LE PATINEUR DE VERRE

                          par Claude Jégo

L’océan était de mauvaise humeur et ses flots déchaînés frappaient inlassablement les côtes irlandaises tandis que le ciel, encombré de nuages sombres, barrait la route au soleil. Depuis le matin, de brusques averses mouillaient les maisons de pêcheurs aux façades jaunes, bleues ou vertes qui s’étiraient tout au long des rues du pittoresque village de Dingle.
Bien à l’abri derrière sa fenêtre, Joyce contemplait les prés alentour dans lesquels elle aurait aimé voir courir ses deux petits-enfants : Lavinia, neuf ans, et Colin, sept ans. Hélas, le mauvais temps avait contrarié ses projets.
« Dommage ! » songea-t-elle car ses petits-enfants débordaient d’énergie et elle était désormais à court d’idées pour les distraire.

Une jolie petite voix se fit entendre :
– Grand-mère ? On s’ennuie, dit la petite fille.
– Oui, moi aussi, grand-mère, ajouta le petit garçon.

Lavinia et Colin avaient fait du coloriage, regardé quelques dessins animés à la télévision, mangé un gros morceau de gâteau, joué au jeu de l’Oie, mais ce n’était pas suffisant pour remplir toute une journée.
Joyce eut soudain une idée :
– Je vais vous raconter la légende du Patineur de verre.

Ravis, les deux jeunes enfants s’installèrent dans le divan, Joyce prit place dans un fauteuil face à eux, et elle débuta son récit :

Ce n’est pas une histoire comme les autres car il est très rare que quelqu’un parvienne à apercevoir le Patineur, cela ne s’est produit qu’à trois ou quatre reprises en deux siècles. La dernière fois c’était en 1832, il s’agissait d’un jeune homme prénommé Liam qui revenait, à pied, de la grande ville. On était en hiver. Il faisait froid depuis plusieurs semaines et les lacs de Killarney étaient tellement gelés qu’ils étaient plus durs que la pierre la plus solide. La nuit était tombée mais la pleine lune éclairait le chemin de toute sa lumière blanche. Liam marchait à grands pas, il était pressé de retrouver sa maison et il lui restait encore plusieurs kilomètres à parcourir. Quand, brusquement, un souffle d’air lui frôla le visage. Liam en frissonna de tout son corps : la brise venue de nulle part s’était levée.
– Une brise venue de nulle part, grand-mère ?
– Oui, Lavinia. On l’appelle ainsi car elle ne souffle ni du Nord, ni du Sud, et pas davantage de l’Est ou de l’Ouest.
Colin ouvrit grands les yeux.
– Alors, d’où vient-elle, grand-mère ?
– Personne ne le sait, Colin, mais quand elle surgit cela signifie, à coup sûr, que le Patineur va apparaître.
– Liam a dû avoir très peur ! s’écria le petit garçon.
– A sa place, je me serais sauvée sans me retourner, ajouta sa soeur.

La grand-mère fit doucement « non » de la tête et expliqua :
– C’était un jeune homme plein de courage aussi décida-t-il de se cacher derrière un arbuste afin d’observer ce qui allait se produire.

La grand-mère prit quelques secondes pour s’assurer que les enfants étaient suspendus à ses lèvres et elle poursuivit :

La brise se mit à agiter les bruyères et elle les secoua avec un tel acharnement qu’elle en fit jaillir toutes les gouttelettes de rosée qui se changèrent aussitôt en perles de glace. Alors la brise s’empara d’elles et les fit tourbillonner sur le lac de Killarney. Liam raconta que cela ressemblait à des centaines de vers luisants projetés dans les airs. C’était un spectacle fantastique ! Et puis, la brise cessa et les perles de glace s’assemblèrent et se collèrent les unes aux autres, et le Patineur prit forme petit à petit. Il y eut d’abord les jambes, puis le corps, et les bras, et enfin la tête. Le Patineur était grand et élancé, et il portait un bel habit d’argent qui scintillait sous la blancheur de la lune. Ses traits étaient fins et ses cheveux couverts de cristaux de neige. Liam n’en croyait pas ses yeux et il se pinça pour s’assurer qu’il n’était pas en train de rêver.
Mais le plus merveilleux restait à venir. Le Patineur s’élança sur le lac. Il se mit à glisser, et à tournoyer, et il était si léger qu’il effleurait à peine la glace de la pointe de ses patins. Cela durait depuis quelques minutes quand une pluie d’étoiles tomba du ciel et quelques-unes frôlèrent Liam. Là, il faut avouer que, malgré son courage, le jeune homme se cacha le visage dans les mains. Et puis, il écarta les doigts, et regarda à nouveau. Le Patineur de verre virevoltait toujours et, à chaque fois qu’il touchait une étoile du bout de son patin, celle-ci se changeait en une pièce d’argent. Liam ne sentait plus le froid de cette nuit glaciale. Il écarquillait les yeux et se mordait les lèvres pour ne pas pousser des cris de joie devant de telles merveilles.
Et puis brusquement, le patineur, les étoiles, tout disparut. Quelqu’un d’autre serait sans doute rentré chez lui sans plus perdre de temps mais Liam était un jeune homme téméraire alors il n’eut pas la moindre hésitation. Il se précipita jusqu’au lac et il découvrit des dizaines et des dizaines de pièces d’argent qu’il se hâta de ramasser. Il en remplit ses poches, et sa casquette, et son vieux sac de toile jusqu’à les faire déborder, et enfin seulement il reprit son chemin. Et voilà. C’était l’incroyable histoire de Liam qui devint, en une seule nuit, l’homme le plus riche du village de Dingle.

– Dites-moi les enfants, est-ce que la légende du Patineur de verre vous a plu ?

Mais Joyce n’eut aucune réponse. Lavinia et Colin s’étaient endormis sur le divan, la tête enfouie dans les coussins et un profond silence régnait maintenant dans la pièce.
Alors Joyce songea qu’il faudrait qu’elle invente de nombreuses légendes car ses petits-enfants reviendraient bientôt passer d’autres journées en sa compagnie.

F I N


RETOUR

Découvrir tout les Minis sur www.bopy.net