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Les portes de l'école s'ouvrirent et pendant que les enfants
s'éparpillaient dans la cour, quelques mamans s'avancèrent pour
récupérer, chacune, leur progéniture. L'une d'elles se dirigea vers une
institutrice qui libérait, à son tour, ses élèves.
– Bonjour ! Vous avez mis un mot dans le carnet de liaison de Romaric.
Vous vouliez me voir ?
L'institutrice entraîna la maman un peu à
l'écart.
– Rien de bien important, rassurez-vous. Les enfants discutaient des
professions qui les intéressaient, c'était une simple discussion à
bâtons rompus, et Romaric a annoncé qu'il voulait être père Noël.
La maman du dénommé Romaric parut interloquée.
– Encore ! Il en parlait déjà l'année dernière.
– Oui, son ancienne institutrice m'en avait touché deux mots à la
rentrée. Juste par précaution.
Pour que je ne sois pas surprise au cas où.
La maman lui lança un regard inquiet mais
l'institutrice garda un visage impénétrable.
– Je croyais que cette idée saugrenue lui était sortie de la tête,
reprit la maman. Qu'il l'avait oubliée ! Je... je suppose que ses
camarades se sont moqués de lui ?
– Non, pas tous. Un petit groupe l'a même soutenu
ouvertement, je dirais un fan club, en quelque sorte.
La maman de Romaric secoua la tête.
– Il ne manquait plus que ça. J'espère que je n'aurai pas d'ennuis avec
leurs parents. Après tout, Romaric leur a peut-être promis de les
engager dans son usine de jouets.
L'institutrice eut un petit rire compatissant.
– Je ne pense pas que tout cela soit très sérieux. Ce n'est encore
qu'un enfant. Moi-même, j'ai eu un lointain cousin qui rêvait de faire
le clown dans un cirque et maintenant... (elle toussota avant de
finir sa phrase) il travaille aux pompes funèbres. Je préférais
toutefois vous mettre au courant.
– Je vous remercie. Au revoir !
La maman retraversa la cour de l'école pour
gagner la sortie. Elle aperçut son fils en train de discuter avec des
camarades de son âge et lui fit signe de la main.
– Romaric ! Dépêche-toi, on rentre.
Le gamin la rejoignit en quelques foulées.
– Pourquoi elle voulait te voir, la maîtresse ? J'ai de bonnes notes et
je ne chahute jamais en classe.
– Parce que tu as encore raconté cette fable du père Noël. Il est temps
de grandir un peu, tu ne crois pas ?
– C'était pour rire, répondit le gamin tout en marchant à ses côtés.
La maman lui jeta un regard noir et garda le
silence.
Dès qu'ils furent rentrés à la maison, Romaric
alla prendre un yaourt dans le réfrigérateur et un paquet de biscuits
dans l'armoire de la cuisine avant de se diriger vers sa chambre.
– J'ai du travail, expliqua-t-il à sa mère qui lui jetait un regard
interrogateur. Une interro demain !
Puis il se hâta de disparaître dans l'escalier.
Mais sa mère n'avait pas l'intention de le retenir. Elle entra dans le
salon où ses parents l'attendaient. Ils lui avaient proposé de veiller
sur le petit dernier, Clément, 18 mois à peine, pendant qu'elle se
rendait à l'école.
– Alors, Marjorie ? s'inquiéta la grand-mère en la voyant le visage
soucieux.
– Il a remis ça avec le père Noël !
– Ce ne sont que des enfantillages, expliqua le grand-père.
– C'est la deuxième institutrice qui m'en parle. Si vous aviez vu sa
tête d'hypocrite à celle là ! J'avais à peine tourné le dos qu'elle a
dû éclater de rire, j'en suis certaine. Cela fait plus d'un an que ça
dure, c'est anormal et son père pense la même chose que moi.
– Que comptes-tu faire ?
– L'emmener chez un psychologue pour que cette histoire s'arrête enfin.
Le grand-père eut un haussement d'épaules.
– Ca n'empêchera pas ton fils de ressortir le père Noël tous les ans au
mois de décembre.
La grand-mère lui fit de grands signes pour lui
demander de ne pas en rajouter tandis que Marjorie poursuivait l'énoncé
de ses griefs :
– L'année dernière nous avons été la risée du quartier. Romaric a
envoyé des dizaines de lettres au père Noël pour obtenir un stage. Le
facteur riait aux larmes chaque fois qu'il m'apportait du courrier et
il me disait qu'au centre de tri les employés demandaient une
augmentation pour ce surplus de travail.
– Un stage ? Pour quoi faire ? s'étonna le grand-père ce qui lui valut
un coup de pied de la part de sa femme.
