Maëlys avait les joues rosies de fierté. Non seulement, le professeur de dessin lui avait décerné un vingt sur vingt, mais monsieur Pons avait décidé d'accrocher son œuvre au fusain sur le tableau pour que toute sa classe de sixième puisse l'admirer.
- C'est un magnifique travail, Maëlys. Si tes camarades prenaient exemple sur toi, je serais le professeur de dessin le plus heureux de toute la ville, et on pourrait organiser une exposition au musée. Je suis certain que nous aurions beaucoup de visiteurs pour admirer ces chefs-d'œuvre.
Monsieur Pons avait raison. La petite fille s'était donnée beaucoup de mal pour réaliser ce joli paysage normand, et elle appréciait que son travail soit reconnu et noté à sa juste valeur. D'autres élèves n'avaient pas fait autant d'efforts.
- Muriel… ! appela le professeur en se tournant vers une autre fillette assise au fond de la classe. L'immeuble que tu as dessiné ressemble à une boîte à chaussures, et ce n'est pas le pied.

Les élèves pouffèrent tandis que Muriel récupérait son dessin et un dix sur vingt.
- Julien ?

Monsieur Pons posa le dessin devant le garçon, et l'interpella :
- J'avais demandé des scènes de la vie courante. C'est quoi ces ours blancs et ces pingouins sur la banquise ?
- Euh… C'est le bal des Anciens, monsieur. Mes parents y vont tous les ans, les dames sont en robe longue et les messieurs en smoking.

Toute la classe éclata de rire, et Julien, vexé, piqua du nez dans son dessin.
- Je suis désolé, Julien, mais il va falloir faire encore quelques progrès, j'en ai bien peur, dit le professeur. Huit sur vingt, et c'est bien payé.

Le cours de monsieur Pons était l'un des plus appréciés du collège, mais l'humour du professeur de dessin y était pour beaucoup. Et comme la classe de Maëlys sortait d'un contrôle de mathématiques, ce moment de détente était le bienvenu.
Enfin, la sonnerie retentit et, dans un beau mouvement d'ensemble, les élèves quittèrent leur salle de classe, descendirent les escaliers, et traversèrent la cour pour gagner la sortie. Le collège aux grands murs blancs fut bientôt déserté et abandonné au silence, du moins jusqu'au lendemain.
Maëlys resta encore un moment devant les grilles à bavarder avec ses camarades ; dans deux semaines ce serait les vacances de printemps et les quatre amies avaient déjà de nombreux projets.
- Le cinéma va projeter un grand film d'aventures, raconta Ludivine.
- Et il y a un nouveau tremplin à la piscine, dit Sophie. On pourra faire de superbes plongeons.
- Après on ira manger des glaces, ajouta Constance. Et s'il nous reste un peu de temps, on passera à la médiathèque.
- Il y aura une exposition de dessins à la salle des fêtes, dit à son tour Maëlys. Et j'allais oublier la fête foraine avec les manèges et la barbe-à-papa. On va bien s'amuser !

Aucun doute, les vacances seraient bien remplies. Hélas, Sophie rompit brutalement le charme :
- Je ne suis pas certaine d'avoir bien réussi les maths, commença-t-elle. Par exemple le deuxième exercice…

Mais ses amies ne la laissèrent pas poursuivre.
- On a plein de devoirs à faire, protesta Ludivine.
- Et une leçon d'histoire à apprendre, gronda Constance.
- On vient de passer deux heures entières sur ce contrôle, tempêta Maëlys, et tu oses encore en parler ?

Devant de telles protestations, Sophie n'insista pas.
"Puisque je ne peux pas compter sur mes amies, pensa-t-elle, et bien je demanderai à mon père de revoir les exercices avec moi"

Pauvre papa de Sophie. A peine de retour chez lui après une dure journée de travail, on imagine sa joie devant les mathématiques à corriger !
Un coup d'œil de Ludivine sur sa montre donna subitement le signal du départ, il était temps pour chacune de rentrer chez elle. Les fillettes s'éparpillèrent.
- Au revoir les amies !

