Le mot dit

par Claude JEGO

Quelque part en Provence, au milieu des vignes, s'étendait un village avec une jolie mairie, une église portant trois cloches sur son fronton et une grand-place qui était minuscule. Il y avait aussi une boulangerie où l'on faisait le meilleur pain de la région, et un bar où Victor, le patron, laissait ses tables et ses chaises dormir toute la nuit sur la terrasse sans redouter les voleurs.
Les habitants de ce village étaient des êtres singuliers, des gens comme on aimerait en rencontrer tous les jours. Car ils aimaient les mots. Tous les mots, des plus petits jusqu'aux plus gros.
Les miniatures comme "je t'écris un petit mot…" ou bien les mélodieux, "quelques mots d'amour…", les anonymes, "on a eu des mots !", les hilares, "il a toujours LE mot pour rire", les concis, "j'ai deux mots à vous dire…", les rebelles, "il y a un mot qui m'échappe…", et puis des gros mots, si volumineux qu'on ne pourrait pas les noter car ils prendraient trop de place. D'ailleurs, ne dit-on pas : "ce gros mot qu'il m'a dit, ne me demande pas de l'écrire, je ne le pourrai jamais !"
Et pour les échanger, les femmes, les hommes, les enfants, se réunissaient parfois dans la salle des fêtes à côté de la fontaine, près du parking, face à l'unique cabine téléphonique du village. Entre deux crêpes et un verre d'orangeade, ils lisaient un conte, s'amusaient d'un jeu de mots ou récitaient d'une voix claire une belle poésie.
Je vous le dis tout net : en deux mots comme en trois, c'était un village où les habitants se parlaient. Et ils se parlaient tellement bien que le Malin en fut agacé et décida, sur l'heure, de venir semer la zizanie parmi ces braves gens. Il prit alors l'apparence d'un étranger "avé l'assent pointttuu et apparut dans une rue déserte quand l'automne a perdu ses rougeurs, et que l'hiver dépose son voile de froidure.
L'oeil cruel, il se mit à l'affût de sa première proie et jeta bientôt son dévolu sur un homme seul au milieu d'un vignoble.

Le béret noir vissé sur ses cheveux poivre et sel, Georges regardait ses vignes dénudées et les trouvait bien lugubres en cette saison. On aurait cru voir de tristes mains noires percluses d'arthrose se tendre, par centaines, vers un ciel gris et bas.
Les damnés tentent de fuir, pensa le vigneron et un frisson secoua soudain sa carcasse ratatinée par l'âge. Il se pencha sur ses sarments afin de vérifier que cette maudite gelée n'avait pas causé trop de dégâts ; il possédait les plus vieilles vignes du village et les plus réputées aussi.
Il leva la tête et huma l'air : doux et humide. Aucun risque de neige pour les jours à venir, du moins d'après Ceux de la météo. Tant mieux.
- Une belle journée, n'est-ce pas ?

Surpris, Georges se retourna ; il n'avait pas entendu s'approcher l'inconnu qui se tenait à deux pas de lui. Un étranger, sûrement. Il suffisait de voir l'élégant pardessus gris anthracite qu'il portait et dont les manches tombaient légèrement sur des mains fines et manucurées. Georges jeta un regard à ses grosses pattes calleuses abîmées par le travail, gercées par le froid. Les laissant retomber de chaque côté de son corps, il les cacha derrière son pantalon en serge marron usé jusqu'à la trame.
- Vous êtes originaire d'ici, je suppose ? demanda l'inconnu puis, sans attendre de réponse : Quel paysage ! Cela réchauffe le cœur.

Son regard se promena avec ravissement sur le morne spectacle qu'offraient les vignes et les hautes façades des vieilles maisons - maussade, tout était maussade - puis revint s'appesantir sur le vigneron qui sentit brusquement son corps s'engourdir, ses paupières se fermer. Il tenta de résister mais en fut incapable.
Une voix lointaine lui parvint :
- Quel est votre nom ?
- Geo… Georges.

Et il se volatilisa.
A la seconde même, une corneille survola le champ en craillant. Un rictus déforma les lèvres de l'étranger ; il s'accroupit et ramassa une figurine en argile tombée à ses pieds. Il la glissa dans l'une de ses grandes poches avant de repartir vers le village poursuivre sa cueillette. Onze heures sonnaient déjà à l'horloge de l'église, il fallait se hâter : le Malin avait peu de temps devant lui et il le savait. Il se dirigea vers une boutique.

- Bonjour, monsieur ! dit la boulangère avec un grand sourire. Il est timide notre soleil ce matin mais vous verrez, ça s'arrangera cet après-midi.
L'étranger se frotta les mains avec délice :
- Quelle agréable chaleur !
- Avancez-vous donc, lui dit aimablement la boulangère, puis elle désigna, d'un geste large, ses pâtisseries : Tous mes gâteaux sont frais du jour.

L'étranger se détourna avec dégoût des religieuses, pets-de-nonne et autres saint-Honoré pour contempler les pains qui se bousculaient sur le comptoir.
- Comme leur croûte est dorée, susurra le Malin. Brunie amoureusement par les flammes.
- Oh pauvre, faites attention ! Ils sortent du four, vous allez vous brûler ! Pour les cuire, mon mari a fait un véritable feu d'enfer.

La boulangère avait à peine prononcé ces mots qu'elle disparut à son tour. Le Malin s'accroupit pour récupérer le santon sur le carrelage et l'empocha. En sortant de la boutique, il croisa un client qui s'étonna de ne pas apercevoir cette brave commerçante derrière sa caisse.
- Dites, monsieur, vous n'avez pas vu Eliane ?

