embarrassante... Je suppose qu’elle est liée à un voeu fait dans des circonstances particulières. Quoi qu’il en soit j’ai trouvé mon lit confortable, peut-être un peu mou. Et le souper fut léger, à mon goût, mais je n’ai pas osé me resservir plus de deux fois. Pour ne pas froisser mon hôte.
– Moi, c’est la quantité de paille de l’écurie que j’ai trouvée légère, quant à l’eau de l’abreuvoir, j’en ai bue de plus fraîche. Et que dire de cette rossinante qui cognait du sabot durant son sommeil.
– Cesse donc de te plaindre, valet ingrat ! Estime-toi heureux que ce bon chevalier nous ait offert le gîte et le couvert, et qu’il ait toléré ta misérable présence à côté de son noble destrier. De plus, il m’a offert un présent, un coffret en argent, sans rien me demander en retour.
Alors qu’il parlait, Tori Luba sentit, brusquement, son âne s’effacer sous lui et ses fesses rencontrèrent brutalement le sol.
– Par mille diables verts, Ako ! Comment oses-tu te débarrasser de ton maître ?
N’obtenant pas de réponse, Tori regarda de tous côtés.
– Ako ? Mais où es-tu donc ?
– Ici, mon maître, dit une petite voix. En dessous de votre respectable postérieur.
Tori souleva une fesse et il vit un charmant lézard vert à rayures jaunes.
– Ako ?
– Hélas oui, maître. Je crains que cette Malice n’ait un humour très particulier.
Tori se releva, avec quelque difficulté, ramassa le lézard et le glissa dans l’une de ses poches.
– C’est à mon tour de te porter, fidèle valet, et je reconnais que je te dois bien cet effort de ma part.
– Vous étiez plus lourd sur mes pauvres pattes, mon maître.
– Cesse donc, une fois pour toutes, de te lamenter, Ako et poursuivons en espérant voir bientôt la fin de notre pénitence.

* * *

Après le départ de maître Luba et de son âne, le chevalier avait refermé sa porte et donné un tour de clé dans la serrure. Puis il avait versé un peu d’eau dans une cuvette en porcelaine blanche et il s’était placé devant son miroir. Avec des gestes lents, il avait fait glisser une lame aiguisée sur ses joues et sa gorge, les débarrassant petit à petit de la longue barbe qui échouait, au fur et à mesure, sur le sol. Une fois son visage baigné pour adoucir le feu de la lame sur sa peau, il se sécha à l’aide d’un linge doux puis leva son visage vers son reflet : hélas, le poil blanc avait déjà entamé sa repousse.
Tout en caressant son menton, Cornevaland des Torquelles songea à ce petit homme bedonnant, et au coffret d’argent qu’il lui avait confié. Quelques mots s’échappèrent de ses lèvres serrées :
– Puisse-t-il vous éviter pareille malédiction, maître Luba, et me délivrer, à jamais, de la mienne qui dure depuis dix longues années !
Un affreux rire éclata dans la pièce, comme un écho à son souhait, et Cornevaland se laissa tomber dans un fauteuil, écrasé par le silence qui retombait sur sa demeure, tandis que la barbe atteignait déjà son torse.

