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La cigogne se posa en douceur sur le sol et replia ses longues ailes
blanches et noires.
D'avoir survolé tant de villes et de villages
l'avait fatiguée et elle n'était pas mécontente de pouvoir se reposer
un peu. Cela faisait trois jours maintenant qu'elle avait quitté sa
terre natale pour aller chercher le chaud soleil de l'Afrique et son
voyage était loin d'être terminé.
Elle regarda autour d'elle et songea que cet
endroit était incroyablement vide ; pas d'arbres pas de buissons, ni de
fougères. Juste des morceaux de terre, jaune, vert, roux, orangé, comme
un grand patchwork jeté sur le sol et, assis sur un gros rocher rond,
un enfant, immobile, les mains sagement croisées sur ses genoux.
"Comme c'est étrange !" songea l'animal.
La cigogne s'approcha sur ses longues pattes
fines...
L'enfant n'avait pas bougé et son regard
contemplait l'immensité d'eau, gris acier, qui s'étalait devant lui.
– Bonjour ! dit la cigogne.
L'enfant tourna la tête et ses yeux
s'agrandirent de surprise.
– Comme tu es grande ! s'exclama-t-il. Tu ne ressembles pas à une
mouette.
La cigogne se mit à rire :
– Bien sûr que non puisque je suis une cigogne.
L'enfant parut hésiter :
– Mais... tu vis bien sur la mer ? Et tu attrapes les poissons pour te
nourrir ?
La cigogne rit à nouveau :
– Je bâtis mon nid tout en haut des cheminées des maisons dans une
région de France qu'on appelle l'Alsace. Il n'y a pas de poissons
là-bas puisqu'il n'y a pas d'eau.
– Oh ! fit l'enfant et de savoir qu'il existait un lieu où l'eau
manquait parut le mettre en colère. Une rougeur empourpra ses joues et
il gronda :
– Tu ne peux donc pas avoir un ami comme Bou ?
– Qui est Bou ? demanda la cigogne.
– Je l'attends. Il doit venir, bientôt.
– Par où arrivera-t-il ? demanda encore l'oiseau. Par le ciel ou par la
terre ?
– Là, dit simplement l'enfant.
La cigogne suivit le regard de l'enfant mais
elle ne vit que le bras de mer argentée qui s'enfonçait dans les
terres.
– C'est là qu'est sa maison, expliqua l'enfant. Parfois il sort de chez
lui et nous faisons une promenade ensemble ou bien il me raconte une
histoire.
La cigogne trouva que c'était un lieu inhabituel
pour y passer son temps.
– Il vit dans cette eau grise ? s'étonna-t-elle.
– De l'autre côté, il y a le monde des Mille couleurs ! s'exclama
l'enfant et il y avait tant d'enthousiasme dans sa voix. C'est un lieu
merveilleux où l'on peut faire des voyages extraordinaires et parler à
des êtres qui n'existent nulle part ailleurs.
La cigogne parut intriguée. Elle connaissait les
monts et les vallons, les plaines et les villages, les routes et les
forêts, mais aucun endroit aussi étrange que le pays de Bou.
– A quoi cela ressemble-t-il ?
– Je ne sais pas, dit l'enfant. Je ne peux pas aller chez Bou parce que
j'ai des bras et des jambes.
Il croisa, à nouveau, les mains sur ses genoux
et son visage prit un air rêveur :
– Pourtant, j'aimerais bien qu'il m'emmène avec lui.
La cigogne réfléchit :
– Tu veux dire que Bou n'a pas de jambes ni de bras ?
– Bien sûr que non ! fit l'enfant et le ton de sa voix faisait
clairement comprendre à la cigogne que sa question était inutile.
– Je ne savais pas, s'excusa l'oiseau aux plumes blanches et noires, et
je crois que je serais ravie, moi aussi, de le rencontrer.
Un sourire glissa sur les lèvres de l'enfant.
A cet instant, la cigogne entendit un son
lointain et levant la tête, elle aperçut un groupe d'oiseaux migrateurs
qui traversait le ciel.
– Je dois poursuivre ma route, dit-elle. Il me reste des milliers de
kilomètres avant que je ne parvienne au terme de mon parcours. Je ne
connais pas ton nom ?