L'étranger ne prit pas la peine de lui répondre et s'éloigna. Tandis qu'il empruntait une ruelle du village, la voix d'un diablotin invisible résonna à son oreille :
- Sa boulangère, il n'est pas près de la revoir, grinçait-elle méchamment et une multitude de rires diaboliques lui firent écho.

Jean-Paul s'ennuyait ferme dans son carré de jardin ; il y a des jours comme ça. Employé municipal, il était affecté à l'entretien des "Espaces verts" de la commune. Cela ne l'occupait guère que les matinées, pas davantage. Bien sûr, de temps en temps, il creusait aussi une tombe quand un habitant prenait le chemin du cimetière, juste à côté de l'église, pour y rejoindre sa dernière demeure. Le reste de ses heures, il les passait au milieu de ses légumes et de ses arbres fruitiers.
Jean-Paul enfonça sa bêche une fois de plus et retourna une motte de terre, qu'il cassa avec soin avant de renouveler son geste.
"Maudit jardin !" songea-t-il. Trop grand pour ses deux mains et trop petit pour utiliser un tracteur.
Il interrompit son effort, planta la bêche dans le sol et sortit un mouchoir sale de sa poche dans lequel il éternua bruyamment.
- A vos souhaits !
Jean-Paul, le nez toujours plongé dans le tissu couvert d'auréoles, leva les yeux en direction de la voix.
- Je peux vous renseigner, monsieur, vous cherchez quelqu'un ?

L'ombre d'un sourire glissa sur le visage de l'étranger.
- Non. C'est avec vous que je désirais parler.

Le jardinier replia son mouchoir et le rangea dans sa poche.
- Parler avec moi ! Vous aimez les fleurs, les plantes potagères et les fruits ?

L'étranger le fixa étrangement.
- Disons que j'aime ratisser large.

Jean-Paul ne comprit pas la réflexion. Et puis il y avait ce regard pénétrant qui ne le lâchait pas, il se sentit mal à l'aise.
- Je… Je m'occupe parfois du cimetière. Enfin, quand c'est nécessaire, bien sûr !
- Bien sûr, répéta doucement l'étranger. Je m'intéresse également aux tombes.
- Ah bon ! fit Jean-Paul, surpris. Alors, on est collègues ?
- Disons qu'on se complète. Vous les mettez en terre et je récupère ce qui m'intéresse.
- Ce qui vous… euh, je ne comprends pas de quoi vous voulez parler ?
- De leur âme, cher ami. De leur âme.

Et Jean-Paul s'évapora.

* * *

Le Malin ne pouvait réfréner un hideux sourire tandis qu'il vidait ses poches et alignait, au-dessus d'un muret, le résultat de ses malices. Il y avait là une douzaine de figurines avec de jolies couleurs et il ne lui avait fallu que quelques heures pour obtenir une telle récolte ; désormais, il ne lui restait plus qu'à les emporter avec lui dans les chaudes entrailles de la terre.
Soudain, quelqu'un lui tapota l'épaule. Le Malin se retourna et découvrit un homme dont les yeux reflétaient une infinie bonté. Plutôt malingre, il portait un habit noir et une croix en argent brillait au revers de sa veste.
- Je suis certain de pouvoir vous être utile, dit aimablement le curé.
- Je ne vois pas comment, répondit l'étranger en le regardant avec méfiance.
- Moi si. Parce qu'il vous en manque un.

Le visage du Malin refléta la perplexité.
- Lequel ?
- Réfléchissez bien !

L'étranger fronça les sourcils. Il chercha, chercha…
- Ça vous revient ?

Mais comme l'étranger ne trouvait pas, le prêtre lui mit sous le nez une petite figurine en argile. Et le Malin se volatilisa.

* * *

Au coeur de l'église, les enfants du village s'étaient regroupés autour de la crèche faite de paille et surmontée d'une étoile filante dorée. Une bande sonore diffusait, en boucle, des cantiques qui résonnaient dans la nef.
- Comme c'est beau ! s'exclamaient les enfants.
Et garçons et filles cherchaient à reconnaître les santons l'un après l'autre. Autour de la sainte famille, il y avait le vigneron avec son pantalon marron et ses mains dans le dos, puis la boulangère qui serrait dans ses bras un gros pain bien cuit, le jardinier et sa bêche encore sale de terre, le vannier, le vieux et sa vieille... A l'écart, il y en avait un dernier, vêtu d'un grand manteau gris, le visage peu avenant avec son regard si sombre.
- Qui est-ce ? demanda une fillette au curé de la paroisse. Il n'a pas l'air gentil.
- On l'appelle le Ravi, expliqua le bon père, et avec un sourire malicieux, il ajouta : Ca veut dire le fada, le benêt. Il est celui qui se croyait être le Malin, le plus malin de tous.
A cet instant, les premiers coups de minuit se mirent à résonner dans la nuit et le curé, sous les yeux émerveillés des enfants, déposa l'enfant-Roi dans la crèche provençale. Il le plaça entre Joseph et Marie, sous le souffle chaud du boeuf et de l'âne, protégé par des anges aux longues ailes blanches.
Les plus petits poussèrent des "oh !" et des "ah !" de bonheur devant cette belle scène de la Nativité, et le prêtre leva les yeux au ciel avant de murmurer :
- Notre petit Jésus, personne ne lui résiste. N'est-ce pas, Seigneur ?

F I N

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