La fourgonnette déboîta pour
quitter
la route et aller se garer devant la station service. Le conducteur en
descendit et ouvrit la trappe du réservoir ; le bouchon
dévissé, il introduisit le pistolet et, les deux
mains dans les poches, sifflota un air.
Le ciel bleu commençait à disparaître
sous un amoncellement de nuages aux teintes grises peu engageantes.
L'humidité se faisait déjà sentir ; il
suffisait de voir les piétons occupés
à remonter le col de leur veste.
« Ça s’annonce mal, songea
Mathéo en
levant la tête. J’estime avoir neuf chances sur dix
de finir la journée sous un déluge de flotte.
»
Plongé dans ses pensées, le conducteur ne
remarqua pas l’arrivée d’un
véhicule de police qui se gara sur le parking, à
demi dissimulé derrière un camion. L’un
des fonctionnaires resta au volant tandis que l’autre
quittait le véhicule pour se diriger vers le jeune
conducteur.
– La météo est pourrie, hein Matt ?
Le conducteur sursauta en voyant le policier surgir derrière
lui. Une seconde plus tard, un claquement lui indiqua que son
réservoir était rempli.
Le policier lui mit une tape amicale sur l’épaule
et l'interpella gentiment :
– Alors, Matt ? Tu fais d'abord le plein d’essence
et ensuite ce sera le plein
d’antiquités, pas vrai ? Tes trois
années de taule aux frais du contribuable ne
t’ont pas suffi, à ce que je vois. Tu pourrais
nous laisser le temps de respirer, Matt.
Mathéo referma la
trappe d’un geste sec et esquissa une grimace, qui se voulait
un sourire, à l’adresse de son interlocuteur.
– Vous pouvez pas me ficher la paix ! Je suis sorti de prison
il y a trois mois et depuis je me tiens peinard.
– Je te crois sur parole. La preuve ? Je ne jette
même pas un coup d’œil sur ton chargement.
– Vous attendez pas à ce que je vous remercie.
Tournant le dos au policier, Mattéo remonta dans la
fourgonnette et roula jusqu’au guichet pour régler
son essence.
Le policier rejoignit son collègue dans leur
véhicule de service ; il était en contact avec
son commissariat.
– Ici voiture 23, j’aurais besoin de savoir
à qui appartient le numéro : 853 BJ 50 ?
– Dix minutes d’attente.
– Okay, merci.
La fourgonnette, avec Mathéo au volant,
s'éloignait déjà.
– Tu crois qu’il n’est pas net ?
– Matt a la cambriole dans le sang. Pour lui, c’est
un jeu entre les flics et les voleurs.
– La dernière fois il a perdu et il s'est
retrouvé derrière les barreaux.
– Cette fois-ci, il est persuadé qu'il gagnera. Je
te le répète : pour Matt, ce n'est qu'un jeu.
– … Voiture 23 ?
– J’écoute…
– Le numéro d'immatriculation correspond
à une fourgonnette volée il y a deux semaines
à Cherbourg.
Les deux policiers échangèrent un sourire
complice.
– Vous avez gagné, chef. On le rattrape ?
– Ne sois pas si pressé, collègue. La
fourgonnette n’était pas chargée, un
coup d’œil aux pneus m’a suffi pour
m’en rendre compte. On le laisse effectuer son cambriolage et
on le coince au retour, « après son mauvais coup
».
– Ah oui, chef, c'est une idée géniale,
vraiment. (le policier perdit tout à coup son sourire)
Euh...chef...Comment vous savez qu'il va revenir dans cette ville ?
– Parce que sa copine habite à quelques rues
d'ici, je les ai aperçus ensemble plusieurs fois au bar
d'Antoine, un ancien taulard, lui aussi. Allez, démarre ! Je
connais l'endroit précis où l'attendre. En
avant !
Mathéo fit grincer la boîte en changeant de
vitesse et
accéléra pour s'éloigner rapidement.
Il avait hâte de mettre un certain nombre de
kilomètres entre lui et la flicaille. D'abord il
n'appréciait pas du tout leur conversation de faux jeton et,
ensuite, il avait un casse à faire.
Mathéo quitta l’agglomération de
Morlaix et s’élança sur la
départementale 787. Après la traversée
des monts d’Arrée, il
s’arrêterait au manoir à Pleyben. Le
vieux Legoff. était parti passer des examens à
l’hôpital comme tous les mois ; il ne rentrerait
chez lui que le lendemain en fin de matinée. Cela laissait
à Mathéo le temps d’entrer dans le
manoir et d’embarquer les meubles anciens qu’il
irait déposer chez Joachim. En échange, le
fourgue lui
déposerait un joli paquet de billets dans la main.
Quelle chance il avait eu de rencontrer la petite Pauline ! Cette jolie
brunette lui était aussitôt tombée dans
les bras et elle faisait le ménage chez un certain Legoff.
Le septuagénaire avait tenté de la charmer en lui
dévoilant sa collection de briquets anciens – qui
valait une fortune – et des meubles parmi lesquels : le
fauteuil Voltaire, la table Empire recouverte de marbre et
l’armoire de style Louis XV.
Mathéo savait déjà ce qu’il
ferait dès qu'il aurait l'argent. Il
s’achèterait un cabriolet sport rouge vif, et il
descendrait sur la côte avec Pauline pour deux semaines de
vacances de rêve dans un magnifique hôtel.
