Bon anniversaire, Tommy !
Monsieur Gredon, le surveillant général, déposa
une pomme verte dans l’assiette du petit garçon. Il y piqua un
minuscule bougeoir en plastique blanc dans lequel il planta une petite
bougie bleue à moitié fondue, il craqua une allumette pour
enflammer la mèche et attendit.
Tommy sentit son coeur se serrer en songeant
qu’il avait sept ans aujourd’hui et que les trois dernières années de
sa jeune vie s’étaient écoulées entre les quatre murs de cet
orphelinat. Le jeune garçon regarda les autres gamins assis à la même
table que lui – regard éteint et tête basse – portant tous l’uniforme
des orphelins : le pantalon bleu gris et le chandail fermé à l’encolure
par trois boutons noirs. Sans oublier les lourdes chaussures qui
couvraient les talons et les orteils d’ampoules douloureuses.
Les larmes remplirent ses yeux et ses lèvres
tremblèrent pour retenir un sanglot.
– Alors, mon garçon, tu attends quoi pour souffler ? gronda le
surveillant général.
D’un geste agacé, Monsieur Gredon moucha la
flamme entre deux doigts et récupéra la bougie.
– Pas de gaspillage ici, maugréa-t-il.
Et c’est vrai qu’à l’Institut des Enfants Perdus
tout devait servir avec parcimonie.
Il y eut un début d’agitation au fond de la
salle et le surveillant général reprit en main la baguette qu’il avait
glissée sous son bras le temps de l’anniversaire. Décidément, ces
gosses n’étaient que de la mauvaise graine ; malgré l’autorité et les
punitions, rien de bon n’en sortirait jamais !
Monsieur Gredon avait à peine tourné les talons
qu’il y eut un bruit de vaisselle brisé. Le surveillant fit volte-face
mais pas assez vite pour voir le grand Grégoire se rasseoir après avoir
accompli sa mauvaise action. Car c’était lui qui venait de balayer
l’assiette de Tommy en bas de la table d’un revers de main.
En voyant les débris sur le sol, Monsieur Gredon
manqua s’étrangler de fureur.
– Faut pas lui en vouloir, m’sieur, glissa
sournoisement Grégoire. Il n’aime pas qu’on lui fête son anniversaire,
c’est ce jour-là que ses parents l’ont abandonné. Remarquez qu’on
comprend pourquoi. N’est-ce pas, m’sieur le surveillant général ?
Tommy n’eut pas le loisir d’émettre une
protestation. Une main de fer l’attrapa par le col de son vêtement et
le traîna hors du réfectoire. Mais avant de sortir de la pièce, le
petit garçon put voir un mauvais sourire s’étaler sur la figure de
fouine de Grégoire.
Monsieur Gredon lui fit gravir, sans
ménagements, les marches qui menaient au deuxième étage. Il poussa la
porte du dortoir : quatre douzaines de petits lits alignés sur quatre
rangées, entre des murs à la peinture écaillée et éclairés par une
unique grosse ampoule. Au centre de la longue salle, un poêle en fonte
qui ne servirait qu’aux premières neiges ; à l’Institut des Enfants
Perdus, on savait économiser le papier et le bois.
– Tu resteras ici aussi longtemps que je le déciderai, gronda le
surveillant général qui ajouta : Peut-être jusqu’à ton prochain
anniversaire. Je suis certain que tu ne manqueras pas à tes camarades.
Le surveillant général repartit, la porte claqua et ce fut le silence.
Tommy aurait pu s’allonger sur son lit, éclater
en sanglots et verser toutes les larmes de son corps jusqu’à ce que le
sommeil vienne l’apaiser – cela se terminait ainsi chaque fois que le
grand Grégoire le malmenait. Que se passa-t-il, ce soir-là, dans la
tête de l’enfant ? Etait-ce le désespoir ou bien la révolte ? Il se mit
à genoux sur le tapis usé et tendit les bras pour attraper une boîte en
carton glissée sous son lit. A l’intérieur étaient soigneusement rangés
les vêtements qu’il portait le jour de son abandon. Rien ne se perdait
jamais à l’Institut des Enfants Perdus !
Il ôta le chandail aux boutons noirs et enfila
son cardigan vert-comme-la-mer dont les manches, trop courtes, ne
couvraient plus que la moitié de ses avant-bras. Il dut renoncer à
chausser les sandalettes – ses pieds refusaient d’y entrer – mais le
bonnet de laine tenait toujours sur ses cheveux châtains même s’il
comprimait un peu les oreilles. Il restait encore l’écharpe que des
mains tendres avaient tricotée pour l’enfant, il y a longtemps.
– Ne t’inquiète pas, Peluchon, j’ai un manteau
pour toi.
L’enfant récupéra son ours caché sous l’oreiller
pour l’enrouler dans l’écharpe.
– C’est fini, Peluchon. Grégoire ne t’appellera plus le Râpeux. Nous
partons.
S’il avait été doté de la parole, l’ours
Peluchon aurait pu expliquer à son petit maître que lorsqu’on a sept
ans à peine, on est trop jeune pour s’aventurer la nuit, dans une ville
pleine de dangers. Mais Peluchon ne parlait pas, sinon, il aurait
appelé à l’aide le jour où le grand Grégoire l’avait jeté dans la
bassine remplie de savon. Son joli poil brun n’y avait pas résisté et,
depuis, Grégoire le surnommait le Râpeux.
Son ours serré contre son coeur, Tommy sortit du
dortoir et referma la porte qui grinça légèrement. L’enfant se figea.