– Pour apprendre à diriger les huit rennes d'un traîneau ! rugit sa
fille dont les nerfs commençaient à lâcher. J'en ai assez. Je ne veux
pas retrouver Romaric en train d'escalader les toits pour aller
examiner les cheminées.
Pendant que cette discussion se poursuivait,
Romaric avait abandonné son cartable sur son lit pour se gaver de
biscuits. Un délice !
Le gamin songeait qu'il avait commis une grosse
gaffe en classe mais il n'avait pu s'en empêcher. Le mercredi
précédent, durant l'après-midi, Romaric et ses camarades : Clara,
Mattéo et Kévin, tous âgés de dix ans comme lui, s'étaient rendus dans
un supermarché qui organisait un grand jeu avec de magnifiques lots à
gagner.
Un animateur décrivait des jouets vendus dans le
magasin et il suffisait de donner leur prix pour les emporter. Romaric
en avait identifié quatre et les enfants étaient repartis le visage
rayonnant. Clara tenait un jeu électronique entre ses mains, Mattéo un
superbe train électrique et Kévin arborait aux pieds des rollers modèle
Super Champion. Quant à Romaric, il avait un livre racontant l'Arctique
qui semblait le rendre très heureux.
– Tu as vu la tête du vendeur quand tu lui as demandé si tu pouvais
échanger le vélo tous terrains contre un simple livre ? s'amusa Kévin.
J'ai cru qu'il allait passer sa main sur ton front pour vérifier que tu
n'avais pas de fièvre.
– J'ai besoin de tout savoir sur le pôle Nord, répondit Romaric. Quel
peuple vit là-bas, si les animaux sont dangereux, la température qui y
régne.
– Pour quoi faire ? insista Kévin toujours très curieux de nature.
– Et bien, imagine que je tombe nez à nez avec un ours blanc en me
rendant chez le père Noël. Est-ce que je dois me sauver ou bien lui
parler sans m'affoler ?
– C'est vrai, acquiesça Clara. Romaric doit être prêt à tout et ne pas
prendre froid, ça aussi c'est important.
Mattéo suivait la conversation un sourire béat
sur les lèvres.
– C'est chouette d'être copain avec un futur père Noël, finit-il par
dire. Tu ne nous oublieras pas quand tu vivras au pôle Nord parmi les
lutins ?
– Jamais ! C'est juré, dit Romaric en levant la main dans un geste
solennel. Et l'été, vous viendrez passer vos vacances dans mon usine de
jouets. Comme ça, vous pourrez les essayer et me donner votre avis.
A ces mots les yeux des trois enfants
étincelèrent.
– Mais comment on ira au pôle Nord ? s'inquiéta Kévin. Les trains ne
roulent pas sur la glace et les avions ne peuvent pas se poser parce
que la banquise ça glisse.
– Je viendrai vous chercher avec le traîneau et les huit rennes, bien
sûr.
Les enfants acquiescèrent vigoureusement de la
tête. L'institutrice ne s'était pas trompée : Romaric avait un vrai, un
fidèle fan club, prêt à le suivre, malgré le blizzard et les animaux
sauvages, jusqu'au bout des immenses terres glacées.
Le samedi suivant, Romaric se retrouva dans la salle d'attente du
psychologue en compagnie de son père. Celui-ci ne cessait de jeter des
coups d'oeil à sa montre :
– Ces médecins ne sont jamais à l'heure. Tu me promets de bien te tenir
quand tu seras dans son cabinet, Romaric ?
– Oui, papa.
– Si ta mère n'avait pas menacé de te mettre en pension, je n'aurais
pas accepté de t'amener chez ce...
A cet instant la porte s'ouvrit et le père
poussa un soupir.
– C'est à ton tour, Romaric.
Assis dans le grand fauteuil de cuir, Romaric
attendait patiemment que la séance commence. La pièce dans laquelle il
se trouvait était remplie de livres qui sentaient la moisissure et, sur
le sol, le tapis usé par les chaussures des enfants qui s'étaient
succédé là n'avait plus de couleur.
Comment est-ce que ces objets peuvent être aussi vieux ? songea
Romaric qui s'était déjà posé la question en consultant les magazines
dans la salle d'attente, la plupart datant d'avant sa naissance. Le
médecin aussi doit être très vieux. Je me demande quel âge il a ?
Ignorant les réflexions intérieures de Romaric
le concernant, le docteur Grosbar - cheveu ras et lunettes à très gros
verres - consultait un feuillet sur lequel il avait pris des notes. La
maman de Romaric lui avait téléphoné pour lui expliquer les problèmes
de son fils et le médecin avait trouvé ce cas très intéressant.
Il doit pourtant être moins âgé que le père Noël, songeait
toujours
Romaric. En tout cas, il n'est pas aussi beau, c'est certain.
Le médecin releva la tête et ajusta ses lunettes
sur son long nez.
