Claude Jego
la boutique du coin de la rue

Quelque part aux portes de la Provence, il existe une petite ville répondant au joli nom d'un fruit. Si vous vous glissez au hasard des rues, pas très loin de l'antique théâtre romain, vous la découvrirez avec sa façade beige orangée et sa minuscule vitrine. Vous ne pouvez pas la manquer : c'est " la boutique au coin de la rue ".
Pendant la nuit, alors que les gens dorment, les livres descendent des étagères, leurs pages s'entrouvrent et les histoires s'échappent pour prendre vie. Approchez-vous sur la pointe des pieds et tendez l'oreille. Vous entendez ces chuchotements ? Ce sont les mots qui racontent...

* * * * *

Le Noël de Margoton

Dans les rues de la petite ville de Joliette les employés municipaux déployaient toute leur énergie pour accrocher de belles guirlandes lumineuses entre les bâtiments. Pendant ce temps d'autres employés apportaient des sapins enrubannés d'argent dans un véhicule électrique et les déposaient devant les commerces donnant ainsi un air de fête au centre-ville. Les vitrines des magasins se paraient de leurs plus beaux atours en exposant des santons et leur village, en déroulant des guirlandes pleines d'étoiles scintillantes, ou en asseyant un imposant père Noël sur son magnifique traîneau tiré par quatre rennes. Des hauts-parleurs diffusaient des chansons pleines de joie qui réchauffaient l'air frisquet de ce mois de décembre. La grande fête de Noël approchait.
Partout des habitants de la ville déambulaient s'affairant à leurs achats, une liste de courses à la main. Ils allaient de boutique en boutique pour acquérir des mets qui régaleraient, autour d'une table, les membres de la famille et les amis. Et, dans un coin de la pièce, le sapin aux branches chargées de boules, de petits personnages ou de sachets brodés remplis de chocolat veillerait sur les chaussons en attendant l'arrivée du père Noël.

Aujourd'hui c'était le dernier jour de classe. Les enfants étaient arrivés à l'école, s'étaient retrouvés dans la cour et se racontaient tout ce qu'ils feraient pour occuper agréablement leurs vacances de Noël. D'abord il y aurait la visite de l'église décorée de nombreux santons, comme le voulait la tradition provençale. Et puis ce serait la petite crèche à préparer pour la maison, les décorations qui orneraient les chambres et la salle à manger et la couronne qui serait si jolie sur la porte d'entrée. Les enfants feraient de beaux dessins représentant des paysages enneigés ou un père Noël entouré de cadeaux.
La cloche sonna huit heures trente et les enfants se mirent en rang pour suivre leur institutrice, mademoiselle Fontaine, dans la classe. Alors qu'Emilie se dirigeait vers sa place, Lina lui fit un croche-pied qui la fit chuter. La fillette poussa un cri quand son bras heurta le sol.
– Que t'arrive-t-il, Emilie ? s'inquiéta l'institutrice qui vint l'aider à se relever. Elle frotta le bras de la fillette et la rassura : Ne t'inquiète pas, tout va bien.
– Si elle regardait où elle met les pieds, dit Lina, elle ne tomberait pas.
– Ce n'est pas gentil de dire ça, Lina, dit l'institutrice qui retourna à son bureau et prit un livre : Asseyez-vous les enfants ! Pour ce dernier jour d'école avant les vacances, je vais vous lire l'histoire de Margoton :