Si Grégoire l’avait entendu, il allait le dénoncer. Tommy croyait déjà
l’entendre alerter le surveillant.
« M’sieur Gredon, c’est Tommy et son râpeux qui s’enfuient.
Attrapez-les, m’sieur ! Jetez-les au fond d’un puits ! »
Tommy sentit ses jambes fléchir sous lui. Il se
colla le dos au mur et tendit l’oreille... Il y eut le bruit du chariot
qui passe entre les tables pour servir les grands saladiers de pommes
de terre tièdes, la voix de monsieur Gredon qui menace... Personne ne
savait.
L’enfant traversa le palier et emprunta
l’escalier réservé au petit personnel. Le faible éclairage projetait
contre les murs sa fragile silhouette et la déformait, la grossissait.
Une histoire, que lui avait racontée le grand
Grégoire, lui revint en mémoire : « La fée Carabosse vole les enfants
pour les emmener tout en haut de son donjon où elle les enferme dans
une cage avec de solides barreaux. Quand elle a faim, elle allume le
feu sous sa marmite et fait bouillir de l’eau. Tu ne devines pas quel
est son plat favori, Tommy ? Elle mange les enfants. Et elle préfère
les petits maigrelets, comme toi. Elle viendra peut-être te chercher
cette nuit, qui sait ! Si je la croise, je lui dirai au fond de quel
lit tu te caches. »
Tommy rata la dernière marche. Il lâcha Peluchon
pour se rattraper à la rampe et un gros sanglot le secoua. Il chercha à
tâtons et trouva son ours, en même temps qu’il sentait l’air froid venu
de l’extérieur.
La porte d’entrée était toute proche, deux ou
trois mètres. Et en face, de l’autre côté de la cour, c’était le
réfectoire avec le grand Grégoire, le surveillant, la fée Carabosse.
Tommy éprouva quelque difficulté pour actionner
le loquet – il faut le lever ?...non, le tirer en arrière – il restait
encore à faire coulisser le portail, si lourd pour ses bras d’enfant.
Une bourrasque providentielle vint s’engouffrer, provoquant un
entrebâillement suffisant pour qu’il se glisse entre les deux vantaux.
Ils étaient dehors ! Libres, ils étaient libres !
Tommy déboutonna son blouson pour y loger son
ours bien au chaud. Sans poils, il était à la merci d’un mauvais
courant d’air.
– Accroche-toi, Peluchon ! Je ne voudrais pas risquer de te perdre.
Et dans la nuit noire, un petit bonhomme partit
en courant.
La femme et
l’homme s’approchèrent, les yeux remplis de larmes, et Théobald le
panda leur tendit le bébé.
– Vous serez de bons parents pour lui. Soyez heureux tous les trois.
Il regarda le couple qui s’éloignait, avant de
rejoindre Bix le kangourou qui patientait un peu plus loin. Celui-ci
avait sorti un large mouchoir de sa poche et se mouchait bruyamment.
– Ca me brise toujours le coeur de les voir partir, chef.
– Tu es trop émotif, Bix, répondit Théobald tout en s’essuyant le coin
de l’oeil.
– Oui, chef, je sais.
Emus, le panda et le kangourou se firent
silencieux et leurs regards se portèrent sur le village, niché au creux
d’une vallée verdoyante.
– Le temps est doux ce soir, dit le kangourou. Vous pensez que ça va
durer ?
– Oh, à vrai dire, je ne crois pas, Bix, répondit le panda.
Comme pour lui donner raison, une rafale de vent
accourut du fond de la vallée. Facétieuse, elle s’empara des dernières
feuilles mortes sur le chemin, les fit tourbillonner et l’une d’elles
vint se percher sur le museau du panda.
– Il me semble qu’un nouveau message vient d’arriver, chef ! s’écria
Bix.
Le panda prit la feuille de chêne et y jeta un
coup d’oeil
intéressé.
– Une urgence. Cela concerne un enfant et un... sans poil ! Je ne
connais pas cette espèce, Bix. Avez-vous une explication à me fournir?
Le kangourou plongea les pattes dans sa poche et
en sortit un manuel portant l’inscription : « Je sais tout ! » Il
l’ouvrit, le feuilleta...
– Il ne sait pas, comme d’habitude. Je me demande pourquoi il se vante
sans arrêt de tout connaître ?
Une voix éraillée sortit d’entre les pages du
livre :
– Je fournis des réponses intelligentes à des questions intelligentes.
Je n’ai pas été imprimé pour jouer à des devinettes. Un «sans poil» !
Et pourquoi pas le calcul des quatre côtés d’un cercle ou encore...
Personne n’entendit la fin de sa protestation
car le kangourou avait refermé le livre d’un geste sec.
Théobald monta à bord du train à vapeur et le
kangourou le rejoignit d’un bond.
– Nous verrons sur place de quoi il retourne, Bix. Ne perdons pas de
temps. Attention au départ, ça va secouer !
Théobald donna un coup de sifflet et la
locomotive noire s’ébranla lentement. Quelques secondes plus tard, le
train avait littéralement disparu du paysage.
Tommy vérifia que personne ne l’avait suivi avant de tourner
l’angle du boulevard mais, à une heure aussi tardive, tout était
désert. A bout de souffle, il ralentit. Il avait parcouru au moins
quatre grandes rues, et plusieurs ruelles ; il devait être en sécurité.
