Huit heures du matin - Benoît Langlin quitta le Cube
qui
faisait office de lieu de vie pour se diriger, d’un pas
tranquille, vers le minuscule
bâtiment du Crespa (Centre des réseaux
d’écoute spatiale) perché sur un haut
plateau des Andes ; un peu plus loin, la vieille antenne
parabolique tendait
ses soixante-dix mètres de diamètre vers le ciel.
Elle demeurait l’une des dernières,
d’un tel gabarit, encore en activité dans le
monde et sa mise au rebut
n’était plus qu’une question de mois. Il
suffirait que l’un de ses énormes
roulements à bille rende l’âme et
Langlin et Chenon, les deux astronomes du
site, se retrouveraient au chômage.
Langlin poussa la porte et entra
dans la salle qui faisait office de lieu de travail et
pour certains, à n’en pas douter, de cour de
récréation. Il eut sous
les yeux le spectacle qui s’offrait à lui chaque
matin : les murs blancs croulants
sous les cartographies et les
éphémérides, les multiples ordinateurs
et leurs larges
écrans, la toile d’araignée de leur
câblage et au centre, les pieds posés sur
son bureau, Michaël Chenon, un jeu vidéo entre les
mains.
– Bonjour Michaël !
– Salut Ben. Bien dormi ?
Ignorant la question – et
ce stupide diminutif – Langlin suspendit sa veste
à la
patère et s’installa devant
l’ordinateur. Il se sentait frais et dispos après
avoir couru une dizaine de kilomètres en petites
foulées. Les distractions
étaient rares dans cette région
désertique et il était nécessaire de
décompresser ; surtout après avoir
passé une douzaine d’heures enfermé
entre les quatre murs du Centre. Le sport se
révélait idéal et Langlin adorait
sentir ses muscles se gonfler sous l’effort, la sueur tremper
son maillot et éprouver
cette sensation du dépassement de soi à chaque
nouvelle foulée.
Michaël Chenon
n’était pas sportif.
La poussière,
les ampoules plein les orteils, la langue gonflée par la
soif...Très
peu pour moi ! avait-il confié
à Langlin au cours d’un bref échange. Je
préfère contempler la nature. Surtout les
serpents ! Parce qu’ ils sont
capables de siffler sans mettre les doigts dans leur bouche.
Benoît Langlin
n’avait pas vraiment compris s’il
s’agissait d’humour.
– Rien à signaler, Michaël ?
– Notre planète n’a pas
changé d’orbite pendant votre
sommeil, Ben, répondit Michaël en posant son jeu
avant de se lever. Ah,
j’allais oublier... Notre copain Lulu a poussé un
cri de détresse vers trois
heures du matin.
Un tic nerveux agita la
paupière droite de Benoît Langlin qui essaya
d’interpréter
cette phrase plutôt obscure.
– Vous parlez sans doute de Ludovic Clairan de
l’Observatoire
du Canada ?
– Oui, Clairan. Il avait découvert une anomalie
avec Pioneer
15 ! Le malheureux avait sans doute besoin
d’entendre le son d’une voix
humaine à force de vivre dans le Grand Nord. J’ai
failli lui donner un cours
sur la dérive du temps des horloges atomiques et puis
j’ai pensé que vous
seriez ravi d’étudier ce problème avec
lui.
– Je le rappelle tout de suite.
– Bonne idée ! A quinze mètres
d’ici, il y a une bonne douche et un lit douillet qui
m’attendent. Tchao, Ben !
Michaël Chenon
n’était pas sportif mais la pointe de vitesse qui
lui permit de quitter
l’Observatoire aurait fait pâlir de jalousie plus
d’un athlète.
Dès qu’il se
retrouva seul, Benoît Langlin établit le contact
avec l’Observatoire du Canada. L’échange
fut extrêmement fructueux et Langlin
n’en fut pas surpris. Au fil des mois, Clairan
s’était révélé
être un astronome de
qualité : compétent, méticuleux,
doté d’une vraie capacité
d’analyse. Il était le
genre d’homme avec lequel Langlin aurait aimé
collaborer à la réalisation d’une
grande oeuvre. Mais hélas, il devait se contenter de Chenon.
Le fameux effet Pioneer, comme on l’appelait,
était connu de longue date par les scientifiques qui
s’étaient intéressés
à ce
retard récurrent de la sonde et désormais nul
n’en ignorait la raison. Mais Clairan
avait flairé un problème différent et
poussé la conscience professionnelle
jusqu’à rentrer toutes les données
recueillies dans un programme informatique. La
discussion, par ordinateurs interposés, se prolongea entre
les deux astronomes
jusque tard dans la journée et laissa Langlin
très préoccupé.
