L’enfant et son âne cheminaient en silence sous le soleil brûlant. Ils apportaient un peu de mouvement dans ce paysage figé par la chaleur où rien, palmier ou scorpion, ne bougeait. Au loin, les maisons en pisé se soutenaient, accolées les unes aux autres, et leurs murs épais dessinaient un étrange labyrinthe de ruelles qui exhalait un semblant de fraîcheur.
L’âne portait sur le dos un bât soutenant deux jarres vides et l’enfant marchait à ses côtés, la tête basse sous le ciel chauffé à blanc. Leur lente progression s’acheva au bord d’un trou aux parois cimentées, seul point d’eau à des dizaines de kilomètres à la ronde dans ce bout de désert. Serrant l’extrémité de la corde entre ses doigts, le garçon lança le seau qui fit un joli bruit d’éclaboussures en s’enfonçant dans le réservoir à demi vide. Puis, avec des gestes mesurés, il tira sur ses bras, ses muscles se gonflant sous la charge. A l’instant où le seau émergea il s’en saisit pour remplir, tour à tour, les jarres posées à ses côtés.
Il finissait sa tâche lorsqu’une voix fluette le héla :
« Moussa ! Me voilà. »
La fillette devait avoir cinq ans à peine. Ses joues en feu sous le teint brunâtre et son front couvert de sueur témoignaient de l’effort que l’enfant avait fourni pour rejoindre son frère.
– Nouah ! Je t’avais dit de ne pas me suivre. Tu ne peux m’être d’aucune aide.
Avec beaucoup de conviction, la fillette protesta. Son grand frère ignorait donc que la confection des galettes de millet exigeait une robuste constitution ? Et, pour appuyer sa requête, elle retroussa sur l’épaule le tissu de sa gandoura et, repliant son avant-bras, elle serra le poing.
– Tu vois ! dit-elle. Je serai bientôt aussi forte que toi.
Moussa réprima un grand éclat de rire en découvrant ce minuscule biceps, tout juste capable de soulever une poupée de chiffon.
– J’aurais pu jeter le seau.
– C’est trop tard, Nouah, j’ai fini. La prochaine fois, peut-être ?
La fillette parut satisfaite et ses lèvres découvrirent un sourire de perles blanches.
– Oui. Si maman ne me donne pas trop de travail.
Moussa accrocha l’une des jarres sur le bât que supportait l’âne et l’y assura à l’aide d’une corde de chanvre. Nouah le suivait des yeux. Elle semblait ne vouloir perdre aucun des gestes de ce frère aîné qu’elle aimait tant. Il était déjà grand et vigoureux pour ses douze ans et leur père lui avait confié la corvée de l’eau. Signe qu’il était en train de devenir un homme, surtout aux yeux d’une jeune enfant.
Alors que Moussa se penchait vers la seconde jarre, l’âne la bouscula d’une ruade et une partie du contenu se répandit sur le sol.
– Vilain bourricot, Cadou ! gronda Moussa. Ne gaspille plus l’eau où je te battrai.
– Tu ne feras pas ça ? s’écria la fillette, horrifiée. Une mouche l’a peut-être piqué. Regarde comme il agite ses longues oreilles !
Il est vrai que Cadou paraissait de mauvaise humeur et l’affreux braiment qu’il poussa semblait de nature à le confirmer.
– Il sait qu’il a mal agi, petite soeur. L’eau est précieuse. De chaque goutte dépend notre vie, il ne faut en perdre aucune.
Nouah aurait voulu protester mais les mots ne servaient à rien contre la vérité. Pourquoi le ciel était-il avare de ces millions de larmes que renfermaient ces gros nuages noirs ? Vers quels lieux le vent poussait-il ces moutons gigantesques, ces insolites dromadaires sans pattes qui vagabondaient dans cette immense prairie bleue ? L’imagination de la fillette n’avait pas plus de limite que l’horizon.
– Ali prétend qu’il existe une terre où on peut cueillir la pluie, s’émerveilla-t-elle.
Ce qui fit rire son frère :
– Ali est vieux. Il se moque de toi.
– Il a traversé des pays où les gens sont de toutes les couleurs, et il en a rapporté plein de souvenirs.
Tandis que la fillette prononçait ces derniers mots, ses mains esquissaient les contours d’un énorme sac invisible censé renfermer toute la mémoire de Ali.
Son frère ne fut pas dupe.
– Des souvenirs qu’il s’invente, Nouah, à force de s’ennuyer dans notre village.
Nouah serra les lèvres, désappointée. Elle aurait tant aimé pouvoir capturer un peu de cette eau merveilleuse. Elle l’aurait déversée sur ce tendre brin d’herbe apparu au pied de leur maison ; lui aussi s’accrochait à la vie dans cet erg où seules les dunes de sable se multipliaient.
– Viens, nous rentrons et c’est toi qui mèneras Cadou, lui suggéra son frère en lui tendant la bride.
Le sourire revint sur le petit minois et les deux enfants repartirent vers le village, leurs sandales s’enfonçant dans les grains de silice à chaque pas.