Il était une fois une petite fille qui se prénommait Margoton et qui vivait dans une grande maison avec ses parents. Quand elle sortait faire une promenade elle jetait des cailloux dans la mare et faisait fuir les oies. Si elle apercevait une vache dans le pré, elle lui lançait un bout de bois qui lui blessait le dos et la faisait meugler. Si elle entendait un rossignol chanter sur sa branche elle poussait de grands « Ouhou ! » et l'oiseau, effrayé, s'envolait. Et quand elle croisait Bastien, le jeune fils du fermier, elle lui disait qu'il était bête et qu'avec ses cheveux noirs il ressemblait à un affreux corbeau. »
Car Margoton était une vilaine fille et tous les habitants du village le savaient, mais personne ne pouvait rien y changer. Un jour, pourtant...
Margoton se promenait. Elle marchait sur un sentier qui menait à une clairière et la petite fille était de très mauvaise humeur. Les oies n'étaient pas dans la mare comme elles en avaient l'habitude, la vache ne se trouvait pas dans son pré, et il n'y avait aucun rossignol perché sur la branche d'un arbre. Margoton serrait un caillou dans une main et un bâton dans l'autre et elle regrettait de ne pas pouvoir égratigner un animal, n'importe lequel.
Quand elle parvint à la clairière elle vit que quelqu'un se trouvait là, assis devant un feu de bois pour se réchauffer car l'herbe était couverte de gelée blanche. C'était un homme de petite taille qui ne portait qu'un vieux manteau tout rapiécé pour se protéger du froid. Il lui tournait le dos et ne l'avait pas entendu arriver.
Margoton n'hésita pas un seul instant. Elle lui lança le caillou et l'homme poussa un cri de douleur quand le caillou toucha son dos. L'homme se retourna alors vers la fillette et Margoton découvrit qu'il ne s'agissait pas d'un homme de petite taille mais d'un nain. Les villageois racontaient, à tous ceux qui voulaient bien l'entendre, qu'une dizaine de nains vivaient dans le bois et qu'il ne fallait jamais se montrer méchant avec eux sinon ils vous puniraient sévèrement.
Mais Margoton se moquait des villageois et de leur stupide histoire. Elle leva le bras pour jeter la branchette sur le nain mais son bras resta en l'air, elle ne pouvait plus le baisser.
– Je sais qui tu es, dit le lutin. J'ai beaucoup entendu parler de toi, Margoton la vilaine.
– Je te défends de m'appeler la vilaine, protesta la fillette. Et toi, tu n'es qu'un affreux nain.
– Tu affoles les oies, tu blesses la vache, tu effraies les rossignols, c'est pour cette raison qu'on te nomme la vilaine, expliqua le nain.
Margoton tenta de baisser son bras mais, une fois encore, elle n'y arriva pas.
– Je t'interdis de m'appeler ainsi, tu m'entends ? Je vais te ramener chez moi et je dirai à mes parents de te jeter au fond du puits. (Margoton se mit à rire méchamment.) Tu n'en sortiras plus jamais.
Le nain se débarrassa de son vieux manteau. Il portait un bel habit tout vert et, d'un geste rapide, il se coiffa d'un long bonnet noir.
– Je veux que tu me promettes de ne plus blesser un animal. Allez, promets !
Tandis qu'il prononçait ces mots le nain siffla et Margoton put, enfin, abaisser son bras.
– Tu es très laid et je ne t'aime pas du tout, s'écria alors la fillette et elle lança de toutes ses forces le morceau de bois vers le nain mais celui-ci siffla à nouveau et la branchette demeura suspendue dans les airs.
– Je t'ai donné ta chance, dit le nain, mais tu n'as pas voulu m'écouter. Tant pis pour toi.
Le nain siffla deux fois et Margoton se volatilisa.
– Et plus aucun habitant du village ne revit jamais plus Margoton, dit l'institutrice qui referma son livre. Voilà les enfants, l'histoire de Margoton la vilaine est terminée. J'espère que vous n'oublierez pas la morale qui est : "Il ne faut pas faire de mal aux animaux".

