Le réveil sonna une dizaine de secondes, puis se mit à diffuser les informations de six
heures trente. La voix monotone du commentateur résonna dans la chambre aux
volets clos :
« Voici d’abord les titres pour ce début de journée du
douze avril et ensuite nous reverrons, plus en détails, les différentes
catastrophes qui sont survenues cette nuit. Nous commencerons par cet
hélicoptère qui s’est écrasé dans une zone montagneuse de l’est, avec quatre
personnes à son bord. Les secours tentent actuellement de le localiser. Deux
trains de voyageurs se sont télescopés en pleine campagne, on ignore pour
l’instant le nombre de victimes et la raison de cette collision. Nous en
saurons plus dès que notre envoyé spécial sera arrivé sur place. Enfin, pour
clore cette véritable série noire, un terrible carambolage s’est produit sur
l’autoroute du nord après qu’un poids lourds se soit couché en travers de la
chaussée. Il est vrai qu’un épais brouillard
gênait considérablement la visibilité et une trentaine de véhicules seraient
impliqués. Une nuit très agitée, et nous allons tout de suite... »
Vincent chercha, à tâtons, le poste de radio pour changer de station – il ne tenait pas à être
déprimé dès le matin, la journée serait
suffisamment longue – et, bercé par la voix mielleuse d’une chanteuse à demi
aphone, il s’enroula dans la couette tiède et se rendormit.
« Bip ! bip ! bip !... »
Le réveil était équipé d’une touche de rappel qui fonctionnait parfaitement.
Vincent se redressa, appuya sur le bouton « arrêt...définitif », hésita –
devait-il exploser ce maudit réveil contre le mur ? – puis se résolut à abandonner
son oreiller.
Elle ouvrit les yeux et s’étira dans son lit de poupée.
D’un bond Elle fut debout, sur ses pieds fourchus, et suivit le jeune homme.
Il gagna la cuisine à tâtons, actionna la cafetière électrique et se dirigea, les yeux mi-clos, vers la salle de bain
pour se glisser sous la douche. Quand l’eau froide l’aspergea – Elle avait
encore bidouillé le mitigeur ! – il serra les dents pour contenir un
hurlement. Après s’être rasé et habillé, il avala son habituel petit-déjeuner –
café noir et tartines nappées de confiture – empoigna son attaché-case et – Elle
l’attendait déjà sur le palier – claqua la porte de son appartement.
Le couloir, tapissé d’une épaisse moquette bordeaux, était désert ainsi que chaque matin de la
semaine. Parmi les autres locataires de l’étage, on recensait un retraité, une
infirmière et un veilleur de nuit, tous trois peu enclins à
se lever aux aurores. Sans doute les avait-il aperçus un dimanche ? A vrai
dire il ne s’en souvenait pas et s’en fichait.
Elle se tenait derrière lui, silencieuse, alignant des mots croisés sur un magazine.
« Trouver le temps long en huit lettres : agoniser »
Vincent appuya sur le bouton de l’ascenseur et patienta. Il tâta la poche droite de sa veste –
son trousseau de clés était à sa place – et jeta un coup d’oeil à sa montre.
Sept heures trente. Vingt minutes lui étaient nécessaires pour rallier son lieu de travail,
hors embouteillages. Aucun problème. Il connaissait les rues étroites, peu
fréquentées, qui lui permettraient d’éviter les avenues et les boulevards noyés
sous des flots de véhicules. A moins qu’un livreur n’effectue des livraisons ou
qu’une voiture ne tombe en panne.
Il entendit l’ascenseur progresser depuis le rez-de-chaussée…, s’arrêter. La porte métallique
coulissa… Vincent n’esquissa pas le moindre mouvement. Puis, se penchant très
légèrement, il contempla une cage absolument vide, hormis les câbles de suspension.
Il leva les yeux et aperçut le dessous de l’ascenseur, stoppé à l’étage supérieur.
Elle se glissa entre ses jambes et admira la vue plongeante jusqu’au sol, vingt-deux
mètres plus bas. Elle éclata d’un rire sardonique qui résonna contre les
parois en béton.
Vincent secoua la tête, agacé. La huitième tentative en trois semaines ! Elle était
vraiment nulle parfois. Il ne lui restait plus qu’à emprunter l’escalier et descendre
les quatre-vingts marches.
Sa berline l’attendait sur le parking. Il s’installa derrière le volant, boucla sa ceinture – Elle
boucla la sienne – et mit le contact. Le trajet se déroula sans incident
notoire. Vincent respectait les vitesses, les stops, les priorités, ainsi que
les distances de sécurité au mètre près ; c’était un excellent conducteur.