* * *

A la fin de cette nouvelle journée, maître Luba et son valet parvinrent en vue de Jolibourg. Jamais l’un, ou l’autre, ne s’y était rendu mais un écriteau, fait de quelques morceaux de bois vermoulu, portait le nom de la ville inscrit d’un large trait de peinture rouge.
– Vraiment, Ako, dit maître Luba, de toute ma vie, je n’ai vu un lieu aussi...
Tori Luba chercha le terme qui convenait et plusieurs mots s’imposèrent à son esprit : surprenant, inhabituel... indescriptible ! Oui, celui-là était parfait.
La plupart des habitations qui composaient Jolibourg s’étalaient au pied d’une colline ; seules quelques-unes d’entre elles grimpaient à l’assaut de la pente en s’inclinant de façon inquiétante, semblant même parfois défier les lois de la pesanteur. Et que dire des façades ! Carrées ou rectangulaires, rondes ou pointues, petites ou grandes, elles étaient toutes biscornues. Leurs couleurs ne manquaient pas non plus de surprendre. Noire rayée de jaune, bleue tachetée de vert et rouge, violine marbré d’orangé ou encore écossaise.
– Ça ne ressemble à rien, mon maître, fit remarquer Ako en passant la tête hors de la poche pour contempler Jolibourg.
– Peu importe, nous y sommes enfin parvenus, Ako. Alors, terminons cette stupide histoire !
Leurs pas les menèrent vers une affreuse maisonnette qui marquait l’entrée du village. Tori frappa plusieurs coups à la porte. Celle-ci s’ouvrit et une vilaine femme, à la figure couverte de rides et de verrues, se montra sur le seuil.
Elle écarquilla les yeux en les découvrant devant elle.
– Qu’êtes-vous venus faire ici ? demanda-t-elle, incrédule.
– Je vous rassure, je ne suis que de passage, répondit Tori Luba après l’avoir poliment saluée. Il me faut acheter une robe pour une Malice et je...
Il ne put finir sa phrase.
– Une robe ! Une Malice ! s’écria la femme en se prenant la tête à deux mains.
Maître Luba sentit un frisson le parcourir. Ce village lui faisait mauvaise impression, quant aux habitants...
– Eh bien oui, une... robe pour une... Malice, répéta-t-il sans la quitter des yeux au cas où elle aurait voulu se jeter sur lui.
– Vous êtes certain de le vouloir ?
– Euh, oui, absolument.
Elle rouvrit la bouche mais pas un mot n’en sortit ; puis, soudain, elle lança d’une voix perçante :
– Tant pis pour vous. Jocrisse ! Jooo-criiiiisssse !
Un gamin sale, aux cheveux emmêlés, la rejoignit sur le pas de la porte.
– Mène donc ce monsieur chez les Trois Euses.
– Ah non, jamais je n’irai, protesta le gamin. Qu’il frappe chez nos voisins !
Cette réponse ne manqua pas d’inquiéter maître Luba, peu pressé de connaître la particularité des autres habitants. Mais Ako eut une brillante idée.
– Pssstt ! Mon maître, souffla-t-il.
Rangé au côté de la bourse, le valet en avait sorti une pièce d’or qu’il tendait de ses fines pattes vertes. Tori Luba s’en empara et l’agita sous le nez du gamin.
– Ce sera pour récompenser ta peine.
D’une tape dans le dos, la vilaine femme jeta le gamin hors de la maison.
– Ne traîne pas sur le retour ! glapit-elle avant de claquer la porte sans plus de façon.
La tête basse, le garçon prit la direction du village, entraînant Tori Luba à travers des ruelles désertes où la mauvaise herbe recouvrait le pavé. Ils ne croisèrent pas âme qui vive. Ni chat endormi, ni oiseau gazouillant, pas même une abeille égarée loin de sa ruche.
– Il n’y a pas beaucoup d’animation ? s’étonna Tori Luba pour entamer la conversation.
– ...
– Ce n’est pas un jour de marché apparemment ? continua-t-il sans se démonter.
– ...
– Peut-être aura-t-il lieu demain ? Les gens adorent déambuler dans les rues bondées.
Le gamin s’arrêta devant une bâtisse construite de guingois.
– C’est ici ! dit-il en tendant la main pour s’emparer, avec avidité, de la pièce d’or. Vous devriez réfléchir, si vous tenez à la vie !
Et le gamin s’esquiva de toute la vitesse de ses jambes.