Si Mathéo n’avait pas eu la tête dans
les nuages, il aurait sans doute perçu un léger
mouvement à l’arrière de sa
fourgonnette où une passagère clandestine
s’était invitée. Elle se tenait bien
calée contre la paroi et ses phalanges
décharnées s'accrochaient fermement à
la poignée.
A chaque seconde, elle pestait contre ce jeune homme qui semblait
être le pire des conducteurs. Il débrayait en
plein virage, chevauchait les lignes continues, et ne portait pas de
ceinture de sécurité. Comment pouvait-on,
à vingt-trois ans à peine, être si
pressé d’en finir avec la vie ?
Elle rajusta son suaire et ses orbites vides regardèrent par
la lucarne arrière. On apercevait déjà
les monts d’Arrée et à la vitesse
où ce fou furieux conduisait, ils seraient bientôt
arrivés. Tant mieux !
La fourgonnette sillonnait les monts sans croiser âme qui vive. Ses flancs rouges décorés d’un slogan publicitaire en lettres blanches apparaissaient comme la seule touche en mouvement au milieu de cette nature. Parvenu à hauteur d’un stop, le véhicule ralentit, puis marqua un temps d'arrêt. A l’arrière du véhicule, les portes s’entrouvrirent. La passagère clandestine descendit et les portes se refermèrent. Le conducteur redémarra et la fourgonnette repartit sur la route sinueuse de la départementale.
Elle suivit, de ses orbites vides, le véhicule qui
s'éloignait, tout en remontant doucement les plis de son
suaire ; enfin, elle pivota sur elle-même. Les jours de beau
temps, le panorama qui s'étalait devant elle,
était visible jusqu’à la mer.
Aujourd'hui, une brume tombante s'acharnait à le dissimuler
en le recouvrant d’un voile de fadeur.
Elle décida de quitter le revêtement
asphalté et entama une lente descente entre les
crêtes rocheuses qui déchiraient la terre au
gré de leur fantaisie. Elle allait d'un pas léger
sur le sentier caillouteux. Autour d’elle, la
bruyère frissonnait, agitée par la brise qui
courait sans fin sur la lande, alternant les lignes droites et les
arabesques folles. Elle s’arrêta, rajusta avec un
semblant de coquetterie, son suaire sur son crâne rond et
huma le parfum de l’air, un étrange
mélange de senteurs odorantes et de moisissures.
Le ciel s’obscurcissait peu à peu sur les monts
d'Arrée ; un ciel nébuleux qui affadissait la
lande, lui ôtant toute couleur, nivelant les
aspérités et les creux.
Elle atteignit enfin cette plaine réputée
héberger les âmes
des disparus condamnés à expier leurs fautes en
ce lieu sinistre.
Elle interrompit sa déambulation et, apercevant un tertre,
choisit d'y adosser sa longue et maigre carcasse.
« Parfois, la nuit, on peut entendre leurs plaintes qui
montent vers le ciel pour tenter d'atteindre le séjour des
morts. Les trépassés se languissent de trouver le
repos éternel.»
La lugubre beauté des tourbières lui rendit toute
sa vigueur. Sur cette scène improvisée
éclairée d'une horde de feux follets, elle
s'élança sur une musique inaudible, effleurant la
terre gorgée d'eau de ses pieds squelettiques ; au rythme de
cette valse lente, son suaire ondulait au-dessus des flaques
d’eau croupie.
Comme convoquées par cette danse macabre, des ombres
sortirent
du marais et prirent forme, ébauchant une ronde autour de la
Faucheuse. Et la nuit s'effilocha.
La sarabande dura jusqu’aux premières lueurs de
l’aube qui dissipèrent les ombres d'un brutal
coup d'éventail. Elle resta seule.
Eprouvée par cette nuit de sabbat, elle secoua son suaire
fripé
sur son dos voûté et s'efforça de
parcourir le chemin en sens inverse. Après s'être
faufilée entre les crêtes
rocheuses, elle aperçut le ruban noir de la route
départementale. Au loin, un véhicule approchait.
Mathéo conduisait sa fourgonnette en chantant à
tue-tête. Il avait réussi son mauvais coup et,
après un bref passage chez le fourgue, il aurait les poches
pleines de gros billets.
Il n’aperçut la voiture de police qu'au dernier
moment, à l'arrêt derrière un calvaire.
Les policiers l’attendaient, c’était un
piège !
Matt
accéléra, tandis que la voiture se
lançait à sa poursuite toute sirène
hurlante. Sur la petite route, il prit le virage trop vite et perdit le
contrôle. Pour éviter de heurter un panneau, il
braqua le volant d'un coup sec et la fourgonnette versa sur une courte
pente qu'elle dévala en quelques tonneaux. Elle termina sa
course dans un affreux bruit de ferraille
écrasée.
Une silhouette s’évapora du véhicule
broyé aussitôt cerné par une horde de
trolls sautillant sur leurs courtes jambes.
Elle contemplait ce spectacle qui semblait la ravir. Un troll courut
vers elle et l'interrogea.
– Pourquoi avoir attendu son retour ? Il suffisait de le
cueillir à l’aller.
– Non, ce n’était pas son heure,
répondit-elle en exhibant un sablier sorti de son suaire. Et
j’aime la précision !
Les policiers tournaient autour de la fourgonnette,
un téléphone mobile à la main. Aucun
des deux ne la vit en train de s'approcher de leur voiture et de
prendre place dans le coffre.
Le troll pouffa de rire quand il vit le hayon se refermer et il fila
rejoindre sa horde.
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