Maëlys s'éloigna, la tête encore remplie de glaces, manèges, piscine, vacances...
La petite fille n'habitait pas très loin du collège, juste quelques rues à traverser, et ensuite la grande esplanade devant la mairie, avec ses géraniums rouges et roses ; c'est sur cette place que se déroulait le marché tous les jeudis. Habituellement, en fin d'après-midi, il était déjà terminé et les employés municipaux s'affairaient au nettoyage, le balai à la main, mais aujourd'hui, sans doute à cause du beau temps inhabituel en ce tout début de printemps, quelques marchands des quatre-saisons s'étaient attardés.
Une marchande, occupée à remballer ses cageots, interpella Maëlys et lui offrit sa dernière pomme. La petite fille venait de croquer dans le fruit à belles dents lorsqu'elle aperçut une petite valise ouverte sur un trépied. A l'intérieur se trouvait rassemblé le plus étrange des bric-à-brac : un camion de pompiers en bois avec sa grande échelle, une dizaine de crayons de couleur dans une boîte cartonnée, une poupée ancienne avec une tête en porcelaine, un bouquet de fleurs en plastique décolorées et un gros album rempli de vieux timbres jaunis.
Maëlys prit la boîte de crayons et s'extasia :
- Oh ! Ces couleurs sont extraordinaires.
- Tout ce que je vends sort de l'ordinaire, gronda le marchand, surgi de nulle part. Ecoute bien ! Blanc neigeux, jaune banane, rose thé, rouge coquelicot, vert émeraude, bleu de jade, brun caramel, violet lilas, gris souris et noir corbeau. Tu entends comme ces mots chantent à ton oreille ?
- Jaune banane ! Brun caramel ! Ce sont de drôles de noms pour des crayons.
- Manquerais-tu d'imagination, jeune demoiselle ? dit le marchand, vexé. Je te parle de mots magiques et tu me réponds : "crayons !" (le marchand secoua la tête avec tristesse et fit mine de refermer sa valise) Je vois que mes couleurs ne t'intéressent pas.
- Mais si, au contraire, protesta la petite fille en mettant vivement la main dans la poche de sa parka, mais je n'ai pas beaucoup d'argent sur moi.

