Une journée de Vincent

par Claude JEGO

Le réveil sonna une dizaine de secondes, puis se mit à diffuser les informations de six heures trente. La voix monotone du commentateur résonna dans la chambre aux volets clos :
« Voici d’abord les titres pour ce début de journée du douze avril et ensuite nous reverrons, plus en détails, les différentes catastrophes qui sont survenues cette nuit. Nous commencerons par cet hélicoptère qui s’est écrasé dans une zone montagneuse de l’est, avec quatre personnes à son bord. Les secours tentent actuellement de le localiser. Deux trains de voyageurs se sont télescopés en pleine campagne, on ignore pour l’instant le nombre de victimes et la raison de cette collision. Nous en saurons plus dès que notre envoyé spécial sera arrivé sur place. Enfin, pour clore cette véritable série noire, un terrible carambolage s’est produit sur l’autoroute du nord après qu’un poids lourds se soit couché en travers de la chaussée. Il est vrai qu’un épais brouillard gênait considérablement la visibilité et une trentaine de véhicules seraient impliqués. Une nuit très agitée, et nous allons tout de suite... »
Vincent chercha, à tâtons, le poste de radio pour changer de station – il ne tenait pas à être déprimé dès le matin, la journée serait suffisamment longue – et, bercé par la voix mielleuse d’une chanteuse à demi aphone, il s’enroula dans la couette tiède et se rendormit.
« Bip ! bip ! bip !... »
Le réveil était équipé d’une touche de rappel qui fonctionnait parfaitement.
Vincent se redressa, appuya sur le bouton « arrêt...définitif », hésita – devait-il exploser ce maudit réveil contre le mur ? – puis se résolut à abandonner son oreiller.

Elle ouvrit les yeux et s’étira dans son lit de poupée. D’un bond Elle fut debout, sur ses pieds fourchus, et suivit le jeune homme.

Il gagna la cuisine à tâtons, actionna la cafetière électrique et se dirigea, les yeux mi-clos, vers la salle de bain pour se glisser sous la douche. Quand l’eau froide l’aspergea – Elle avait encore bidouillé le mitigeur ! – il serra les dents pour contenir un hurlement. Après s’être rasé et habillé, il avala son habituel petit-déjeuner – café noir et tartines nappées de confiture – empoigna son attaché-case et – Elle l’attendait déjà sur le palier – claqua la porte de son appartement.
Le couloir, tapissé d’une épaisse moquette bordeaux, était désert ainsi que chaque matin de la semaine. Parmi les autres locataires de l’étage, on recensait un retraité, une infirmière et un veilleur de nuit, tous trois peu enclins à se lever aux aurores. Sans doute les avait-il aperçus un dimanche ? A vrai dire il ne s’en souvenait pas et s’en fichait.

Elle se tenait derrière lui, silencieuse, alignant des mots croisés sur un magazine. « Trouver le temps long en huit lettres : agoniser »

Vincent appuya sur le bouton de l’ascenseur et patienta. Il tâta la poche droite de sa veste – son trousseau de clés était à sa place – et jeta un coup d’oeil à sa montre.
Sept heures trente. Vingt minutes lui étaient nécessaires pour rallier son lieu de travail, hors embouteillages. Aucun problème. Il connaissait les rues étroites, peu fréquentées, qui lui permettraient d’éviter les avenues et les boulevards noyés sous des flots de véhicules. A moins qu’un livreur n’effectue des livraisons ou qu’une voiture ne tombe en panne.
Il entendit l’ascenseur progresser depuis le rez-de-chaussée…, s’arrêter. La porte métallique coulissa… Vincent n’esquissa pas le moindre mouvement. Puis, se penchant très légèrement, il contempla une cage absolument vide, hormis les câbles de suspension. Il leva les yeux et aperçut le dessous de l’ascenseur, stoppé à l’étage supérieur.

Elle se glissa entre ses jambes et admira la vue plongeante jusqu’au sol, vingt-deux mètres plus bas. Elle éclata d’un rire sardonique qui résonna contre les parois en béton.

Vincent secoua la tête, agacé. La huitième tentative en trois semaines ! Elle était vraiment nulle parfois. Il ne lui restait plus qu’à emprunter l’escalier et descendre les quatre-vingts marches.
Sa berline l’attendait sur le parking. Il s’installa derrière le volant, boucla sa ceinture – Elle boucla la sienne – et mit le contact. Le trajet se déroula sans incident notoire. Vincent respectait les vitesses, les stops, les priorités, ainsi que les distances de sécurité au mètre près ; c’était un excellent conducteur. Très prudent.

