La start-up

par Claude JEGO



– Malheureusement, malgré tous ses efforts votre avocat n’a rien pu faire, votre pourvoi a été rejeté, annonça une voix impersonnelle.
« Ca y est, encore ce cauchemar, toujours le même, pensa Ben. Cela ne finira donc jamais ? Garde les yeux fermés, mon vieux, attends que ça passe.»
– … Votre exécution va avoir lieu, poursuivit la voix. Voulez-vous voir un prêtre avant… 
«  Avant quoi ?... Non ! Pas la chaise électrique. Par pitié, pas ça ! »
Ben tenta de se débattre mais les sangles le maintenaient fermement sur le siège. Il sentit qu’on lui couvrait les yeux avec une visière, puis qu’on plaçait les électrodes de part et d’autre de sa tête.
Quelqu’un se mit à réciter un texte – peut-être un psaume de la Bible – d’une voix chevrotante, chargée d’émotion.
« Ce n’est pourtant pas lui qu’on supplicie, » songea Ben qui aurait aimé pouvoir protester mais sa situation, très inconfortable, ne le lui permettait pas, hélas. 
– Ayez du courage ! proféra la voix impersonnelle. Et que Dieu vous pardonne. S’il le peut !
Puis il y eut le silence. L’attente qui se prolonge…
«  C’est un cauchemar, un affreux cauchemar. Je dois me réveiller… »
Ben se força à ouvrir les paupières mais il ne distingua pas grand-chose. Il bougea les mains sans effort – il n’était donc plus entravé – et, du bout des doigts, effleura une paroi métallique.
« Ce n’est pas ma cellule. Tout est si sombre et, brrrr, on se gèle, c’est mortel. Où suis-je donc? »
– A la morgue, Ben, lui répondit une voix enjouée, chaleureuse, très différente des deux précédentes. Ils t’ont mis au frais dans un de leurs tiroirs. Si ça te dit, on peut se rendre dans un lieu plus agréable. Je suis prêt, je n’attends que toi. 
Ben entendit le bruit du tiroir qui glissait sur ses rails. Il se leva avec difficulté, les muscles endoloris par l’immobilité prolongée. Il s’étira avec lenteur, contempla sa tenue grise de détenu. La pièce, carrelée du sol au plafond, puait le désinfectant. Sous l’unique lumière glauque, il distingua une vague silhouette.
– Qui êtes-vous ? demanda-t-il.
– Peu importe mon nom, disons que je suis un ami. Tu sais pourquoi tu es mort ? Tu n’as pas oublié, j’espère ?
– Non, bien sûr, dit Ben dans un haussement d’épaules. Seulement j’ai les idées un peu embrouillées. Voyons, je mijotais en prison depuis huit ans, après avoir été jugé et condamné à la peine capitale pour le meurtre de ma femme.
– C’est tout à fait cela, confirma l’autre. Tu avais découvert qu’elle avait un amant. Tu les as surpris en rentrant chez toi, un soir, plus tôt que prévu.
– Oui, je sais tout cela. Je vois que vous connaissez bien mon dossier, autant que mon très cher avocat. Hmm, il fait chaud par ici, c’est agréable. Où est-ce que vous m’emmenez ?
Les murs de la morgue s’étaient brusquement effacés pour laisser apparaître un long couloir obscur dans lequel les deux hommes s’engouffrèrent. Au loin – peut-être l’autre bout du tunnel ? – flamboyaient d’étranges lueurs rouges orangées.
Ben dévisagea l’homme qui marchait à ses côtés d’un pas régulier. Il avait des traits anodins, le visage de monsieur tout le monde dans la rue. Seulement, on ne se trouvait pas dans la rue mais dans un souterrain taillé dans la roche et la température ne cessait d’augmenter. Ben retroussa ses manches jusqu’aux coudes.
–  Pourquoi, Ben ?
– Pourquoi quoi ?
– L’avoir tuée ? Votre femme. Je sais que votre ménage battait de l’aile…
– C’était pourtant dans le dossier : parce qu’on n’avait jamais pu avoir d’enfants. Elle a prétendu que c’était de ma faute, moi bien sûr, j’ai dit que c’était de la sienne. Jour après jour, ça s’est envenimé.
– Et elle a pris un amant.
– Oui, le premier imbécile qui passait. Mon meilleur ami.
– Vous vous êtes mis à boire, vous avez battu votre femme.
