Auteur cherche Lecteur... Désespérément.

par Claude JEGO


Julien pénétra dans l'immeuble et gagna directement le secrétariat. Il trouva la secrétaire plongée dans une passionnante conversation téléphonique mais cela n'avait aucune importance ; il savait où trouver ce qu'il était venu chercher. Il s'arrêta devant une grande armoire métallique, l'ouvrit et fit la grimace en apercevant le tas d'enveloppes Kraft, grand format, qui l'attendait.
"A croire qu'ils écrivent jour et nuit", gronda-t-il, maussade.
Il les jeta sans précaution sur le bureau et, le coupe-papier à la main, commença à ouvrir les enveloppes ; elles portaient toutes l'adresse de la maison d'édition avec la mention "Service des manuscrits."
Julien jeta un vague coup d'oeil sur le premier texte. Quatre-vingts pages, cinq fautes dès la première : bateaus, banqual, reveunant, terible, pissine... Direct à la poubelle et, bon débarras !
Au suivant : "Ma vie en Alaska", une autobiographie rédigée par un scientifique. Les trente premières pages décrivaient le paysage : blanc ; les trente suivantes, une vie : très laborieuse ; les trente dernières, les projets de l'auteur : retourner en Alaska.
"Il a omis d'en ajouter trente de plus pour raconter son suicide, songea Julien. En tout cas, après une vie aussi ennuyeuse, c'est ce qu'il a de mieux à faire, et cela apportera un peu d'intérêt au texte."
Le second manuscrit rejoignit le premier dans la corbeille. Julien ouvrit le troisième et le feuilleta.
"Encore une vie extraordinaire !" soupira-t-il en lisant, en diagonale, quelques pages prises au hasard. Absence de style, phrases plates, récit trop fade ; l'auteur parviendrait peut-être à en vendre une dizaine à ses proches, une centaine s'il possédait une grande famille, aucun s'il était orphelin. Pas de chance.
Julien referma le manuscrit et bâilla sans la moindre retenue. Déjà trois d'éliminés en... (il regarda sa montre) huit minutes quinze secondes, et il en restait encore une quinzaine.
L'un après l'autre les manuscrits passèrent entre les mains de Julien qui les soumit à une lecture courte mais efficace. A onze heures, il n'en restait plus que trois sur le bureau ; son estomac se mit à protester bruyamment.
Julien se leva et enfourna les "rescapés" dans son attaché-case. La secrétaire était toujours au téléphone.
"Elle finira par se le faire greffer dans l'oreille", pensa-t-il, méchamment.
C'est une réflexion qu'il s'était déjà faite en observant, dans la rue, ces humanoïdes qui allaient et venaient, la main gauche plaquée sur l'oreille gauche, psalmodiant à voix haute des phrases rituelles comme : "Tu as arrosé les plantes ? N'oublie pas d'acheter le journal ! Tu rentres bien à dix heures ?"
- Mademoiselle Lucette ? (Elle interrompt sa communication, lève vers lui des yeux vides de toute intelligence) Je vous laisse les textes à renvoyer avec la mention habituelle : Nous vous remercions de nous avoir fait parvenir votre manuscrit mais il ne correspond pas à nos publications actuelles, et vous ajoutez la formule de politesse. Merci, mademoiselle Lucette.

Et il quitta le bureau en espérant que la phrase, glissée à l'oreille de la secrétaire, réussirait à atteindre le cerveau de la dite-personne. La route est longue.
Son attaché-case toujours à la main, il s'engouffra dans l'ascenseur. Le directeur de la collection "Vies et Mémoires" tenait absolument à le voir.
"Il a sans doute quelque chose d'intéressant à me dire ! pensa Julien avec un petit sourire intérieur. Dans ce cas, ce serait bien la première fois."
"Toc ! toc !"
- Ah, c'est vous Julien ! Entrez et asseyez-vous. Vous avez entendu parler de ce premier livre de Suzanne Basson que les éditions Pléonasme viennent de publier ?