Elle tendit trois pièces qui disparurent comme par magie, aussitôt remplacées par la boîte de crayons.
"Quel drôle de bonhomme ! pensa la petite fille en regardant disparaître le marchand, sa valise sous le bras. En tout cas, je vais pouvoir réaliser de beaux dessins, par exemple… oh ! je ne sais pas mais je trouverai."
Dessiner était la grande passion de Maëlys qui rêvait d'en faire son métier, même si elle n'avait pas encore choisi entre la mode ou les bandes dessinées ; à douze ans à peine, elle avait le temps d'y penser.
Elle glissa la boîte dans son cartable et se dépêcha de rentrer.
A cette heure-ci, elle était seule à la maison - sa mère et sa grande sœur n'arriveraient que plus tard. Maëlys se rendit d'abord à la cuisine pour avaler un grand verre de lait et manger un morceau de brioche au sucre, puis elle monta dans sa chambre, au premier étage, s'installer à son bureau. Après avoir préparé, devant elle, une pile de biscuits afin de parer à toute panne d'énergie, elle sortit ses livres et ses classeurs, et se plongea dans les devoirs. Deux exercices de grammaire, une traduction en anglais, la leçon d'histoire à apprendre…
Tic-tac ! Tic-tac ! La grande aiguille du réveil terminait le tour complet du cadran et s'élançait pour un nouveau tour de piste lorsque la petite fille referma ses livres. Elle se prit la tête entre les mains et se demanda comment on pouvait y faire entrer autant de choses en si peu de temps ?
"Esclave Maëlys, un peu de détente te fera le plus grand bien", songea-t-elle en poussant un soupir.
Elle prit une grande feuille de papier blanc, ouvrit sa nouvelle boîte de crayons de couleurs et se gratta le bout du nez avec le crayon vert, ce qui l'aidait beaucoup à réfléchir.
"Je vais commencer par dessiner le paysage. Voyons-voyons… (Maëlys regarde par la fenêtre et aperçoit la rue et les maisons) Ah non ! Pas ça, sinon je vais mourir d'ennui. Il faut que j'imagine quelque chose qui ressemblerait à un jardin de verdure, beau et paisible. Oh oui ! c'est une bonne idée, je vais faire un décor très zen. "
Et sans plus attendre, visiblement inspirée, Maëlys se lança. Avec le vert émeraude, elle fit pousser les bonsaïs, les bambous, et les cerisiers à l'ombre desquels elle rajouta, à coups de blanc neigeux, des cygnes majestueux ; le gris souris se transforma en un pont de pierre joliment courbé sur la rivière bleu de jade.
Maëlys s'arrêta, secoua la tête d'un air mécontent : le dessin était triste, comme inachevé. "Rien ne bouge, se dit la petite fille. Il faut des êtres vivants, des maisons, et puis aussi… Oui ! J'ai trouvé."
Elle ajouta du noir, du rose, encore du noir, encore du rose, et puis des petites touches de couleur comme s'il en pleuvait. Enfin, après de longues minutes d'effort, Maëlys prit son dessin à bout de bras et le contempla. Elle avait dessiné des dizaines d'enfants chinois qui faisaient voler au vent des cerfs-volants multicolores ; il y en avait tant et tant que le bleu du ciel finissait par disparaître derrière les innombrables formes de papier.
"Il faudrait une touche supplémentaire pour le jardin, se dit Maëlys. Et pourquoi pas une pagode ?"
Avec le brun elle bâtit d'abord les murs, épais. Puis elle les surmonta d'une triple toiture étagée bordée de bleu qui s'élançait vers les nuages. Sur les poutres encadrant l'entrée, elle traça avec soin de beaux signes chinois au crayon jaune. Cette fois, le dessin était parfait.
Maëlys posa ses crayons et bâilla ; la journée avait été bien remplie, et il y avait encore cette maudite leçon d'histoire à réviser avant d'aller se coucher. Quelle corvée !
Prise d'une subite envie de paresser, elle croisa les bras sur son bureau, y posa la tête, et ferma les yeux.
"Je comprends pourquoi les chats dorment toute la journée, songea-t-elle. C'est tellement agréable de ne rien faire. On ne devrait pas réveiller les enfants avant neuf heures du matin, non-non, neuf heures et demie, et ce serait valable tous les jours de la semai…
- S'il te plait, tu peux garder mon dragon ?

La voix était proche, toute proche.
Maëlys rouvrit les yeux et vit, devant elle, une petite chinoise, pas plus haute que trois pommes, qui lui tendait un cerf-volant de papier. Tandis que la fillette s'accroupissait pour renouer son lacet de chaussure, Maëlys, muette de surprise, regarda l'animal fabuleux.
Sa tête était vraiment superbe avec des yeux dorés et de longs crocs qui débordaient sur ses babines blanches. Son corps, peint en rouge, portait de fines zébrures noires tracées d'une main sûre. Il avait les ailes déployées et des pattes griffues qui lui donnaient une allure impressionnante. A l'extrémité du cerf-volant étaient attachés de longs rubans jaunes qui bruissaient joliment à chaque mouvement.
Maëlys réalisa soudain qu'elle était entourée par un grand brouhaha. Elle leva la tête et découvrit des dizaines d'enfants aux yeux bridés et aux cheveux noirs qui se démenaient au centre d'une vaste plaine.
En tirant sur les cordelettes de leurs cerfs-volants ils faisaient virevolter dans les airs des poissons aux écailles scintillantes, des dragons aux couleurs de feu, et des oiseaux multicolores. Jamais les cordes ne s'emmêlaient, et chaque mouvement faisait décrire aux cerfs-volants de somptueuses arabesques.
Maëlys tenta de rassembler ses idées plutôt embrouillées.
"J'étais dans ma chambre et je révisais ma leçon d'histoire, se dit-elle. Comment suis-je donc arrivée dans ce … "
- Voilà, c'est fait. Je m'appelle Lee-Kwan et toi ?

La petite chinoise avait des yeux noirs et des joues toutes roses, et elle portait un étrange vêtement fait d'un haut en satin rouge débordant sur un pantalon noir.
Maëlys paraissait si surprise que Lee-Kwan éclata de rire :
- Mes amis et moi, nous préparons le concours de cerfs-volants. Veux-tu nous aider ?

