Permettez-moi de me présenter : Toupinégonde Claquemurette
Chipirifique Crapette. Profession ? Sorcière. Et je précise : de mère
en fille depuis quinze générations.
Un jour, ma très lointaine ancêtre
Amphitégourra, alors âgée de trois ans, métamorphosa l’une de ses
petites camarades en toupie. C’est, par ce fabuleux hasard, que ses
parents découvrirent qu’elle possédait des talents insoupçonnables, au
détriment de sa malheureuse camarade dont on ignore ce qu’elle devint
ensuite.
Au fil des siècles, mes ancêtres apprirent à
élaborer une multitude de mauvais sorts, de recettes affreuses, de
potions épouvantables et de sortilèges monstrueux. Elles furent bientôt
considérées comme de véritables artistes dans leur profession.
Toutefois, ce métier, délicat à exercer, nous
valut vite une fâcheuse réputation des plus regrettables qui amena mes
ancêtres à fuir la grande ville. Elles trouvèrent refuge dans un
charmant village où les habitants ignoraient tout de nos dons naturels
et où elles purent vivre en paix... Jusqu’à la naissance de ma
grand-mère, cette très chère Azélmanpanne.
A cette époque, Saint-Cadoue était un endroit paisible et vraiment
exquis. Son église était surmontée d’un fin clocher dont l’unique
cloche sonnait un peu faux. Et sa jolie place fleurie, pavée de pierres
blanches, faisait la fierté du village. Un peu plus loin, au centre
d’une grande cour ombrée de chênes, se dressait une toute petite école
avec une classe unique pour les quelques élèves et leur institutrice.
Tout autour, s’éparpillaient quantité de
maisonnettes aux façades proprettes, et nombre de ruelles zigzagantes
qui offraient aux enfants de magnifiques parties de cache-cache.
N’oublions pas la Sanne ! Cette rivière
traversait Saint-Cadoue et le doux gazouillis de son eau limpide
rendait jaloux tous les pinsons des alentours.
Maintenant que je vous ai décrit la douceur de
vivre de Saint-Cadoue, laissez-moi vous conter les tristes exploits de
ma grand-mère, Azélmanpanne.
Ses talents de sorcière – elle était vraiment
douée ! – avaient fini par gonfler démesurément d’orgueil la tête de
mon ancêtre au point qu’elle se mit à se comporter, envers les
villageois, à la manière d’un tyran.
Prise d’une subite lubie, elle obligea les
habitants à couvrir les façades de leurs maisons de larges rayures
vertes et jaunes. Pire encore, elle exigea qu’on lui érige une statue
sur la place du village : une Dame Crapette tout en bronze, coiffée de
son long chapeau pointu et brandissant son balai de sorcière à bout de
bras. C’était tout à fait ridicule mais comment lui faire entendre
raison alors que les villageois tremblaient de peur devant elle.
La vie
devenait de plus en plus difficile à Saint-Cadoue et certains habitants
envisageaient de s’exiler lorsque, nul ne sait dans quelles
circonstances cela se produisit, Azélmanpanne Crapette égara son
grimoire.
Ce livre renfermait tous les maléfices
qu’inventaient et se transmettaient les sorcières depuis l’incident de
la toupie. Et, au fil des années, il avait fini par prendre une belle
épaisseur.
Crapette fut-elle victime d’un incroyable trou
de mémoire ou quelqu’un, de terriblement courageux, s’empara-t-il du
grimoire pour le jeter dans un grand feu ? Peu importe ! Le règne de
Dame Crapette prit fin dès cet instant ; elle dut boucler sa valise et
quitter le village sous les huées des villageois enfin libérés de son
joug. Mais sur la place de Saint-Cadoue se dresse toujours une lourde
statue de bronze représentant une personne armée d’un balai.
Les années qui s’écoulèrent ensuite furent semblables au calme plat qui régne avant la tempête. Les habitants de Saint-Cadoue travaillaient, s’occupaient de leurs enfants, allaient faire leurs achats dans les magasins, se rendaient à la messe le dimanche… Bref, une vie de rêve qu’un événement imprévu allait totalement bouleverser.