Julien opine du chef. Zut ! Il n'avait pas reniflé le piège sinon il aurait trouvé une bonne excuse pour éviter l'affrontement. Il n'y a plus qu'à attendre la suite mais il sait déjà ce qu'elle va être...
Le directeur prend une profonde inspiration et lance sa tirade sans reprendre son souffle :
- Soixante-dix mille exemplaires vendus. Les librairies ont littéralement été prises d'assaut ces dernières semaines, les clients s'arrachaient les bouquins qu'ils trouvaient encore en rayon. Un nouveau tirage est en cours, et on murmure déjà qu'il ne sera pas suffisant.

Un silence. Julien attend que le couperet de la guillotine tombe.
- Je suppose que vous devinez pourquoi je vous ai demandé de venir ? poursuit le directeur.

"Oh ! Oui. Aucun doute sur la teneur de l'entretien. Elle concerne une engueulade en bonne et due forme."
- Notre comité de lecture a eu ce manuscrit entre les mains et il l'a refusé. Je peux savoir pourquoi ?

"Style débile, histoire à dormir debout, manuscrit sans aucun intérêt ; bonne orthographe, sans plus !"
C'est, du moins, ce qui était noté sur la fiche de lecture rédigée par le Lecteur prénommé Antoine afin d'expliquer le refus mais Julien sait qu'il vaut mieux ne pas aborder le problème de front ; le directeur de la collection " Vies et Mémoires " n'a pas l'air de très bonne humeur.
Aussi Julien décide-t-il de se montrer psychologue dans sa réponse :
- Le style paraissait hésitant, l'histoire peu crédible, le manuscrit a été refusé car il présentait globalement peu d'intérêt, en tout cas c'est ce qui est apparu à notre Lecteur.
- Un manuscrit sans intérêt qui se vend à soixante-dix mille exemplaires, j'aimerais en avoir tous les jours entre les mains, figurez-vous !

Ca y est ! C'est la grosse colère. Les joues du directeur se sont empourprées.
- Je ne paye pas nos lecteurs pour qu'ils aient des états d'âme mais pour qu'ils me dénichent des bouquins qui marchent ! En voici deux...

Le directeur prend deux livres sur son bureau et les agite sous le nez de Julien qui peut sentir l'odeur de l'encre fraîche.
- Vos fiches présentaient ces auteurs comme de futurs candidats pour le Fémina et le prix Interallié. Savez-vous à combien d'exemplaires ils se sont vendus ? Trois mille pour le premier et deux mille pour le second. Un flop lamentable et une perte sèche pour ma collection !

"On arrive au bout du parcours du combattant, se dit Julien, encore quelques minutes et je pourrai, enfin, aller manger."
- Je ne vous retiens pas, Julien, toutefois, je vous préviens : il vaudrait mieux, à l'avenir, éviter ce genre de bavure. Surtout si vous tenez à conserver votre place.

La sentence est prononcée. Julien se lève, salue respectueusement son supérieur avant de quitter son bureau.
- Au revoir, monsieur le directeur de la collection "Vies et Mémoires" !

"Et à plus tard. Le plus tard possible, bien entendu", pense Julien en s'éloignant.
Et maintenant, direction le restaurant. On lui a parlé d'un Chinois qui vient d'ouvrir pas très loin d'ici, il parait qu'il vaut le détour. Allons-y !

* * *

L'après-midi était bien avancé lorsque Julien regagna son appartement, toujours avec son attaché-case et les fameux manuscrits. D'abord les pantoufles, puis une bonne bière blonde, et fraîche juste ce qu'il faut, ensuite un fauteuil moelleux et puis, accessoirement... les manuscrits. Puisqu'il va bien falloir les lire un jour, autant se débarrasser de la corvée le plus tôt possible.
"L'aventurier des cinq continents". Le titre n'est pas très accrocheur ; de plus, quatre-vingts pages, c'est plutôt court pour une vie aventureuse, mais on ne sait jamais, le récit peut être passionnant.
- En tout cas je l'espère, murmura Julien qui pensait toujours à voix haute quand il se tenait compagnie.