– Alors tu t'appelles Romaric, tu as dix ans et tu veux devenir père
Noël ?
Romaric fit "non" de la tête.
– Non, docteur, je veux être Président de la république.
– Tiens donc, s'exclama le médecin à l'évidence très surpris. Et
pourquo ?
– Parce que, poursuivit Romaric, mon papa dit que ce sont des gens très
intelligents et qu'ils ont plein de super diplômes terriblement
difficiles à obtenir, comme les psychologues.
Les paupières du médecin clignèrent à plusieurs
reprises.
– Ton papa dit cela ?
– Oui, docteur, et aussi que si les psychologues gouvernaient notre
pays, il n'y aurait plus aucun problème nulle part.
Lorsque le papa récupéra son fils, vingt minutes
plus tard, il eut la surprise de voir le médecin venir lui serrer
chaleureusement la main.
– C'est un enfant intelligent et je vous félicite de la façon dont vous
vous préoccupez de son avenir. Si-si, je vous assure, vous lui donnez
d'excellents conseils. Vous n'avez aucun souci à vous faire pour lui.
Et merci.
Un peu plus tard, Romaric et son papa se
retrouvèrent assis à la terrasse d'un café. Romaric dégustait une
grosse glace tandis que son père sirotait une menthe à l'eau d'un air
songeur.
– Romaric ! Regarde-moi les yeux dans les yeux, que lui as-tu raconté ?
Le menton plein de glace à la fraise, le gamin
ouvrit des yeux étonnés :
– Rien, papa, je te jure ! On a parlé de l'école, des copains, de mon
avenir. Je veux bien le revoir autant de fois que toi et maman le
voudraient.
Vu le prix d'une séance, songea le papa, ce sera le moins
souvent
possible ?
– J'aimerais bien savoir pourquoi il m'a remercié ?
– Parce qu'il est sympa, Grégoire.
– ... Grégoire ?! Parce que tu l'appelles par son prénom ?
– Il est né le jour de la Saint Grégoire alors comme ses parents
cherchaient un prénom, ils lui ont donné celui-là. Et voilà !
– Et voilà ! répéta le papa ébahi.
C'est ainsi que Romaric ne retourna jamais chez
"Grégoire".
- Tu la tiens par les pieds, Kévin ?
– Oui mais sa tête est lourde et j'ai peur de lui marcher sur les
cheveux.
– Clara ? Aide Mattéo au lieu de rester sans rien faire.
Clara s'avança et souleva le mannequin en
plastique par une épaule afin de le faire pivoter et de le sortir de la
pièce.
– On n'y arrivera pas, c'est trop lourd. Il faudrait quelque chose pour
le transporter.
Romaric réfléchit rapidement.
– On n'a pas besoin de tout le corps, je vais lui enlever les jambes.
– Et comment ? s'étonna Kévin. On va le découper avec un couteau de
cuisine ?
– Mais non, gronda Romaric. Il suffit d'appuyer sur le bouton au milieu
de son ventre. J'ai déjà vu faire ma grand-mère. Elle n'utilise que le
haut du mannequin quand elle coud un corsage. Elle est très douée pour
la couture.
Séparant facilement le mannequin en deux
parties, les enfants couvrirent le haut d'un morceau de chiffon et
l'emportèrent hors de la maison de la grand-mère de Romaric.
Ils n'eurent pas bien loin à aller et, cette
fois, c'est chez l'oncle de Clara qu'ils se rendirent. Celui-ci
habitait une ravissante maisonnette située en bordure de la route.
Arrivés là-bas sans encombres, Romaric et Kévin relevèrent une courte
échelle couchée dans l'herbe et la dressèrent contre un mur pour
atteindre le toit qui débordait largement, ce qui donnait à l'ensemble
un petit air de chalet.
Romaric grimpa le premier, puis ce fut le tour
de Kévin après lui avoir passé le demi mannequin. Mattéo resta au sol
pour maintenir l'échelle en place et Clara fit le gué en se dressant
sur la pointe des pieds car elle n'était pas très grande.
Sur le toit, les choses sérieuses avaient
commencé. Les deux garçons tentèrent d'abord de faire entrer le
mannequin dans la cheminée avec les bras le long du corps.
– Elle est trop grosse, souffla Kévin. Ca ne passera jamais.
– Tu as raison, acquiesça Romaric. On va lui lever les bras, ça devrait
aller.
– D'accord. Oh, Romaric, attends une minute !
– Pourquoi ?
– Si elle tombe trop vite dans la cheminée, qu'est-ce qu'on fait ?
– On la rattrape par les cheveux, ça te va ?
Un large sourire s'étala sur le visage de Kévin.
– Ouais. Pour une fois que j'ai le droit de tirer les cheveux d'une
fille.
Les deux gamins éclatèrent de rire.