Moussa avait déchargé l’âne et déposé les jarres sous l’ombre frais d’un abri puis, malgré une dernière protestation qu’il savait inutile, il s’était laissé entraîner par sa jeune soeur vers une maison toute proche, celle du vieil Ali.
Allongé sur une natte, celui-ci se reposait et l’arrivée inopinée des enfants fut le seul et unique événement notoire de sa journée. Il se redressa et les salua avant de s’enquérir de la raison de leur venue.
– Moussa voulait battre notre âne parce qu’il a chaviré la jarre ! s’écria la fillette.
Moussa lui jeta un regard noir. Ne comprendrait-elle jamais que cette eau était perdue ?
– Dis-lui, Ali, que loin, très loin d’ici, on peut la garder, juste comme ça...
Et, en disant ces mots, Nouah ouvrait ses deux petites mains, leurs paumes tendues vers le plafond de pisé.
– Non, c’est faux, asséna son frère. L’eau ne s’attrape pas, ni le vent. Sauf dans les rêves de mon écervelée de soeur.
– Moussa, tu es méchant avec moi ! Tu devrais avoir honte de toi.
Les traits ridés du vieil homme se détendirent et il hocha la tête.
– Tu n’as que douze ans, Moussa, et tu crois déjà tout connaître du monde ? Prends garde, jeune garçon, la vanité n’est pas une qualité. Cette eau avalée par le sable abreuvera les souris du désert, et le soleil a été le premier à prélever sa part pour gonfler les nuages. Un jour prochain, le sirocco les emportera de l’autre côté de la mer, vers un autre pays, une terre sur laquelle tombe la neige.
– La neige ? s’étonna Moussa, car ce mot lui était inconnu. C’est quoi : la « neige » ?
Sa soeur eut un petit haussement d’épaules et implora :
– Tu dois lui expliquer, Ali ! Tu vois, il ne sait pas.
D’un geste, le vieil homme désigna deux poufs de cuir :
– Asseyez-vous près de moi, les enfants ! J’ai beaucoup voyagé durant ma longue vie et j’ai entendu tellement d’histoires que je ne sais plus si elles sont vraies ou pas, mais elles étaient toutes plus extraordinaires les unes que les autres. A vingt ans, je me trouvais à bord d’un navire marchand, sur l’océan Pacifique. Le commandant m’a avoué avoir affronté, un jour, une vague tueuse. Trente mètres de haut, grise comme l’acier et blanche comme la mort ; le pauvre homme en tremblait encore rien qu’en y repensant. Heureusement pour lui, son bateau était solide mais en fracassant cette muraille liquide, sa coque en acier avait poussé un long cri de souffrance.
Les yeux grands écarquillés, la bouche ouverte, mais incapables de prononcer un mot, les deux enfants écoutaient, subjugués. Ali apprécia ce silence attentif.
– La nature peut vous faire vivre des aventures incroyables qui dépassent l’imagination. Mais l’histoire que je préfère est la plus belle et la plus simple de toutes, elle raconte la vie d’un personnage prénommé Horace.
Et le vieil Ali commença son récit :

« Il était une fois une belle maison aux murs blancs dans laquelle vivaient un père, une mère et leurs deux enfants, ainsi qu’un chat nommé Fripon. Ce chat était paresseux et ce qu’il aimait, par-dessus tout, c’était se prélasser, des heures durant, devant la cheminée où brûlait un bon feu de bois. La maison était entourée d’un grand jardin rempli d’arbres et, au sommet de l’un d’eux, vivait une pie prénommée Mia. Elle avait construit son nid avec des branchettes qu’elle avait tressées avec soin et il lui offrait un solide abri pour la mauvaise saison.
Car dans ce pays lointain, l’hiver était si froid que les gens devaient porter des vêtements très épais et très chauds pour se protéger de l’air glacé..
– Ils habillent leur nez avec une grosse écharpe de laine, s’exclama Nouah, et s’ils oublient de mettre des gants, leurs doigts deviennent bleus jusqu’à l’os !
Tandis que Moussa jetait un regard inquiet à ses mains Ali poursuivait :
– Donc, c’était l’hiver...