Pauvre Tommy ! Avec ses petites jambes il
croyait avoir sillonné la moitié de la ville, pourtant s’il avait levé
les yeux à cet instant, l’enfant aurait reconnu, à quelques centaines
de mètres seulement, la masse lugubre de l’orphelinat dominant les
maisons du quartier.
Tommy franchit une élégante grille en fer forgé
et ses lèvres laissèrent échapper un cri de ravissement. Son échappée
l’avait mené aux abords d’un parc qu’il n’avait pu jusqu’à présent
qu’entrevoir lors de ses rares sorties.
L’enfant parcourut les allées de gravier rouge,
essaya, l’un après l’autre, les larges bancs de pierre blanche. Il se
faufila en riant entre les haies taillées en forme de boules que la
gelée nocturne blanchissait joliment. Les poissons restèrent au fond de
leur bassin où ils dormaient sagement ; Tommy leur souhaita de faire de
beaux rêves.
L’enfant aurait pu s’attarder dans le parc si un
phénomène extraordinaire n’avait attiré son attention. A une courte
distance, deux allées de réverbères s’étaient alignées au garde-à-vous
le
long d’un immense tapis noir. L’enfant s’y rendit en sautillant d’un
pied sur l’autre – ce qui le réchauffa un peu – et il s’imagina que
quelqu’un avait allumé les plus belles bougies que l’on puisse imaginer
pour célébrer un anniversaire important, le sien.
Le tapis noir était le tablier d’un pont sous
lequel l’eau faisait entendre son murmure. L’enfant s’approcha du
parapet et passa la tête entre les barreaux pour apercevoir le fleuve.
La lumière jetait sur ses flots des dizaines de feux follets.
– C’est joli, hein Peluchon ?
Mais, couché bien au chaud dans le blouson,
l’ours ne pouvait rien voir.
Pendant que Tommy profitait de ses premiers
instants de liberté, une brume descendit sur les alentours, effaçant le
parc, les bancs de pierre et le bassin de poissons, et transformant les
haies en d'étranges fantômes.
Soudain, Tommy se redressa. Il avait cru
entendre un grondement sourd dans le lointain. Peut-être le surveillant
général et le grand Grégoire s’apprêtaient-ils à surgir, lancés à la
poursuite des deux fuyards ?
La peur le submergea à nouveau. Il se retourna
pour fuir et heurta, de plein fouet, un corps mou et chaud. Il ouvrit
la bouche pour crier mais le cri s’étrangla dans sa gorge. L’être qui
se trouvait devant lui était si joli à regarder !
Il portait un uniforme bleu fermé par des
boutons dorés et les parties de son corps qui dépassaient – les mains,
les pieds – étaient couvertes d’une fourrure blanche à l’aspect soyeux.
Sur sa grosse tête ronde, surmontée de deux oreilles noires comme
les cercles autour de ses yeux, était posée une casquette arborant le
mot « Chef » en lettres majuscules, dorées elles aussi.
Ce singulier personnage ôta sa casquette et
salua.
– A votre service !
Surpris, l’enfant demanda :
– Qui êtes-vous ?
– Théobald, le panda. Pour vous servir.
– Vous êtes aussi un surveillant général ? demanda la voix tremblante
de l'enfant.
Théobald mit une grosse patte blanche devant sa
bouche pour pouffer de rire.
– Pas du tout, je suis chef de train. N’auriez-vous pas décidé de
partir loin de cette ville ?
– Oh oui, je le souhaite très fort.
– Choisissez votre destination, où désirez-vous aller ?
Tommy entrouvrit son blouson dans lequel dormait
un ours et, en le voyant, le panda comprit ce qu’était le « sans poil ».
– Je voudrais aller dans un endroit où plus personne ne se moquera de
Peluchon.
Théobald hocha la tête d’un air sérieux :
– Oui, oui, bien sûr. Je crois que j’ai
exactement ce qu’il vous faut. Alors, jeune homme, si vous voulez bien
: En voiture !
Tommy se pencha pour regarder sur la gauche de
Théobald, puis sur sa droite...
– Vous avez perdu quelque chose ? s’inquiéta le panda qui, à son tour,
chercha à gauche, puis à droite…
– Je suis désolé mais je ne la vois pas... La voiture.
– C’est par ici !
Le regard de Tommy suivit la direction indiquée
par la main du panda... Sous le pont, là où coulait le fleuve
auparavant, s’étirait un train, un adorable tortillard avec une
locomotive noire à vapeur, des roues et des bogies rouges. Il traînait
une longue voiture marron décorée de
fins liserés jaunes avec des vitres ornées de brise-bise en dentelle.
Théobald posa la patte sur l’épaule de Tommy.
– Nous devrions nous hâter, car il me semble entendre accourir des gens
malintentionnés.
Le panda et l’enfant gagnèrent l’extrémité du
pont et descendirent sur la berge par un petit escalier. Tommy tenta
d’apercevoir le fleuve sous les rails métalliques, mais il ne vit que
de l’herbe. En relevant la tête, le jeune garçon croisa le doux regard
de la locomotive.
– Le train... il a des yeux !
– « Elle » a des yeux.
– Elle ?
– Myline. C’est son nom.
Tommy aurait aimé lui
parler mais le chef de train le poussa vers un kangourou qui se tenait
devant la voiture.
– Voici Bix, mon assistant.
Bix décocha un clin d’oeil appuyé au petit
garçon.
– Bienvenue à bord, Tommy.