– Au lieu de faire les clowns, vous ne pourriez pas vous dépêcher !
gronda Mattéo.
Rappelés à l'ordre, Romaric et Kévin reprirent
leur tentative. Le mannequin ne fit aucune difficulté pour entrer dans
la cheminée - le buste avait même disparu complètement - lorsque,
arrivé à hauteur d'épaules, il resta coincé entre les parois.
– Comment il fait le père Noël ? s'étonna Kévin en poussant sur la tête
du mannequin. Il doit avoir un truc, c'est pas possible.
– Kévin ! Romaric !
Les deux garçons jetèrent un regard vers le
jardin et virent Clara qui trépignait auprès de la barrière en leur
faisant de grands signes. Elle se précipita vers eux.
– Sauve-qui-peut ! C'est la voisine, j'ai reconnu sa voiture !
– Aide-moi à retirer le mannequin, Kévin !
– Je ne peux pas, il est bloqué.
– Tire sur ses cheveux !
Kévin suivit le conseil et regarda, d'un air
dégoûté, la poignée de cheveux noirs qui lui resta dans la main.
Pendant ce temps, dans le jardin, Clara
paniquait.
– Qu'est-ce que vous fichez ? Il faut déguerpir et vite !
En effet, à la seconde suivante une voiture
ralentit devant une maison de l'autre côté de la rue puis elle
s'arrêta. Les enfants entendirent nettement le bruit du frein à main
que l'on serre et le moteur que l'on coupe.
Abandonnant le mannequin à son triste sort,
Kévin et Romaric redescendirent en catastrophe l'échelle, toujours
adossée au toit, pour rallier Mattéo et Clara. Se faufilant entre les
haies, ils détalèrent jusqu'au parc où ils se mêlèrent aux autres
enfants qui s'amusaient sur les balançoires. Là, enfin, ils purent
retrouver leur souffle et faire le point sur leur incroyable équipée.
– Personne ne nous a vus, affirma Clara d'un ton rassurant. Il ne reste
plus qu'à remettre ça une autre fois, peut-être un jour où la voisine
de mon oncle sera en vacances.
Oui, Clara avait raison : tout finissait bien !
Après être descendu de voiture, la voisine avait
ouvert son coffre pour prendre ses provisions et c'est alors qu'une
hirondelle avait pris son envol. En la suivant du regard, Madame
Lantier eu soudain eu sous les yeux une véritable scène d'horreur : un
corps de femme dépassait de la cheminée de son voisin !
Après avoir poussé un cri d'effroi, madame
Lantier sortit le téléphone de sa poche et composa le numéro du
commissariat.
– C'est absolument horrible. Venez vite !
Il ne fallut que quelques minutes au commissaire
pour se rendre sur les lieux du crime à bord d'une voiture de police
toutes sirènes hurlantes, suivi par ses collègues dans un fourgon,
ainsi
que deux ambulances - une pour la victime et l'autre pour le témoin qui
se sentait mal - un camion de pompiers avec la grande échelle, trois ou
quatre journalistes en moto et une camionnette de la télévision
régionale. Les nouvelles de ce genre se répandent toujours très vite.
Un quart d'heure plus tard, la ville entière
était au courant. Le soir, grâce aux journaux télévisés, c'est tout le
pays qui se trouva informé. Les parents des enfants le furent
également... par le commissaire qui ne mit guère de temps à boucler son
enquête et à trouver les coupables.
– Je classe le dossier puisqu'il n'y a eu aucun dégât de part et
d'autre, mais... (le commissaire prit un air sévère pour continuer) je
vous rappelle que vous êtes responsables de vos enfants jusqu'à leur
majorité. Et qu'il est dangereux pour eux de s'amuser sur un toit.
Dès qu'ils furent rentrés à la maison, tout se passa vraiment très
mal.
Romaric fut poussé sur une chaise afin de subir
un interrogatoire en règle de la part de ses parents.
– Comment as-tu pu te servir de la clé de grand-mère que je gardais
dans le tiroir pour t'introduire chez elle et lui voler son mannequin ?
s'écria sa mère.
Romaric ne répondit pas. De toute façon, il n'en
aurait pas le temps et, en effet, sa mère poursuivait :
– Ce mannequin, c'est ton père et moi qui lui avions offert pour sa
fête des mères. D'ailleurs, il nous avait coûté une petite fortune. Et
le toit, comment êtes-vous montés sur le toit de la maison ?
Il y eut un silence... Romaric releva les yeux
et les rabaissa aussitôt car sa mère le fusillait du regard.
– Il y avait l'échelle parce que l'oncle de Clara avait dû changer des
tuiles qui étaient cassées depuis la tempête du mois dernier.
– Qui t'avait parlé de ça ? s'étonna le père.
– Clara me l'avait dit.
– Pour faire des bêtises vous faites une belle équipe tous les quatre !
rugit la maman.