Il était à peine huit heures et la journée qui commençait – un
vendredi – s’annonçait splendide. Monsieur le curé avait décidé de
débarrasser la cloche de son église de l’épaisse couche de poussière
que le vent avait déposée au fil des mois. Ce qui demandait de sa part
beaucoup de courage car « Jeanne Marie Madeleine Anne Philomène Sophie
» (les cloches ont toujours plusieurs prénoms) était de belle taille.
Mais ce brave curé prétendait que, depuis quelque temps, sa cloche
tintait faux – disons, un peu plus faux qu’à l’habitude. Il était donc
temps de l’épousseter avec soin.
Sur la place du village, Grégoire, l’employé
municipal, arrachait les mauvaises herbes qui poussaient entre les
jolis pavés blancs.
« Un travail de précision ! » disait-il à qui
voulait l’entendre.
Quelques rues plus loin, madame Dumoulin sortait
de sa maison, son cabas à la main ; à cette heure matinale, elle s’en
allait faire les courses à l’épicerie. En chemin, elle croiserait
madame Lamie, qui bavardait depuis un quart d’heure déjà avec madame
Chompoit, la femme du maire, et les trois commères poursuivraient cet
aimable bavardage une bonne partie de la matinée.
Dans la cour de la petite école, les enfants
s’amusaient en attendant que débute la classe. Clément et Kévin
s’échangeaient les images de leurs footballeurs préférés tandis que
Ludovic restait à l’écart pour savourer une brioche au lait qu’il
n’aurait partagée avec personne, pas même son ombre. Quant à Julie,
elle racontait à Sophie les préparatifs de son prochain anniversaire.
– Ce sera une fête absolument exceptionnelle !
Il y aura des guirlandes multicolores et on jouera à un tas de jeux
passionnants. Ma mère a rédigé des cartons d’invitation pour chacun de
mes invités et celui-ci est pour toi.
Les joues de Sophie rosirent de plaisir à
l’annonce de cette nouvelle.
– C’est fabuleux, Julie. Je suis heureuse d’être ton invitée.
Enfin, il y eut l’appel de l’institutrice. Les
enfants se regroupèrent pour entrer dans la classe et chacun gagna sa
place avec bonne humeur.
Et soudain, dans cette si belle harmonie,
quelque chose se dérégla.
Il y eut d’abord un crapaud qui jaillit hors du
cartable de Julie. La petite fille poussa un cri d’horreur en voyant
atterrir sur sa table l’affreux animal.
A la seconde suivante, Clément
se leva d’un bond en se frottant les fesses.
– Quelqu’un a mis une punaise sur ma chaise !
Et ce fut le tour de Kévin.
– Madame ! Il y a du chewing-gum dans ma trousse.
Il exhiba deux crayons et un stylo-bille pris
dans une infâme boulette verte.
– Aaaah ! hurla simplement Sophie lorsqu’une énorme sauterelle bondit
sous son nez.
– Du calme, les enfants ! Un peu de silence, s’écria l’institutrice qui
ne savait plus où donner de la tête.
Elle récupéra la sauterelle et le crapaud, qui
quittèrent l’école par la fenêtre, ramassa la punaise et extirpa, avec
difficulté, les crayons de Kévin de leur masse gluante.
Lorsque l’ordre fut revenu et les élèves enfin
assis à leur table, l’institutrice s’adressa à eux d’un air courroucé.
– Je veux connaître le responsable de tout ce désordre. Et, s’il a le
courage de se dénoncer, j’en tiendrai compte avant de décider de sa
punition.
Hélas ! Le coupable n’eut pas le loisir de
profiter de cette main tendue. Avec un bel ensemble, quatre doigts
vengeurs se tendirent vers Ludovic, le désignant sans la moindre
hésitation.
– Ce matin, il rôdait autour de la mare aux grenouilles, s’écria Julie.
Il cherchait un affreux crapaud pour salir mes beaux cahiers !
– Je l’ai vu s’approcher des cartables pendant qu’on jouait dans la
cour, gronda Kévin, et il mâchonnait du chewing-gum.
– Il semblait pressé d’entrer le premier dans la classe, dit à son tour
Clément. C’était pour poser une punaise sur ma chaise.
– Lui seul est capable d’inventer de pareilles stupidités, rajouta
Sophie. Comme d’habitude !
L’institutrice s’approcha de Ludovic qui, l'air
penaud, baissa la tête.