Bientôt ce fut la fin de la classe et les enfants allèrent reprendre leurs manteaux accrochés dans le couloir. En passant à côté d'Emilie, Lina ne put s'empêcher de lui dire une méchanceté :
– J'ai fait exprès de te faire tomber et je te souhaite de passer un affreux Noël.
Emilie regarda la fillette qui s'en allait et elle songea que ce n'était pas la première fois que Lina la bousculait. Elle enfila son anorak et quitta l'école. Un peu plus loin, quand elle passa devant la maison de Lina, elle aperçut la fillette qui lui tira la langue avant d'entrer chez elle et de claquer la porte d'entrée.
Emilie traversa la rue et entra dans la petite maison où elle vivait avec ses parents. Emilie et sa maman décorèrent le sapin, sortirent les santons de leur boîte en carton pour préparer la crèche et allèrent ensuite enfiler leurs tabliers dans la cuisine. Elles prirent le sucre, la farine, le beurre, la cannelle et les œufs dans l'armoire et puis les petits moules qui serviraient à préparer des biscuits ayant la forme de sapins et de bonhommes de neige. Quand le père d'Emilie rentrerait le soir, après son travail, ils se régaleraient tous les trois en mangeant les savoureux biscuits.
Soudain, dans la salle à manger, apparurent deux lutins, l'un vêtu de rouge et prénommé Pillo, l'autre habillé de bleu et prénommé Yoyo. Celui-ci alla coller son oreille contre la porte de la cuisine et ses yeux brillèrent quand il entendit les petits bruits agréables qu'il reconnut aussitôt.
– La petite Emilie est en train de peser le sucre et sa maman bat les œufs. On peut aller les aider à préparer les biscuits de Noël ?
– Nous n'avons pas le temps, Yoyo, nous avons encore quantité d'enfants à contrôler, répondit Pillo qui examina le sapin. Oh, il est joliment paré... Oui, il est parfait. Va vite inspecter la crèche et donne-moi ton avis !
Yoyo fit trois petits pas rapides pour aller s'accroupir devant les santons.
– Ils sont tous là, aucun d'entre eux n'a été oublié. (Les yeux du lutin scintillèrent.) L'âne et le bœuf semblent si heureux d'être auprès de l'enfant Jésus.
– Emilie est très gentille, elle aide beaucoup sa maman, dit Pillo qui sortit son gros carnet à spirales et son stylo, puis il nota un 1 suivi d'un 0 à côté du prénom d'Emilie : Je lui mets la note de 10 sur 10 et le père Noël lui apportera un beau cadeau. Tu es d'accord ?
– Oh oui ! approuva Yoyo en secouant sa jolie tête, puis il appuya un doigt sur le bout de son nez. Tu sens cette bonne odeur qui se répand dans toute la maison, Pillo ? Miam-miam-miam ! On pourrait demander deux biscuits, un pour toi et un pour moi ?
– On n'a pas le temps, Yoyo, dit le lutin rouge qui jeta un coup d'oeil à sa longue liste. Allons rendre visite à une autre petite fille qui s'appelle Lina. Elle habite la maison située juste en face de celle d'Emilie. Et nous voilà partis !

Pillo claqua dans ses doigts et les deux lutins disparurent de la salle à manger d'Emilie pour se retrouver dans un vaste salon plongé dans la pénombre ; au centre, on distinguait les lumières clignotantes d'un sapin si grand que l'étoile dorée posée sur sa cime frôlait le plafond.
– Cet arbre est un géant, s'étonna Yoyo.
– Je dirais même qu'il est immense, s'exclama Pillo.
Yoyo s'empressa d'aller décrocher une grosse boule argentée et, ravi, admira son reflet.
– Comme je suis beau, et même je dirais : merveilleusement beau.
Pillo leva les yeux au ciel ; son ami lutin se montrait parfois un peu vaniteux.
Yoyo tendit le bras et mit la boule argentée devant la figure de Pillo.
– Regarde-toi ! Tu es presque aussi beau que moi.

