Quelque part en Provence, au milieu des vignes,
s'étendait un village avec une jolie mairie, une
église portant trois cloches sur son fronton et une
grand-place qui était minuscule. Il y avait aussi une
boulangerie où l'on faisait le meilleur pain de la
région, et un bar où Victor, le patron, laissait
ses tables et ses chaises dormir toute la nuit sur la terrasse sans
redouter les voleurs.
Les habitants de ce village
étaient des êtres singuliers, des gens comme on
aimerait en rencontrer tous les jours. Car ils aimaient les mots. Tous
les mots, des plus petits jusqu'aux plus gros.
Les miniatures comme "je
t'écris un petit mot…" ou bien les
mélodieux, "quelques mots d'amour…", les
anonymes, "on a eu des mots !", les hilares, "il a toujours LE mot pour
rire", les concis, "j'ai deux mots à vous dire…",
les rebelles, "il y a un mot qui m'échappe…", et
puis des gros mots, si volumineux qu'on ne pourrait pas les noter car
ils prendraient trop de place. D'ailleurs, ne dit-on pas : "ce gros mot
qu'il m'a dit, ne me demande pas de l'écrire, je ne le
pourrai jamais !"
Et pour les échanger,
les femmes, les hommes, les enfants, se réunissaient parfois
dans la salle des fêtes à
côté de la fontaine, près du parking,
face à l'unique cabine téléphonique du
village. Entre deux crêpes et un verre d'orangeade, ils
lisaient un conte, s'amusaient d'un jeu de mots ou
récitaient d'une voix claire une belle poésie.
Je vous le dis tout net : en deux
mots comme en trois, c'était un village où les
habitants se parlaient. Et ils se parlaient tellement bien que le Malin
en fut agacé et décida, sur l'heure, de venir
semer la zizanie parmi ces braves gens. Il prit alors l'apparence d'un
étranger "avé l'assent pointttuu
et apparut dans
une rue déserte quand l'automne a perdu ses rougeurs, et que
l'hiver dépose son voile de froidure.
L'oeil cruel, il se mit
à l'affût de sa première proie et jeta
bientôt son dévolu sur un homme seul au milieu
d'un vignoble.
Le béret noir vissé sur ses cheveux
poivre et sel, Georges regardait ses vignes
dénudées et les trouvait bien lugubres en cette
saison. On aurait cru voir de tristes mains noires percluses d'arthrose
se tendre, par centaines, vers un ciel gris et bas.
Les damnés
tentent de fuir, pensa le vigneron et un frisson secoua
soudain sa carcasse ratatinée par l'âge.
Il se pencha sur ses sarments afin de vérifier que cette
maudite gelée n'avait pas causé trop de
dégâts ; il possédait les plus vieilles
vignes du village et les plus réputées aussi.
Il leva la tête et huma
l'air : doux et humide. Aucun risque de neige pour les jours
à venir, du moins d'après Ceux de la
météo. Tant mieux.
- Une belle journée, n'est-ce pas ?
Surpris, Georges se retourna ; il
n'avait pas entendu s'approcher l'inconnu qui se tenait à
deux pas de lui. Un étranger, sûrement. Il
suffisait de voir l'élégant pardessus gris
anthracite qu'il portait et dont les manches tombaient
légèrement sur des mains fines et
manucurées. Georges jeta un regard à ses grosses
pattes calleuses abîmées par le travail,
gercées par le froid. Les laissant retomber de chaque
côté de son corps, il les cacha
derrière son pantalon en serge marron usé
jusqu'à la trame.
- Vous êtes originaire d'ici, je suppose ? demanda l'inconnu
puis, sans attendre de réponse : Quel paysage ! Cela
réchauffe le cœur.
Son regard se promena avec
ravissement sur le morne spectacle qu'offraient les vignes et les
hautes façades des vieilles maisons - maussade, tout
était maussade - puis revint s'appesantir sur le vigneron
qui sentit brusquement son corps s'engourdir, ses paupières
se fermer. Il tenta de résister mais en fut incapable.
Une voix lointaine lui parvint :
- Quel est votre nom ?
- Geo… Georges.
Et il se volatilisa.
A la seconde même, une
corneille survola le champ en craillant. Un rictus déforma
les lèvres de l'étranger ; il s'accroupit et
ramassa une figurine en argile tombée à ses
pieds. Il la glissa dans l'une de ses grandes poches avant de repartir
vers le village poursuivre sa cueillette. Onze heures sonnaient
déjà à l'horloge de
l'église, il fallait se hâter : le Malin avait peu
de temps devant lui et il le savait. Il se dirigea vers une boutique.
- Bonjour, monsieur ! dit la boulangère avec un grand
sourire. Il est timide notre soleil ce matin mais vous verrez,
ça s'arrangera cet après-midi.
L'étranger se frotta les
mains avec délice :
- Quelle agréable chaleur !
- Avancez-vous donc, lui dit aimablement la boulangère, puis
elle désigna, d'un geste large, ses pâtisseries :
Tous mes gâteaux sont frais du jour.
L'étranger se
détourna avec dégoût des religieuses,
pets-de-nonne et autres saint-Honoré pour contempler les
pains qui se bousculaient sur le comptoir.
- Comme leur croûte est dorée, susurra le Malin.
Brunie amoureusement par les flammes.
- Oh pauvre, faites attention ! Ils sortent du four, vous allez vous
brûler ! Pour les cuire, mon mari a fait un
véritable feu d'enfer.
La boulangère avait
à peine prononcé ces mots qu'elle disparut
à son tour. Le Malin s'accroupit pour
récupérer le santon sur le carrelage et
l'empocha. En sortant de la boutique, il croisa un client qui
s'étonna de ne pas apercevoir cette brave
commerçante derrière sa caisse.