– Romaric, dit le papa, tu imagines si l'un de vous était tombé en bas
du toit ?
– Oui, papa. Je regrette.
– Et si l'oncle de Clara était rentré chez lui et avait allumé le feu
dans la cheminée ? s'énerva la maman qui ne décolérait pas.
Bien entendu Romaric n'avait jamais envisagé une
chose pareille. Il trouva l'idée bizarre et tenta d'imaginer la scène.
Son père dut avoir la même pensée car, tout à coup, son visage perdit
de sa gravité, ses yeux se mirent à briller et ses lèvres tremblèrent
légèrement. Il laissa échapper un gloussement.
– Gérard ? s'étonna sa femme. Qu'est-ce qui t'arrive...
– Des saucisses à la sauce plastique, ça ne doit pas être terrible
comme goût !
Et ne pouvant plus se contenir, il partit d'un
grand éclat de rire sous le regard outré de sa femme.
– Gérard ! Tu ne vas t'y mettre toi aussi et en plus devant ton fils ?
Romaric contemplait, ravi, son père qui essayait
de retrouver son calme et n'y parvenait pas. Il suffisait de voir le
large sourire qui s'étalait sur son visage et ses épaules qui ne
cessaient de tressauter.
Malheureusement, cela rendit la maman encore
plus furieuse.
– Romariiic, dans ta chambre ! hurla-t-elle. Tu seras privé de cadeaux
de Noël.
A la seconde même, Romaric et son père cessèrent
de rire.
De leur côté, Clara, Mattéo et Kévin furent
aussi sévèrement réprimandés par leurs parents et, comme punition, ils
durent promettre de ne plus adresser la parole à Romaric jusqu'à Noël.
Ce qui leur éviterait, sans doute, de faire d'autres bêtises. Du moins
durant quelque temps.
Ce soir-là, Clara, Mattéo et Kévin avaient le
coeur lourd en se couchant. Ils pensaient à leur copain Romaric. Pas de
jouets à Noël ! Peut-il y avoir punition plus terrible ?
Ils avaient bien raison. Romaric dut attendre
longtemps un sommeil qui ne voulait pas venir et, tandis qu'une grosse
larme coulait sur son oreiller, ses yeux se fermèrent enfin et il
s'endormit.
C'était une belle nuit étoilée avec un joli clair de lune. On aurait
pu croire qu'il n'y avait pas un seul nuage dans le ciel et pourtant,
en y regardant de plus près, il y en avait un mais qui se comportait de
bien étrange façon. Le nuage perdit brusquement de l'altitude et se mit
à survoler un pâté de maisons.
– Pillo, tu trouves cette maison, oui ou non ?
– Ce n'est pas de ma faute, Yoyo. C'est ce plan, je n'y comprends rien.
Le lutin, tout de rouge vêtu, stoppa son nuage
au sommet d'un gros arbre puis il jeta un rapide coup d'oeil sur le
morceau de papier que Pillo tenait déplié sur ses genoux.
– Tu le tiens à l'envers. Retourne-le !
Le lutin, tout de vert vêtu, obéit et son visage
s'éclaira.
– Tu as raison, elle est ici ! Ce sera facile de la reconnaître : ses
volets sont peints en vert. C'est extraordinaire !
Yoyo grommela quelque chose entre ses dents.
– Si tu regardais l'écran, Pillo, tu verrais que les volets sont tous
peints en vert.
– Euh... il y a une grosse cheminée sur le toit ?
– Grrrr
– D'accord, alors... Peut-être une barrière blanche autour du jardin ?
– Enfin !
Yoyo fit descendre le nuage jusqu'à ce qu'il
frôle les murs de la maison et la douce petite voix de l'ordinateur
annonça : Pour Romaric... choisir la fenêtre de gauche.
Le nuage glissa deux mètres plus loin puis
s'arrêta dans les airs. Une petite ouverture apparut et Pillo sauta,
d'un bond, sur le rebord de la fenêtre.
"Toc ! toc ! toc !"
Romaric ouvrit les yeux et se redressa dans son
lit. D'où venait ce bruit ?
"Toc ! toc ! toc !"
Se mettant à genoux sur son lit, Romaric écarta
le rideau et resta médusé. De l'autre côté de la vitre, un personnage
au visage rond, avec de grosses joues rouges et des yeux facétieux, le
regardait. Il avait une petite barbe blanche et des cheveux de la même
couleur surmontés d'un bonnet vert à longue pointe. En fait, il
ressemblait tout simplement à un lutin.
Romaric entrebâilla la fenêtre et le lutin le
salua.
– Bonjour Romaric ! Je suis Pillo et voici mon ami Yoyo.
Romaric se pencha pour apercevoir un autre lutin
assis dans un nuage et qui lui fit un signe amical de la main.