Perplexe, Tori Luba fit un tour complet sur lui-même en observant les alentours. Tout dans ce village lui inspirait la plus grande méfiance et que dire de cette porte qu’il allait devoir franchir ! Son heurtoir – une grosse tête de crapaud d’une infinie laideur – n’était pas du tout engageant.
Tori Luba hésita. Il fit deux pas en arrière pour juger de l’ensemble de la maison et parut rassuré.
– Cela semble bien petit pour y loger trois personnes, je pourrais à peine y ranger mes chausses et mes redingotes. Nous en aurons vite fait le tour. Tant mieux, après tout.
– Maître Tori ! J’étouffe dans votre poche.
Tori Luba plongea la main et ressortit le lézard qu’il plaça sur son épaule.
– Accroche-toi, fidèle valet ! Nous entrons, puisqu’il le faut.
Il cogna le heurtoir et la porte s’ouvrit d’elle-même. Tori Luba se mit à avancer dans ce qui ressemblait à un long couloir aux murs sombres.
– Quel endroit peu accueillant, dit-il. Les dames de ce logis pourraient l’égayer avec deux ou trois chandeliers et quelques fleurs dans un vase. Qu’en penses-tu, Ako ?
– Je crains mon maître que ces « dames », comme vous les appelez, ne soient d’une espèce très singulière.
– Sans doute as-tu raison, fidèle valet. Cela fait bien dix minutes que nous marchons et personne ne s’est encore manifesté.
Maître Luba finissait sa phrase quand, tout à coup, la lumière jaillit. D’abord ébloui, il cligna plusieurs fois des yeux avant de pouvoir les garder ouverts. A sa grande surprise, la première chose qu’il aperçut fut son propre reflet dans la lame courbe d’une immense faux.
– Dans quel antre, sommes-nous tombés ? demanda Ako en essayant de se faire tout petit sur l’épaule de son maître.
– Il me semble que la vieille femme et ce Jocrisse ont essayé de nous avertir, Ako. Mais avions-nous vraiment le choix ?
Tori Luba contourna le terrible objet et poursuivit son chemin. Il dut longer un véritable mur de haches tranchantes, se faufiler entre d’énormes couteaux.
– Attention, mon maître !
Tori Luba se rejeta en arrière pour éviter une gigantesque paire de ciseaux qui se déplaçait sur la pointe de ses lames dans un affreux crissement.
Tori Luba sortit son mouchoir et s’épongea le front en soufflant, et c’est alors qu’une voix éraillée l’apostropha :
– Qu’êtes-vous venus faire en ces lieux ?
Tori Luba sentit son coeur faire un bond dans sa poitrine.
A travers un étrange scintillement, il discerna la silhouette d'un être dont le moindre mouvement déclenchait un tintement métallique.
– Dépêchez-vous, maître, souffla le lézard. J’ai hâte de quitter cet endroit.
– Je recherche la Faucheuse... madame.
– Que voulez-vous obtenir de moi ?
– Il me faut une robe pour une Malice que j’ai, bien involontairement je vous l’assure...
– Je sais, coupa-t-elle. Je m’en occupe à l’instant.
Aussitôt, maître Tori vit tomber du ciel – car aucun plafond n'était visible – un kilomètre de tissu, une quantité infinie de jupons et des dizaines de rongeurs grouillants et couinants qui s’éparpillèrent sur une table monumentale. Des ciseaux se mirent à courir sur le tissu, coupant et taillant largement en tous sens.
– En contrepartie de mon travail, Maître Luba, j’apprécierai... (Tori Luba plongea la main dans sa poche pour se saisir de la bourse en cuir) une paire de ravissants souliers en écailles de poisson de lune.
– Oh ! C’est que je n’ai pas...
– Vous n’avez pas quoi ? s’écria la Faucheuse.
Et les lames, sur la table, s’arrêtèrent et se mirent à cliqueter de manière inquiétante.
– Maître ! Le coffret... souffla le lézard.
Tori Luba sortit le petit coffret d’argent de sa poche et en tira une minuscule paire de souliers qui s’agrandirent dans ses mains jusqu’à atteindre une étonnante longueur.
– Les voici, dit-il en les posant devant la Faucheuse aux grands pieds.
Celle-ci lui jeta un regard venimeux.
– Il vous faut désormais parvenir jusqu’à ma soeur, maître Luba. Je vous dis adieu, ou du moins, je l’espère !
Un long sifflement poussa Tori Luba à lever la tête. Un balancier fonçait droit sur lui, à grande vitesse. Poussant un cri d’effroi, le pauvre homme tourna le dos à la table et s’enfuit.