– Oh, pour l’alcool, ça remontait déjà à quelque temps. Vous savez ce que c’est, les dîners d’affaires, les cocktails organisés par l’entreprise. Les médecins appellent ça « l’alcoolisme mondain ». Le soir où elle est morte, j’avais huit ou neuf verres dans le nez. Pas plus que d’habitude.
– Vous faites allusion au soir où vous les avez surpris : votre femme et votre ami…
– Oui, pas besoin d’être détective privé pour ça. Ils se disaient au revoir en s’embrassant à pleine bouche sur le pas de la porte. Et moi comme un imbécile, pendant ce temps-là, je faisais des heures supplémentaires pour lui payer ses robes.
– Vous avez perdu tout contrôle de vous-même. Vous avez agrippé son cou avec vos mains et vous l’avez étranglée. Sans éprouver la moindre pitié.
Ben ne répondit pas, il commençait à en avoir assez de ce rêve débile. De plus, il avait mal aux pieds, et il se demandait s’il verrait jamais le bout de ce tunnel lorsque, soudain, deux énormes vantaux s’entrouvrirent devant les deux hommes. Une vague brûlante vint leur fouetter le visage, et au travers d’une brume rougeâtre, Ben découvrit un lieu bizarre, une grotte – ou quelque chose d’approchant – où s’étaient réunis une multitude de gens.
Enfin, pas tout à fait. Il s’agissait de centaines de diables cornus aux pieds fourchus occupés à discuter, entre eux, de leurs soucis quotidiens. Au centre – de la pièce ? – s’élevait un trône monumental gardé par un monstrueux chien à trois têtes, et sur ce trône avait pris place le redoutable Prince des ténèbres en personne.
Comme son compagnon poursuivait son avancée, Ben s’attacha à ses pas tout en surveillant, du coin de l’œil, cette terrifiante assemblée.
« C’est la première fois que mon cauchemar se prolonge ainsi, songea-t-il. »
– Vous vous trompez, Ben, lui rétorqua son compagnon qui semblait ainsi répondre à sa pensée. C’est bien la réalité et je vous souhaite la bienvenue en enfer.
Il s’immobilisa devant le trône et tout en saluant très bas il annonca : Voici notre grand maître à tous : Belzébuth. Et je suis Asmodée, l’un de ses modestes recruteurs. 
Le Prince lui fit signe de se relever d’un geste agacé :
– Trêve de mondanités. Quel est ce nouveau venu ?
– Grand Maître, je vous présente, le dénommé Ben. Emporté par l’ivresse et la rage, il a tué sa femme, et il vient, à l’instant, de trépasser sur la chaise électrique.
– Fort bien, Asmodée, complimenta le Grand Maître. Nous avons besoin de recrues de qualité, et un condamné à la peine capitale représente le meilleur exemple qui soit pour tous nos jeunes désoeuvrés et malintentionnés.
– Non, c’est une erreur ! protesta Ben. Je n’ai pas tué ma femme. Ce n’était pas moi. 
Les yeux du Prince des ténèbres s’allumèrent méchamment, ce qui parut mettre Asmodée mal à l’aise.
– Ils disent tous la même chose, Grand Maître, assura-t-il avec un haussement d’épaules désabusé.
Les diables présents eurent une grimace de mépris, et un murmure réprobateur parcourut leur assemblée. Pourquoi ne pas tout avouer et se réjouir d’avoir commis une très mauvaise action ?
– Parce que ce n’est pas moi ! insista Ben avec beaucoup de conviction dans la voix. Je sais tout de même de quoi je parle puisque j’ai été condamné à mort pour cela. Et j’étais innocent. 
Les regards débordants d’inquiétude se tournèrent avec un bel ensemble vers le maître qui s’était brutalement redressé sur son trône.
– Il ment, essaya Asmodée mais sa voix manquait d’assurance.
– Qu’on vérifie sur le champ !  ordonna le Prince des ténèbres et il se fit soudain un grand silence autour de lui.
La « vérification » lui laissant un peu de temps libre, Ben en profita pour approcher, de façon fort mal élevée, les diables qui lui faisaient face ; il n’en avait jamais vu de si près.
« Je n’en ai même jamais vu du tout, pensa-t-il. Et je ne le regrette pas. »
De grande taille et d’une laideur repoussante, ils gardaient leurs ailes repliées sur leur dos à la manière d’affreux vieillards et dégageaient une forte odeur de souffre.