Après quelques heures d’un sommeil
peuplé de délicieuses, et peu farouches
créatures,
Michaël Chenon se réveilla d’excellente
humeur. Une fois douché, il avala un
copieux petit déjeuner : jus de fruit,
crêpes, brioches, saucisses, le tout
provenant d'un gros congélateur alimenté par un
groupe électrogène ; le Crespa
n'hésitait
pas quand il s'agissait de veiller au moral de son personnel. Puis il
s'efforça d’établir son programme pour
l’après-midi : il ne ferait rien, comme
d’habitude, et c’était une excellente
idée.
Il adorait se prélasser
sur une chaise longue, les écouteurs sur les oreilles, une
boisson
glacée à portée de main. Quand il
regagnerait la civilisation, son bronzage ferait
pâlir de jalousie ses vieux copains qui lui avaient
déjà promis la plus mémorable
des cuites pour fêter son retour.
« Pratiquer une activité sportive est
recommandé pour la santé »,
lui
avait, maintes fois, répété
Benoît Langlin sans jamais parvenir à le
convaincre.
« Vivre durant des mois, à quatre cents
kilomètres de la
première habitation – et du premier être
humain normal !
– ne peut avoir que des conséquences
néfastes sur ma santé, surtout
mentale, »
avait failli lui répondre Chenon qui n’avait pas
oublié la triste fin de son
prédécesseur. En pratiquant la varappe, ce pauvre
garçon avait lâché prise et
était allé s’écraser deux
cents mètres plus bas. Mourir le nez aplati dans la
poussière, quelle fin peu glorieuse pour un
scientifique !
Il est vrai que sur les hauteurs de
ce
vaste plateau, on pouvait admirer des levers de soleil absolument
magnifiques.
Les couchers de soleil aussi. Et ce silence... Ce silence seulement
entrecoupé
par les monologues de Benoît Langlin. Un type
passionné par son métier,
obsédé par
l’équation de Franck Drake qui avait
évalué que le nombre de civilisations dans
notre galaxie se montait à plusieurs millions !
« Un jour, des extraterrestres
découvriront notre existence et alors ils franchiront une
ou peut-être même plusieurs galaxies en voyageant
à la vitesse de la lumière
ou en utilisant un procédé que notre cerveau ne
peut encore concevoir, lui avait confié Langlin
avec emphase.
ILS nous ouvriront les portes de l'univers.»
On devrait l’interner, avait
aussitôt songé Chenon qui n’avait pu
empêcher son cerveau de lui expédier une
information angoissante : Si tu
restes un an de plus avec ce fêlé, c’est
à toi qu’on enfilera la camisole, mon
vieux.
Vers vingt heures, Michaël regagna son poste. Il fit
mine de consulter
les dernières données
récoltées par l’antenne, guettant avec
impatience le
départ de Langlin pour lire les mails (avec adresses de
sites hyper sexy) que
ses amis lui avaient envoyé, histoire de le distraire. Les
minutes
s’écoulèrent...
Les coudes sur son bureau, la
tête prise dans les mains, Langlin affichait une
immobilité
impressionnante. Et anormale.
Qu’est-ce qu’il fiche encore
là, Galilée ? Il a l’air
drôlement passionné et
pourtant je suis certain que ce n’est pas Play Boy
qu’il mate en ce
moment.
Chenon s’approcha, sans
bruit, du bureau de Langlin qui referma brutalement un dossier
en le découvrant à proximité.
– Vous n’allez pas prendre un peu de repos,
Ben ? C’est à
mon tour de garder la boutique.
– Si, bien sûr. Je n’avais pas fait
attention à l’heure, vous
savez ce que c’est ?
Oh non, pas du tout, songea Michaël Chenon
en posant un regard insistant sur son
collègue.
Ce qui parut mettre Langlin mal
à l’aise. Il se livra à une
manipulation sur son clavier pour effacer un programme, empoigna le
dossier
sous son bras, croisa à nouveau le regard de son
collègue...
– J’ai quelques notes à relire,
expliqua-t-il. Et s’il y avait une
urgence...
– Je sais où vous trouver, Ben. C’est
certain.
La porte se referma sur la
silhouette dégingandée. Perplexe, Chenon
hésita quelques
secondes mais l’écran de son collègue
était noir, son bureau vidé de tout papier. Il
eut un
haussement d’épaules et retrouva le sourire en
pensant aux mails distrayants
qui l’attendaient.