La lumière disparut et il fut, à nouveau, en train d’avancer dans le couloir sans fin.
– Peut-être est-il possible de quitter cette maison et ce village ? suggéra Ako car il craignait pour la vie de son maître et ne tenait pas à devenir un lézard orphelin.
" Non, c’est impossible !"
– Je n’ai pas reconnu votre voix, mon maître.
– C’est normal Ako, ce n’était pas la mienne.
Il y eut un affreux éclat de rire puis plus rien. Ils reprirent leur marche dans le couloir obscur jusqu’à ce que, une fois encore, Tori Luba se retrouve en pleine lumière.
– Quelles choses étranges allons-nous encore devoir affronter, Ako ? s’inquiéta Tori tout en cherchant à se repérer dans ce lieu dont il n’apercevait pas grand-chose.
– Attention !
Le cri du lézard avait stoppé net Tori Luba qui n’osait plus bouger.
– Ako ! Dis-moi donc ce qu’il se passe ?
– Retournez-vous lentement !
Maître Luba obéit et se retrouva face à un imposant cactus enveloppé d’une masse de piquants méchamment hérissés. Il fit trois pas en arrière.
– Cela ne semble guère plus réjouissant qu’avec l’autre personne.
– Oui, mon maître, je le crains.
Ako avait à peine terminé ces mots qu’il ressentit une sensation qu’il avait déjà éprouvée.
– Maître ! Je me transforme.
Tori n’eut que le temps d’ouvrir les bras pour y recevoir un gros chat blanc.
- Quelle horreur ! Tu vas parsemer ma redingote de tes poils.
– Je le regrette, mais personne ne m’a demandé mon avis. Et vous devriez rentrer votre gros ventre si vous voulez franchir ces remparts de ronces qui nous attendent.
Serrant l’animal contre lui, et essayant de se faire le plus mince possible, Tori Luba entreprit de se faufiler entre les rangées acérées. Elles se terminaient à peine qu'une voix s’éleva :
– Ainsi, vous voilà parvenu jusqu’à moi !
La Euse disparaissait sous une multitude d’épingles qui luisaient et cliquetaient sans arrêt. Tori Luba ne distingua que deux lueurs à la place des yeux et renonça à voir le reste de son visage. Après tout, peu lui importait qu’elle ressemble, ou non, à sa soeur.
– Que demandez-vous à la Ravaudeuse ?
– Une robe pour une Malice, que j’ai, bien inv...
– La voici !
Il y eut un fort bruissement et des morceaux de robe apparurent. De la percale et du poil de rat noir ! Voilà qui faisait penser aux atours de la Malice. Mais Tori Luba garda cette pensée pour lui, il avait son compte d’ennuis.
– Il ne manque plus que le fil, dit la Ravaudeuse.
Un bruit sourd se fit entendre. Il annonçait de lourdes bobines qui roulaient sur le sol.
– Quel joli chat ! susurra soudain la Ravaudeuse en tendant un doigt immensément long vers Ako. Il ferait un si joli col de fourrure sur mon manteau.
– Miaaaouu ! fit Ako tandis que son poil se hérissait sur son dos.
Inquiet, Tori Luba serra son valet dans ses bras et la Ravaudeuse n’insista pas.
– Vous me devez un collier en coquilles d’escargots bleu de mer, maître Luba.
Tori chercha dans le coffret et ressortit le collier qu’il lui tendit. Elle s’en empara d’un geste rageur.
– Quand la robe sera-t-elle prête ?
– Ne soyez pas trop pressé, mon ami. Profitez de la vie pendant que vous le pouvez encore.
Et la pièce s’effaça pour les laisser dans la pénombre.
– Encore ce maudit couloir, maître. Depuis combien de temps sommes-nous ici ?
– Je l’ignore, Ako mais qu’importe si nous réussissons à quitter cet épouvantable endroit.