– Tu t’es très mal conduit, dit-elle au jeune garçon. Tu resteras après
la classe pour conjuguer quelques verbes et j’espère que cette punition
te rendra plus sage à l’avenir.
Ludovic ne répondit pas : l’institutrice
n’aimait pas les insolents. Et, après tout, il était bien le
responsable de tous ces vilains tours.
Mais Ludovic était un mauvais perdant.
Lorsqu’à la fin de la journée, la classe se
termina, il interpella Julie avec un sourire moqueur.
– Je croyais que tu adorais les grenouilles ? La prochaine fois, je
choisirai une grosse araignée avec de longues pattes velues.
Julie sentit un frisson d’horreur la parcourir.
– Tu te crois malin, Ludo ? Et bien, puisque
c’est ainsi, je ne t’invite pas à mon anniversaire. Et je te souhaite
une « longue et difficile punition ».
Julie s’éloigna, laissant Ludovic abasourdi.
D’un naturel taquin, il aimait jouer des tours à ses amis et ceux-ci
lui pardonnaient toujours. Alors pourquoi pas cette fois encore ? Quant
à être absent de la fête de Julie, c’était impensable. Comment
pourraient-ils s’amuser sans lui, le boute-en-train du village ?
De
plus la maman de Julie réalisait de merveilleux gâteaux : charlotte aux
fraises nappée de coulis de framboise ou tarte aux poires sur un lit de
crème vanille. Rien qu’en y songeant, Ludovic sentait la salive lui
venir à la bouche. Et il adorait dérouler les serpentins, jeter des
confettis par poignées entières... et faire éclater les pétards sous
les
chaises des filles.
Le jeune garçon rumina sa rancoeur tout au long
de son interminable punition : conjuguer un verbe du troisième groupe à
tous les temps de l’indicatif. Enfin, l’institutrice lui donna la
permission de partir.
Quand il franchit la grille de l’école, Ludovic
n’avait plus qu’une idée en tête : se venger de ses camarades. Et le
jeune garçon songea à gâcher la fête d’anniversaire.
Peut-être un lâcher de grenouilles dans la
maison de Julie ? Mais la réaction des parents était à redouter. Jeter
une poignée de criquets ? Cela sèmerait une pagaille mémorable parmi
les filles. Et s’il saupoudrait de poivre le gâteau d’anniversaire ?
Non, surtout pas ça.
Plongé dans ses vilaines pensées, le regard fixé
sur le bout de ses souliers, Ludovic faillit heurter de plein fouet la
statue de Dame Crapette et il n’évita la collision qu’à la dernière
seconde. Du haut de son piédestal, le personnage saugrenu semblait le
narguer et le jeune garçon explosa de rage.
– Affreuse sorcière, si tu existes, je te mets
au défi d’exaucer mon souhait. M’entends-tu sorcière ? Julie, Kévin,
Sophie et Clément, je ne veux plus les voir, plus jamais !
Hélas ! A cet instant un vent mauvais soufflait
sur le village. Soulevant un tourbillon de poussière, il s’empara du
souhait de Ludovic et, le serrant bien fort entre ses doigts glacés, il
l’emporta au loin, parcourant la vallée, longeant la rivière,
franchissant les talus. Il s’engouffra, avec grand fracas, dans une
cabane pour s’arrêter aux oreilles d’une vieille qui dormait
dans un hamac tissé de fil d’araignée.
– Vengeance ! siffla le vent. Vengeance pour Ludovic !
– Ronrrrrr, ronfla la vieille qui s’agita dans son sommeil et ouvrit un
oeil.
– Vengeance ! répéta le vent.
– Ronrrrr, que ton voeu soit exaucé ! marmonna la vieille qui se
rendormit.
Le samedi matin, Clément frappa à la porte de son ami Kévin qui lui
ouvrit.
– S’lut, Kévin ! Tu viens courir les filles avec moi ? plaisanta
Clément en rajoutant un clin d’oeil appuyé.
Mais la maman de Kévin l’avait entendu et elle
n’apprécia pas la plaisanterie.
– Vous allez faire QUOI tous les deux ?
– C’est…euh, les guirlandes…, bredouilla le jeune garçon. On a promis à
Julie de l’aider à les fabriquer.