Deux heures s’étaient
écoulées. Michaël s’acharnait
sur des
mots croisés quand la porte s’ouvrit brusquement
sur Benoît Langlin.
– Déjà de retour ! Vous faites
une insomnie ?
– J’avoue que je n’arrive pas
à trouver le sommeil. Clairan a
jeté le trouble dans mon esprit.
Entre cinglés, c’est normal,
songea Michaël qui proposa gentiment : J’ai
une
bouteille de très vieux whisky dans ma chambre.
Après deux ou trois verres,
vous dormirez comme un bébé. Ca vous
tente ?
D’un geste ferme, Langlin
refusa. Son visage paraissait soucieux et une ride profonde
apparaissait
entre ses sourcils froncés.
– Clairan n’a rien transmis pendant mon
absence ?
– Il m’a rappelé mais j’ai (...coupé
la liaison vite fait...)
pensé que seriez plus compétent que moi pour lui
répondre et comme vous ne
m’aviez laissé aucune instruction à son
sujet. C’était d’une grande
importance ?
– Non, non, pas du tout. Merci beaucoup Michaël, je
m’en occupe.
Langlin s’installa devant
sa machine et commença à pianoter.
Michaël Chenon se remit à
chercher le mot correspondant à la définition :
« homme de lettres, il n’en est pas pour
autant un homme d’esprit » en sept
lettres. Il finit par aboutir à
« facteur » et noircit les cases
au stylo bille. Il s’interrompit et,
relevant à peine la tête pour ne pas attirer
l’attention, il se mit à observer
son collègue.
Langlin ne lâchait son
écran des yeux
que pour griffonner, avec des gestes nerveux, un certain nombre de
notes. Parfois
il chiffonnait une page et la jetait, à
côté de la poubelle.
Il est en train de faire n'importe quoi ! Et puis, je ne
rêve
pas, il parle tout seul.
Chenon perçut
même quelques sons tandis que les lèvres de son
collègue remuaient.
Je n’aime pas ça du tout, il ne semble
plus dans son état normal. C’est vrai
qu’il ne m’a
jamais paru tout à fait normal mais quand
même.Qu’est-ce qui lui arrive ?
Chenon se dirigea vers son
collègue et lui tapota gentiment
l’épaule.
– Si vous m’expliquiez ce qu’il se passe,
Benoît ?
Langlin parut pris de court.
Visiblement, il hésitait sur la réponse
à donner.
Il est en train de se demander s’il me raconte tout
ou s’il invente une histoire à dormir
debout pour que je lui fiche la paix.
– Je ne voulais pas vous tenir à
l’écart, Michaël, mais
j’avais besoin de certitudes. C’est au sujet de
Pioneer 15. Le dernier signal, lancé
en direction de la sonde huit heures plus tôt, est revenu
avec trente-quatre
minutes d’avance et c’est impossible !
Clairan a pourtant tout vérifié. Tenez !
Voyez par vous-même.
Et voilà. J’ai droit à
l’histoire à dormir debout et en plus je dois lui
dire qu'elle est
très jolie. Qu’est-ce que je fiche dans ce bled
pourri ?
A contrecoeur, Michaël
consulta les résultats que le Canada leur avait transmis
et que Benoît Langlin fit défiler sur
l’écran. Un
ramassis de chiffres incompréhensibles auquel il fit mine de
s’intéresser
durant une bonne minute.
– Vous avez compris ?
– Euh... Si vous me faisiez un
résumé ? On gagnerait du
temps.
Benoît Langlin se leva et
se rendit jusqu’au magnifique poster, collé sur un
mur, qui
représentait une image de la sonde Pioneer franchissant une
barrière symbolique
entre deux galaxies. Une vue d’artiste. Langlin
désigna la sonde du doigt.
– Clairan et moi sommes d’accord sur un
point : Pioneer
est en train de revenir vers la Terre, c’est
indéniable mais pourquoi cette brutale
inversion de trajectoire, là est tout le
problème. Clairan propose d’en
référer
à ses supérieurs et je m’y refuse
absolument. J’ai ma propre théorie mais il
faut qu’on me laisse y travailler.
Sa propre théorie ! Je crains le pire et
je sens que je vais avoir raison.
– Il faut quelque chose de crédible pour le
convaincre de ne
plus s’en mêler. Je ne sais pas moi, par
exemple : un scénario digne d’Isaac
Asimov. Mais lequel ?
Michaël eut un
gloussement. Les romans de science-fiction le distrayaient depuis tout
môme, il suffisait de piocher dans ce réservoir
d’histoires débiles pour trouver une
réponse quelconque.