Et la lumière revint.
Maître Tori découvrit une quantité infinie de boîtes que l’on avait déposées côte à côte ou empilées les unes sur les autres ; le tout formait un inextricable labyrinthe.
A cet instant, Ako sentit en lui un frémissement qu’il reconnut. Son maître n’eut que le temps de le déposer sur le sol et le chat se changea en un solide bélier.
– Tes changements commencent à m’inquiéter, fidèle valet !
– Moi aussi, maître. J’en ai mal à la têêêête.
– Je crois plutôt que ce sont les lourdes cornes que tu portes, mais avançons car nous touchons au but.
Quelques minutes s’écoulèrent durant lesquelles Luba et son valet tournèrent à droite, puis à gauche, firent demi-tour pour reprendre à gauche, puis à droite...
– Nous sommes déjà passés par ici, Ako, dit maître Luba en s’arrêtant. Je reconnais l’empreinte de mes pas mélangés aux traces de tes sabots.
– Vous avez raison, maître, mais il faut bien pourtant que nous parvenions devant la troisièèèème soeur.
Une voix nasillarde les interrompit tout à coup :
– Vous me cherchez ? Comme c’est plaisant. D’ordinaire, les gens me fuient. Ou du moins ceux qui sont demeurés en vie après avoir croisé mes chères soeurs.
A son tour, l’Embaumeuse se montrait sous une apparence indéfinissable, disparaissant sous une incroyable chevelure faite de copeaux de bois qui se déroulaient jusqu’au sol.
Fait étrange, Maître Luba ne se sentit pas impressionné. Peut-être parce qu’il avait déjà réussi à vaincre les deux autres soeurs ou bien la fatigue obscurcissait-elle son raisonnement ?
– Je viens chercher la robe pour la Malice, dit-il, plein d’assurance. Elle est prête, j’espère ?
Deux éclairs rouges flamboyèrent à travers les copeaux.
– Je n’ai pas eu mon paiement, maître Luba. Je désire une ceinture en peau de dragon à sept pattes.
Maitre Luba posa la ceinture sur la table. A l’instant même, une robe identique en tous points à celle portée par la Malice tomba du ciel et prit place dans un écrin en ivoire qui se mit à rétrécir jusqu’à n’être pas plus grand qu’un mouchoir.
Maître Luba le glissa dans sa redingote et salua l’Embaumeuse.
– Adieu, madame ! Mon valet et moi rentrons chez nous.
Mais, à l’instant où Tori Luba et son bélier effectuaient un demi-tour, l’Embaumeuse les interpella :
– Je n’en ai pas fini avec vous, maître Luba !
– Je ne comprends pas, je vous ai payé !
– Je veux aussi... un bracelet en pierre de gargouille sinon, vous ne quitterez pas ma charmante demeure où vous et votre valet aurez le plaisir de me servir jusqu’à la fin de vos jours.
Maître Luba ouvrit le coffret en argent mais celui-ci était vide.
– Vous n’avez pas le droit. Vous êtes une mauvaise perdante.
– Vous allez regretter vos paroles ! gronda l’Embaumeuse. A moi mes soeurs ! A moi !
Son cri se mit à résonner haut et fort, et à se multiplier. Elles étaient vingt, elles étaient trente à crier à l’aide.
– Sauvons-nous !
– Mais comment ? s’exclama Tori Luba au bord du découragement.
– Par ici !
Et Ako, tête baissée, se mit à foncer droit devant lui, écartant ou pulvérisant tous les obstacles à l’aide de ses larges cornes.
– Là-bas, Ako, j’aperçois la porte !
Soudain, les hurlements mêlés des trois soeurs parvinrent à leurs oreilles. La simple pensée de retomber entre les griffes de ces harpies donna des ailes à Tori Luba et à son valet. Ako ne ralentit pas et fit voler la porte en éclats avant de poursuivre son échappée, maître Luba ne le lâchant pas d’un pouce.