– Loris.
– Alors, adieu Loris, ou peut-être au revoir car je reviendrai bavarder
avec toi si je t'aperçois, depuis le ciel, à mon prochain passage.
Et déployant ses grandes ailes, la cigogne prit
son envol et rejoignit ses amis.
– Au revoir ! Au revoir ! lui cria l'enfant.
Puis il recommença à attendre.
– J'espère que Bou ne va plus tarder. J'aimerais lui parler de cet
oiseau au bec jaune et aux longues pattes. Peut-être sait-il ce que
mange cette cigogne quand elle ne sillonne pas le ciel avec ses amis ?
Les journées s'écoulèrent mais c'était sans
importance pour Loris puisque, dans son univers, le temps n'existait
pas.
– Six cent dix-neuf, six cent vingt, six cent...
Loris sauta en bas de son rocher et se coucha à
plat ventre sur le sol, son menton posé sur ses mains croisées, barrant
la route au nouvel arrivant.
– Que fais-tu, Do ?
Ainsi interpellé le mille-pattes s'arrêta et
chercha de tous côtés d'où provenait cette voix mais, comment vous dire
cela... un mille-pattes ne voit pas plus loin que le bout de son tout
petit nez.
Alors Do décida de poursuivre son chemin :
– Six cent vingt-et-un, six cent...
– Que fais-tu ? répéta l'enfant en agitant la main pour être vu.
Do leva la tête un peu, puis un peu plus encore,
et il découvrit deux yeux, immenses, qui le fixaient.
– C'est toi, Loris ! Figure-toi que ce matin, quand je me suis
réveillé... A vrai dire, je me suis réveillé plusieurs fois mais je me
suis aussi rendormi plusieurs fois. Pour tout t'avouer j'ai passé une
très mauvaise nuit. A cause de ces maudits rhumatismes qui font
souffrir ma patte trois cent douze et aussi la quatre cent quinze. Et
puis il y a la cinq cent deux qui se remet d'une entorse. La sept cent
quatre est toujours à la traîne des autres, c'est une patte qui adore
se faire remarquer. Il manque tout un millimètre à la huit cent
quatorze et ne me demande pas comment elle a pu s'user avant les
autres, je l'ignore.
Loris écoutait, avec grande attention, ce pauvre
animal qui lui contait ses malheurs en détail et l'enfant était bien
content de n'avoir que deux pattes, ou bien quatre, c'est selon.
– La neuf cent trente-deux me gratouille parfois et la neuf cent
quatre-vingts me démange souvent. Et voilà, Loris, comment au bout de
cette interminable nuit, j'en suis arrivé à me poser cette incroyable
question : Ai-je encore mille pattes ? Je ne pouvais demeurer dans une
telle incertitude aussi dès que le jour est venu j'ai décidé de les
compter. Je n'avais pas le choix, non, non, je ne l'avais pas.
Perplexe, Loris s'approcha aussi près qu'il le
put pour observer son ami :
– Tu crois que tu as pu en perdre une, ou même plusieurs, sans t'en
apercevoir ?
– J'espère que non, répondit Do, mais comment en être certain ? Il
arrive parfois des choses si bizarres.
– Tu as raison, reconnut Loris qui avait encore à l'esprit sa rencontre
avec le grand oiseau.
Do était bien d'accord lui aussi. Il lui fallait
maintenant poursuivre sa balade et comme il ne savait plus à quelle
patte il s'était arrêté, il décida de reprendre depuis le début :
– Un, deux, trois, quatre, cinq...
– D'où viens-tu ? lui demanda Loris en s'écartant légèrement pour le
laisser passer.
– Six, sept, de ce côté-ci de la plaine, huit, neuf...
– Et où te rends-tu ?
– Dix, onze, de ce côté-là de la plaine, douze, treize...
– Bon voyage, Do !
– Merci, Loris. Quinze, seize...
– Do ! Tu as oublié quatorze !
Do s'arrêta net, la moitié de ses pattes posée
sur le sol et l'autre moitié figée en l'air :
– Tu en es certain ?
– Oh oui, confirma Loris. Absolument.