– Dites-lui que la sonde a croisé la
comète de Halley et qu’elle l’a
« capturée » dans son
sillage.
Le visage que Langlin tourna vers
son collègue lui coupa net l’envie de rire. Il
était
lumineux, transfiguré.
– Mais oui ! Puisque nous sommes en l'an deux mille
soixante
et un, cela se tient ! Pioneer s’est fait accrocher
par la chevelure de la
comète et elle est incapable d’échapper
à son attraction. Vous êtes un génie,
Michaël.
Langlin se précipita
vers son ordinateur et se mit à pianoter sur son clavier, le
dos
courbé, les épaules enroulées vers la
machine, la tête à moins de vingt
centimètres de l’écran.
Je n'arrive pas à le croire. Il ne va quand
même pas lui envoyer
ça ? Je blague, Ben. C’est juste une
blague !
Michaël ouvrit la bouche
pour expliquer à son collègue qu’il se
moquait de lui mais son
cerveau lui décocha un message d’alerte.
Ce type débloque
complètement. Méfie-toi,mon vieux ou tu vas finir
comme ton prédécesseur : au
fond d’un ravin.
Michaël Chenon sentit une
bouffée d’angoisse l’envahir. Son
prédécesseur s’était
tué en faisant du sport ? Ou bien
était-ce seulement la version officielle ?
Un grincement le fit sursauter.
Langlin venait d’ouvrir
l’armoire métallique.
Michaël jeta un regard
inquiet à son collègue. Et décida de
tenter une diversion pour
reprendre la situation en main.
– Mon tour de garde a commencé, Ben et puisque
tout est réglé
avec Clairan, vous devriez en profiter pour prendre un peu de repos.
Pioneer a
encore pas mal de kilomètres à parcourir avant de
retrouver notre jolie planète
bleue.
– Oui, mais je ne veux pas qu’elle atterrisse
n’importe où !
Michaël eut
l’impression que son cerveau tournait dans le vide durant une
poignée de
secondes.
– Atterrir ? répéta-t-il sans
comprendre. Qui ça ?
Langlin le fixa durant deux
secondes avant de secouer doucement la tête.
– Vous avez beaucoup d’humour, Michaël, je
l’avais remarqué
dès notre première rencontre.
J’effectue les premiers calculs et ensuite je
vais dormir, c’est promis.
Michaël
apprécia le départ de son collègue. La
porte à peine refermée, il sentit la
pression se relâcher, ses muscles se dénouer, ses
trapèzes se détendre. Posant
les coudes sur son bureau, il se prit la tête à
deux mains et ferma les yeux.
C’est alors qu’une pensée bizarre lui
traversa l’esprit : « En cas de
problème grave, alertez la base et
l’hélicoptère viendra prendre le malade
pour
l'emmener jusqu’à l’hôpital de
la ville de Tomarrosa».
Cette recommandation
était en tête de la liste des urgences fournie par
les
responsables du Crespa.
J’espère ne pas avoir à en
arriver là !
s’inquiéta Michaël qui tenta de se
rassurer : J’ai sans doute mal
interprété la situation. Benoît
va revenir dans une dizaine d’heures, bien reposé,
et il me dira qu’on a perdu
une sonde, un point c’est tout. Bah, ça fera une
vieillerie spatiale en moins à
surveiller. Qu’est-ce que je peux être
pétochard parfois !
Chenon
récupéra un roman policier sous une pile de
dossiers et l’ouvrit à la page cent quatre.
Il avait besoin de se détendre, ce genre de lecture
s’y prêtait à merveille.
« La nuit tombait lentement sur la ville lugubre et
silencieuse, et la recouvrait d’une épaisse
noirceur qui réjouissait l’âme
mélancolique du détective privé. Il
avait suivi
la belle à travers toutes les rues de Paris pour
rien ; la grande rousse
pulpeuse avait fini par regagner son duplex au troisième
étage du vieil
immeuble de style Haussmannien avec vue sur la Seine et n’en
était plus
ressortie. Pas d’amant à photographier. Encore une
filature ratée ! Ce
boulot était parfois d’une monotonie
affligeante. »
Entre les pages cent huit et cent
neuf, ses paupières s’abaissèrent. Il
piqua du nez dans
son livre, qui atterrit sur son bureau, et s’endormit.
Le réveil fut brutal. Quelqu’un le
secouait par les épaules.
– Réveillez-vous, Michaël ! Le
signal est revenu !
Michaël entrouvrit les
yeux et distingua son collègue qui lui tendait un gobelet
rempli de café
chaud.
– Qui ça...quoi ? marmonna-t-il encore
embrumé
de sommeil.