Maëlys ne comprenait toujours pas ce qui lui arrivait mais elle accepta aussitôt.
Un peu à l'écart de tant d'agitation, se tenaient deux jeunes garçons. Rengie, tout de bleu vêtu, avait des cheveux si courts et si raides qu'ils semblaient dressés sur sa tête. Quant à Chen, il avait des yeux vifs, des joues rebondies, et il hochait souvent la tête comme un vieux sage.
- Voici Rengie, dit Lee-Kwan. Il ne participera pas au concours, une rafale de vent a brisé l'armature en bois de son oiseau bleu. Et lui, c'est Chen. Son poisson aux écailles jaunes et vertes est une merveille, Chen est un artiste.
- Je m'appelle Maëlys, et c'est la première fois que je vois un poisson qui vole.

Les petits chinois se mirent à rire, et Rengie expliqua les règles du concours à la fillette :
- Chaque enfant doit fabriquer lui-même son cerf-volant, sans l'aide d'une grande personne. C'est une question d'honneur. Le jour du concours, nous effectuons une démonstration de vol, et ensuite le jury délibère pour désigner celui qui sera le champion de l'année.
- Tu n'es pas déçu de devoir renoncer ? demanda Maëlys. Ton oiseau bleu devait être très réussi.
- Oh ! Je tenterai ma chance l'année prochaine, soupira le jeune chinois. Et je vais pouvoir encourager Chen et Lee-Kwan.

Les enfants auraient continué à bavarder si Chen ne les avait rappelés à l'ordre ; il était temps pour eux de se rendre à la pagode.
Les cerfs-volants furent confiés à Rengie qui resterait aux abords de la plaine, puis Lee-Kwan, Maëlys et Chen s'éloignèrent et bientôt le brouhaha, provoqué par les cris des enfants, finit par s'atténuer.
Les trois enfants suivirent un chemin de terre qui serpentait jusqu'à la rivière. Le long des berges, ils aperçurent des cygnes qui lissaient leurs plumes blanches à l'ombre des cerisiers en fleurs ; puis, après avoir traversé le petit pont de pierre, ils parvinrent bientôt à l'entrée d'une élégante pagode.
Maëlys reconnut aussitôt le jardin "zen" qu'elle avait dessiné : les arbrisseaux en éventail, les buissons aux étranges formes rondes et plates comme des galets, et les poutres dressées de chaque côté de l'entrée avec leurs beaux signes dorées.
Dès qu'il aperçut les enfants, un vieil homme très ridé, portant le nom d'Osaki, s'avança vers eux et leur fit un si large sourire que ses yeux disparurent derrière les paupières bridées. Le vieux sage connaissait la raison de leur venue : les enfants venaient implorer Bouddha afin qu'il protège leurs cerfs-volants.
Il les fit entrer dans la pagode et, trottinant à petits pas, il les guida à travers les couloirs jusqu'à une grande salle aux murs blancs où régnait un profond silence. Face à eux se dressait une statue représentant un énorme Bouddha assis dans la position du Lotus.
Lee-Kwan murmura quelques mots à l'oreille de sa nouvelle amie :
- Osaki va déposer une offrande de la part de Rengie et de la mienne. Nous avons choisi des fleurs.

Dans les minutes qui s'écoulèrent, Maëlys suivit le cérémonial avec attention et curiosité puis, quand tout fut terminé, le vieux sage revint vers les enfants et leur annonça une bonne nouvelle :
- Bouddha a répondu favorablement à votre requête, la chance vous accompagnera le jour du concours. Et que le meilleur d'entre vous gagne !

Lee-Kwan et Rengie se confondirent en remerciements puis ils quittèrent la grande salle toujours accompagnés d'Osaki. Maëlys aurait dû les suivre mais la petite fille n'arrivait pas à détacher son regard de l'imposante statue.
"Si je croisais mes jambes comme ça, pensait-elle, je n'arriverais plus à les dénouer. Ca doit faire terriblement mal. Et puis il ne porte vraiment pas grand-chose sur lui. Brrr ! Ca me donne la chair de poule."
Tout à coup, Maëlys réalisa qu'elle était seule devant cet énorme Bouddha qui la regardait étrangement. Elle ressentit comme un frisson et décida de rejoindre ses amis au plus vite. Hélas, elle glissa sur le parquet lustré et s'étala de tout son long avec fracas.

