Les Langos

par Claude JEGO

Ils se déplaçaient en nombre, soulevant autour d’eux des bandeaux de vase bleutée qui obscurcissaient l’atmosphère et leur inventaient des ombres. Engoncés dans de lourdes armures luisantes, les Langos progressaient sans jamais ralentir leur allure, marchant en rangs serrés derrière Mog, leur chef. Parfois, quelque triton ou néréide qu’un malheureux hasard avait mis sur leur route s’écartait, effrayé à leur vue, et se jetait à l’abri d’une roche ou au fond d’une crevasse, attendant que la horde s’éloigne.
Les Langos traînaient une sinistre réputation renforcée par les armes qui les équipaient, des broyeuses capables de démembrer et d’exterminer ceux qui tenteraient de s’opposer à eux.
La horde avait combattu beaucoup d’ennemis, traversé de nombreux terrains hostiles, elle n’avait esquivé aucun assaut, mais jamais elle n’aurait imaginé devoir affronter pareille puissance.
Une force invisible, un monstrueux balancier s’abattit sur eux, les balaya sur une longue distance, tuant la plupart des Langos, en déportant d’autres vers une destination inconnue, abandonnant derrière elle un territoire dévasté.
Nul ne put évaluer le temps qui s’écoula entre l’amorce du grand bouleversement et l’instant où il s’acheva. Les corps, éventrés, mutilés, gisaient sur le sol, entremêlés aux galets, aux floridées, aux quelques survivants qui s’extrayaient avec peine de ce charnier.
Mog et plusieurs de ses Langos avaient disparu.

Enfermé dans ce tourbillon de violence, Mog se sentit arraché de son milieu naturel, brutalisé, presque écrasé contre d’autres Langos. Il y eut d’interminables rafales de sons étranges et terrifiants noyés dans des déferlantes de couleurs crues, totalement insolites pour des êtres issus d’un univers tamisé. La frayeur leur fit perdre conscience...
Et brusquement tout s’arrêta.

- - -

Mog ouvrit les yeux sur les ténèbres, le silence absolu. Incapable de définir quelle était sa position actuelle il entreprit une prudente rotation sur lui-même et repéra une longue ligne verticale par laquelle filtrait un mince rai de lumière. Il parvint alors à distinguer d’autres formes, sans pouvoir les identifier, ni estimer leur dangerosité. Elles le surplombaient, à un intervalle relatif, mais étaient-elles vivantes ? Inertes, en tout cas.
Et les siens ?
Un léger cliquetis lui indiqua leur présence. Après avoir marqué une pause pour observer, il détecta, à une courte distance sur sa gauche, un amas de corps jetés en vrac. Il les rejoignit.
L’un après l’autre, les Langos recouvraient leur lucidité et leur premier réflexe fut d’étirer leurs membres engourdis par cette inaction forcée. Enfin redressés de toute leur imposante stature, le souvenir de ce carnage écarlate s’imposa à leur cerveau et leur transmit la menace d’un danger auquel, tôt ou tard, ils seraient confrontés. Ils restèrent groupés, conscients de l’existence de cette entité qui les avait interceptés et ne semblait plus se manifester. Pour l’instant.
Mog repoussa sa propre peur et décida de se préparer à l’offensive.
– Je suis Mog, votre chef. Comptez-vous !
– ...Vingt Langos.
– Eclaireurs, prenez la tête ! Langos, suivez-moi et tenez-vous sur vos gardes !