– Pioneer a répondu avec une heure, quarante-sept
minutes et
vingt-huit secondes d’avance.
Mickey avala une gorgée
de café et grimaça. C’est
imbuvable ! Il se dirigea vers
la machine à café et glissa cinq sucres dans le
liquide brunâtre, avant de
jeter un coup d’oeil à la pendule murale.
– Cinq heures du matin ! Je croyais que vous deviez
vous reposer ?
– Je l’ai fait. Quand je suis revenu vous dormiez
mais il faut agir maintenant pour préparer sa
rentrée dans l’atmosphère.
Michaël but son
café et ne le trouva pas meilleur. Il grommela :
– On ne va pas passer toute la nuit sur cette
histoire ?
Pioneer se déplace à la vitesse de douze
kilomètres par seconde donc elle
mettra des années avant de revenir à son point de
départ. CQFD !
Benoît
s’approcha de lui
jusqu’à lui faire face. Michaël remarqua
qu’il semblait
surexcité – c’est fou ce
qu’il a l’air inquiétant avec cette
tête-là !
– et préféra prendre les
devants :
– Je n’ai pas donné la bonne
réponse, c’est ça ?
Langlin le poussa, d’une
bourrade, au fond d’un fauteuil.
– On voit que vous me connaissez bien, Michaël.
J’ai fait un
simple calcul... Si l’on fait une soustraction à
partir des deux derniers signaux
reçus et que l’on entre la différence
obtenue dans l’ordinateur en lui
demandant de traduire cela en propulsion, il en résulte...
Langlin tapota
l’écran pour indiquer un chiffre particulier au
milieu d’une dizaine
d’autres. Michaël lut... et demeura sans voix.
– Trois cent mille kilomètres par seconde. Oui,
vos yeux ne
vous trompent pas, Michaël.
– C’est impossible. Vous savez comme moi que les
réacteurs nucléaires de Pioneer ne lui permettent
pas d’atteindre la vitesse de la lumière.
– Pourtant c’est la réalité.
Ce qui m’oblige à développer une
thèse originale.
Reste assis, Michaël, et surtout respire à
fond
avant de lui demander laquelle.
– ...Laquelle ?
L’oeil brillant,
Benoît lui lança :
– ILS arrivent !
– Comment ça
« ILS » ?
– Mais EUX, voyons ! s’exclama
Benoît Langlin en tendant
l’index pour indiquer l’Espace. Des extraterrestres
ou une entité intelligente,
peu importe. ILS viennent du fin fond de notre galaxie ou
peut-être même d’une
autre pour établir le contact avec nous.
Michaël eut un bref rire
nerveux qui s’étrangla dans sa gorge.
– Vous n’êtes pas
sérieux ?
Mais Benoît Langlin
poursuivait le développement de sa théorie. Il
fit quelques pas vers le
poster de la sonde.
– ILS se sont emparés de Pioneer dans la banlieue
de
Aldébaran du Taureau et ILS ont décidé
de l’utiliser dans le seul but de nous
atteindre. Pour qu’ELLE les guide
jusqu’à notre Terre !
Cette fois, Michaël se dit
que son cerveau, surpris par la nouvelle, avait dû stopper
toute
activité. Il crut même entendre le bruit du vent
entre ses oreilles.
Et Langlin ne
s’arrêtait plus.
– On va faire pivoter l’antenne pour leur
transmettre un
message. Je veux qu’ILS se posent sur notre plateau !
– Bien sûr, parvint enfin à glisser
Chenon. Les petits hommes verts vont
poser leur énorme
engin spatial devant notre porte et ensuite nous sortirons leur offrir
des
fleurs pour leur souhaiter la bienvenue. Vous croyez qu’ILS
auront assez de
place entre le Centre et l’antenne ? Il ne faudrait
pas qu’ils abîment
leur vaisseau, ce serait dommage.
Ignorant le sarcasme de la
question, Langlin secoua la tête dans un signe
négatif.
– Non. C’est un véhicule de taille
réduite sinon il aurait
accroché tous les radars de la planète.
Vous vous rendez compte
qu’ILS ont même déjoué le
S.E.T.I. des américains ? Ce centre
d’études absorbent des milliards
chaque année pour tenter de capter des signaux radios qui
proviendraient de
galaxies lointaines et c’est nous, rien que nous deux, qui
allons réduire à
néant le paradoxe de Fermi.
Au prix d’un violent
effort, Michaël parvint à se ressaisir :
– Oh oui, ils vont être sacrément
époustouflés quand ils
apprendront que nous avons fait tout le boulot à leur place
avec quelques ordinateurs
à bout de souffle et une antenne
délabrée.