Emportant avec lui la trousse du parfait
bricoleur – ciseaux, scotch, règle et crayon – Kévin s’éloigna avec son
camarade. Les deux garçons parcoururent les ruelles jusqu’au pont et,
alors qu’ils allaient le franchir, Kévin s’arrêta subitement.
– Ecoute ! On dirait une sorte de gémissement.
Intrigué, Clément tendit l’oreille et perçut un
long grincement : madame Chompoit ouvrait ses vieux volets.
– Les gonds doivent être rouillés, fit remarquer Kévin.
– Pas du tout, c’est la vieille Chompoit qui
grince des dents, s’esclaffa Clément.
Les deux garçons se hâtèrent vers le lieu
habituel de rendez-vous des enfants du village : le minuscule parking
derrière la mairie. Là, ils retrouvèrent Julie et Sophie et, ensemble,
ils se rendirent à la boutique des soeurs Ledoux.
Petites, menues, coiffées du même chignon et
vêtues d’une jupe et d’un corsage gris, on aurait pu prendre Solange et
Micheline pour des jumelles ; ce qu’elles n’étaient pas. Elles
accueillirent les nouveaux venus avec un sourire attendri.
– Bonjour les enfants ! Qu’est-ce qui vous ferez plaisir ?
– Du papier crépon jaune et bleu pour confectionner mes guirlandes
d’anniversaire, expliqua Julie. Je vais avoir dix ans.
– Déjà ! s’exclamèrent en choeur les deux soeurs. Te voilà devenue une
grande demoiselle. Voyons, voyons, du jaune et du bleu.
Solange et Micheline se séparèrent pour chercher
le précieux papier pendant que Kévin, Clément, Julie et Sophie les
observaient avec un vif intérêt. Si la boutique des soeurs Ledoux
exerçait un tel attrait sur les enfants, c’est qu’elle renfermait un
incroyable capharnaüm. Des piles de torchons, serviettes et draps
grimpaient jusqu’au plafond et côtoyaient des colonnes de pulls, de
chaussettes et de pelotes de laine. Plus loin c’était les boîtes à
chaussures, chaussons, sandalettes. Les cahiers, les crayons de mine ou
de couleur, les cartables. Les casseroles, les balais, les cabas... On
trouvait vraiment de tout chez les soeurs Ledoux.
Solange et Micheline réapparurent bientôt, les
bras encombrés.
– Voici ce qu’il faut pour réussir une fête exceptionnelle. Amusez-vous
bien !
Après avoir payé, les enfants ressortirent de la
boutique.
– Comment peuvent-elles se souvenir de l’emplacement de chaque objet ?
s’étonna Sophie.
– Elles doivent avoir une mémoire exceptionnelle, suggéra Julie.
– Exactement comme Einstein, dit Kévin.
– D’ailleurs elles lui ressemblent, ajouta Clément. Mis à part la
moustache.
Les enfants éclatèrent de rire et, une fois
rendus chez Julie ils se lancèrent dans la confection de guirlandes. Le
temps passa rapidement...
Le premier à s’en aller fut Kévin, qui avait un devoir de calcul à
terminer. Il salua ses amis d’un geste de la main et fila à toute
vitesse à travers le village… (Kévin rêvait d’être un grand champion de
course à pieds). Aussitôt après avoir regagné sa maison, il s'installa
dans sa chambre et ouvrit livre et cahier sur son bureau pour
s’attaquer au premier exercice. Il griffonnait des chiffres sur le
papier quand le bruit d’un sanglot le fit sursauter.
Surpris, le jeune garçon releva la tête.
– Il y a quelqu’un ? Non, c’est stupide puisque
mes parents ont dû s’absenter. Donc, je suis seul.
– Bouhh... pleura à nouveau la voix.
– Qui... qui est là ? demanda Kévin en empoignant sa règle en plastique
pour se défendre.
– C’est moi, Ludovic, pleurnicha l’être
invisible.
– Ludo ! Mais où t’es tu caché ?
Kévin se mit à plat ventre pour regarder sous
son lit. Il y découvrit une petite voiture en plastique, une paire de
chaussons, un peu de poussière...
– Je suis là, reprit la voix chevrotante. Tout près de toi !
Kévin eut beau écarquiller les yeux, il ne
distingua rien qui ressemble à son ami Ludo : c’est-à-dire un garçon un
peu rond, avec des cheveux raides et une invasion de taches de rousseur
sur les joues.