Né dans une petite ville du nord, issu d’une famille à tout le moins modeste, il avait suivi des études plutôt intéressantes et, le diplôme aussitôt décroché, avait obtenu un poste grassement rémunéré dans une société de Conseil en entreprises. Il appréciait la vie qu’il menait et qui le satisfaisait pleinement.

A l’entrée du haut bâtiment aux vitres teintées, il rencontra l’un de ses collègues. Celui-ci arborait une mine sombre.
– Sylvain, que t’arrive-t-il ? N’essaie pas de me faire croire que la jolie blonde rencontrée à la discothèque, samedi dernier, te résiste encore ? Ce serait inimaginable après le numéro de charme que tu lui as fait, et je ne parle pas du champagne qui a coulé à flots.
– Non, c’est à cause de mon concierge. Il est décédé de la grippe, hier soir, à peine admis à l’hôpital. Je le côtoyais chaque jour, il récupérait mon courrier, mes lettres recommandées. (Sylvain ouvre ses mains et les scrute tandis que son visage blêmit affreusement) J’ai peur d’avoir été contaminé.
Vincent acquiesça sans mot dire. Par réflexe, il enfonça les siennes dans ses poches et recula d’un pas afin d’éviter que son collègue ne le frôle par inadvertance.
– Moi, je me fais vacciner tous les ans contre la grippe. Et mon agenda électronique contient les dates concernant mes rappels de tétanos, de polio, et aussi...
– Sylvain ! Vincent ! Bonjour à vous deux.
– Bonjour, Marco !
Un quadragénaire, habillé avec élégance, grimpa les marches pour les rejoindre.
– Toujours la pleine forme, Vincent ? Toi, Sylvain, tu as une vraie tête d’enterrement !
– Mon concierge est mort de la grippe et j’ai peur de le suivre dans la tombe.
Marco, qui s’apprêtait à lui mettre une tape amicale sur l’épaule, suspendit son geste et choisit de se passer la main dans les cheveux.
– Il faut te faire à cette idée, mon vieux Sylvain : c’est le lot de chacun.

Elle tendit à bout de bras, au-dessus de sa tête, une ardoise sur laquelle Elle avait écrit le prénom de Sylvain barré d’un large trait.

Vincent consulta sa montre. Cette conversation avait assez duré, leur job les attendait.
Les trois hommes s’engouffrèrent dans le bâtiment et saluèrent l’hôtesse d’accueil, plantée entre un écran plat et un bouquet de fleurs fraîches. Puis ils se séparèrent pour gagner leur service respectif.
Vincent entra dans son bureau et suspendit sa veste à la patère. Ouvrant son attaché-case, il en extirpa une règle en bois et l’utilisa pour enfoncer la touche de mise en route de l’ordinateur... Aucun court-circuit ne se produisit. Il s’installa dans son fauteuil et se plongea dans les nombreux dossiers empilés devant lui.

Elle s’affala en travers du divan, rouvrit son magazine, et mordilla l’extrémité de son crayon. « Chant qui fait pleurer d’émotion, en cinq lettres. Elle écrivit : cygne ».

Vincent sortit déjeuner dans une brasserie, quelques immeubles plus loin, où il avait ses habitudes. Le garçon – crâne rasé et deux piercings à chaque oreille – lui servit son menu favori : steak frites, salade verte, pêche melba, un café et l’addition. Jamais d’oeufs mayonnaise ou de desserts crémeux qui auraient pu manquer de fraîcheur et favoriser un empoisonnement alimentaire.
Vincent prenait grand soin de sa santé. Il ne fumait pas, ne buvait pas d’alcool et pratiquait le golf afin d’entretenir sa forme physique. Il était également abonné à une revue médicale et lisait divers magazines qui proposaient des recettes équilibrées bios, ou encore végétariennes.