- Dites, monsieur, vous n'avez pas vu Eliane ?
L'étranger ne prit pas
la peine de lui répondre et s'éloigna. Tandis
qu'il empruntait une ruelle du village, la voix d'un diablotin
invisible résonna à son oreille :
- Sa boulangère, il n'est pas près de la revoir,
grinçait-elle méchamment et une multitude de
rires diaboliques lui firent écho.
Jean-Paul s'ennuyait ferme dans son
carré de jardin ; il y a des jours comme ça.
Employé municipal, il était affecté
à l'entretien des "Espaces verts" de la commune. Cela ne
l'occupait guère que les matinées, pas davantage.
Bien sûr, de temps en temps, il creusait aussi une tombe
quand un habitant prenait le chemin du cimetière, juste
à côté de l'église, pour y
rejoindre sa dernière demeure. Le reste de ses heures, il
les passait au milieu de ses légumes
et de ses arbres fruitiers.
Jean-Paul enfonça sa
bêche une fois de plus et retourna une motte de terre, qu'il
cassa avec soin avant de renouveler son geste.
"Maudit jardin !" songea-t-il. Trop grand pour ses
deux mains et trop petit pour utiliser un tracteur.
Il interrompit son
effort, planta la bêche dans le sol et sortit un mouchoir
sale de sa poche dans lequel il éternua bruyamment.
- A vos souhaits !
Jean-Paul, le nez toujours
plongé dans le tissu couvert d'auréoles, leva les
yeux en direction de la voix.
- Je peux vous renseigner, monsieur, vous cherchez quelqu'un ?
L'ombre d'un sourire glissa sur le
visage de l'étranger.
- Non. C'est avec vous que je désirais parler.
Le jardinier replia son mouchoir et
le rangea dans sa poche.
- Parler avec moi ! Vous aimez les fleurs, les plantes
potagères et les fruits ?
L'étranger le fixa
étrangement.
- Disons que j'aime ratisser large.
Jean-Paul ne comprit pas la
réflexion. Et puis il y avait ce regard
pénétrant qui ne le lâchait pas, il se
sentit mal à l'aise.
- Je… Je m'occupe parfois du cimetière. Enfin,
quand c'est nécessaire, bien sûr !
- Bien sûr, répéta doucement
l'étranger. Je m'intéresse également
aux tombes.
- Ah bon ! fit Jean-Paul, surpris. Alors, on est collègues ?
- Disons qu'on se complète. Vous les mettez en terre et je
récupère ce qui m'intéresse.
- Ce qui vous… euh, je ne comprends pas de quoi vous voulez
parler ?
- De leur âme, cher ami. De leur âme.
Et Jean-Paul s'évapora.
Le Malin ne pouvait
réfréner un hideux sourire tandis qu'il vidait
ses poches et alignait, au-dessus d'un muret, le résultat de
ses malices. Il y avait là une douzaine de figurines avec de
jolies couleurs et il ne lui avait fallu que quelques heures pour
obtenir une
telle récolte ; désormais, il
ne lui restait plus qu'à les emporter avec lui dans les
chaudes entrailles de la terre.
Soudain, quelqu'un lui tapota
l'épaule. Le Malin se retourna et découvrit un
homme dont les yeux reflétaient une infinie
bonté. Plutôt malingre, il portait un habit noir
et une croix en argent brillait au revers de sa veste.
- Je suis certain de pouvoir vous être utile, dit aimablement
le curé.
- Je ne vois pas comment, répondit l'étranger en
le regardant avec méfiance.
- Moi si. Parce qu'il vous en manque un.
Le visage du Malin
refléta la perplexité.
- Lequel ?
- Réfléchissez bien !
L'étranger
fronça les sourcils. Il chercha, chercha…
- Ça vous revient ?
Mais comme l'étranger ne
trouvait pas, le prêtre lui mit sous le nez une petite
figurine en argile. Et le Malin se volatilisa.
Au coeur de
l'église, les enfants du village s'étaient
regroupés autour de la crèche faite de paille et
surmontée d'une étoile filante dorée.
Une bande sonore diffusait, en boucle,
des cantiques qui résonnaient dans la nef.
- Comme c'est beau ! s'exclamaient les enfants.
Et garçons et filles
cherchaient à reconnaître les santons l'un
après l'autre. Autour de la sainte famille, il y avait le
vigneron avec son pantalon marron et ses mains dans le dos, puis la
boulangère qui serrait dans ses bras un gros pain bien cuit,
le jardinier et sa bêche encore sale de terre, le vannier, le
vieux et sa vieille... A l'écart, il y en avait un dernier,
vêtu d'un grand manteau gris, le visage peu avenant avec son
regard si sombre.
- Qui est-ce ? demanda une fillette au curé de la paroisse.
Il n'a pas l'air gentil.
- On l'appelle le Ravi, expliqua le bon père, et avec un
sourire malicieux, il ajouta : Ca veut dire le fada, le
benêt. Il est celui qui se croyait être le Malin,
le plus malin de tous.
A cet instant, les premiers coups
de minuit se mirent à résonner dans la nuit et le
curé, sous les yeux émerveillés des
enfants, déposa l'enfant-Roi dans la crèche
provençale. Il le plaça entre Joseph et Marie,
sous le souffle chaud du boeuf et de l'âne,
protégé par des anges aux longues ailes blanches.
Les plus petits
poussèrent des "oh !" et des "ah !" de bonheur devant cette
belle scène de la Nativité, et le
prêtre leva les yeux au ciel avant de murmurer :
- Notre petit Jésus, personne ne lui résiste.
N'est-ce pas, Seigneur ?
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