* * *

- Maëlys ? Ta sœur et moi, nous sommes rentrées. Tout va bien ?
Maëlys rouvrit les yeux et découvrit qu'elle se trouvait toujours dans sa chambre, assise devant une pile de livres et de classeurs. La voix était celle de sa mère et le grand bruit, celui de la porte d'entrée qui venait de se refermer. Un coup d'œil au réveil lui indiqua que trente minutes s'étaient écoulées depuis qu'elle avait fermé les yeux.
Alors, tout cela n'avait été qu'un rêve ?
- Quel dommage ! se lamenta la petite fille, la tête encore pleine des rires des enfants chinois. C'était si beau. Eh bien, je n'ai plus qu'à réviser ma leçon. Au travail, Maëlys ! Pense aux prochaines vacances, ça te donnera du courage.

A regret, elle rangea son dessin et ses crayons de couleurs dans un tiroir, et se replongea dans son livre d'histoire en maudissant tous les rois et les empereurs de France et d'ailleurs.
Après le dîner, Maëlys fit une partie de scrabble avec sa mère et sa sœur aînée puis, un peu plus tard, elle regagna sa chambre. Là, elle enfila son pyjama rose et prit le livre d'aventures qu'elle avait commencé à lire quelques jours plus tôt.
C'était l'histoire d'un courageux petit garçon qui quittait ses parents et ses huit frères et sœurs pour aller chercher fortune. Il traversait d'étranges et merveilleux pays afin de se rendre au pied de l'arc-en-ciel où un trésor était enfoui, du moins c'est ce que prétendait la légende.
Mais Maëlys referma très vite le livre. Quelque chose d'autre l'attirait, une chose qui se trouvait dans le tiroir de son bureau. Quand elle l'ouvrit, ce fut pour découvrir le dessin qui semblait l'attendre. Maëlys ferma les yeux…

* * *

Dès qu'elle fut réapparue dans le paysage chinois, Maëlys se lança à la recherche de Lee-Kwan mais la retrouver dans la grande plaine, au milieu de tous ces enfants, ne serait pas une mince affaire. Elle regarda les visages les uns après les autres, et finit par apercevoir Chen et Rengie.
- Bonjour Maëlys ! dit Chen quand elle s'approcha d'eux.
- Je suis content que tu sois de retour, fit Rengie avec un grand sourire.
- Bonjour à tous les deux ! dit la fillette. Pourquoi serres-tu ton poisson si fort dans tes bras, Chen ? Tu as peur que quelqu'un te le vole ?
- Non, je vérifie que son attache est solide, dit Chen. Il y a beaucoup de vent aujourd'hui et je préfère être prudent. D'ailleurs, je vais dire à Lee-Kwan de prendre la même précaution avec le sien.
Hélas, Chen n'en eut pas le temps.
Une énorme bourrasque se leva soudain ; elle traversa la plaine en soulevant un nuage de poussière, arracha plusieurs cordelettes de cerfs-volants puis s'enfuit sans demander son reste.
Tandis que la tourmente s'éloignait, les enfants découvrirent avec effroi que deux poissons de papier gisaient sur le sol, brisés en plusieurs morceaux. Lee-Kwan poussa un cri de détresse ; il ne lui restait plus entre les doigts qu'un morceau de cordelette.
Mais le vent poursuivait sa course folle, emportant avec lui le dragon rouge.
- Là-bas ! cria Lee-Kwan qui suivait toujours du regard son cerf-volant.

Les enfants se lancèrent aussitôt à sa poursuite, dévalant le sentier, slalomant entre les arbres et les buissons, mais ils durent bientôt s'arrêter, à bout de souffle.
- Je ne le vois plus, s'écria Maëlys.
- Moi non plus, dit Lee-Kwan.

Les enfants eurent beau regarder de tous côtés, le ciel était désespérément vide.
- Il faut nous séparer, proposa Chen, ainsi on augmentera nos chances. Lee-Kwan et Maëlys, vous faites le tour de la plaine et du petit bois. Rengie et moi, nous allons poursuivre de l'autre côté de la rivière.

