LES MOTS DE MONSIEUR EDGAR


                          par Claude Jégo

Monsieur Edgar possédait une échoppe dans laquelle, dès potron-minet et jusqu’au crépuscule, se succédaient d’étranges clients. Inquiets, pressés, parfois agacés, tous répétaient la même litanie : Des mots, il nous faut des mots !
Un jeune homme le supplia ainsi :
– Sortez-moi de cette galère ! J’ai acheté pour mon amie un boîtier qui diffuse de la musique et la suivra partout. Mais comment le lui dire ? C’est un wak… Un walkmm…
– Grands dieux ! Laissez-moi arranger cela sans attendre, s’écria monsieur Edgar.
Il se faufila dans son arrière-boutique. Une poignée de secondes s’écoula avant qu’il ne revienne avec un mot inscrit sur un papier.
– Un ba-la-deur ? Génial ! Merci.
Le client, en sortant, croisa un quadragénaire visiblement excédé.
– Ma mère me reprochait mes cravates, mes costumes, ma voiture de sport ! Désormais, ce sont mes sorties, mes voyages.
– Vous prétendez que cela va crescendo ? lui souffla monsieur Edgar.
– Oui. Enfin, elle m’escagasse. Elle ne cesse de passer d’une chaîne à l’autre. Elle saute d’un sujet à l’autre, va de la cuisine au salon, puis revient et repart. Toujours à…à…
Le malheureux en perdait ses mots, à moins que celui-là ne lui fasse défaut ? Monsieur Edgar s’esquiva un bref instant et bientôt le client découvrit :
Zapper. Comme : Happer ? Râper ? Taper ?
– Comme « to Zap ». Arrivant tout droit du fier pays à la bannière étoilée.
L’homme se rengorgea, le son lui plaisait. Un « good bye » sonore salua son départ.
Une femme, brune, élégante, entra à son tour et ses talons aiguilles arpentèrent le parquet du magasin. Monsieur Edgar escortait, du regard, la pulpeuse silhouette et, cette fois, il n’attendit pas pour se livrer à son habituel trajet. Son visage s’éclaira quand il vit les six lettres imprimées sur la feuille.
La femme vint se planter devant lui et l’apostropha sèchement :
– J’ignore la raison de ma présence en ces lieux si… particuliers, je n’ai à vrai dire aucun…
Mobile ? proposa Edgar.
– Je suis débordée de travail. Je crée des sculptures de métal que le vent agite, des…
– Mobiles, dit Edgar tout en opinant de la tête.
Elle lui lança une redoutable œillade.
– J’avoue être une femme occupée, toujours en avion, en train. Je quitte un port pour une gare, une gare pour un aéroport, un pays du Nord pour un pays du Sud, je suis peut-être trop…
– Mobile, soupira Edgar.
Elle eut un langoureux battement de cils tandis qu’il lui tendait le mot. Elle s’en empara et, pffftt, elle avait disparu. Quel dommage !
L’horloge sonna huit heures du soir et Edgar abaissa le store sur la porte, donna un tour de clé à la serrure. Un perroquet vert se posa sur son épaule et conversa.
– Après pareil remue-méninges, une partie d’échecs s’impose, mon cher Edgar. J’ai appris une variante qui vous mettra mat en trois coups, un cheval de Troie en quelque sorte.
Tous deux s’isolèrent dans l’arrière-boutique. Sur une table couverte de satin rouge trônait une incroyable machine à la forme biscornue.
– Quelle magnifique invention ! s’extasia le perroquet. Mon cher Edgar, vous êtes le mentor des amoureux de notre belle langue.
Monsieur Edgar en rougissait déjà quand, tout à coup, la machine cracha un papier.
– Qu’écrit-elle ? interrogea le perroquet. Est-ce encore un nouveau mot ?
– Je crains, mon ami, que pour dire « vil flatteur », elle ne soit prête à en inventer beaucoup.


F I N


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"Les mots de monsieur Edgar" a été publié dans l'Aède n°22, supplément de l'Union des Poètes francophones pour la semaine de la langue française 2010.

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