Très prudent.
Né dans une petite ville du nord, issu d’une famille à tout le moins modeste, il avait suivi des études plutôt intéressantes et, le diplôme aussitôt décroché, avait obtenu un poste grassement rémunéré dans une société de Conseil en entreprises. Il appréciait la vie qu’il menait et qui le satisfaisait pleinement.
A l’entrée du haut bâtiment aux vitres teintées, il rencontra l’un de ses collègues. Celui-ci
arborait une mine sombre.
– Sylvain, que t’arrive-t-il ? N’essaie pas de me faire
croire que la jolie blonde rencontrée à la discothèque, samedi dernier, te
résiste encore ? Ce serait inimaginable après le numéro de charme que tu lui as
fait, et je ne parle pas du champagne qui a coulé à flots.
– Non, c’est à cause de mon concierge. Il est décédé de la
grippe, hier soir, à peine admis à l’hôpital. Je le côtoyais chaque jour, il
récupérait mon courrier, mes lettres recommandées. (Sylvain ouvre ses mains et
les scrute tandis que son visage blêmit affreusement) J’ai peur d’avoir été
contaminé.
Vincent acquiesça sans mot dire. Par réflexe, il enfonça les siennes dans ses poches et
recula d’un pas afin d’éviter que son collègue ne le frôle par inadvertance.
– Moi, je me fais vacciner tous les ans contre la grippe. Et mon
agenda électronique contient les dates concernant mes rappels de tétanos, de polio,
et aussi...
– Sylvain ! Vincent ! Bonjour à vous deux.
– Bonjour, Marco !
Un quadragénaire, habillé avec élégance, grimpa les marches pour les rejoindre.
– Toujours la pleine forme, Vincent ? Toi, Sylvain, tu
as une vraie tête d’enterrement !
– Mon concierge est mort de la grippe et j’ai peur de le suivre dans la tombe.
Marco, qui s’apprêtait à lui mettre une tape amicale sur l’épaule, suspendit son geste et choisit
de se passer la main dans les cheveux.
– Il faut te faire à cette idée, mon vieux Sylvain : c’est le lot de chacun.
Elle tendit à bout de bras, au-dessus de sa tête, une
ardoise sur laquelle Elle avait écrit le prénom de Sylvain barré d’un large
trait.
Vincent consulta sa montre. Cette conversation avait assez duré, leur job les attendait.
Les trois hommes s’engouffrèrent dans le bâtiment et saluèrent l’hôtesse d’accueil,
plantée entre un écran plat et un bouquet de fleurs fraîches. Puis ils se
séparèrent pour gagner leur service respectif.
Vincent entra dans son bureau et suspendit sa veste à la patère. Ouvrant son attaché-case, il
en extirpa une règle en bois et l’utilisa pour enfoncer la touche de mise en
route de l’ordinateur... Aucun court-circuit ne se produisit. Il
s’installa dans son fauteuil et se plongea dans les nombreux dossiers empilés
devant lui.
Elle s’affala en travers du divan, rouvrit son magazine,
et mordilla l’extrémité de son crayon. « Chant qui fait pleurer d’émotion,
en cinq lettres. Elle écrivit : cygne ».
Vincent sortit déjeuner dans une brasserie, quelques immeubles plus loin, où il avait ses
habitudes. Le garçon – crâne rasé et deux piercings à chaque oreille – lui
servit son menu favori : steak frites, salade verte, pêche melba, un café
et l’addition. Jamais d’oeufs mayonnaise ou de desserts crémeux qui auraient pu
manquer de fraîcheur et favoriser un empoisonnement alimentaire.
Vincent prenait grand soin de sa santé. Il ne fumait pas, ne buvait pas d’alcool et pratiquait
le golf afin d’entretenir sa forme physique. Il était également abonné à une
revue médicale et lisait divers magazines qui proposaient des recettes équilibrées
bios, ou encore végétariennes.
« On ne prend aucun risque en mangeant des fruits et des
légumes, lui répétaient souvent ses parents. Cela nous permettra de vivre très
vieux et de nous occuper, un jour, de nos petits-enfants. »
Ils avaient disparu, à quarante-cinq ans, dans un accident d’avion et Vincent n’était toujours
pas marié.
Il ressortit du « Petit Prince » le ventre plein, satisfait de son repas.
Parcourant des yeux les arbres qui bordaient l’avenue, il aperçut les premières touches
jaunes orangées sur leur feuillage. Un vrai plaisir ! Il adorait l’automne.