– Comment ça ?
– Vous êtes bien en train de prétendre
que deux paumés, oubliés
en plein milieu des Andes, ont rendez-vous avec des petits hommes
verts ?
– Voyons, Michaël, je vous assure que...
– Ça suffit ! J’en ai assez
entendu ! Je vais me
coucher et c’est ce que j’aurais dû faire
depuis longtemps au lieu d’écouter
vos élucubrations. Espèce de malade !
Avant que Benoît Langlin
n’ait retrouvé ses esprits, Michaël avait
quitté la pièce. D’abord
médusé par la réaction de son
collègue, Benoît prit le temps de la
réflexion et
décida de ne pas quitter son poste ; chaque minute
était d’une importance
cruciale. D’abord les calculs à effectuer et puis
faire pivoter l’antenne afin
d’envoyer un signal précis aux
« nouveaux arrivants » pour leur
permettre de s’orienter avec précision. Il ne
fallait surtout pas qu’ILS se
dirigent vers Cap Canaveral, point de départ des sondes
Pioneer dans les années
soixante-dix. Le premier être humain qu’ILS
devaient rencontrer s’appelait
Benoît Langlin, astronome de renommée
mondiale !
Les premières lueurs de l’aube
éclairaient les Andes mais cela laissait Chenon
indifférent. Très irrité, il ne
cessait de arpenter le haut-plateau en maudissant
le jour où il avait sollicité ce poste. Tout cela
à cause d’une brune tout en
rondeurs, comme il les aimait. Ou plutôt, à cause
du petit ami de cette
dernière. Très costaud, agressif, et qui
n’avait pas du tout apprécié de
retrouver
« sa » brune dans les bras
d’un autre. Il avait menacé Michaël de
lui
faire subir les pires représailles et il valait
mieux le prendre au
sérieux !
Chenon contempla la plaine en
contrebas, silencieuse comme un vaste cimetière, et ne
put s’empêcher de frissonner. Entre deux semaines
sur un lit d’hopital et
l’exil aux côtés d’un fou
furieux, avait-il fait le bon choix ?
Après un long moment
passé à recouvrer son calme, Chenon regagna
l’habitation et
s’écroula, tout habillé, sur son lit
où il s’endormit aussitôt.
La pendule affichait treize heures dix et Benoît Langlin
sentait la fatigue s’accumuler, sans oublier son manque de
sommeil de la nuit
précédente. Pourtant rien ne l’aurait
fait lâcher si près du but.
Tout à coup, il crut
sentir une présence et se
retourna : Michaël était là. Il
était entré sans faire de bruit et, durant une
poignée
de secondes, il observa Benoît Langlin, ses yeux
cernés, sa barbe de vingt-quatre heures.
– Salut, Ben ! Je suis désolé
de vous avoir faussé compagnie, je crois que la tension
nerveuse était trop forte. Je ne l’ai pas
supportée.
– Ne vous excusez pas, Michaël, lui
répondit Langlin en allant
jusqu’à lui et en lui passant un bras autour des
épaules. Je comprends parfaitement que vous puissiez
avoir un instant de faiblesse, c’est tellement ENORME ce qui
nous arrive.
– Exactement, Ben.
« ILS » arrivent quand ?
– Dix-sept heures et douze secondes. Je
m’apprête à leur envoyer un nouveau
signal, vous m’assistez ?
Langlin accompagna son
collègue jusqu’à son bureau et lui
indiqua la marche à suivre, n’hésitant
pas à lui répéter deux fois les
mêmes consignes.
– Vous avez compris, Michaël ? Oh et puis
on pourrait se
tutoyer, depuis le temps qu’on collabore.
Michaël esquissa
un vague sourire. Langlin prenait soin
de lui ; il inversait les
rôles. Sauf que les choses allaient rentrer dans
l’ordre dès le prochain
lever du soleil. Michaël n’avait eu aucune
difficulté à contacter le pilote de
l’hélicoptère qui lui avait promis de
décoller au petit matin. Un médecin
l’accompagnerait au cas où Langlin aurait besoin
d’une piqûre. Si son état
s’aggravait subitement.
La nuit revint et
l’attente avec elle. Les tasses de café et les
sandwiches faits
à la hâte se succédèrent. Il
fallut, à plusieurs reprises, se livrer à des
ajustements de trajectoire.