– Je vais recommencer. A bientôt, Loris. Un, deux, trois...
Et le mille-pattes s'éloigna.
Loris s'étira paresseusement avant de retrouver
son poste d'observation préféré. L'air doux était délicatement imprégné
des parfums de la bruyère qui courait sur la lande. L'océan paraissait
un immense miroir dans lequel les nuages se transformaient en gros
moutons blancs.
– Bou doit être très occupé car il a beaucoup d'amis. Peut-être est-il
en train de s'amuser avec eux ?
– Avec qui parles-tu, Loris ?
La mouette avait atterri sans bruit et, tout
occupé à réfléchir, l'enfant n'avait pas senti sa présence. Elle se
tenait bien droite sur ses pattes palmées et son ventre arrondi
laissait penser qu'elle revenait d'une partie de pêche qui avait rempli
son estomac de poissons frétillants.
– J'ai une nouvelle amie, lui expliqua l'enfant. Elle a pour nom
"cigogne". Elle est perchée sur des pattes si hautes que sa tête se
perd dans les nuages.
Et de ses mains, l'enfant mimait les pattes de
la cigogne partant du sol et s'élevant jusqu'au ciel.
La mouette gloussa :
– Tu as dû être impressionné en voyant apparaître, devant toi, pareil
animal ?
– Oh oui ! répondit Loris qui poursuivit : Elle vit dans un pays où
tout est si bleu que les oiseaux ne savent pas s'ils nagent dans le
ciel ou s'ils volent dans la mer.
Voler dans la mer ! Brrrrr ! A cette pensée, la
mouette en frissonna d'effroi.
– D'où viens-tu mouette ?
– Je guettais des poissons qui se faisaient la course et semblaient
beaucoup s'amuser. Il fallait les voir bondir hors des flots avant de
retomber au creux des vagues.
– Peut-être essayaient-ils de voler aussi haut que les cigognes ?
– Leurs nageoires sont trop courtes, ils ne le pourraient pas.
– Et si tu leur apprenais ? insista Loris.
Durant un bref instant, l'enfant se représenta
la mouette et les poissons, traversant les airs, aile contre nageoire.
Quel merveilleux spectacle ce serait !
– Je pensais surtout à les manger, répondit la mouette avec franchise.
Mon ventre était vide, tu comprends ? Mais voilà qu'à la seconde où je
m'apprêtais à attraper le premier poisson à ma portée je me suis,
soudain, retrouvée nez à nez avec une énorme bête noire. C'était un
phoque aussi affamé que moi.
– Oh ! fit Loris horrifié. Il a tenté de t'avaler tout entière ?
– Jamais ce lourdaud n'aurait pu réussir, se moqua la mouette. J'ai
appris, plus tard, que lui et ses amis avaient quitté les Terres
Blanches pour venir profiter de la chaleur de nos côtes.
Loris savait à quoi ressemblaient les Terres
Blanches ; Bou le lui avait expliqué, il y a longtemps. Ce n'était que
froidure et glaciers à perte de vue, et le blizzard, qui soufflait avec
violence, avait pétrifié l'océan. D'ailleurs, Bou avait juré de ne plus
retourner sur cette mer d'immobilité.
– Les phoques et moi avons sympathisé, continua la mouette et elle
ajouta d'un air gourmand : nous avons partagé les poissons.
Loris se souvint avoir aperçu, un jour, une
horde de phoques chahutant joyeusement. Il avait entendu leurs
aboiements surprenants et n'avait pas osé s'approcher d'eux.
– Tu as eu tort, lui dit la mouette. Ce sont d'excellents compagnons de
jeu. D'ailleurs je pars les rejoindre pour entonner avec eux quelque
vieille complainte. Veux-tu m'accompagner ?
– Je ne peux pas, Bou doit venir.
L'enfant suivit des yeux la commère qui
s'envolait à tire-d'aile et songea que les Terres Blanches ne lui
auraient pas plu. Il aimait faire des ricochets à la surface de l'eau
et, quand les galets disparaissaient dans les profondeurs, c'était
autant de messages envoyés vers Bou, afin qu'il sache que son ami Loris
se languissait de son retour.