D’un coup d’aile, la pie était venue se poser sur la balustrade, aux abords de la terrasse et elle guettait sans montrer le moindre signe d’impatience. Enfin, la porte d’entrée de la maison s’ouvrit et le chat vint la rejoindre. C’était un magnifique persan roux, au long poil soyeux, qui la salua aimablement car tous les deux étaient liés par l’amitié depuis très longtemps.
– Bonjour Mia ! En voyant le ciel gris à travers la vitre, j’ai pensé qu’il pourrait bientôt être de retour. Qu’en dis-tu ?
La pie ébouriffa ses plumes pour se donner de l’importance, puis elle scruta les lourds nuages qui écrasaient l’horizon. Enfin elle énonça d’un ton professoral :
– Il fait doux, l’air se charge d’humidité. Quant au vent il souffle... (elle tourna la tête à la façon d’une girouette) du nord. Oui, Fripon, je crois que tu as raison : Horace ne devrait plus tarder.
– Tant mieux ! s’écria le chat en agitant sa queue en panache. J’ai hâte de retrouver sa bonne humeur et son sourire. Auprès de lui, je me sens le coeur léger.
La pie acquiesça. Avec Horace, ils avaient déjà partagé tant de moments heureux.
– Regarde, notre voeu va être exaucé ! s’écria soudain le chat.
Les deux compères relevèrent la tête et, répondant à leur attente, les premiers flocons firent leur apparition. Semblables à des plumes légères, ils voltigeaient, délicats, pour se perdre sur le sol à peine effleuré. Trois ou quatre d’entre eux vinrent chatouiller le nez rose du chat ou frôler les ailes de la pie. Et puis les nuages s’ouvrirent, déversant par milliers des boules cotonneuses qui tombèrent en chute libre, s’amoncelant sur les toits et les jardins, les ensevelissant sous un épais manteau blanc.
La porte d’entrée s’ouvrit à nouveau et une voix de femme appela :
– Fripon ! Viens vite le chat.
– A demain ! dit Mia.
Les deux amis se séparèrent. Le chat se hâta de retrouver la tiédeur de son logis et la pie regagna son nid douillet. La nuit descendit sur la ville... qui s’endormit.

Le jour révéla un paysage de carte postale où toutes les maisons encapuchonnées se ressemblaient sous un ciel d’argent. Mia ouvrit les yeux et admira son domaine immaculé ; du haut de son arbre, elle avait une vue imprenable sur le jardin.
Bientôt deux enfants, frère et soeur, déboulèrent, chaudement vêtus d’anoraks et de bonnets. Babillant et chahutant, ils entreprirent de confectionner une boule de neige de belle taille puis, après l’avoir placée en appui contre un muret, ils s’arrêtèrent pour reprendre haleine.
Mia observa avec amusement leurs visages empourprés, avant de s’envoler en quête d’un bon repas. En quelques coups d’ailes elle franchit le boulevard pour atteindre une maisonnette et se poser sur le rebord d’une fenêtre. Là, elle savait trouver une assiette remplie de pain et de graines qu’elle picora avec gourmandise. Quand elle revint dans le jardin, les enfants ajustaient une seconde boule, plus réduite, au-dessus de la première.
« Ils ont presque fini», songea Mia et l’impatience l’envahit.
Tom enfonça, avec grand soin, deux grosses billes bleues pour simuler les yeux et une carotte pour le nez. Sarah se défit de son écharpe qu’elle enroula autour du cou du bonhomme de neige.
– Il n’a pas de balai ! s’exclama le garçon.
– Ni de chapeau ! s’écria la fillette.
Tandis que les deux enfants se précipitaient vers la maison, la pie plongea en piqué pour se cacher derrière le banc de pierre. Fripon profita de la porte restée entrouverte pour la rejoindre. La pie le houspilla :
– Tu as failli manquer son arrivée. A quoi pensais-tu ?
– Je m’étais assoupi sur un coussin moelleux, avoua le chat. Je rêvais de souris grises.
Le personnage tout en blancheur fut chapeauté de paille jaune par les enfants, un filet à papillon vint lui remplir les bras.
– Il est encore plus beau que l’hiver dernier, murmura Mia à l’oreille du chat.
Enfin Tom et Sarah entamèrent une ronde autour de leur étonnante créature en chantant à tue-tête :