– Je ne te vois pas. Pourtant j’entends ta voix, c’est bizarre, non ?
– C’est à cause de Crapette, expliqua la voix alors que Kévin ouvrait
son coffre à jouets pour en inspecter le contenu. Je lui ai demandé
d’exaucer mon souhait et elle l’a fait. Bouhhh !
Perplexe, Kévin interrompit ses recherches :
– Crapette ! Tu peux être plus clair ?
– Je voulais me venger à cause de la punition à l’école hier soir.
– Tu l’avais bien méritée. Et alors ?
– Crapette m’a rendu invisible.
– Pourquoi lui avoir demandé une chose pareille, ça n’a pas de sens ?
– En réalité, j’ai souhaité ne plus jamais vous revoir.
Kévin aperçut un creux sur sa couette, au bout
du lit. Il tendit la main et tâtonna avec précaution.
– Tu veux me faire croire qu’elle t’a exaucé ?
A cet instant, il sentit quelque chose de chaud
sous ses doigts. Cela ressemblait à une épaule et, en remontant un peu
plus loin, ce fut une joue ronde et
chaude. Kévin retira sa main comme s’il s’était brûlé.
– Hé ! Alors c’est vrai ? C’est épatant. Je voudrais bien savoir
comment elle réussit un tour pareil ?
– Je m’en fiche parce que c’est vraiment horrible !
– Puisqu’elle est si forte, elle a très bien pu m’envoyer un mauvais
génie qui imite ta voix, s’inquiéta soudain le jeune garçon. Prouve-moi
que tu es bien le Ludovic que je connais !
– D’accord, dit la voix d’un ton las. Hier soir, après la punition, la
maîtresse m’a fait faire les devoirs pour lundi et le résultat des
opérations de calcul c’est « 172 » pour l’addition, « 213 » pour la
multiplication et « 11 » pour la division.
Kévin prit son stylo et aligna les chiffres
rapidement.
– C’est d’accord, tu es bien Ludovic. Si tu me racontais en détails ?
– Après avoir fait mon voeu devant la statue je suis rentré chez moi
et, après dîner, je me suis couché comme d’habitude. Mais ce matin,
dans la salle de bains... il n’y avait plus mon reflet dans la glace.
J’ai tout de suite compris que dame Crapette m’avait exaucé.
– Oui, mais pas comme tu l’espérais. Et ta mère, comment a-t-elle pris
la chose ?
– Elle était en retard pour aller à son travail. Elle m’a dit à travers
la porte de la salle de bains que mon déjeuner était prêt dans la
cuisine et elle est partie.
– Quelle histoire ! C’est incroyable.
– Hélas non, c’est la vérité. J’ai décidé de venir te voir mais, quand
je suis arrivé auprès du pont, Clément et toi vous êtes passés devant
moi sans vous arrêter.
– C’est normal ! On ne pouvait pas savoir que tu étais devenu invisible.
– Il faut absolument que tu m’aides, Kévin.
– Ah oui, et comment ?
– S’il te plait, réfléchis ! Je ne peux pas demeurer ainsi le restant
de ma vie.
– Je suis d’accord. Seulement, c’est entièrement de ta faute.
– Bouhou, se remit à pleurnicher la voix. Je suis si malheureux.
Kévin ne pouvait demeurer insensible au chagrin
de son ami. C’est vrai qu’il faisait parfois des plaisanteries stupides
mais, le reste du temps, il était à peu près supportable.
– Bon, je vais appeler les autres.
Kévin téléphona chez Julie et lui demanda de
venir le rejoindre car il s’était produit un événement très grave ; par
chance, Clément et Sophie se trouvaient encore avec elle et, peu de
temps après, ils se retrouvèrent dans la chambre de Kévin.
Quand Julie aperçut le cahier et le livre
ouverts sur le bureau, elle ne lui laissa pas le loisir de placer un
mot.
– Si c’est pour qu’on fasse les devoirs à ta place, c’est non !
asséna-t-elle avec détermination.
– C’est inutile, dit Kévin. Ludo m’a donné les réponses et fais
attention à tes paroles car il entend tout.
Clément, Sophie et Julie échangèrent des regards
intrigués et regardèrent tout autour d'eux.