Il aida l’enfant à monter dans le train – les
marches étaient très hautes – et le suivit. Théobald grimpa derrière
eux, et se saisissant du sifflet d'argent qu’il portait autour du cou,
il fit entendre un long sifflement.
La locomotive s’ébranla lentement. Les roues
firent un tour, un autre encore. Elles se mirent à tourner de plus en
plus vite, laissant échapper des grincements légers comme des soupirs.
Le train s’engouffra sous le pont, ressortit de l’autre côté et
s’éloigna en prenant de la vitesse.
Il était temps. Des silhouettes venaient de
surgir de la brume : Monsieur Gredon le surveillant général et quatre
policiers, lancés à la poursuite du fuyard.
– Un enfant de cet âge ne peut pas aller bien loin, s’exclama l’un des
agents. Vous affirmez qu’il ne s’est pas écoulé plus de trente minutes
depuis qu’il s’est enfui ?
– J’en suis certain, répondit le surveillant général. C’est un grand de
l’orphelinat, Grégoire, qui m’a averti. Il m’a dit qu’il s’inquiétait
pour Tommy parce que je l’avais puni et il s’est aperçu qu’il avait
disparu du dortoir. Il aurait emporté des vêtements et son ours avec
lui.
– Vous êtes sûr qu’il n’a personne chez qui se réfugier ?
– Personne. Un orphelin, pensez donc !
L’un des policiers parut perplexe. Il se pencha
par-dessus la rambarde du pont, observa l’eau noire du fleuve qui
coulait entre les berges désertes.
– Allons jusqu’au jardin ! Nos collègues l’auront peut-être récupéré
endormi sur un banc.
Les policiers et le surveillant général firent
demi-tour mais la brume devint si épaisse qu’elle noya la ville, ne
laissant surnager que le clocher de la cathédrale. Dans des conditions
aussi difficiles, les recherches durent être abandonnées.
Il régnait une douce tiédeur à l’intérieur de la voiture et le
bruit des roues sur les rails ne parvenait que de manière atténuée,
comme un ronronnement. Tommy sentit toute sensation de peur se
dissoudre en lui ; c’était fini, il ne retournerait plus à l’Institut
des Enfants Perdus.
– Tu devrais t'asseoir, conseilla le panda.
L'heure du repas approche et je dois aller indiquer notre destination à
Myline. Bix veillera sur toi.
Le chef de train quitta la voiture et l’enfant
prit place sur la banquette de velours, son ours à ses côtés.
D'un geste vif, le kangourou sortit de sa grande poche ventrale une
table couverte d'une nappe bleue
qu'il dressa devant l'enfant. Puis il noua un bavoir au cou de Peluchon
et une serviette au cou de Tommy.
– J’espère que tu as faim ? Je t'ai préparé de la purée au lait, du
jambon blanc, un gratin de tomates, un yaourt
crémeux et, pour terminer, un dessert surprise.
Tommy suivit avec passion les deux pattes de Bix
qui disparurent plusieurs fois dans la poche pour ressortir avec des
assiettes pleines de bonnes choses à manger. Sans oublier un verre de
grenadine et une grosse part de gâteau à la fraise.
Le kangourou posa devant l'ours une poignée de
bonbons au miel et lui tapota gentiment la tête :
– Ce sont tes préférés, Peluchon. Bon appétit à tous deux !
Quand Théobald revint, le repas était terminé.
La table et la nappe avaient regagné leur mystérieuse cachette, et Bix
s’affairait à remettre de l’ordre dans la voiture.
– Tout va bien, Bix ?
– Oh oui chef ! Ce soir, nous avons recueilli deux anges égarés.
Enroulés dans une couette, couchés au fond d’un
lit en bois blanc, Tommy et Peluchon dormaient d’un sommeil peuplé de
jolis rêves, d’où étaient exclus le grand Grégoire et monsieur Gredon.
– Cela me serre le coeur, dit Bix en se penchant
sur ses anges. Pas vous, chef ?
Le panda cligna plusieurs fois des yeux pour
évacuer une larme.
– Ne nous laissons pas attendrir, Bix. Nous faisons notre devoir.
Le kangourou acquiesça en hochant la tête et se
mit à chercher dans sa poche…
D’un geste vif, Théobald lui tendit un
mouchoir.
– Vous devenez trop sentimental, mon ami.
Au réveil, Tommy avala un copieux petit-déjeuner, toujours
préparé par Bix le magicien ainsi que l’enfant l’avait surnommé.
Ensuite il y eut une séance d’habillage et Tommy enfila des vêtements
neufs – pantalon beige et pull bleu – à sa taille. Quand à Peluchon, il
fut doté d’un sweat marine à capuche qui lui tiendrait chaud.
Un peu plus tard, Bix et
Tommy se livraient à une passionnante partie de dominos quand Théobald
fit irruption dans la voiture, la mine contrariée.
– Je suis désolé Tommy. Un cas d’une
extrême urgence nous oblige à faire un détour qui n'était pas du tout
prévu.
– Qui allons-nous chercher ? demanda Bix un peu surpris par ce
changement de
programme inattendu.
– Il s’agit d’une demoiselle qui s’est spécialisée dans les énormes
bêtises. Pour résumer, je dirais : une Miss catastrophe.
Pour Tommy, l'idée de prolonger son séjour chez ses deux nouveaux amis
ressemblait plutôt à une bonne nouvelle. Et d'ailleurs, son ours aussi
semblait ravi.
– Peluchon et moi serons très sages, nous le promettons.
Cette réponse soulagea le chef de train.
– Je te remercie, Tommy.