« Leurs grands pieds fourchus non plus ne sont pas beaux, constata Ben. Vivement que ce rêve se termine, ça devient totalement ridicule. »
– Il dit la vérité, cria un démon qui accourait d’on ne sait où. J’ai passé un coup de fil et j’ai reçu la confirmation : il n’a pas tué sa femme. C’est l’amant de celle-ci qui est l’assassin.
Il y eut un grand brouhaha et Ben vit pâlir Asmodée malgré la forte chaleur ambiante.
– Il s’agit d’une légère erreur, bredouilla ce dernier. Mais je vais la réparer très facilement. Je ramène Ben là où je l’ai trouvé, et je reviens avec le véritable meurtrier. Je saurai m’emparer de son âme en un clin d’œil, je vous assure. 
– Il vaudrait mieux pour toi que tu arranges les choses, en effet, rétorqua le Prince des ténèbres d’une voix menaçante. Puis il tendit un long doigt griffu en direction d’Asmodée et ajouta : Sinon…
Hélas ! Le démon, auteur du coup de téléphone, leva la main pour intervenir à nouveau :
– C’est absolument impossible ! assura-t-il.
– Mais pourquoi ? s’inquiéta Asmodée qui transpirait maintenant à grosses gouttes.
– L’amant coupable vient de mourir d’une grave maladie après s’être repenti. Il a fait des aveux devant un juge et un prêtre, la main posée sur la Bible. D’ailleurs, j’ai une copie du fax qui est parvenu à la prison de Ben trop tard pour empêcher son exécution. 
D’un bond, Belzébuth quitta son trône ; il déploya ses ailes noires dans un horrible bruit visqueux tandis que les trois têtes du chien se mettaient à baver de rage. Aussitôt, tous les démons reculèrent en se serrant les uns contre les autres.
– Non seulement tu oses introduire un innocent dans ce lieu monstrueux, vociféra le Grand Maître, mais, en plus, tu laisses échapper deux âmes d’un seul coup ?
Ben eut soudain l’impression que les diables et leur Prince s’éloignaient d’eux. Ce cauchemar stupide n’aurait donc jamais de fin ?
Tout à coup, il réalisa que c’était lui et Asmodée qui glissaient à reculons vers la sortie. La sensation était étrange. Ben avait beau regarder ses pieds, ils ne bougeaient pas ; pourtant Asmodée et lui étaient bien en mouvement.
– Hé ! N’ayez pas peur ! s’exclama-t-il en adressant un signe amical aux démons. Etre innocent, ce n’est pas contagieux. On pourrait être amis, vous et moi. Franchement, je vous trouve très sympas.
– Jetez-les dehors ! rugit le Prince des ténèbres. Le sol se mit alors à rougeoyer comme un gigantesque tapis de braises et des milliers d’étincelles voletèrent dans l’air tandis que le Grand Maître hurlait avec férocité : Qu’ils disparaissent hors de ma vue ! 

Dans d’effroyables grincements, les immenses portes se refermèrent. Ben et Asmodée se retrouvèrent, seuls, dans le couloir.
Aussitôt la température rafraîchit, et Ben frissonna. Il redescendit ses manches de chemise sur ses avant-bras et attendit que ses yeux s’habituent à nouveau à cette semi-pénombre. Ils étaient entourés par des tunnels – Ben en dénombra quatre – et l’un d’entre eux se terminait par un halo de lumière blanche.
– On tente notre chance ? proposa-t-il à son compagnon d’infortune en montrant du doigt la direction à suivre. On ne peut pas rester là indéfiniment.
Mais Asmodée paraissait effondré. Il en perdit ses bonnes manières et se mit à tutoyer Ben.
– Toi, Ben, tu peux aller au paradis, Saint Pierre t’y attend certainement. Tu penses bien ! Une erreur judiciaire. Il va t’accueillir à bras ouverts et te serrer contre son coeur.
– Oh ! Le paradis ou l’enfer, je n’ai pas de préférence, répondit Ben, soucieux de ne pas accroître la peine de son malheureux compagnon. En enfer, votre Grand Maître paraissait soucieux du bien-être de son personnel. C’est vrai ! Vous étiez correctement chauffés. 
Asmodée réprima un sanglot. Sur son dos voûté pendaient, lamentablement, ses deux ailes. Ben eut mal au cœur à l’idée de l’abandonner.
– Pourquoi vous ne me suivez pas au paradis ? suggéra-t-il. C’est vrai, on dit « Plus il y a de fous, plus on rit », alors pourquoi hésiter ?
