Promenade sur les monts d'Arrée

par Claude JEGO

La fourgonnette déboîta pour quitter la route et aller se garer devant la station service. Le conducteur en descendit et ouvrit la trappe du réservoir ; le bouchon dévissé, il introduisit le pistolet et, les deux mains dans les poches, sifflota un air.
Le ciel bleu commençait à disparaître sous un amoncellement de nuages aux teintes grises peu engageantes. L'humidité se faisait déjà sentir ; il suffisait de voir les piétons occupés à remonter le col de leur veste.
« Ça s’annonce mal, songea Mathéo en levant la tête. J’estime avoir neuf chances sur dix de finir la journée sous un déluge de flotte. »
Plongé dans ses pensées, le conducteur ne remarqua pas l’arrivée d’un véhicule de police qui se gara sur le parking, à demi dissimulé derrière un camion. L’un des fonctionnaires resta au volant tandis que l’autre quittait le véhicule pour se diriger vers le jeune conducteur.
– La météo est pourrie, hein Matt ?
Le conducteur sursauta en voyant le policier surgir derrière lui. Une seconde plus tard, un claquement lui indiqua que son réservoir était rempli.
Le policier lui mit une tape amicale sur l’épaule et l'interpella gentiment :
– Alors, Matt ? Tu fais d'abord le plein d’essence et ensuite ce sera le plein d’antiquités, pas vrai ? Tes trois années de taule aux frais du contribuable ne t’ont pas suffi, à ce que je vois. Tu pourrais nous laisser le temps de respirer, Matt.
Mathéo referma la trappe d’un geste sec et esquissa une grimace, qui se voulait un sourire, à l’adresse de son interlocuteur.
– Vous pouvez pas me ficher la paix ! Je suis sorti de prison il y a trois mois et depuis je me tiens peinard.
– Je te crois sur parole. La preuve ? Je ne jette même pas un coup d’œil sur ton chargement.
– Vous attendez pas à ce que je vous remercie.
Tournant le dos au policier, Mattéo remonta dans la fourgonnette et roula jusqu’au guichet pour régler son essence.
Le policier rejoignit son collègue dans leur véhicule de service ; il était en contact avec son commissariat.
– Ici voiture 23, j’aurais besoin de savoir à qui appartient le numéro : 853 BJ 50 ?
– Dix minutes d’attente.
– Okay, merci.
La fourgonnette, avec Mathéo au volant, s'éloignait déjà.
– Tu crois qu’il n’est pas net ?
– Matt a la cambriole dans le sang. Pour lui, c’est un jeu entre les flics et les voleurs.
– La dernière fois il a perdu et il s'est retrouvé derrière les barreaux.
– Cette fois-ci, il est persuadé qu'il gagnera. Je te le répète : pour Matt, ce n'est qu'un jeu.
– … Voiture 23 ?
– J’écoute…
– Le numéro d'immatriculation correspond à une fourgonnette volée il y a deux semaines à Cherbourg.
Les deux policiers échangèrent un sourire complice.
– Vous avez gagné, chef. On le rattrape ?
– Ne sois pas si pressé, collègue. La fourgonnette n’était pas chargée, un coup d’œil aux pneus m’a suffi pour m’en rendre compte. On le laisse effectuer son cambriolage et on le coince au retour, « après son mauvais coup ».
– Ah oui, chef, c'est une idée géniale, vraiment. (le policier perdit tout à coup son sourire) Euh...chef...Comment vous savez qu'il va revenir dans cette ville ?
– Parce que sa copine habite à quelques rues d'ici, je les ai aperçus ensemble plusieurs fois au bar d'Antoine, un ancien taulard, lui aussi. Allez, démarre ! Je connais l'endroit précis où l'attendre. En avant !

Mathéo fit grincer la boîte en changeant de vitesse et accéléra pour s'éloigner rapidement. Il avait hâte de mettre un certain nombre de kilomètres entre lui et la flicaille. D'abord il n'appréciait pas du tout leur conversation de faux jeton et, ensuite, il avait un casse à faire.
Mathéo quitta l’agglomération de Morlaix et s’élança sur la départementale 787. Après la traversée des monts d’Arrée, il s’arrêterait au manoir à Pleyben. Le vieux Legoff. était parti passer des examens à l’hôpital comme tous les mois ; il ne rentrerait chez lui que le lendemain en fin de matinée. Cela laissait à Mathéo le temps d’entrer dans le manoir et d’embarquer les meubles anciens qu’il irait déposer chez Joachim. En échange, le fourgue lui déposerait un joli paquet de billets dans la main.