Théobald alla chercher une carte dans un toroir et la déplia.
– Notre intervention se fera dans cette zone,
dit-il en tapotant le papier du bout du doigt. Et Gretti va nous
indiquer le moment où elle aura lieu très précisément.
Bix et Théobald se tournèrent vers une
longue pendule adossée à la paroi. Elle était taillée dans un joli bois
et son balancier en cuivre faisait entendre un léger murmure.
– Greeettiiii
Au cri du panda, la pendule se réveilla et Tommy
réalisa qu'elle
avait des yeux, tout comme Myline la locomotive.
– Qui ! Que ! Quoi ! Que se passe-t-il, monsieur Théobald ?
– Voyons Gretti, vous dormiez encore. Concentrez-vous sur votre
travail, nous avons une urgence.
– Je ne faisais qu'une courte sieste, s’excusa la pendule. Il reste
vingt secondes… dix-neuf…
dix-huit…
– Vite, Bix ! Préparons-nous.
Théobald enfila un gilet de sauvetage et
s’empara d’un filet à papillons. Bix se dirigea vers la portière et
l’ouvrit… Un vent chargé d’embruns pénétra dans la voiture.
– Chette checondes ! annonça Gretti en bâillant.
Tommy grimpa à genoux sur la banquette, son ours serré dans ses bras et
colla son front contre la vitre. Le train roulait au ralenti, le
paysage disparaissait dans la brume.
Myline, la locomotive, lâcha un jet de vapeur,
qui résonna comme une sirène. Théobald et Bix sursautèrent.
– Nous y sommes, Bix. En position pour la récupération !
Bix utilisa ses deux longues pattes arrière de
kangourou pour prendre un solide appui sur le plancher de la voiture,
il attrapa le panda par la ceinture et le maintint fermement.
– Prêt, chef !
Tommy vit le panda pencher le haut de son corps
dans le vide et tendre le filet à papillons à bouts de bras.
– Trois, deux, un... décompta la pendule.
– Mélanie ! Où te sauves-tu encore ?
La petite fille s’immobilisa. Raté ! Il ne lui
restait pourtant qu’un dernier mètre à parcourir, sur la pointe des
pieds, pour atteindre la porte. Sa mère avait-elle des yeux dans le dos
?
Mélanie se retourna et comprit ce qui avait
causé sa perte. Le miroir avait renvoyé son image. Sale traître !
– Je m’ennuie à mourir, je veux aller jouer sur le pont.
– Je te l’interdis, il fait trop mauvais temps. Et nous sommes en plein
milieu de l’océan.
– Je veux rentrer à la maison ! Je veux, je veux, je...
– Par pitié, Mélanie, cesse de hurler, c’est insupportable ! Les
passagers de ce navire vont finir par nous haïr pour t’avoir emmenée à
bord.
– Je ne voulais pas venir. Je l’ai dit et répété mais personne ne
m’écoute jamais !
Mélanie sentit les larmes lui couler sur les
joues avant de tomber sur le tissu fin de sa robe. Mais elle s’en
fichait, elle détestait cette robe.
Sa mère se prit la tête entre les mains. Cette
enfant était un démon d’une dizaine d’années à peine. Le nombre de
bêtises qu’elle pourrait inventer avant d’atteindre sa majorité était
infini.
– Mélanie, mouche-toi, tu as le nez sale ! Pourquoi ne vas-tu pas
rejoindre ta cousine Léa ? Ca te changerait les idées. Elle est allée
manger une glace.
– Ma cousine est stupide ! s’écria Mélanie qui
en oublia de pleurer. Elle passe des heures à habiller et à peigner sa
poupée Pétronille. Pfff ! Elle pue le plastique sa PétroGuenille.
– Alors rejoins ta soeur dans la salle de cinéma.
– « Winnie l’ourson » c’est pour les mioches et moi, je suis une
demoiselle.
L'élégant navire de croisière "Le Roi des Mers"
avait quitté le port quatre jours plus tôt.
Depuis cet instant, Mélanie s'était employée à multiplier les caprices
; au grand désespoir de sa mère
qui voyait ses deux semaines de vacances virer au cauchemar.
– Une vraie demoiselle ne se comporte pas comme une chipie !
Mélanie se sentit foudroyée par l’insulte. Elle,
qui depuis le départ de cette croisière maudite, faisait tant d'efforts
pour se montrer aimable avec chacun. Eh bien,
elle allait leur montrer de quoi était capable une véritable chipie.
Avisant le livre préféré de sa petite sœur, elle
le prit et le cacha derrière son dos.
Baissant la tête, elle fit mine d'être prise de remords.
– Tu as raison, maman chérie. Je serai sage, je te le promets. Je peux
aller rejoindre Léa ?
Sa mère eut un soupir de soulagement.
– Je suis heureuse que tu te montres enfin raisonnable. Va t'amuser !
J'ai besoin d'un peu de repos.
À peine sortie de la cabine, Mélanie déchira le
livre de sa petite sœur en petits morceaux et prit
la direction du bar.
Elle reconnut rapidement sa cousine au milieu des autres passagers et
décida de passer à la seconde partie de son plan.
– Tout va comme tu le désires, Léa ?
Sa cousine lui décocha un regard étonné en la
voyant s'approcher. Mélanie ne lui avait pas adressé la parole depuis
que le navire avait levé l’ancre.
– Oui. Les glaces sont délicieuses, je te conseille celle aux quatre
parfums.