« On ne prend aucun risque en mangeant des fruits et des légumes, lui répétaient souvent ses parents. Cela nous permettra de vivre très vieux et de nous occuper, un jour, de nos petits-enfants. »

Ils avaient disparu, à quarante-cinq ans, dans un accident d’avion et Vincent n’était toujours pas marié.
Il ressortit du « Petit Prince » le ventre plein, satisfait de son repas. Parcourant des yeux les arbres qui bordaient l’avenue, il aperçut les premières touches jaunes orangées sur leur feuillage. Un vrai plaisir ! Il adorait l’automne.
Il venait de s’engager sur le passage piéton quand une puissante moto déboula d’entre deux voitures et, brûlant le feu tricolore, fonça droit sur lui. Il eut la présence d’esprit de se rejeter en arrière et nota qu’elle ne portait pas de plaque d’immatriculation… Elle disparut de son champ de vision au carrefour suivant. Le visage du pilote resterait anonyme, lui aussi, dissimulé derrière la visière noire de son casque.
Il sursauta : une main chiffonnée venait d’agripper son avant-bras et une voix perçante se mit à crier à tue-tête :
« Tous des assassins ! On devrait les jeter en prison. Ce motard a failli vous tuer ! »
Vincent rassura la vieille femme qui agitait sa canne de manière si menaçante que les piétons s’étaient écartés.
– Tout va bien, madame. J’ai pu l’esquiver. Vous avez raison : tous des assassins.
Il se dégagea de sa prise et s’empressa de s’éloigner, se mêlant à la foule parmi laquelle il éprouva un sentiment de sécurité.

Elle le suivit en simulant la conduite d’une moto, les bras écartés pour tenir le guidon, zigzaguant sur le trottoir. Vroum ! Vrooooum !

Sa journée terminée, Vincent quitta son bureau – Elle avait l’air épuisé d’avoir rempli deux grilles de mots-croisés – et remonta dans sa voiture ; le soleil descendait à l’horizon quand il se gara au pied de son immeuble.
Un groupe d’adolescents jouaient au ballon sur un terrain adjacent au parking ; les insultes qui fusaient, de part et d’autre, laissaient présager une chaude ambiance pour la prochaine coupe du monde de football.
Vincent parcourut l’allée de gravier rouge, puis monta les premières marches. A l’instant où il s’apprêtait à pousser la double porte vitrée son instinct lui souffla de lever les yeux. Un pot de fleurs venait de basculer d’un rebord de fenêtre au cinquième étage et tombait en chute libre. A la manière d’un torero, Vincent esquiva, d’un mouvement du corps, les jacinthes qui s’écrasèrent à ses pieds dans une envolée de poussière.

Elle fit un bond de côté et s’épousseta, mécontente, en marmonnant des gros mots.

– Vous n’êtes pas blessé, j’espère ? J’étais en train de les arroser et j’ai été maladroite.
Vincent reconnut la mère de famille qui se penchait par la fenêtre pour l’interpeller.
– Non, madame Sanchez, rassurez-vous ! Mais vos jacinthes sont en piteux état.
– Je descends les ramasser !
Vincent entra dans le hall, prit son courrier dans la boîte, puis choisit l’escalier de service pour remonter les neuf étages.

L’ascenseur était ouvert. Elle s’y engouffra et appuya sur le bouton du neuvième. Les portes se refermèrent. Elle se mit à chanter : « On ira tous au Paradis ! Même moi ! »

La nuit recouvrait la ville et, dans les rues, les feux des véhicules faisaient office de guirlandes clignotantes. Le temps s’était dégradé, et rares étaient les piétons qui osaient s’aventurer sous la pluie battante.
Allongé sur son divan, devant le téléviseur, Vincent savourait un verre de menthe tout en suivant les informations du journal de vingt heures.

Elle était assise sur le tapis et jouait au morpion. A chaque bonne nouvelle annoncée, Elle traçait un « o » dans une case. A chaque mauvaise nouvelle, Elle mettait une croix et applaudissait.

Enfin, Vincent se leva et éteignit le poste.
– Il est vingt-trois heures. Tout le monde au lit !
Il se rendit dans la salle de bain, se lava les dents, enfila son pyjama.

Elle se coucha dans son lit de poupée, jeta un dernier coup d’œil à ses mots croisés. « Il est le meilleur ami de l’homme, en huit lettres… Bourreau. » Elle s’esclaffa.

Vincent lui ôta le magazine des mains.
– J’ai dit qu’il était l’heure de dormir. A demain !

Elle s’esclaffa à nouveau
– A demain, pouffa-t-Elle. J’ai failli réussir avec le pot de fleurs, c’était à ça près ! (Elle montra un petit écart entre deux de ses doigts griffus)

– C’était raté, lui répondit Vincent qui se glissa sous sa couette. Tu te tais, maintenant.
Et il éteignit la lumière.

Elle remonta la couverture jusqu’à son menton et se mit à raconter : Il était une fois un vampire qui s’ennuyait, seul toute la journée au fond de son cercueil. Une nuit il se leva et…

– Silence !


F I N


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