– Hâte-toi, Pillo ! Nous n'avons pas toute la nuit.
– Oui, je n'oublie pas, répondit Pillo qui entra dans la chambre de
Romaric et s'assit sur le lit : Nous avons bien reçu ta lettre dans
laquelle tu demandais un stage dans l'usine du père Noël.
– Mais c'est impossible ! Ma mère l'a jetée à la poubelle.
Pillo secoua la tête d'un air amusé puis il
tendit à Romaric une feuille chiffonnée.
– Je ne comprends pas comment elle a pu arriver jusqu'au père Noël ?
s'étonna le jeune garçon en reconnaissant son écriture.
– Nous sommes très organisés dans notre profession, répondit le lutin.
Nous possédons notre propre service de ramassage du courrier.
Dans les poubelles ! songea Romaric
mais, après tout, peu importait.
– Mes parents prétendent que je ne deviendrais jamais père Noël.
– Ils se trompent, comme beaucoup de parents d'ailleurs. Mais tu dois
savoir que c'est un métier qui nécessite du courage et de longues
années d'entraînement.
– Je suis prêt à faire tous les efforts nécessaires, affirma Romaric
qui ajouta avec un sourire ému : Je suis si heureux que tu sois là,
Pillo.
– Oh, moi aussi ! dit le lutin et ses yeux pétillèrent. J'aime bien
rencontrer les gros nez.
– Les gros nez ?
Pour toute réponse, le lutin pinça gentiment le
nez de Romaric entre ses doigts tandis qu'il appuyait sur le bout du
sien. C'était un tout petit nez rond et il clignota par trois fois.
D'abord une lueur jaune, puis une bleue, et enfin une verte.
Pillo et Romaric éclatèrent de rire.
"Toc ! toc ! toc !"
Derrière la vitre, Yoyo agitait un énorme réveil
sur lequel il était écrit en lettres majuscules : Pillo et Yoyo sont en
retard !
– Il faut que je m'en aille, s'écria le lutin qui sortit une large
enveloppe de son bonnet et la tendit à Romaric. Voici les instructions,
il te suffit de les suivre. A bientôt !
D'un saut, le lutin regagna le nuage. Un dernier
au revoir et le nuage se referma. Quelques secondes plus tard, il avait
disparu dans la nuit étoilée
Romaric lut les mots inscrits en lettres dorées
sur l'enveloppe : stage de Noël de Romaric. Alors le coeur battant à
tout rompre, il l'ouvrit.
Le lendemain, Clara, Kévin et Mattéo prirent ensemble le chemin de
l'école. Ils avaient plaisir à se retrouver dès le matin sauf
qu'aujourd'hui Romaric n'était pas avec eux et il leur manquait
beaucoup.
A l'instant où ils longeaient un gros buisson,
ils eurent la surprise d'entendre sa voix :
– Houhou ! C'est moi.
Les enfants s'arrêtèrent et, en se penchant, ils
découvrirent leur ami caché de l'autre côté.
– Romaric ! s'écria Clara. Que fais-tu là ?
– Je dois vous parler ! C'est très important.
– D'accord, on t'écoute ! répondit Kévin qui s'accroupit et fit
semblant de renouer le lacet de sa chaussure.
- Des lutins sont venus me voir, cette nuit, commença Romaric. Ils
voyageaient à bord d'un nuage, c'était incroyable !
Kévin avait renoué son lacet et il s'efforçait
de resserrer la bretelle du cartable de Clara.
– On ne peut pas s'attarder davantage, avertit Mattéo. Quelqu'un va
finir par s'apercevoir de quelque chose.
– Mattéo a raison, acquiesça Clara. On se retrouve après l'école, à
l'endroit habituel.
– Pas de problème, répondit Romaric.
Clara, Kévin et Mattéo reprirent la direction de
l'école en prenant un air le plus naturel possible tandis que Romaric
les suivait en restant à bonne distance, en affichant l'air désespéré
d'un condamné.
En fin d'après-midi, les enfants s'installèrent
dans le cimetière, un lieu qui respirait le calme et la tranquillité.
Ils s'assirent entre deux énormes tombeaux qui les cachaient à la vue
des visiteurs.
Romaric sortit une enveloppe de son cartable et
la montra d'un air triomphant :
– Ce sont les instructions du père Noël que les lutins m'ont apportées.
Il y eut un étrange silence.
– Hé bien ? s'étonna Romaric. J'ai un stage au pôle Nord et vous ne me
félicitez pas ?
– Mes parents m'ont dit que le père Noël travaillait toujours en
famille, expliqua Kévin d'un air embarrassé.
– Oui, seulement de père en fils, ajouta Mattéo qui soupira : C'est
dommage. J'aurais bien aimé avoir le père Noël pour copain toute ma
vie.