Mélanie fit signe au serveur et commanda une
glace vanille-chocolat-fraise-menthe nappée de crème chantilly. En
attendant d'être servie, elle fit remarquer à sa cousine que sa poupée
était très joliment habillée ; cette jupe droite et ce blazer à col
marin lui allaient à merveille.
Léa fut ravie du compliment.
– Dis-moi, Mélanie, j'avais d’abord eu l’impression que cette croisière
ne te plaisait pas. Je m’étais trompée ?
– Sûrement ma chère Léa. Je m'amuse comme une folle.
Le serveur revint déposer une large coupe glacée
devant Mélanie qui y plongea sa cuillère avec gourmandise.
– Mmm, tu as dit la vérité : c’est un régal. Oh,
Léa, retourne-toi ! Une fille vient d'entrer dans le bar et la poupée
qu'elle serre dans ses bras ressemble à s'y méprendre à Pétronille.
Poussant un petit cri de surprise, Léa se leva
de son siège et se mit à scruter chaque passagère.
– C'est impossible. Mon père m'a dit que Pétronille était un modèle
exceptionnel.
– Le vendeur du magasin lui a peut-être menti,
insista Mélanie qui trempa un doigt dans sa glace et l'essuya
d'un geste vif, sur le vêtement de Léa.
– Tu es certaine d'avoir aperçu une autre Pétronille ? Je ne la vois
nulle part.
— Je me suis peut-être trompée. Oh ! Léa, tu as sali ton corsage
préféré. Quel dommage.
Léa poussa un cri d'horreur en découvrant la tache.
— Va vite passer un peu d’eau pour l’enlever ! Je veille sur ta poupée
en attendant ton retour.
« Et inutile de te presser ! », pouffa Mélanie en regardant sa cousine
s'éloigner.
La chipie jeta un coup d’œil alentour – personne ne faisait attention à
elle – et s’emparant de Pétronille, elle lui renversa sa coupe de
glace sur la tête. La crème se mit à dégouliner, répandant de
grosses gouttes roses et vertes sur le petit blazer.
— Ma vieille PétroGuenille, tu as l’air aussi nulle que cette chère
Léa. Et maintenant sauve-qui-peut !
Mélanie quitta le bar, traversa la coursive en courant et monta un
grand escalier. Elle parvint aux abords du pont promenade et poussa la
porte vitréee pour se retrouver au grand air. L’endroit était désert.
La chipie poussa un cri de victoire ; elle savourait pleinement le
vilain tour qu’elle venait de jouer à sa cousine.
La nuit cernait le navire et le transformait en vaisseau fantôme égaré
sur un océan sans fin. Mélanie ressentit ce que l’ambiance
pouvait avoir d’inquiétante et de mystérieuse à la fois. Enhardie
par un étrange sentiment de puissance, elle grimpa sur la rambarde
et s’y installa à califourchon. D’un côté, le pont du navire, de
l’autre, trente mètres plus bas, l'immensité de l'océan.
— Je convoque Eole, le dieu du vent ! s’écria la chipie en tendant des
bras conquérants vers le ciel étoilé. Je lui ordonne
de pousser ce vieux rafiot jusqu’au port le plus proche sinon je
balancerai, par-dessus bord, ces sales gosses et leurs parents...
À cet instant, la proue du navire s’enfonça
dans une vague plus
grosse que les autres. Il y eut un léger roulis qui déséquilibra
Mélanie et la jeta en bas de la rambarde. Elle tomba...
Je la tiens, Bix. Rentrez-moi vite !
Le kangourou ramena, d’un geste vif, le panda à l'intérieur de la
voiture et referma la porte. Théobald retourna le filet à papillon
pour libérer une demoiselle qui s’étala, de tout son long, sur le
tapis.
— Vous n’auriez pas dû garder la bouche ouverte, chef, fit remarquer
le kangourou en voyant le panda recracher une crevette rose.
— Merci pour ton conseil Bix. Je crois que nous avons fait une bonne
prise, qu’en dis-tu ?
— Vous l'avez attrapée de main de maître, chef. Mais elle n'a pas l'air
ravie
d'être en notre compagnie !
Mélanie contemplait, éberluée, le plancher sur lequel elle se
retrouvait allongée. Elle chercha à comprendre. Il y avait eu cette
horrible impression de chute qui n’en finissait pas, et maintenant...
— Où suis-je ? demanda-t-elle en regardant autour d’elle.
— Dans un train, répondit aimablement Théobald.
Les yeus de Mélanie s’agrandirent d’horreur. Un panda en
uniforme venait de lui parler ! Et il y avait aussi un très gros
kangourou, et
un ours...
— Au secours ! Je ne veux pas être dévorée par des bêtes sauvages !
Maman ! Papa !
— Bon courage, Bix, souffla Théobald avant de s'éclipser.
— Merci, chef, répondit le kangourou qui échangea, en un tournemain,
son gilet de sauvetage contre un ravissant tablier.
— Pourquoi suis-je ici ? s'écria Mélanie. J'exige une réponse !
Gretti la pendule fit entendre un long grincement.
— Si certaines personnes pouvaient cesser de faire du bruit, j’aimerais
me rendormir. Merci.
Bix profita du bref silence qu’avait provoqué l’intervention de la
pendule pour aider la demoiselle à se relever.
— Théobald vous a sauvé la vie. Sans lui vous vous seriez noyée.
— Je ne veux pas rester une minute de plus avec vous ! lâcha la chipie
avec un haussement d'épaules plein de mépris.