– Pourquoi ? Il est caché dans ton armoire ? se moqua Julie en
désignant le
grand meuble appuyé contre le mur.
– Non, c'est plus simple : il est assis à côté de toi.
– Pour les blagues stupides, on a déjà Ludo, gronda Clément. Tu ne vas
pas t’y mettre aussi ?
– Bouh ouh ouh, pleurnicha soudain une voix sortie de nulle part. Je
regrette tellement d’avoir été méchant hier.
Comme Clément, Sophie et Julie paraissaient
effrayés d’entendre cette voix, Kévin leur raconta, en quelques mots,
l’étrange phénomène qui avait provoqué la métamorphose de Ludovic.
– Il s’agit toujours du Ludovic que nous
connaissons même s’il est invisible.
– Donc, Crapette existe réellement ! s’exclama Julie, horrifiée.
– Et elle peut faire une chose aussi affreuse, s’écria Sophie qui
songea qu’elle avait parfois souhaité la disparition de ses deux
agaçants petits frères. Sans être exaucée, hélas.
– Nous savons aussi qu’elle n’est pas très douée pour exercer ses
pouvoirs, ajouta Clément.
– Que veux-tu dire ? s’étonna Julie.
– D’après le souhait de Ludo, c’est nous quatre qui aurions dû
disparaître et non lui.
Le raisonnement de Clément semblait tout à fait
correct.
– Mais le problème n’est pas là, dit à son tour Kévin. Ludo doit
redevenir visible.
– Cela paraît compliqué, ajouta Sophie. Qu’en penses-tu Clément ?
– La solution est pourtant évidente : il faut s’adresser à Dame
Crapette !
Il y eut soudain un grand silence dans la
chambre. Kévin admirait son plafond, Julie comptait et recomptait les
trois boutons de sa robe, Sophie s’assurait qu’elle avait cinq doigts à
chaque main et Clément se demandait pourquoi il avait prononcé pareille
stupidité !
Il fallait découvrir où se cachait une sorcière,
une «vraie» et ensuite la convaincre de rendre Ludo visible à nouveau !
La difficulté paraissait insurmontable.
– Bouh ouh ouh, reprit de plus belle Ludovic qui trouvait ce silence de
mauvais augure. Vous allez m’abandonner ?
– Non, bien sûr, répondit mollement Kévin qui réalisait la complexité
de la situation. On va d’abord élaborer un plan pour découvrir la
cachette de Crapette et ensuite, euh...
– Et si on se rendait devant la statue, comme
l’a fait Ludo hier soir, pour demander à la sorcière d’annuler son
envoûtement, proposa Julie qui aimait les choses simples.
Soulagés, les enfants acquiescèrent. Il
suffisait d’y penser.
– C’est d’accord, dit Kévin. Donc on se retrouve ce soir, devant la
statue. Vous sortirez de vos chambres en passant par la fenêtre.
– Que va t-on faire avec la mère de Ludovic ? s’inquiéta Sophie. Elle
va finir par se douter de quelque chose.
– Je vais lui demander si Ludo peut passer le
week-end chez moi, dit Kévin qui réfléchissait vite. Elle ne refusera
pas.
C’est ainsi qu’à la nuit tombée, les enfants se réunirent autour de la
statue et ils montraient ainsi qu’ils possédaient beaucoup de courage.
Vous êtes-vous déjà promené à l’heure où les
chauves-souris déploient leurs longues ailes noires pour s’envoler ?
Avez-vous remarqué comme la lumière blafarde des réverbères fait naître
d’inquiétantes ombres sur les grands murs sombres qui vous entourent ?
Et les objets ! Eux aussi se comportent de manière étrange, par exemple
vos chaussures... écoutez comme elles couinent à chacun de vos pas.
Brrrr !
Julie n’avait qu’une hâte : retrouver sa chambre
et ses poupées le plus vite possible.
– Ludo ! Dépêche-toi de répéter la phrase que tu
as prononcée pour appeler Crapette.
– J’ai oublié, gémit le malheureux.
– On pourrait essayer : Vieille sorcière, apparaît ! tenta Clément,
sans obtenir de résultat.
– Ou bien : Sorcière du village de St Cadoue, montre-toi ! dit Sophie
mais elle n’eut pas plus de succès.