– C’est très gentil de ta part, Ben, mais jamais les anges ne m’accepteront. Ils ont trop de choses à me reprocher.
– Ah bon ! Tant que cela ?
– Oh oui ! soupira le démon. Je n’aurais pas assez d’un cahier de cinq cents pages à petits carreaux pour y noter l’ensemble de mes méfaits.
– C’est à ce point-là ? s’étonna Ben. Mais qu’est-ce que vous allez devenir tout seul ?
– Je redoute le pire, répondit Asmodée, le visage défait. L’hiver approche et, avec lui, le froid, la neige. Je ne suis guère habitué aux rudesses de notre climat.
Ben se mit à réfléchir. Après huit années passées en prison, dans le couloir de la mort, il n’avait guère eu d’autre distraction que celle-là : penser ! Entraîner son cerveau à trouver des solutions à des problèmes qu’il inventait, histoire de ne pas voir passer les heures, les jours qui le conduiraient à la chaise électrique.
– Je crois que j’ai une idée, dit-il en prenant Asmodée par le bras et en l’entraînant dans le tunnel lumineux. Voilà… A défaut du paradis, on pourrait tenter notre chance au purgatoire, qu’en dites-vous ? Saint Pierre ne refusera pas de « nous » accorder une petite chance de réhabilitation ?
Asmodée apprécia que Ben dise « nous » pour tenter de lui remonter le moral. Toutefois, il n’était pas encore convaincu.
– Je risque d’y demeurer un certain temps, surtout si je dois purger toutes mes erreurs. Je suis un diable, ne l’oublie pas !
– Justement, répondit Ben. Après tout, un diable n’est jamais qu’un ange déchu, vous êtes d’accord  avec mon point de vue ?
– Jusque là, entièrement. Mais où cela me mène-t-il ?
– Vous pourriez créer un bureau du purgatoire spécialisé dans le sauvetage des démons. Vous seriez le meilleur exemple de réinsertion professionnelle réussie. Vous avez bien conservé quelques contacts avec vos anciens amis ? Des numéros de téléphone, des adresses e-mail… Vous avez déjà surfé sur le Web dans le cadre de vos recrutements pour l’enfer ?
Tout en poursuivant cette passionnante conversation, Ben et Asmodée étaient parvenus au terme de leur obscure traversée. Ils venaient d’aborder un nouvel espace très différent, dont l’aspect s’avérait extrêmement attrayant ; une sorte d’étendue lumineuse, égayée de nuages blancs et d’étoiles d’or. Et qui se mua bientôt en un immense jardin débordant de fleurs majestueuses et odorantes où une multitude de chérubins ailés aux joues roses jouaient sur leurs harpes une musique absolument délicieuse.
Les deux nouveaux arrivants firent sensation auprès des anges aux longues ailes immaculées qui se pressèrent autour d’eux ; jamais ils n’avaient vu un diable d’aussi près. Alerté par pareil remue-ménage dans son céleste royaume, Saint Pierre – cheveux longs et barbe blanche sur une élégante tunique azurée – délaissa son forum de discussion sur Internet et se précipita à leur rencontre.
Ben remarqua qu’à sa ceinture pendait une grosse clé d’argent portant, gravé, le mot « paradis ».
– Attention, voilà Saint Pierre ! murmura-t-il à l’oreille d’Asmodée. J’ai préparé une série d’arguments pour l’intéresser à notre projet et si on baptisait le site « Pierrot.com », je pense qu’il serait touché par cette délicate attention. Qu’en dites-vous ?
Quand le diable et le saint se retrouvèrent face à face, ils se saluèrent poliment. Ensuite, ils échangèrent quelques banalités au sujet de la météo et des difficultés de la vie des humains sur Terre. Craignant que les choses ne traînent en longueur, Ben décida de s’en mêler et, dix minutes plus tard, il n’était plus question que de doubler les effectifs du Paradis et d’obliger Belzébuth à se déclarer en faillite.
Lorsque le diable à queue fourchue et le saint auréolé conclurent leur accord par une vigoureuse poignée de mains, Ben dut reconnaître que c’était vraiment le cauchemar le plus bizarre qu’il ait jamais fait jusqu’à ce jour. Mais... l’air était si doux, les nuages si moelleux, et le lieu si accueillant que, pour la première fois, il n’était plus du tout pressé d’en voir la fin.



F I N


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