– ILS doivent se poser à cet endroit
précis,
déclara Langlin en dessinant une croix entre un rectangle
(leur bâtiment), un
carré (leur cuisine et dortoir) et un rond (l'antenne),
vague esquisse du
haut plateau sur lequel ils se trouvaient. Nous ignorons quel sera leur
nombre
à bord du vaisseau, sans doute pas plus de trois ou quatre
car il ne s’agit que
d’une première reconnaissance.
Langlin leva vers Chenon un regard
interrogateur :
– Si tu as une objection, Michaël, je
t’écoute ?
Chenon eut un geste rassurant.
– Aucune, Ben. C’est du bon boulot.
Langlin faillit en rougir.
– Merci, Ben. ILS arrivent dans... deux heures et douze
minutes. Elles vont être les plus longues de toute notre vie.
Michaël Chenon
acquiesça en silence. Sur ce point, il s'accordait
pleinement avec son collègue.
Les minutes
s’écoulèrent, interminables, mettant
les nerfs de Michaël à rude épreuve. Il
éprouva même une furieuse envie
d’éclater sa montre, la pendule murale et tout
ce qui donnait l’heure à coups de talon. Mais la
situation ne se prêtait pas à
ce genre de fantaisie !
Enfin, le teint pâle et
la gorge nouée par l’émotion,
Benoît Langlin annonça :
– Ça y est, Michaël. On y va.
– D’accord, Ben. A défaut de
personnalités officielles et de fanfare,
ils devront se contenter de nous deux.
Les deux hommes
poussèrent la porte du centre. Le soleil
émergeait à peine, balayant
l’horizon de traînées jaunes et
orangées ; du haut de ce large plateau des
Andes, la vue était imprenable.
– Le ciel est dégagé, on peut voir
à des kilomètres à la
ronde ! s’extasia Langlin.
– Tant mieux, répondit Michaël. On les
verra venir de loin.
– Encore vingt-deux minutes. Je crois que je vais craquer.
– Ah non, c’est trop tôt ! Euh,
enfin je veux dire : Tenez bon, Ben !
– Oui, je vais essayer, Michaël.
Langlin se mit à
piétiner le sol tout en scrutant l’horizon. Il
murmurait des mots, secouait la tête de gauche à
droite, puis murmurait à
nouveau.
Il prépare un
message pour accueillir nos
« visiteurs ». Et s’il
devenait agressif
sous le coup de la contrariété ?Quand
je pense que j’ai mis trois ans
avant de réaliser que ce type était un fou
dangereux ? J’ai de la chance
de ne jamais lui avoir fait de l’ombre. Sinon, il aurait
peut-être songé à se
débarrasser de moi ?
Décontenancé
par cette inquiétante pensée, Michaël
s’aperçut tout à coup qu’il
se tenait à
quelques mètres à peine du bord du
plateau ; une simple poussée de la part
de B... et ce serait la chute, vertigineuse, mortelle à
n’en pas douter. Son
corps se disloquerait en rebondissant sur les parois pour finir dans la
poussière et les serpents. Un banal et regrettable accident.
En s’essayant à la
varappe ?
– Le point là-bas ! s’écria
soudain Benoît Langlin en indiquant
l’ouest. Les voilà !
Michaël ne put retenir une
exclamation d’enthousiasme qui ravit Langlin. Il se trompait
sur son interprétation
Déjà !
Je féliciterai le pilote de l’hélico,
songeait Michaël Chenon. Au moins, il
réagit vite quand on lui parle d’urgence.
J’espère que Ben se laissera emmener
sans opposer de résistance.
Surexcité,
Benoît Langlin s’était mis à
piétiner.
– Je n’arrive pas à y croire,
déclarait-il entre rires et larmes.
Nous allons devenir des héros, le monde entier scandera nos
noms : Langlin !
Chenon ! Tu peux imaginer ça ?
– J’ai du mal, Ben.
Ne pas le contrarier.Le plus dur reste à venir.
Il y eut un long silence, les deux
hommes guettaient le point qui grossissait rapidement.
Il leur fut bientôt
possible d’identifier cette forme lenticulaire, cette masse
qui se
déplaçait sans émettre le moindre
bruit. Cet objet volant non identifié qui
avait peuplé tant et tant de romans et de films de
science-fiction.
Livide, la bouche ouverte, les yeux
exorbités, Michaël était
pétrifié.
J’ai mangé quelque chose que je
n’ai pas digéré !
La soucoupe volante aborda le
plateau avec une infinie lenteur, obscurcissant
leur horizon. Elle tournoyait dans un léger vibrato et,
tandis qu’elle se
posait l’étrange matériau dont elle
était faite reflétait une infinie
variété
de couleurs scintillantes.
Langlin esquissa un pas de danse en
poussant un hurlement de victoire.