Un hibou survola la statue en hululant ; les
enfants frissonnèrent et s’efforcèrent de ne pas penser au dernier film
d’horreur qu’ils avaient vu à la télévision.
– Je t’en supplie, Ludo, fais un effort, insista Clément.
– Bouhh ! Je n’arrive pas à me souvenir.
– On risque d’y passer la nuit, gronda Julie.
– On devrait se montrer courtois, puisque c’est une dame, fit remarquer
Kévin. Par exemple : Madame Crapette, si vous aviez un bref moment à
nous consacrer, nous vous en saurions gré.
– Je n’ai pas compris un seul mot ! s’exclama Clément.
– Les adultes utilisent parfois ce genre de vocabulaire, expliqua
Kévin. Sauf quand ils regardent un match de foot à la télé, bien sûr.
Kévin n’avait pas fini sa phrase qu’une forme
commença à apparaître à proximité de la statue. Julie fut la première à
s’en apercevoir, elle poussa un cri :
– La chose ! Là, devant nous !
La sorcière venait de se matérialiser. Vêtue
d’une chemise de nuit rose vif en pilou, ses cheveux bruns ébouriffés
encadraient une figure bouffie de sommeil. Elle paraissait de fort
méchante humeur.
– Par les innombrables pattes de la scolopendre, qui ose me réveiller
ainsi ? Qui donc ? Que je le change en asticot !
Instinctivement, les enfants se serrèrent les
uns contre les autres.
– Nous sommes désolés, madame Crapette, dit Kévin. C’est à cause de
Ludovic.
– Vous l’avez rendu invisible, poursuivit Clément. A sa demande, bien
entendu.
– Aaahh, glapit la sorcière, alors je n’avais pas rêvé. J’ai bien
utilisé l’un de mes sortilèges durant mon sommeil. C’est amusant.
– Pas vraiment, dit Kévin. Si vous pouviez annuler son souhait, ça nous
arrangerait.
– Il veut redevenir visible ? marmonna Dame Crapette. Là, tout de suite
?
– Disons que c’est assez urgent, confirma Clément. Il faut qu’il
retourne en classe lundi matin.
– Lundiii ! s’écria la sorcière. Mais alors ce n’est pas la peine que
je m’en mêle.
– Si, au contraire, protesta Sophie. Il le faut absolument.
– Vous êtes certains de ne pas vouloir attendre lund...
– Non !!! s’écrièrent en choeur les enfants.
La sorcière leva les bras pour signifier qu’elle
se rendait à leurs arguments.
– Puisque vous insistez, mais je dois d’abord me souvenir de la formule
et le grimoire de mon aïeule m’aurait été bien utile. Voyons, je
cherche au fin fond de ma mémoire…
Tout en réfléchissant, la sorcière tira sur les
plis de sa chemise de nuit et une dizaine de grosses araignées à
rayures en tombèrent. A leur vue, Julie sentit ses cheveux se dresser
sur sa tête.
– Il faut prendre quatre grenouilles, commença Crapette.
– Ça c’est facile, dit la voix de Ludo.
– Ensuite vous les mettez dans une bouteille, continua Crapette, et
vous préparez une mayonnaise en vous tenant en équilibre sur un pied.
– C’est impossible ! s’exclama Clément.
– Ah oui, et pourquoi ça, jeune homme ? s’étonna la sorcière.
– Ces pauvres bêtes sont trop grosses pour rentrer dans une bouteille.
– Où avais-je la tête ? ricana Crapette. C’est dans une boîte qu’il
faut les enfermer. Ensuite on tourne autour, par trois fois, en sautant
sur une seule jambe et en répétant «que s’annule le mauvais sort et que
réapparaisse mon corps». Et voilà !
– Vous êtes bien certaine de n’avoir rien oublié ? s’inquiéta Sophie
qui trouvait que cette sorcière n’avait pas l’air sérieuse.
– Vous savez où me trouver ! s’impatienta la sorcière qui, pressée de
finir sa nuit, s’évapora dans un nuage de fumée rougeâtre.
Après son départ, les enfants reconnurent que
cette première rencontre avec la sorcière (pourvu que ce soit la
dernière !) ne s’était pas si mal passée.