Soudain, toutes les lumières du salon s'allumèrent. Les lutins sursautèrent et se tournèrent vers une porte qui venait de grincer. Une petite fille se tenait là et elle les regardait d'un air méchant.
– Qui est-ce ? demanda Yoyo un peu inquiet car les enfants ne devaient jamais voir les lutins du père Noël.
– C'est sans doute Lina, répondit Pillo. Et je suis prêt à parier qu'elle s'était cachée derrière la porte pour parvenir à nous surprendre.
– Oui, c'est vrai, je vous guettais, dit Lina. Alors vous existez vraiment ? Je croyais que ce n'était qu'un conte à dormir debout que l'on raconte aux enfants stupides. Et vous voilà devant moi : deux lutins ridicules avec des bonnets ridicules et des souliers ridicules.
Yoyo se tourna vers Pillo et regarda le bonnet du lutin, puis il baissa les yeux pour observer ses souliers.
– Lina dit que « tu » es ridicule, Pillo.
Pillo leva encore une fois les yeux au ciel.
– Non, Yoyo. Lina dit que « nous » sommes ridicules, ce qui n'est pas très gentil de sa part.
Pendant que les lutins parlaient, Lina s'était approchée d'eux. Quand elle fut très proche, elle sortit un filet qu'elle tenait caché derrière son dos et le jeta sur les lutins qui se retrouvèrent prisonniers.
– Oh, mais qu'est-ce qui nous arrive ? s'étonna Yoyo.
– Il me semble que Lina adore faire des bêtises, répondit Pillo. Et qu'elle vient d'en faire une de plus.
Lina éclata de rire.
– Je vais vous jeter parmi mes peluches, dans mon coffre à jouets, s'esclaffa la petite fille qui croisa les bras et réfléchit : Non, vous serez bien mieux dans le grenier sous une grosse couche de poussière et cernés par de grandes toiles d'araignées.
Pillo sortit son carnet à spirales, chercha le prénom de Lina et le trouva.
– Ton prénom est noté au stylo rouge sur mon carnet, dit le lutin.
Yoyo écarquilla les yeux et montra Lina du doigt : Oh, c'est pas beau ! dit-il.
– Ton prénom est également souligné cinq fois, toujours au stylo rouge, ajouta Pillo.
Yoyo se prit la tête entre les mains et s'écria : Mais c'est affreux !
– Et, à côté de ton prénom, le père Noël « en personne » a écrit un « 0 », gronda Pillo en prenant une grosse voix.
– Cette enfant est épouvantable, murmura Yoyo qui se fit tout petit derrière Pillo..
– Je m'en fiche complètement, s'écria Lina. Vous êtes à moi, vous m'appartenez. (Elle alla prendre deux jouets posés sur un fauteuil et vint les agiter devant les lutins.) Toi le lutin bleu je vais te mettre l'habit du clown et toi, le lutin rouge, tu porteras la robe de la sorcière..
– Ah non alors ! s'écrièrent en choeur les lutins et ensemble ils firent claquer leurs doigts et la petite fille se volatilisa. D'un autre claquement de doigts les lutins firent disparaître le filet et ils furent libres à nouveau.
– Où l'as-tu envoyée ? demanda Yoyo à son ami.
– Chez le père Noël, répondit Pillo. Elle devra travailler dans son usine de jouets jusqu'à ce qu'elle devienne sage et raisonnable.
– Ohoo, dit Yoyo qui se gratta la tête. Tu crois que cela pourra arriver un jour ?
Les deux lutins se regardèrent dans les yeux puis tous les deux firent « non » de la tête.
Pillo jeta un nouveau coup d'oeil sur sa liste et annonça le prénom de « Guillaume », un jeune garçon qui vivait de l'autre côté de la ville.
– Sur mon carnet, il est précisé qu'il est « facile à vivre et très souriant », expliqua Pillo. On va faire connaissance avec lui ?
– Oui, dit Yoyo. Je suis partant.
Les deux lutins firent claquer leurs doigts et disparurent aussitôt.

Il ne resta plus dans le salon que le grand sapin couvert de guirlandes clignotantes et de boules multicolores. Un lutin vêtu de bleu apparut soudain. Il récupéra une grosse boule argentée abandonnée sur la moquette et fit un large sourire à son reflet.
Une voix lui parvint dans le lointain :
– Yoyo ! Où es-tu ? Nous n'avons pas de temps à perdre !
Le lutin glissa la boule sous son habit bleu.
– Me voilà, Pillo.
Le lutin claqua dans ses doigts et, à la seconde même, il se volatilisa.

F I N


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