Monsieur Edgar possédait une échoppe
dans laquelle, dès potron-minet et jusqu’au
crépuscule, se succédaient
d’étranges clients. Inquiets, pressés,
parfois agacés, tous répétaient la
même litanie : Des mots, il nous faut des
mots !
Un jeune homme le supplia
ainsi :
– Sortez-moi de cette galère !
J’ai acheté pour
mon amie un boîtier qui diffuse de la musique et la suivra
partout. Mais comment le lui dire ? C’est un
wak… Un walkmm…
– Grands dieux ! Laissez-moi arranger cela sans
attendre, s’écria monsieur Edgar.
Il se faufila dans son
arrière-boutique. Une poignée de secondes
s’écoula avant qu’il
ne revienne avec un mot inscrit sur un papier.
– Un ba-la-deur ?
Génial ! Merci.
Le client, en sortant, croisa un
quadragénaire visiblement excédé.
– Ma mère me reprochait mes cravates, mes
costumes, ma
voiture de sport ! Désormais, ce sont mes sorties,
mes voyages.
– Vous prétendez que cela va crescendo ?
lui souffla monsieur Edgar.
– Oui. Enfin, elle m’escagasse.
Elle ne cesse de passer
d’une chaîne à l’autre. Elle
saute d’un sujet à l’autre, va de la
cuisine au
salon, puis revient et repart. Toujours
à…à…
Le malheureux en perdait ses mots,
à moins que celui-là ne lui fasse
défaut ?
Monsieur Edgar s’esquiva un bref instant et bientôt
le client découvrit :
– Zapper. Comme :
Happer ? Râper ? Taper ?
– Comme « to Zap ».
Arrivant tout droit du fier pays
à la bannière étoilée.
L’homme se rengorgea, le
son lui plaisait. Un « good bye »
sonore salua son
départ.
Une femme, brune,
élégante, entra à son tour et ses
talons aiguilles arpentèrent le parquet du magasin. Monsieur
Edgar escortait, du regard, la
pulpeuse silhouette et, cette fois, il n’attendit pas pour se
livrer à son habituel trajet.
Son visage s’éclaira quand il vit les six lettres
imprimées sur la feuille.
La femme vint se planter devant lui
et l’apostropha sèchement :
– J’ignore la raison de ma présence en
ces lieux si… particuliers, je n’ai à
vrai dire aucun…
– Mobile ? proposa Edgar.
– Je suis débordée de travail. Je
crée des sculptures de métal que le vent agite,
des…
– Mobiles, dit Edgar tout en opinant de la tête.
Elle lui lança une
redoutable œillade.
– J’avoue être une femme
occupée, toujours en avion, en train.
Je quitte un port pour une gare, une gare pour un aéroport,
un pays du Nord pour un pays du Sud,
je suis peut-être trop…
– Mobile, soupira Edgar.
Elle eut un langoureux battement de
cils tandis qu’il lui tendait le mot. Elle s’en
empara
et, pffftt, elle avait disparu. Quel dommage !
L’horloge sonna huit
heures du soir et Edgar abaissa le store sur la porte, donna un tour de
clé à la serrure. Un perroquet vert se posa sur
son épaule et conversa.
– Après pareil remue-méninges,
une partie d’échecs
s’impose, mon cher Edgar. J’ai appris une variante
qui vous mettra mat
en trois coups, un cheval de Troie en quelque sorte.
Tous deux
s’isolèrent dans
l’arrière-boutique. Sur une table couverte de
satin rouge trônait une
incroyable machine à la forme biscornue.
– Quelle magnifique invention ! s’extasia le
perroquet. Mon
cher Edgar, vous êtes le mentor des
amoureux de notre belle langue.
Monsieur Edgar en rougissait
déjà quand, tout à coup, la machine
cracha un papier.
– Qu’écrit-elle ? interrogea le
perroquet. Est-ce encore un nouveau mot ?
– Je crains, mon ami, que pour dire « vil
flatteur », elle ne soit prête
à en inventer
beaucoup.
"Les mots de monsieur Edgar" a été publié dans l'Aède n°22, supplément de l'Union des Poètes francophones pour la semaine de la langue française 2010.
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