– Je croyais qu'IL n'avait reçu aucune de tes lettres ? s'étonna Clara.
– J'en avais jeté une dans la poubelle, expliqua Romaric. Et cela
fonctionne très bien.
Les trois enfants se regardèrent, médusés.
– Tu veux nous faire croire que les lutins fouillent les poubelles ?
s'exclama Clara. Beurk !
– Et maintenant, ouvrez grands vos yeux ! annonça Romaric. Et voilà !
Il tira de l'enveloppe un morceau de carton
rectangulaire qui se révéla être un petit écran ultra plat et un lutin
vêtu de vert apparut et se mit à parler.
– Bonjour Romaric ! Voici les indications pour suivre ton stage auprès
du père Noël.
– C'est Pillo ! souffla Romaric à ses amis éberlués. Lui et moi sommes
devenus de vrais copains. Il est très sympa.
Le lutin expliqua que durant une semaine il
passerait, toutes les nuits, le prendre à bord du nuage afin de
l'emmener au pôle Nord. Romaric y suivrait une formation accélérée,
dirigée par Yoyo, qui lui ferait découvrir tous les métiers exercés par
les lutins. Cela allait de la création d'un nouveau jouet à sa
fabrication en chaîne, sans oublier les essais de résistance qui sont
indispensables pour obtenir un jouet de qualité. Pillo promettait de
ramener Romaric avant que le jour ne se lève ainsi son absence
passerait inaperçue.
– Tu seras très fatigué, fit remarquer Clara alors que l'écran
s'éteignait.
– Je dormirai à bord du nuage, la rassura Romaric. Et puis, il n'y a
pas d'école le mercredi, le samedi et le dimanche matin.
– C'est quand même pas juste, dit soudain Kévin et tous les regards se
tournèrent vers lui.
– Pourquoi dis-tu cela ? demanda Mattéo.
– Romaric va pouvoir essayer des dizaines de jouets mais il n'y en aura
aucun pour lui au pied du sapin le soir de Noël.
Kévin venait de rappeler à chacun que leur ami
était victime d'une affreuse punition et ils eurent de la peine pour
lui.
– Je te donnerai la moitié de mes chocolats, dit Clara. Le père Noël en
met toujours trop dans mes chaussons.
– Et moi l'un des deux livres que je lui ai demandés dans ma lettre,
proposa Mattéo.
– J'ai choisi une boîte de cubes en bois, dit à son tour Kévin. On les
partagera.
Romaric eut soudain l'impression d'avoir une
grosse boule dans la gorge.
– Pourquoi vous feriez cela ? dit-il d'une voix émue.
– Parce qu'on est des vrais amis ! s'exclama Kévin.
– Oui. Nous quatre c'est à la vie, à la mort ! ajouta Mattéo.
– Vive Romaric ! s'exclama Clara.
– Et Vive le père Noël ! s'écria Romaric.
Et ils reprirent tous en choeur : Vive le père
Noël !
Le stage se déroula la semaine suivante. Tous
les matins, Romaric arrivait en classe la mine un peu fatiguée mais un
charmant sourire sur les lèvres. Et il avait toujours des choses
extraordinaires à raconter à ses amis comme, par exemple : "J'ai essayé
un train électrique qui ne déraille jamais. Ensuite j'ai joué à un
nouveau jeu avec Pillo et Yoyo mais il a fallu revoir quelques détails
car il n'y avait jamais ni gagnant ni perdant."
Et puis la dernière nuit arriva.
Pillo arrêta le nuage sous la fenêtre de Romaric
et ils n'eurent qu'à la pousser pour entrer dans la chambre. Romaric
voulait montrer, à son ami lutin, les superbes soldats de bois que son
grand-père avait sculptés et peints à la main pour lui offrir à son
dernier anniversaire. Les personnages portaient une veste d'un beau
rouge vif avec des galons dorés sur les manches, et aussi un pantalon
noir, une casquette blanche sur la tête et ils se tenaient au
garde-vous, comme de vrais soldats qu'ils étaient.
La malchance voulut que la maman de Romaric
souffre d'insomnie cette nuit-là. Elle se leva pour aller boire un
verre d'eau dans la cuisine et, passant devant la chambre de son fils,
elle aperçut un rai de lumière sous la porte. Surprise, elle entra sans
frapper.
– Romaric ! Que fais-tu accoutré de cet affreux pyjama vert ?
s'exclama-t-elle.
Pillo, car c'était lui qu'elle regardait à cet
instant, la salua poliment.
– Bonjour madame Gros-nez ! lui dit-il.
Il fallut deux ou trois secondes avant que la
maman de Romaric ne réalise que cet enfant avec une barbe et des
cheveux blancs n'était pas son fils. Et, tout à coup, elle comprit.
– Un lu-lu, un lu-lu... Aaaaahh !