Quelle chance il avait eu de rencontrer la petite Pauline ! Cette jolie brunette lui était aussitôt tombée dans les bras et elle faisait le ménage chez un certain Legoff. Le septuagénaire avait tenté de la charmer en lui dévoilant sa collection de briquets anciens – qui valait une fortune – et des meubles parmi lesquels : le fauteuil Voltaire, la table Empire recouverte de marbre et l’armoire de style Louis XV.
Mathéo savait déjà ce qu’il ferait dès qu'il aurait l'argent. Il s’achèterait un cabriolet sport rouge vif, et il descendrait sur la côte avec Pauline pour deux semaines de vacances de rêve dans un magnifique hôtel.
Si Mathéo n’avait pas eu la tête dans les nuages, il aurait sans doute perçu un léger mouvement à l’arrière de sa fourgonnette où une passagère clandestine s’était invitée. Elle se tenait bien calée contre la paroi et ses phalanges décharnées s'accrochaient fermement à la poignée.
A chaque seconde, elle pestait contre ce jeune homme qui semblait être le pire des conducteurs. Il débrayait en plein virage, chevauchait les lignes continues, et ne portait pas de ceinture de sécurité. Comment pouvait-on, à vingt-trois ans à peine, être si pressé d’en finir avec la vie ?
Elle rajusta son suaire et ses orbites vides regardèrent par la lucarne arrière. On apercevait déjà les monts d’Arrée et à la vitesse où ce fou furieux conduisait, ils seraient bientôt arrivés. Tant mieux !

La fourgonnette sillonnait les monts sans croiser âme qui vive. Ses flancs rouges décorés d’un slogan publicitaire en lettres blanches apparaissaient comme la seule touche en mouvement au milieu de cette nature. Parvenu à hauteur d’un stop, le véhicule ralentit, puis marqua un temps d'arrêt. A l’arrière du véhicule, les portes s’entrouvrirent. La passagère clandestine descendit et les portes se refermèrent. Le conducteur redémarra et la fourgonnette repartit sur la route sinueuse de la départementale.

Elle suivit, de ses orbites vides, le véhicule qui s'éloignait, tout en remontant doucement les plis de son suaire ; enfin, elle pivota sur elle-même. Les jours de beau temps, le panorama qui s'étalait devant elle, était visible jusqu’à la mer. Aujourd'hui, une brume tombante s'acharnait à le dissimuler en le recouvrant d’un voile de fadeur.
Elle décida de quitter le revêtement asphalté et entama une lente descente entre les crêtes rocheuses qui déchiraient la terre au gré de leur fantaisie. Elle allait d'un pas léger sur le sentier caillouteux. Autour d’elle, la bruyère frissonnait, agitée par la brise qui courait sans fin sur la lande, alternant les lignes droites et les arabesques folles. Elle s’arrêta, rajusta avec un semblant de coquetterie, son suaire sur son crâne rond et huma le parfum de l’air, un étrange mélange de senteurs odorantes et de moisissures.
Le ciel s’obscurcissait peu à peu sur les monts d'Arrée ; un ciel nébuleux qui affadissait la lande, lui ôtant toute couleur, nivelant les aspérités et les creux.
Elle atteignit enfin cette plaine réputée héberger les âmes des disparus condamnés à expier leurs fautes en ce lieu sinistre. Elle interrompit sa déambulation et, apercevant un tertre, choisit d'y adosser sa longue et maigre carcasse.
« Parfois, la nuit, on peut entendre leurs plaintes qui montent vers le ciel pour tenter d'atteindre le séjour des morts. Les trépassés se languissent de trouver le repos éternel.»
La lugubre beauté des tourbières lui rendit toute sa vigueur. Sur cette scène improvisée éclairée d'une horde de feux follets, elle s'élança sur une musique inaudible, effleurant la terre gorgée d'eau de ses pieds squelettiques ; au rythme de cette valse lente, son suaire ondulait au-dessus des flaques d’eau croupie.
Comme convoquées par cette danse macabre, des ombres sortirent du marais et prirent forme, ébauchant une ronde autour de la Faucheuse. Et la nuit s'effilocha.
La sarabande dura jusqu’aux premières lueurs de l’aube qui dissipèrent les ombres d'un brutal coup d'éventail. Elle resta seule.
Eprouvée par cette nuit de sabbat, elle secoua son suaire fripé sur son dos voûté et s'efforça de parcourir le chemin en sens inverse. Après s'être faufilée entre les crêtes rocheuses, elle aperçut le ruban noir de la route départementale. Au loin, un véhicule approchait.

Mathéo conduisait sa fourgonnette en chantant à tue-tête. Il avait réussi son mauvais coup et, après un bref passage chez le fourgue, il aurait les poches pleines de gros billets.
Il n’aperçut la voiture de police qu'au dernier moment, à l'arrêt derrière un calvaire. Les policiers l’attendaient, c’était un piège !
Matt accéléra, tandis que la voiture se lançait à sa poursuite toute sirène hurlante. Sur la petite route, il prit le virage trop vite et perdit le contrôle. Pour éviter de heurter un panneau, il braqua le volant d'un coup sec et la fourgonnette versa sur une courte pente qu'elle dévala en quelques tonneaux. Elle termina sa course dans un affreux bruit de ferraille écrasée.
Une silhouette s’évapora du véhicule broyé aussitôt cerné par une horde de trolls sautillant sur leurs courtes jambes.
Elle contemplait ce spectacle qui semblait la ravir. Un troll courut vers elle et l'interrogea.
– Pourquoi avoir attendu son retour ? Il suffisait de le cueillir à l’aller.
– Non, ce n’était pas son heure, répondit-elle en exhibant un sablier sorti de son suaire. Et j’aime la précision !
Les policiers tournaient autour de la fourgonnette, un téléphone mobile à la main. Aucun des deux ne la vit en train de s'approcher de leur voiture et de prendre place dans le coffre.
Le troll pouffa de rire quand il vit le hayon se refermer et il fila rejoindre sa horde.

F I N


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