Docker en Espagne, mercenaire au Congo, marchand de tapis en Tunisie, trafiquant d'armes en Libye, représentant en lingerie féminine en France. Et il a à peine vingt-huit ans !
Julien referma le manuscrit et partit se chercher une autre bière dans la cuisine. L'auteur était un peu jeune pour avoir vécu autant d'expériences ; on pouvait en conclure qu'il était très doué ou qu'il possédait une solide imagination. Le bouquin n'était pas mal écrit mais rien qui sorte de l'ordinaire.
La fiche de lecture fut vite expédiée.
Au suivant : "Ma vie jusqu'à ma mort". Un peu plus original pour le début. Mais la suite ?
Une femme d'une cinquantaine d'années se racontait, depuis sa naissance au fin fond de la France rurale jusqu'à sa mort la veille de Noël ; du moins, c'était son souhait le plus cher. Elle n'expliquait pas pourquoi la date du vingt-quatre décembre lui tenait particulièrement à coeur mais, en revanche, elle n'était pas avare de détails en ce qui concernait son enterrement.
Elle avait tout prévu, tout organisé, tout réglé jusqu'au dernier centime. Le choix du cimetière, la "déco" de son cercueil, le caveau en marbre noir portant - déjà ! - son nom et son année de naissance en lettres dorées. Elle avait poussé le mauvais goût jusqu'à faire ajouter deux grands vases sur la dalle funéraire pour recevoir les fleurs de ses "visiteurs".
- Plutôt morbide, cette histoire, soliloqua Julien. Un texte correctement écrit, un joli style sans grande originalité, et encore une folle qui serait plus à sa place dans un asile que dans une maison d'édition. Passons au dernier !

Julien entama sa troisième bière et son troisième manuscrit : "Récit de ma vie"
Il hésita.
- Je le lis ou je m'endors tout de suite ? Avec un titre aussi prometteur, je sens que je vais finir par me décrocher la mâchoire à force de bâiller. Du courage, Julien ! La fin du calvaire est proche.

L'histoire était celle d'un homme, devenu orphelin dès son plus jeune âge, et qui, ne pouvant compter que sur lui-même, se retrouvait obligé de travailler pour gagner sa vie. Plus tard, il s'engageait dans l'armée, traversait des pays minés par les guerres tribales et la famine puis, persuadé qu'il existait un autre monde plus humain celui-là, il quittait l'uniforme pour se transformer en globe-trotter.
- Drôle de type, murmura Julien. J'ai parfois l'impression qu'il faut lire entre les lignes pour découvrir ce qu'il ne dit pas. Il a sans doute vécu des choses pas très avouables. La face cachée du personnage.

Parfois, désireux de changer d'horizon et, faute d'argent pour payer sa traversée, l'homme se faisait embaucher comme matelot sur un navire de commerce ; la vie était rude à bord mais le fait d'être nourri et logé durant quelques jours était appréciable. C'est ainsi que le cours de sa vie allait être changé grâce à un coup de pouce du destin.
Au cours d'une violente tempête, le bateau, sur lequel il naviguait, était envoyé par le fond et l'homme se retrouvait seul survivant de ce naufrage. Refusant de se laisser aller au désespoir, la vie chevillée au corps, il s'accrochait des heures durant à une poutre et finissait par échouer sur un îlot perdu en plein milieu de l'océan pacifique.
A ce passage du manuscrit, l'histoire devenait passionnante. L'écriture était fluide, agréable, le style très inhabituel révélait une forte personnalité ; c'était un auteur de talent, à n'en pas douter.
Sans même s'en rendre compte, Julien s'était laissé prendre au récit du malheureux naufragé ; peut-être parce que tout les opposait ou que, d'une certaine façon, Julien admirait la volonté de cet homme. Lui ne connaissait que la vie facile, le confort, un boulot pas fatigant et plutôt bien payé ; en fait, une petite vie tranquille et rassurante. L'autre était une force de la nature ; habitué à affronter les coups durs, il ne baissait jamais les bras.
Convaincu qu'un jour ou l'autre, un navire croiserait aux abords de son île et le sortirait de ce mauvais pas, le naufragé organisait sa survie. En commençant par l'indispensable : la nourriture. Malgré son manque de diversité - noix de coco, fruits sauvages et algues comestibles - elle était disponible en grande quantité. Quant à l'eau douce, un petit torrent jaillissant de la seule montagne de l'île la lui fournissait à profusion.
Très débrouillard, il parvint à se construire un abri de fortune qui lui offrirait une protection contre les assauts de la pluie et du vent. Il restait l'ennui, la solitude, difficiles à affronter et contre lesquels il ne pouvait pas grand-chose.
Et les jours s'écoulaient, monotones. Pas de bateau à l'horizon. Pas de sauveteurs. La mer immense, inchangée, comme seul décor jusqu'à la fin ?
Julien réalisa qu'il n'avait pas terminé sa bière, elle était devenue tiède, imbuvable. Il partit s'en chercher une autre, bien fraîche celle-là.
Une fois assis, abreuvé, une question lui vint subitement à l'esprit :
"Comment s'en est-il sorti ? Il est bien revenu à la civilisation sinon je ne lirais pas ce récit. D'où est venue la solution ?"