Le cri qu'elle poussa affola, à son tour, le
lutin qui se demanda quelle chose horrible pouvait donc être ce "lulu"
qui terrorisait madame Gros-Nez. Il se mit à hurler à son tour :
– Waaaaahh !
Tandis que sa mère se ruait sur le pallier,
Romaric entendit une porte s'ouvrir : son père ! Il ne manquait plus
que lui.
Romaric plaqua sa main sur la bouche du lutin
pour le faire taire puis il le poussa dehors et referma la fenêtre
avant de tirer le rideau pour cacher le départ du nuage. Il était temps
! Le père de Romaric surgissait à son tour dans la chambre. Sa femme,
en larmes, lui tomba dans les bras en disant qu'elle venait de croiser
un lutin vert.
– Romaric, qu'arrive-t-il à ta mère ?
– Euh ... c'est de ma faute, papa. Maman a été surprise quand j'ai
ouvert la porte, elle ne s'attendait pas à me voir. Je me demande si
elle n'est pas un peu somnambule, tu sais ?
A cet instant, on entendit, provenant d'une
autre chambre, les pleurs d'un jeune enfant réveillé en sursaut. Le
père de Romaric poussa un soupir. Il n'allait pas se recoucher de
sitôt.
– C'est ton petit frère, je m'occupe de lui. Toi, retourne au lit !
– Et maman ?
Le père soupira.
– Je m'occupe de ta mère aussi. Bonne nuit fiston !
La porte se referma et Romaric sauta sur son lit
pour plonger sous sa couette. Epuisé par tant d'émotions, il s'endormit
aussitôt.
Le samedi, Romaric et ses copains se réunirent
au cimetière.
– Le père Noël était très content de moi, raconta Romaric à ses amis.
Il m'a promis un stage de conducteur de traîneau durant les vacances de
Pâques. Et il m'a offert ceci pour me récompenser.
Romaric sortit de sa poche quatre cristaux de
glace.
– Il y en a un pour chacun de vous, dit-il en les distribuant. Ils ne
fondent jamais et ils brillent même dans l'obscurité. Vous devrez les
ranger dans un lieu secret, n'oubliez pas.
Emerveillés, les enfants contemplaient les
cristaux qui lançaient des étincelles bleutées au creux de leur main.
– Comment va ta mère ? demanda Clara.
– Papa a dit qu'elle devait arrêter de prendre de la tisane avant de se
coucher parce que ça lui donne des hallucinations. Elle prétendait
avoir vu, sur le palier, un lutin qui lui tirait la langue.
– Et c'est impossible parce que les lutins sont très bien élevés, dit
Kévin d'un air sérieux.
Les enfants se mirent à rire puis Clara regarda
le cristal dans sa main.
– Tu nous offres un cadeau alors que tu n'auras pas de jouets, dit
Clara. Ce n'est pas juste.
– Tant pis, dit Romaric. Je me rattraperai l'année prochaine. Il faut
que je vous laisse parce que j'ai pas mal de devoirs en retard. A
bientôt !
"A bientôt, Romaric !"
Les quatre amis se séparèrent et Romaric rentra
tranquillement chez lui. Alors qu'il approchait de la maison, il
aperçut son grand-père qui semblait l'attendre sur le trottoir.
– J'ai discuté avec tes parents, dit-il à son petit-fils. Et j'ai tout
arrangé pour Noël.
Romaric lui sauta au cou et écrasa un gros
baiser sur sa joue.
– Comment as-tu fait, grand-papa ?
– Je me suis débrouillé et puis je crois qu'ils regrettaient d'avoir
été aussi durs avec toi. Pourtant ils disent que tu n'avais pas l'air
contrarié à l'idée d'être privé de cadeau ?
- Euh... Parce que je sais qu'ils avaient raison, grand-papa. J'avais
fait des bêtises.
- Comme tu es raisonnable ! Serais-tu en train de grandir ? A moins que
ce ne soit à cause de Pillo et Yoyo ? Qu'en dis-tu ?
Romaric crut d'abord avoir mal entendu mais son
grand-père lui décocha un clin d'oeil appuyé qui ne laissait aucun
doute.
– Grand-papa, tu veux dire que...
– Que les lutins m'ont rendu une petite visite la nuit dernière. Mais
cela restera entre nous, promis ?
– Oh oui, grand-papa !
– Allez, rentrons ! dit le grand-père en prenant la main de son
petit-fils. Sinon tes parents vont croire que nous complotons tous les
deux.
– On ne complote pas du tout, n'est ce pas grand-papa ?
– Bien sûr que non. Mais il faudra que tu me parles des soldats de bois
que tu as prêtés à Pillo et Yoyo ?
– D'accord, grand-papa. Dès qu'on sera dans ma chambre,
je te raconterai tout depuis le début.
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