Ils traversèrent Jolibourg – toujours désert – et ne s’arrêtèrent de courir que lorsqu’ils s’estimèrent hors de portée des trois Euses. Alors, à bout de souffle, Tori Luba s’écroula dans un champ de luzerne tandis qu’à ses côtés, Ako pliait délicatement les pattes pour se coucher dans l’herbe.
Il leur fallut un long moment pour récupérer de leur effort. Enfin, Tori Luba se redressa pour jeter un coup d’oeil vers Jolibourg. Il ne put retenir un cri de surprise :
– Le village, les trois Euses, tout a disparu !
D’un bond, le bélier fut sur ses pattes mais ses yeux ne contemplèrent qu’une vaste plaine.
– Regardez, maître ! Au loin, j’aperçois le petit bois et les reflets de la mare dans laquelle vous aviez chuté. Comment avons-nous pu revenir si vite à notre point de départ ?
Ako ne se trompait pas. Il s’agissait bien du lieu où tout avait débuté.
Ils parcoururent la route qui les mena sous les arbres où ils ne furent pas étonnés de retrouver la Malice, toujours dépenaillée. Celle-ci n’avait pas l’air d’être de bonne humeur.
– Vous avez donc réussi à braver les trois Euses, Maître Luba. Je ne vous croyais pas aussi courageux.
– Voici votre robe, répondit Tori Luba en lui tendant une minuscule boîte. Nous avons fait ce que vous vouliez, alors rendez son apparence à mon fidèle valet. Il le mérite.
Mais la Malice se mit à taper du pied sur le sol, montrant ainsi son profond dépit.
– Je n’ai aucun ordre à recevoir de vous ! Et parce que ce petit jeu m’amuse, votre valet changera encore une fois de forme avant de redevenir un misérable humain.
Tori Luba se retint à grand-peine de lui avouer qu’elle était aussi mauvaise perdante que les trois soeurs. Il valait mieux éviter de tout reprendre au début.
– Oh maître, je me transforme encore, s’écria Ako.
– Je suis impatiente de voir à quoi il va ressembler, s’amusa la Malice. Peut-être une insignifiante fourmi qu’il me faudra prendre garde de ne pas écraser.
Elle éclata d’un affreux rire qui s’étrangla dans sa gorge. Ako s’était changé en souris ! Une charmante, une adorable souris blanche qui se précipita aussitôt sur la Malice. Celle-ci poussa un cri d’effroi et se volatilisa. Alors Ako retrouva sa forme humaine.
– Eh bien, fidèle valet, dit Tori Luba en poussant un soupir de soulagement. Cette aventure se termine enfin.
– J’en suis heureux, maître, répondit Ako tout en posant les mains sur sa tête pour vérifier que les cornes avaient bien disparu. J’implore le ciel de nous épargner une nouvelle rencontre avec une Malice.
– Quelque chose me dit, mon brave Ako, que cela ne nous arrivera plus. Allons ! Il est temps désormais de regagner notre logis.

* * *

Quelque part, nul ne sait où exactement, un vieillard se tenait assis sur un banc devant sa demeure, guettant peut-être le retour d’un négociant et de son âne gris, à qui il avait confié un coffret en argent et son espoir le plus fou. Soudain, Cornevaland des Torquelles sentit sa longue barbe blanche se détacher de son visage et il la vit tomber à ses pieds sans que la lame du rasoir y soit pour quelque chose. Le chevalier se releva lentement tandis que les larmes remplissaient les yeux de l’homme jeune qu’il redevenait enfin. La Malice avait donc perdu !
« Que les cieux veillent sur vous jusqu’à la fin de votre longue et heureuse vie, maître Luba » pria le chevalier avec ferveur, oubliant que si Tori Luba, et son fidèle valet avaient pu vaincre, c’était un peu grâce à lui.

Cornevaland des Torquelles sella et enfourcha son beau cheval tandis que devant sa maison une route, bordée de champs, réapparaissait. Et le chevalier s’en alla sur le chemin qui, bientôt, le ramènerait à son château où ceux qui l’aimaient l’attendaient depuis dix longues années.



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