— Notre train vous déposera bientôt là où vous pourrez retrouver
votre famille. Je vais en discuter avec Théobald. Attendez-moi
sagement.
Pendant que Bix s'éclipsait, Tommy prit place sur une banquette et
installa son ours à côté de lui.
— Tiens-toi bien, Peluchon. Je t’ai appris les bonnes manières.
— Qui es-tu ?
Le jeune garçon leva les yeux vers la fillette.
— Tommy et lui, c’est Peluchon.
Mélanie songea qu’elle n’avait jamais vu un
ours sans poils et
qu'il était décidément bien laid. Elle s’assit face au jouet, sur
l’autre banquette.
— Je me demande pourquoi tu le gardes. Il a quoi dans le ventre?
Tommy ne comprit pas vraiment la question.
— Euh... je ne sais pas.
L’enfant détourna la tête pour chercher la
silhouette rassurante de Bix mais le kangourou n'était pas encore de
retour.
— On va voir ça tout de suite, dit Mélanie en tendant les
bras.
Tommy poussa un cri d’effroi mais les mains de
la chipie s'étaient déjà emparées de Peluchon. Elles allaient lui
ouvrir le
ventre pour arracher le rembourrage quand la banquette, sur laquelle
Mélanie était
assise, glissa en arrière jusqu’au fond de la voiture.
Il y eut un silence. Mélanie mit quelques secondes à réaliser que
ses bras, qui tenaient toujours l’ours resté aux côtés de Tommy,
s'étaient allongés démesurément. Horrifiée, elle lâcha Peluchon.
Le premier réflexe de Tommy fut de récupérer son ours et de
l’abriter derrière son dos. Il songea ensuite à quitter la voiture
pour aller chercher de l’aide, mais de grosses larmes ruisselaient sur
les joues de Mélanie. Tommy aurait voulu lui dire qu’il était désolé
de la voir ainsi, mais ce ne sont pas ces mots-là qui sortirent de sa
bouche.
— Peluchon est mon seul ami et tu voulais lui faire du mal. Pourquoi ?
Médusée, Mélanie fixait toujours ses bras qui pendaient affreusement
sur le plancher et ne trouva rien à répondre ; alors l’enfant
poursuivit :
— Tu es aussi méchante que le grand Grégoire. Je ne t’aime pas du
tout.
Il lui tourna le dos et s’en alla chercher le kangourou qu’il ramena
avec le panda.
— Quelle triste chose ! constata Bix en voyant l'état de Mélanie.
— Je suis d’accord, dit Théobald qui énuméra de mémoire : nous
avons un livre déchiré, une poupée couverte de crème glacée et
j’ai failli rajouter un ours éventré. C'est bien cela ?
— Je ne l’aurais pas fait, dit Mélanie en reniflant. C'était pour
rire.
— Vraiment ? Tu as fait peur à Tommy juste pour t’amuser.
Honteuse, Mélanie baissa la tête.
— Je regrette.
Théobald fit un petit signe de la main à son
assistant.
— À toi de jouer, Bix !
Le kangourou plongea dans sa poche et en sortit deux pastilles noires.
— Ouvre la bouche !
Mélanie sentit les pastilles fondre sur sa langue ; elles avaient un
goût amer qui la fit grimacer. Aussitôt ses bras se mirent à rétrécir
et reprirent, très vite, leur taille normale.
— J'espère que tu as compris la leçon, Mélanie ? demanda Théobald.
Et que tu sauras te montrer raisonnable à l’avenir.
La chipie acquiesça et, durant les heures qui suivirent, elle se
montra d’une sagesse exemplaire.
Ce qui n'empêcha pas Tommy de cacher Peluchon
derrière son dos et de surveiller la chipie du coin de l’œil.
La nuit était tombée quand le train fit une halte.
— C’est Mélanie, dit Bix en réponse au regard interrogateur du petit
garçon. Elle va retrouver sa famille.
Théobald ouvrit la portière et aida Mélanie à descendre ; il fit
quelques pas avec elle. À travers la vitre, Tommy s’aperçut que le
train se trouvait à proximité́ d’un navire.
— C’est le « Roi des Mers », expliqua le kangourou. Un magnifique
bateau de croisière. Mélanie est une petite fille très gâtée.
— Que va-t-elle devenir, Bix ?
— Personne ne la verra monter à bord. Elle pourra ainsi rejoindre sa
famille et prétendre qu’elle s'était endormie dans un canot de
sauvetage. Ses parents seront si heureux de la revoir qu’ils ne la
puniront pas. Ils se sont fait beaucoup de souci pour elle et tout le
monde l'a cherchée durant des heures.
— Elle n’est pas gentille, dit Tommy qui serra très fort son ours
contre son cœur. Elle voulait abîmer mon Peluchon.
— Elle va peut-être changer, suggéra Bix. En tout cas, je l'espère
pour elle.
— Je suis content qu’elle s’en aille.
— Oui, je comprends mais, avec nous, tu ne risquais rien.
Sur le quai, le panda tendit un objet à Mélanie. Ensuite elle monta
la passerelle pour gagner le pont du navire.
Théobald avait à peine refermé la portière du train qu’un jet de
vapeur siffla dans l’air, comme un adieu. Et Myline fit, à nouveau,
tourner ses roues d’acier pour reprendre sa route.
— Théobald, que lui as-tu donné ?
Le panda se tourna vers l’enfant que Bix était en train de mettre au
lit.
— Un livre de Winnie l’ourson, identique à celui qu'elle a déchiré et
qui appartenait à sa petite sœur. A Mélanie désormais de faire
que les choses changent, dans le bon sens.