De longues minutes s'écoulèrent avant que les enfants ne se retrouvent ensemble à nouveau ; mais ils étaient bredouilles.
- Il n'y a rien aux alentours du village, dit Rengie. J'ai demandé à tous ceux que j'ai croisés, ils n'ont pas aperçu le cerf-volant.
- Il n'était pas, non plus, dans le jardin de la pagode, dit Chen. J'ai pourtant fouillé chaque recoin.

Les yeux de Lee-Kwan se remplirent de larmes.
- Alors je ferai comme Rengie, dit-elle d'une voix pleine de tristesse. Je me contenterai de regarder le concours et j'encouragerai Chen pour qu'il gagne.

Maëlys trouva son amie très courageuse mais il était peut-être trop tôt pour baisser les bras.
- Il nous reste plusieurs jours avant le concours, dit la petite fille. Alors il faut chercher encore et encore. Voyons, qui a vu le dragon en dernier ?
- Lee-Kwan, dit Rengie.
- Non, c'est Chen, corrigea la petite chinoise. Je l'ai entendu crier "le vent le pousse vers la pagode !"
- Mais il ne s'y trouvait pas, dit Chen, l'air désolé. Le dragon a dû être emporté plus loin, par-delà les collines.
- Non, fit Rengie, c'est impossible. Je suis sûr qu'il est retombé bien avant.
- Et s'il était au fond de la rivière ? suggéra Maëlys. Il vaudrait mieux vérifier.

Les enfants reprirent le sentier jusqu'au pont de pierre où ils se mirent à longer les berges, chacun scrutant l'eau claire qui était peu profonde à cet endroit ; mais il n'y avait que du sable, des galets et de jolis poissons argentés qui nageaient en faisant des bulles. Aucun dragon.
Alors, l'un après l'autre, les enfants abandonnèrent leurs recherches et ils finirent par se retrouver assis tous les quatre sur un banc. Le vent s'était calmé, il ne restait plus qu'une petite brise qui s'amusait à décoiffer les enfants mais aucun d'entre eux n'avait envie de jouer ; ils se sentaient si découragés.
Sauf Maëlys qui refusait de s'avouer vaincue :
- Il faut continuer, lança-t-elle. Allons ! du courage.

Rengie haussa les épaules :
- Nous avons fouillé partout. J'ai mal aux pieds à force de marcher.
- Et bien marche sur les mains, lui répondit Maëlys avec un sourire taquin.

Et elle accompagna sa moquerie d'une petite tape sur l'épaule du jeune chinois.
Alors entrant dans son jeu, Rengie lui rendit la tape un peu plus fort et Maëlys tomba du banc.

* * *

"Boum !"
Maëlys ouvrit les yeux et se réveilla, assise sur la descente de lit.
- Maëlys, quelque chose ne va pas ?

En entendant la voix de sa mère, la petite fille sauta vivement dans son lit et se glissa sous la couette… juste avant que le porte ne s'ouvre.
- J'ai entendu un drôle de bruit, dit la maman en entrant dans la chambre.
- Je me suis endormi en lisant, expliqua Maëlys. Le livre est tombé par terre.