Soudain, la surface de l'eau se troubla et une
forme ronde, avec deux grands yeux, émergea et sourit à l'enfant.
– Bonjour Loris !
– Bou ! Te voilà enfin.
– J'étais en compagnie d'une pieuvre bavarde qui refusait de me laisser
partir. Elle me tenait tendrement serrée entre ses tentacules et me
contait comme la vie, à deux, serait belle.
Loris poussa un petit cri d'effroi :
– Comment as-tu réussi à t'enfuir ? Il t'a fallu te battre ?
– Elle était chatouilleuse !
Les deux amis éclatèrent d'un rire complice.
– Je me suis ensuite rendu chez les poissons-clowns, ils donnaient un
très joli spectacle. Il y avait aussi un numéro de dressage avec un
cheval de mer. Plus tard, je suis allé apporter mon aide aux
poissons-scies et aux requins-marteaux qui réparaient une épave. Il y
avait beaucoup à faire, elle était si délabrée.
Alors que je poursuivais ma promenade, j'ai croisé un poisson-chat
poursuivi par un chien de mer ! J'ai trouvé préférable de ne pas me
mêler de leur querelle, ils semblaient tous les deux de fort méchante
humeur.
Loris s'exclama que ce devait être
extraordinaire et il réclama une autre histoire. Bou savait si bien
raconter.
– Une famille de crabes dormeurs a été réveillée en sursaut par les
hurlements d'une sirène. Elle s'était assise sur un poisson porc-épic !
Je crois qu'elle devrait être moins distraite à l'avenir.
– T'es-tu fait d'autres amis, Bou, au cours de tes voyages ?
– Oui, beaucoup et ils ont tous très envie de te connaître. Sans doute
viendront-ils te voir, un jour.
Un rayon de soleil n'aurait pu rendre le visage
de l'enfant plus lumineux. Il s'imaginait déjà entouré par les nouveaux
venus et il croyait entendre le brouhaha que feraient leurs babillages
mélangés.
– Je suis heureux que tu sois là, Bou, dit Loris de sa douce voix
d'enfant.
– Moi aussi, je suis heureux d'être auprès de toi.
– Tu vas repartir ?
– Bientôt. Je suis invité au mariage d'une crevette rose avec une
crevette grise. Un poisson-pilote viendra me chercher pour m'y
conduire. J'ai fait sa connaissance alors que je m'étais perdu dans un
abysse si sombre que je craignais de ne plus pouvoir en ressortir. Il
emmenait une raie manta géante en direction des îles sous-le-vent et il
m'a sorti de ce mauvais pas.
– Elle était géante comment ? demanda l'enfant.
Puis il ouvrit ses petits bras autant qu'il le
pouvait et interrogea son ami du regard.
– Bien plus que tu ne peux l'imaginer, répondit Bou. Elle ondulait et
virevoltait sur les flots dans une valse lente, je crois n'avoir jamais
rien contemplé d'aussi joli.
Un charmant poisson pointa, tout-à-coup, sa tête
hors de l'eau et les salua gentiment.
– Bonjour poisson ! dit Loris. J'espère que tu prendras bien soin de
mon ami Bou ?
– Je te le promets, Loris, dit le poisson-pilote avant de jeter un coup
d'oeil à sa boussole. La prochaine marée nous portera jusqu'à la fête,
il faut nous hâter.
Les deux amis se dirent "au revoir" et Bou
s'enfonça dans l'eau argentée pour aller vivre une nouvelle aventure.
Une brise se leva, légère, et son murmure
parcourut la lande. Un escargot partit à l'assaut du rocher sur lequel
Loris était assis, les mains sagement croisées sur ses genoux. Bou lui
avait raconté tant d'histoires merveilleuses qu'elles avaient rempli, à
ras bord, sa tête d'enfant.
Le gastéropode s'essoufflait en grimpant, sa
coquille pesait lourd sur son dos. Il finit par s'arrêter sur les
doigts de Loris et décida de faire une courte pause. Ses deux yeux se
tendirent vers cet être immense, silencieux et immobile.
– Que fais-tu là, Loris ? demanda la bestiole.
– J'attends Bou, dit l'enfant.