– ILS sont là ! ILS sont venus pour nous,
c’est merveilleux !
– Non, c’est un cauchemar. Nous sommes fous tous
les deux et ILS n’existent pas !
Benoît le
dévisagea d’un air amusé.
– Mais si, Michaël. Toi aussi tu les attendais.
– Les attendre, répéta Mickey
d’une voix sans timbre.
– C’est la première rencontre de
l’humanité avec une
intelligence provenant d’un autre monde. Approche-toi,
Michaël.
Michaël fit deux pas et
prit plusieurs inspirations pour tenter de surmonter le vertige qui
l’envahissait.
Une ouverture apparut dans la paroi
lisse, une rampe s’étira jusqu’au sol...
Un extraterrestre
émergea de la soucoupe. Masse informe, verdâtre et
caoutchouteuse,
il ondulait avec lourdeur sur plusieurs membres atrophiés
pour se mouvoir.
Loin de paraître
rebuté par son aspect, Benoît Langlin
s’avança et lui tendit
la main.
– Je vous souhaite la Bienvenue sur la Terre !
Comme l’autre ne
réagissait pas, Matt ajouta en montrant sa paume
grande ouverte
:
– C’est un signe d’amitié.
A la grande surprise des deux
hommes, l’extraterrestre répondit dans leur
langue :
– Je ne serre pas la main à des gens
sales !
Il y eut un moment de flottement.
Benoît baissa les yeux
sur ses vêtements chiffonnés, malodorants. Il
tâta son menton
hérissé de poils poivre et sel. Michaël
eut un bref coup d’oeil pour son propre
pantalon marbré de taches de café.
– Nous sommes désolés,
s’excusa Benoît. Nous guettons votre
arrivée depuis hier matin. Michaël et moi sommes
des scientifiques et nous
sommes très honorés de...
Mais l’extraterrestre ne
le laissa pas finir.
– Je suis venu vous rapporter les détritus dont
vous vous
débarrassez en les expédiant dans
l’espace. C’est répugnant !
– C’est quoi cette histoire ?
s’énerva soudain Michaël.
Ca fait deux jours qu’on ne dort pas, qu’on mange
à peine pour être là à votre
arrivée. Et d’abord, on peut savoir de quelle
planète vous venez ?
– Pour quoi faire ? rétorqua
l’extraterrestre. Puisque vous ignorez
jusqu’à son existence.
Michaël rouvrit la bouche
mais le temps lui manqua, l’extraterrestre remontait
déjà
dans son vaisseau. La porte se referma, le vaisseau
s’éleva à six mètres
au-dessus
du sol et se stabilisa. Il y eu un léger grondement puis
deux volets
s’écartèrent sous son
ventre et quantité d’objets se
déversèrent en cascade,
s’écrasant sur le sol
dans un affreux tintamarre. Les volets à peine clos, la
soucoupe reprit de
l’altitude et, après une brusque
accélération, elle
s’éloigna. Quelques
secondes plus tard, elle avait disparu.
Benoît et
Michaël restèrent d’abord
médusés.
– Ce n’était pas la
réalité ! gémit Ben. Je ne
viens pas
de voir un extraterrestre me traiter de crasseux et répandre
un tas de saletés
sous mon nez ?
Michaël ne
répondit pas. Au milieu de la ferraille –
mélange de satellites et de déchets
orbitaux en tous genres – quelque chose attirait son
attention. Il se déplaça
en prenant quelques précautions et
s’arrêta devant un tas de tôles en piteux
état.
– Venez par ici, Ben.
– Pourquoi donc ?
– Approchez !
Benoît slaloma entre un
débris de panneau solaire, un morceau de bras
articulé et deux rétrofusées pour le
rejoindre.
– Là, Ben, vous lisez quoi ?
Langlin se pencha vers
l’objet difforme et cligna plusieurs fois des
paupières.
– Non. Oh non, ce n’est pas possible !
Cabossée de toutes parts
et ses mâts repliés en accordéon, la
sonde était pourtant identifiable
grâce à son nom inscrit en lettres noires sur son
flanc : Pioneer 15.
C’en fut trop pour
Benoît Langlin. Il tomba à genoux et, plongeant
son visage entre ses
mains, il éclata en sanglots.
Après avoir
contemplé, une dernière fois, ce ciel si limpide
et si vide, Michaël s’accroupit
à côté de son collègue et,
posant la main sur son épaule, il murmura :
– Désolé, Ben, mais je crois
qu’on ne le reverra pas avant longtemps. Et même,
très, très longtemps.
Découvrir toute la science-fiction sur Bopy.net