La maman lui fit un gros baiser sur la joue et la porte se referma ; la pendule marquait une demi-heure de plus, comme la première fois.
"Quelle drôle d'histoire ! pensa Maëlys. En tout cas, je ferais mieux de dormir. Demain, j'ai école."
La petite fille ferma à nouveau les yeux mais cette fois, ce fut pour s'endormir pour de bon et faire des rêves étranges. Un dragon de papier la poursuivait et, afin de lui échapper, elle sautait sur le dos d'un poisson argenté qui se changeait soudain en un magnifique cygne blanc.
Drrriiiiiiing ! fit le réveil en sautillant comme un fou sur le bord de la table de nuit.
Sept heures du matin : une nouvelle journée venait de commencer ! Et elle fut longue, si longue que, durant le dernier cours - la géographie ! - Maëlys compta les minutes qui s'égrenaient sur le cadran de sa montre.
Enfin, ce fut la sortie du collège mais aujourd'hui, avant de rentrer chez elle, la petite fille alla d'abord rendre visite à sa grand-mère ; et la visite fut très agréable puisqu'un gros gâteau avec des fraises et de la crème fraîche l'attendait, et qu'il se laissa dévorer sans opposer la moindre résistance. Tant pis pour les dessins et les voyages au pays de l'imaginaire !
Ce soir-là, Maëlys se sentit si bien sous la couette de plumes chaude et moelleuse qu'elle éteignit la lumière, et sombra aussitôt dans un profond sommeil.
La nuit était bien avancée lorsqu'un bruit insolite lui fit ouvrir les yeux : quelque part, dans la chambre, une clochette sonnait à toute volée.
Intriguée, la petite fille se redressa dans le lit, et aperçut le voilage de la fenêtre qui ondulait doucement malgré la vitre fermée. La clochette tinta à nouveau, et soudain, dans un nuage de fumée zébré d'éclairs flamboyants, IL apparut au milieu de la chambre. Immense. Sa tête touchant le plafond et ses pieds griffus s'étalant largement sur le tapis.
La petite fille ouvrit la bouche pour crier mais elle en fut incapable, aucun son ne voulait sortir de sa gorge.
Le dragon tourna majestueusement vers elle sa grosse tête rouge, et ses yeux dorés étincelèrent. Quand il entrouvrit ses babines pour parler, Maëlys vit de longs crocs blancs pointus.
- Je suis Yong Kan, le dragon du Yang-Tsé-Kiang. Lee-Kwan a besoin de ton aide.
- M… Moi ? balbutia la petite fille en serrant très fort sa couette dans ses bras.
- Tu dois retrouver son cerf-volant, reprit le dragon.
- Mais nous avons déjà essayé, dit timidement Maëlys. On ne sait plus où chercher.

Le dragon fouetta le sol de sa longue queue de serpent, et des flammes jaillirent de ses naseaux.
- Retourne à la pagode ! ordonna-t-il. C'est là que se trouve la réponse.

Subitement, il se volatilisa dans une magnifique gerbe d'étincelles, et la pénombre revint avec le silence.
Durant quelques secondes Maëlys n'osa pas bouger puis elle trouva le courage d'allumer sa lampe de chevet. A son grand soulagement, la pièce était vide, le dragon avait bel et bien disparu ; pourtant, sur le tapis, il restait un ruban jaune que Maëlys ramassa.
"Lee-Kwan est mon amie et elle a besoin de moi, se dit la petite fille. Et puis si je n'obéis pas au dragon, il risque de réapparaître dans ma chambre. Je crois que maman n'aimerait pas du tout cela."

Il n'y avait plus à hésiter, Maëlys posa à nouveau le dessin sur son bureau et elle ferma très fort les yeux.

* * *

Dès que Maëlys fut réapparue au centre du dessin, elle se rendit jusqu'à l'entrée du jardin. Mais la petite fille était perplexe :
"Si Chen n'a pas retrouvé le cerf-volant, pourquoi le dragon m'a-t-il envoyée ici ?"
Elle décida de fouiller à nouveau le jardin ; l'endroit était vaste, il lui faudrait beaucoup de temps.
Elle commença par les buissons aux formes rondes et plates mais ils étaient si épais que même une coccinelle n'aurait pu s'y glisser. Ensuite ce fut les arbrisseaux au feuillage si léger que la moindre brise les faisait bruisser joliment : jamais leurs fins branchages n'auraient eu assez de force pour retenir un si grand cerf-volant.
Il ne restait plus que les magnolias disposés, ça et là, en touche colorée, tout autour du jardin. Maëlys les compta au fur et à mesure : un, deux, trois…. sept, huit. Quelque chose dépassait sous le feuillage du dernier. Elle s'accroupit et ramassa un bout de ruban jaune déchiré.
La petite fille tenta de remettre de l'ordre dans ses pensées.
"Supposons que quelqu'un trouve le cerf-volant sous le magnolia. Il tire très fort pour le récupérer et c'est ainsi qu'il arrache le ruban. Bravo Maëlys ! C'est bien pensé. Maintenant il ne reste plus qu'à découvrir qui se cache derrière tout cela et ça ne va pas être facile."
Mais la chance était avec Maëlys : alors que les massifs fleuris la dissimulaient à tous les regards, un jeune chinois entra dans le jardin. Il portait des fruits dans ses bras et marchait si vite qu'il disparut rapidement à l'intérieur de la pagode. Pourtant Maëlys avait eu le temps de reconnaître Chen.
"Que vient-il faire ici ? se demanda la petite fille. Puis elle se rappela que Chen avait cherché le dragon dans le jardin et qu'il n'avait rien trouvé. Oh ! Maëlys, se dit-elle, il faut tu mènes ta petite enquête parce qu'il se trame quelque chose de pas très net."
Maëlys franchit, à son tour, les grandes poutres qui marquaient l'entrée de la pagode ; à une heure si matinale, il y avait peu de monde, et la petite fille n'eut aucun mal à apercevoir Chen en grande conversation avec le vieil Osaki.
Elle eut soudain une idée. Elle entra dans la grande salle et se faufila derrière l'énorme Bouddha, puis elle attendit que Chen s'approche. Le jeune chinois vint déposer ses fruits aux pieds de la statue et, baissant la tête, il se mit à réciter une prière.
"J'espère que j'ai deviné juste, pensa Maëlys. Sinon gare au dragon !"
Elle plaça son mouchoir devant sa bouche pour modifier le son de sa voix, et interpella le jeune garçon :
- Chen, je suis sûr que tu sais où se trouve le dragon de Lee-Kwan ?