« C’était un bonhomme de neige,
Avec un grand chapeau beige,
Il aimait tous les matins,
Qu’on lui chante notre refrain :
Vive tes beaux yeux tout bleus
Et ton sourire si joyeux
Ouvrons nos bras qu’on t’embrasse
Vive notre ami Horace ! »


Leur chanson terminée, les enfants abandonnèrent le jardin et le silence ouaté retomba.

Mia alla se percher sur le filet à papillon. Le chat, en quelques bonds, vint faire face au bonhomme de neige. Et d’une même voix adoucie par l’émotion, ils confièrent :
– Nous sommes heureux de te revoir, Horace !
Un large sourire s’étala sur la face ronde du bonhomme, ses yeux étincelèrent.
– Mia, Fripon ! J’ai beaucoup pensé à vous, mes amis.
– Nous aussi, Horace, dit le chat. Les jours nous ont paru interminables sans toi.
– Les nuits aussi, ajouta la pie qui ne côtoyait, sous la lune, qu’un hibou au mauvais caractère et quelques rongeurs peu bavards.
Dans l’azur délesté de sa grisaille un soleil falot tentait de briller. Une volée de moineaux traversa l’horizon et s’éparpilla, dessinant des noires et des croches.
Les yeux de verre du bonhomme de neige se remplirent de tout ce qui l’entourait : la maison où vivaient les enfants, les grands arbres aux branches dénudées, le jardin avec sa fontaine de fonte verte et le banc de pierre, ses amis fidèles, Mia la pie et Fripon le chat.
– J’ai fait un si long voyage pour être à nouveau parmi vous !
– De quelle contrée mystérieuse reviens-tu, Horace ? demanda la pie curieuse.
– J’arrive d’une terre de poussière et de chaleur où le moindre arbuste chétif offre un peu d'ombre au fennec, au serpent. Dans ce désert, je suis né de quelques gouttes d’eau répandues sur le sable brûlant que le vent avide s’est empressé de dérober.
– Au milieu de tes dunes, s’étonna Fripon, n’as-tu donc aucun compagnon avec qui bavarder ?
– Ni chat, ni pie. Un âne nommé Cadou à qui je conte parfois mes aventures. »

Du coin de l’oeil, Ali le malicieux vit tressaillir Moussa. Le jeune garçon songeait à l’âne qu’il avait failli punir. Quand à Nouah, les yeux perdus dans le vide, elle imaginait cette eau que l’on pouvait modeler de ses mains aussi facilement que le potier travaillait la terre glaise.
– Horace va demeurer longtemps auprès de ses amis ? demanda-t-elle.
– Jusqu’à ce qu’une autre bourrasque l’entraîne vers d’autres horizons. Horace est une sorte d’aventurier qui parcourt les pays du monde entier.
– Et Cadou est l’un de ses amis, rappela Moussa qui se tourna vers sa soeur et lui sourit : Si tu veux, nous allons donner quelques carottes à notre âne.
La fillette poussa un cri de joie et, après avoir remercié Ali, les enfants s’en allèrent.

Quelques minutes s’écoulèrent avant que le vieil Ali ne se décide à abandonner la fraîcheur de sa maison en pisé pour s’enfoncer dans la chaleur étouffante de cette fin de journée. A petits pas, il longea les ruelles, regrettant les solides jambes de ses jeunes années, et, après quelques détours, il finit par s’appuyer contre un mur pour laisser son coeur essoufflé prendre un peu de repos.
Dans les flamboyantes lueurs du coucher de soleil, il distingua le puits, distant de quelques centaines de mètres de distance.
Alors, une lueur mélancolique éclaira son regard fatigué et, tendant son visage vers le ciel, il murmura :
– Fais bon voyage, Horace.

F I N


RETOUR