Il venait de s’engager sur le passage piéton quand une puissante moto déboula d’entre deux
voitures et, brûlant le feu tricolore, fonça droit sur lui. Il eut la présence
d’esprit de se rejeter en arrière et nota qu’elle ne portait pas de plaque d’immatriculation…
Elle disparut de son champ de vision au carrefour suivant. Le visage du pilote resterait anonyme, lui
aussi, dissimulé derrière la visière noire de son casque.
Il sursauta : une main chiffonnée venait d’agripper son avant-bras et une voix perçante se
mit à crier à tue-tête :
« Tous des assassins ! On devrait les jeter en
prison. Ce motard a failli vous tuer ! »
Vincent rassura la vieille femme qui agitait sa canne de manière si menaçante que les
piétons s’étaient écartés.
– Tout va bien, madame. J’ai pu l’esquiver. Vous avez raison : tous des assassins.
Il se dégagea de sa prise et s’empressa de s’éloigner, se mêlant à la foule parmi
laquelle il éprouva un sentiment de sécurité.
Elle le suivit en simulant la conduite d’une moto, les
bras écartés pour tenir le guidon, zigzaguant sur le
trottoir. Vroum ! Vrooooum !
Sa journée terminée, Vincent quitta son bureau – Elle avait
l’air épuisé d’avoir rempli deux grilles de mots-croisés – et remonta dans sa
voiture ; le soleil descendait à l’horizon quand il se gara au pied de son immeuble.
Un groupe d’adolescents jouaient au ballon sur un terrain adjacent au parking ; les insultes qui
fusaient, de part et d’autre, laissaient présager une chaude ambiance pour la
prochaine coupe du monde de football.
Vincent parcourut l’allée de gravier rouge, puis monta les premières marches. A l’instant où il
s’apprêtait à pousser la double porte vitrée son instinct lui souffla de lever
les yeux. Un pot de fleurs venait de basculer d’un rebord de fenêtre au cinquième
étage et tombait en chute libre. A la manière d’un torero, Vincent esquiva,
d’un mouvement du corps, les jacinthes qui s’écrasèrent à ses pieds dans une
envolée de poussière.
Elle fit un bond de côté et s’épousseta, mécontente, en marmonnant des gros mots.
– Vous n’êtes pas blessé, j’espère ? J’étais en train de
les arroser et j’ai été maladroite.
Vincent reconnut la mère de famille qui se penchait par la fenêtre pour l’interpeller.
– Non, madame Sanchez, rassurez-vous ! Mais vos jacinthes sont en piteux état.
– Je descends les ramasser !
Vincent entra dans le hall, prit son courrier dans la boîte, puis choisit l’escalier de
service pour remonter les neuf étages.
L’ascenseur
était ouvert. Elle s’y engouffra et appuya sur le bouton du neuvième. Les portes
se refermèrent. Elle se mit à chanter : « On ira tous au
Paradis ! Même moi ! »
La nuit recouvrait
la ville et, dans les rues, les feux des véhicules faisaient office de
guirlandes clignotantes. Le temps s’était dégradé, et rares étaient les piétons
qui osaient s’aventurer sous la pluie battante.
Allongé sur son divan, devant le téléviseur, Vincent savourait un verre de menthe tout en
suivant les informations du journal de vingt heures.
Elle était assise sur le tapis et jouait au morpion. A
chaque bonne nouvelle annoncée, Elle traçait un « o » dans une case.
A chaque mauvaise nouvelle, Elle mettait une croix et applaudissait.
Enfin, Vincent se leva et éteignit le poste.
– Il est vingt-trois heures. Tout le monde au lit !
Il se rendit dans la salle de bain, se lava les dents, enfila son pyjama.
Elle se coucha dans son lit de poupée, jeta un dernier
coup d’œil à ses mots croisés. « Il est le meilleur ami de l’homme, en
huit lettres… Bourreau. » Elle s’esclaffa.
Vincent lui ôta le magazine des mains.
– J’ai dit qu’il était l’heure de dormir. A demain !
Elle s’esclaffa à nouveau
– A demain, pouffa-t-Elle. J’ai failli réussir avec le pot
de fleurs, c’était à ça près ! (Elle montra un petit écart entre deux de ses doigts griffus)
– C’était raté, lui répondit Vincent qui se glissa sous sa couette. Tu te tais, maintenant.
Et il éteignit la lumière.
Elle remonta la couverture jusqu’à son menton et se mit à
raconter : Il était une fois un vampire qui s’ennuyait, seul toute la
journée au fond de son cercueil. Une nuit il se leva et…
– Silence !