Chen tourna d'abord la tête de tous côtés mais quand il comprit que c'était bien à lui que le Bouddha s'adressait, il ouvrit de grands yeux affolés et s'écria :
- Je ne l'ai pas volé, c'est le vent qui l'a emporté et l'a jeté dans un buisson. Je l'aurais rendu plus tard en disant que je l'avais découvert par hasard.
- Comment as-tu pu faire de la peine à Lee-Kwan ? Je croyais que vous étiez amis ?
- Je voulais tellement gagner, répondit Chen. Plus rien ne comptait à mes yeux. Mais je vais réparer ma faute.
- Je crois que tu es sincère, dit une dernière fois la voix, alors je vais te laisser une chance. Mais ne recommence plus jamais.

Le petit chinois promit puis il se dépêcha de quitter la salle avant que le Bouddha ne change d'avis et ne révèle tout à Lee-Kwan.
"Ainsi le dragon avait raison, songea Maëlys quand elle se retrouva seule. La clé du mystère se trouvait bien à la pagode. Il n'y a plus qu'à espérer que Chen tiendra sa promesse."
Maëlys repartit vers la plaine, où elle se mêla aux jeux des enfants et leur apporta même son aide. Il fallut remettre un peu de peinture sur un oiseau, recoller la queue d'un poisson abîmée par le vent, faire voler un scarabée doré.
Un peu plus tard, quand ses trois amis la rejoignirent, Lee-Kwan tenait fièrement dans ses bras le dragon de papier.
- C'est Chen qui l'a retrouvé ! s'écria-t-elle en apercevant la petite fille.
- Heureusement que nous avons un ami comme lui, s'exclama Rengie. Il a continué les recherches avec courage.

Le jeune chinois se dandina sur ses pieds, mal à l'aise :
- J'ai eu beaucoup de chance, protesta-t-il.
- Non, nous sommes très fiers de toi, insista Rengie qui expliqua à Maëlys : Chen a démonté son cerf-volant pour réparer le dragon. Le vent avait cassé l'armature en bois.
- Chen dit que mon dragon va gagner, dit Lee-Kwan, mais je sais que c'est difficile pour lui de renoncer au concours.

Rengie prit ses deux amis par les épaules et les serra contre lui :
- Nous gagnerons le concours tous les trois, dit-il.

Maëlys aurait aimé rester encore avec ses jeunes amis mais l'heure était venue de se séparer.


* * *

- Quel dommage ! soupira-t-elle en retrouvant sa chambre. Je n'avais pas envie de quitter mes amis. Ils sont si gentils !
La petite fille prit sur sa table de nuit un petit coffret dans lequel elle conservait une broche et un collier en perles de verre, et elle y ajouta le morceau de ruban jaune.
- Chaque fois que je le regarderai, je penserai à mes amis, se dit-elle. Et à ce cerf-volant du bout du monde.



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