— Tu crois qu’elle peut y parvenir ?
— Je l’ignore, Tommy. Je ne peux pas voir dans son cœur.
— Allons, Tommy, interrompit Bix, il est temps de dormir.
Et le kangourou se pencha pour border la
couverture.
— C’est vrai que les gens méchants peuvent
devenir gentils,
Bix ? demanda Tommy en frottant ses yeux remplis de fatigue.
— Oui, je le crois, Tommy. Et c’est une bonne nouvelle
pour eux, et pour nous.
— Mais les gentils ne deviennent jamais méchants, n’est-ce
pas Bix ?
Le kangourou regarda l’enfant à demi endormi.
— Non, ce n’est pas possible du tout.
— Oh, tant mieux. Bonne nuit, Bix.
Le soleil se leva sur une vaste plantation d’abricotiers.
Myline s'était arrêtée dans l’attente de
connaître sa prochaine destination. Tommy et son ours, Bix et
Théobald descendirent du train.
— Bix et moi devons régler quelques détails
avec Myline,
expliqua Théobald à l’enfant. Tu devrais en profiter pour te
dégourdir les jambes et je suis certain que Peluchon appréciera l’air
du petit matin.
Tommy hésita. L’idée de s'éloigner du train réveillait ses peurs et
l’image de l’orphelinat était encore vive à sa mémoire. Pourtant
l’endroit baignait dans une douce chaleur et ce fruit, que Tommy venait
de cueillir sur une branche basse, était si doux sous les doigts.
— Hmmm, ça sent bon. Tu en veux ?
Non, Peluchon préférait poursuivre sa nuit dans les bras de son petit
maître. Quel paresseux !
Tommy savoura l’abricot gorgé de jus tout en partant à la découverte
des arbres, des coquelicots et des oiseaux qui faisaient entendre un si
joli chant.
Petit à petit, il s'éloigna du train et, au détour d’un buisson, se
trouva face à deux enfants.
La fillette – toute blonde et vêtue d’une
salopette – lui tendit la main :
— Bonjour! Je suis Capucine. Et toi, comment tu t’appelles ?
– Tommy, et lui c’est Peluchon.
— Moi c’est Cédric, dit le garçon aux cheveux châtains. On ramasse
des fruits pour faire de la confiture, tu nous aides ?
— Oui, mais je dois d’abord poser Peluchon.
— Ici, il sera bien, dit Capucine en montrant son gilet pendu à une
branche. Laisse-moi faire !
Elle glissa l’ours dans une emmanchure de son vêtement, ne laissant
dépasser que la tête, et Peluchon parut ravi de prendre de la hauteur.
Remplir les paniers fut un véritable jeu pour les trois enfants. Quand
ils eurent terminé, leurs joues étaient rougies par l’effort et leurs
yeux brillaient de plaisir.
— L’heure du déjeuner approche, dit Capucine. Tu peux venir manger
chez nous, notre maison est à l’autre bout du pré. Si tu veux, tu
pourras même rester vivre avec nous, et Peluchon aussi. Nos parents
sont très gentils.
– Je ne sais pas... hésita Tommy qui se retourna. Mais derrière lui il
ne vit que des arbres qui s'étendaient à perte de vue.
L’enfant chercha dans sa mémoire. Il aurait dû
se souvenir de quelqu’un tout en noir et blanc, et de quelque chose
avec de grands yeux charmants...
– Tu viens ? demanda Capucine et elle le prit par
la main
tandis que Cédric décrochait Peluchon de sa branche.
Alors Tommy acquiesça : Oui, je reste.
Théobald, Bix et Myline étaient repartis. Ils avaient accompli
leur mission : trouver une famille pour Tommy et son ours Peluchon.
Toujours aussi ému, Bix avait baissé la vitre du train pour suivre
l’enfant du regard le plus longtemps possible.
— Ils sont trop loin désormais, Bix. Vous devriez refermer avant de
prendre une escarbille dans l’œil.
— Oui, je sais..., commença Bix mais il ne put poursuivre. Une brise
facétieuse venait de lui plaquer une feuille de chêne sur le museau.
Le kangourou la tendit aussitôt au panda.
— Une autre mission nous appelle, chef.
— Voyons cela, Bix. Oh ! Et je dirais même :
Ohoooo !
Bix roula des yeux inquiets.
— Une opération délicate à réaliser, chef?
Ou peut-être très périlleuse ?
— Exactement, mon cher Bix. Il s’agit d’une certaine Mélanie.
— On ne peut pas réussir à tous les coups,
chef !
— En effet mais je pensais lui avoir fait comprendre que les
bêtises ne menaient à rien. Soyez gentil de vous occuper de Gretti,
Bix. Je vais prévenir Myline afin qu’elle choisisse le trajet le plus
court pour nous rendre sur place.
— À vos ordres, chef ! Gretti ? Greeetiiiii !
Réveillée en sursaut, la pendule poussa un cri de
protestation qui
fit grincer tous ses rouages.
— Qui ! Que ! Quoi encore ?
— Mélanie a encore besoin de nous.
La pendule eut un étrange bruit de ressort qui couine.
— Les enfants du monde entier me laisseront-ils, un jour,
dormir en paix ? Je me le demande parfois.
Bix lui décocha un large sourire.
— Quand tous les enfants du monde entier seront
devenus
sages, ma chère amie. Hélas, Gretti, je crains que cela ne prenne un
temps absolument infini.
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