Julien se replongea dans le manuscrit.
Grâce à la magie noire ! révélait, enfin, le livre au début du cinquième et dernier chapitre.
Au cours de ses pérégrinations, le naufragé avait côtoyé des sorciers africains qui lui avaient dispensé un bien étrange enseignement. Par exemple, marcher pieds nus sur des braises rougeoyantes sans subir de brûlures ou parler avec les morts et obtenir leur aide, à condition, toutefois, de prendre certaines précautions. Car ces forces obscures pouvaient se révéler redoutables.
- J'espère qu'il ne m'a pas envoyé son texte depuis un hôpital psychiatrique ? s'inquiéta Julien.

Bien décidé à quitter son île, l'homme prenait un jour la résolution de se livrer à une véritable cérémonie de magie noire et ce malgré les dangers qu'il allait encourir.
A la nuit tombée, il commença par allumer un énorme feu de bois puis il se dévêtit entièrement. Après avoir égorgé un oiseau qu'il avait attrapé la veille à l'aide d'un piège, il s'aspergea le corps de son sang avant de jeter les restes du malheureux volatile dans les flammes. Il entreprit alors de dessiner des signes cabalistiques dans le sable, se taillada plusieurs fois le torse à l'aide d'un couteau et implora, à voix haute, les forces obscures.
- Il se coupa une mèche de cheveux et la brûla... poursuivit Julien. Pauvre type ! Il n'est pas prêt de s'en sortir. C'est bizarre, son bouquin avait pourtant l'air sensé jusque là. Voyons la suite, il ne me reste qu'une trentaine de pages à lire.
"J'ai imploré les ténèbres et ils m'ont répondu, disait le naufragé. Les morts acceptent l'échange : ta vie contre la mienne."
- Il n'a vraiment pas l'air de tourner rond, répéta Julien. On dirait qu'il s'adresse à quelqu'un de précis, sans doute un dieu quelconque qu'il tutoie.

"Toi que j'invoque, acceptes-tu d'échanger ta vie contre la mienne ?" poursuivait le naufragé.
" Mais à qui est-ce qu'il s'adresse ? se demanda Julien. Ca devient incompréhensible."

Et continuant sa réflexion à haute voix, il gronda, énervé :
- Mais oui, IL t'entend et IL accepte ! Et c'est quoi la suite ?

A la seconde où il eut prononcé ses mots, Julien se volatilisa. Le manuscrit, soudain suspendu dans le vide, retomba brutalement sur le tapis, grand ouvert sur les dernières pages. Des pages blanches.
Un homme, entièrement nu, se pencha et, après avoir ramassé le livre, il le referma et le déposa sur une étagère ; son torse portait d'étranges scarifications. Il récupéra la bouteille vide qui traînait sur le sol et partit se chercher un soda dans le frigo ; il n'aimait pas la bière. Il dénicha également de la viande froide, un pot de mayonnaise, du fromage et des tomates.
Ras-le-bol des algues et des noix de coco ! Au bout de quelques mois, ça gave.
Le naufragé alluma le téléviseur puis s'installa confortablement dans le canapé, un gros coussin calé derrière son dos.
La télécommande à la main, il se mit à zapper.
Ah ! C'était bon le retour à la civilisation. Le confort, la télé, une boisson fraîche.
Pauvre Julien. Il ne savait pas ce qu'il perdait abandonné sur son îlot, seul au milieu de l'océan pacifique. Mais il en avait bien profité durant toutes ces années et puis, après tout, peut-être qu'un jour il s'en sortirait, lui aussi. S'il se rappelait la formule magique.




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