La horde s’ébranla, précédée par les éclaireurs qui s’efforçaient, à travers leurs perceptions ordinaires, de déceler une échappée à cette noirceur sans fin. Les Langos se déplaçaient avec méfiance, contournant des agglomérats indistincts, se glissant entre d’atypiques écueils dans ce monde si différent de leur empire des ondes. Ils ne tardèrent pas à se heurter à une haute paroi, sans aucune aspérité ni rugosité.
Des protestations s’élevèrent auxquelles Mog coupa court en jetant un ordre bref.
– Reprenez-vous, Langos, et gardez votre courage !
Un éclaireur vint renseigner Mog. Une sortie s’offrait peut-être à eux.
– Nous avons abordé une enceinte érigée dans une matière que nos armes parviendront à entamer. Il nous faut du renfort
Revigorés, les Langos retrouvèrent leur énergie pour se lancer à l’assaut de ce redoutable encerclement. Ils l’entaillèrent, le cisaillèrent, fragment après fragment, et parvinrent à ouvrir une brèche qui signifiait la liberté.
– Opération réussie, Mog ! s’exclama un éclaireur avec fierté. Nous allons effectuer une reconnaissance.
Un premier éclaireur se faufila entre les bords déchiquetés, bientôt suivi par les deux autres. Aucun obstacle ne se dressa sur leur passage, leur rendant l’espoir un bref instant. Quand ils ressentirent le vide sous eux, il était trop tard.
– Où êtes-vous ? hurla Mog. Que vous arrive-t-il ?
Les éclaireurs tombèrent, heurtant des barreaux métalliques au passage. L’un d’entre eux fut assommé tandis que les deux autres voyaient leur chute amortie par une masse tiède et mouvante qui réagit vivement à leur contact. Les éclaireurs tentèrent de se dégager pour faire usage de leurs armes mais les barbares s’efforçaient de les submerger sous le nombre. Alors les Langos brandirent leurs lames tranchantes, frappant leurs assaillants à l’aveuglette, les transperçant sans jamais les voir.
Alors que ce combat faisait rage, un flash lumineux jaillit de nulle part ! Détournant la tête pour échapper à cette lumière aveuglante, Mog entr’aperçut, à proximité, des tours de verre renfermant des êtres – des cadavres ? – d’une espèce qui lui était inconnue. Entassés pêle-mêle, peut-être dépecés, flottant dans un liquide blanchâtre.
Mais l’ennemi attaquait encore et encore. Mog sentit ses tentacules humides le frôler, il trébucha, évita de peu la capture. Il n’en fut pas de même pour ses Langos, emprisonnés dans cette étreinte sinistre, emporté vers un improbable ailleurs.
Et le silence opaque s’abattit.

Rempli d’effroi, Mog s’efforça de recouvrer son sang-froid.
« Quelle est donc cette dimension qui nous condamne à une lente agonie ?  Pour moi et mes courageux Langos, le pire est à venir.»
Enfin, il parvint à se ressaisir.
– Langos !...Comptez vous.
– ...Huit !
– Nous allons longer cet obstacle et nous parviendrons à le franchir. En avant !
Les Langos obéirent en rechignant et effectuèrent un virage à angle droit. Eprouvés par l’abominable épreuve traversée, la fatigue commençait à ralentir leurs pas, alourdissant un peu plus le poids de leur cuirasse. Mais leur chef n’ignorait pas que ce n’était pas la cause réelle. Dans cet espace inconnu la pesanteur s’avérait plus intense et leurs organes respiratoires peinaient à capter l’oxygène en quantité suffisante pour alimenter leurs muscles.
La tentative de Mog pour sauver les survivants de sa troupe décimée s’avéra vouée à l’échec. Confrontés à un rempart d’obstacles polymorphes, très vite leurs forces les abandonnèrent. Couchés sur le flanc, le souffle court, le regard obscurci par un voile sombre, ils attendirent... La lueur tant redoutée explosa. Mog put capter quelques images brèves, horribles : tout au fond de ce gouffre blanc gisaient ses éclaireurs couverts de sang, leurs corps agités par les soubresauts de l’asphyxie. Et, soudain l’entité fut devant lui, son hideuse gueule béante. Les mâchoires se refermèrent sur lui.

- - -

Deux jeunes femmes s’affairaient autour d’une longue table couverte d’une nappe damassée blanche sur laquelle étaient disposés de larges plateaux débordant de charcuterie et de viande froide. Karine ajouta un saladier de salades mélangées. Marjorie déposa une corbeille de pain de campagne et un ravier rempli de sachets contenant des rince-doigts citronnés.
Ce qui provoqua les cris de joie de son amie.
– Ne me dis pas que tu as préparé des crustacés ? Marjorie, c’est de la folie. Mais j’avoue que c’est mon pêché mignon, et j’adore ta mayonnaise. Je suis sûre que mon mari va encore nettoyer le saucier avec un croûton de pain et ensuite il se plaindra d’avoir grossi.
– Il faut savoir se faire plaisir de temps en temps. Les langoustines étaient en promotion dans mon hypermarché alors j’en ai profité. Elles étaient tellement fraîches que je les ai retrouvées aux quatre coins du réfrigérateur, y compris dans le bac à légumes au milieu des tomates. J’ai même failli me faire broyer un doigt en les récupérant. Regarde, Karine ! J’ai dû mettre un sparadrap.
– Oh, les sales bêtes ! Remarque, je dis ça, mais je n’aurais pas eu le courage de les faire cuire moi-même.
– Tu as tort. Tu les jettes dans l’eau bouillante et hop, c’est terminé. Tu ne crois tout de même pas qu’une langoustine peut souffrir ?
Et devant la moue qu’affichait son amie, elle éclata d’un rire léger.

F I N

Découvrir tout le Fantastique sur Bopy.net

RETOUR