– Ma mère conserve des grandes boîtes dans un
placard, dit Sophie. J’en apporterai une.
– Clément et moi irons à la mare attraper nos batraciens, dit à son
tour Kévin. Rendez-vous à dix heures derrière le vieux lavoir.
Le dimanche matin, à dix heures précises, les enfants étaient tous
présents.
Aidés par Ludovic, Clément et Kévin avaient
capturé les fameuses grenouilles et les avaient enfermées dans une
large boîte ronde ; elles protestaient d’ailleurs bruyamment contre la
façon dont on les traitait.
– A toi, Ludo ! dit Clément. Tout est prêt.
Les enfants formèrent un large cercle autour de
la boîte et ils purent voir l’herbe se tasser à chaque pas de Ludovic
tandis qu’il répétait par trois fois, à haute voix, «que s’annule le
mauvais sort et que réapparaisse mon corps».
Hélas ! Ludo eut beau multiplier les essais, en
sautant sur un pied puis sur l’autre, en changeant l’ordre des mots –
il fallait tout tenter – ce fut inutile. Invisible il était, invisible
il demeurait.
– Il n’y a plus qu’à rappeler Crapette ce soir, dit Julie.
– On ne peut pas attendre, protesta Sophie. Quelqu’un risque de
s’apercevoir de l’absence de Ludo.
– Et cette maudite sorcière peut se tromper encore une fois, marmonna
Clément.
En entendant ces paroles, peu réjouissantes,
Ludovic se remit à pleurer. La main de Kévin tâtonna pour trouver son
épaule et la tapota gentiment.
– Ne t’en fais pas, Ludo. Il y a une réunion à la mairie cet après-midi
et tous les habitants seront là pour préparer la prochaine fête du
village. On va en profiter pour faire une nouvelle tentative. On se
donne rendez-vous, à quinze heures, devant la statue.
Et les enfants se dispersèrent.
Julie se pressa de rentrer. Sa mère l’attendait
pour l’emmener acheter une robe pour son anniversaire et Julie adorait
les magasins débordant de tenues à la mode pour les jeunes demoiselles.
Dans le vestibule, elle accrocha sa veste sur le
portemanteau et se rendit dans la cuisine. Sa mère n’y était pas.
– Maman ? Ta fille adorée est de retour. Où es-tu ?
Personne non plus dans la salle à manger où la
radio diffusait pourtant de la musique.
– Maman ?
Julie aperçut un rai de lumière sous la porte du
bureau. Elle entra dans la pièce et découvrit un superbe réverbère en
fonte posé sur le tapis. Sa lanterne en verre dépoli affleurait le
plafond et diffusait une forte lumière blanche. L’ensemble évoquait
délicieusement les films muets en noir et blanc de Charlie Chaplin.
Julie écarquilla grands les yeux.
– Ce n’est pas poss...
Soudain, la vision de Crapette, à demi endormie,
bredouillant une vague incantation s’imposa à son esprit. Où était son
père ? Il avait décidé de nettoyer sa voiture dès qu’il aurait un
instant de libre.
– Papaaaa !!!
Jaillissant hors de la maison, Julie écrasa le
parterre de jonquilles pour atteindre au plus vite le garage. Elle
aperçut d’abord le pare-chocs, puis une portière grande ouverte et, à
côté de la voiture, un superbe sapin de Noël, couvert de boules
multicolores, et de guirlandes qui clignotaient sans être raccordées à
la moindre prise électrique.
«Non ! C’est un cauchemar.»
Julie sentit la tête lui tourner mais ce n’était
pas le moment de défaillir. La petite fille repartit en courant en
direction du
lavoir. Traversant, sans ralentir, la moitié du village, elle faillit
percuter de plein fouet Sophie, Clément, Kévin et «Ludo» au détour
d’une ruelle.
Les joues cramoisies et le souffle court, elle
lança entre deux respirations :
– Maman..., réverbère..., papa..., sapin...
– Respire à fond, Julie, lui suggéra Clément, et répète lentement si tu
veux qu’on te comprenne.
– Crapette..., sa formule..., n’est pas la bonne !
– Ça, on le sait déjà ! dit Kévin.
– Vous ne comprenez pas ? Crapette a changé ma mère en réverbère et mon
père en sapin de Noël !
– Pourquoi aurait-elle fait une telle horreur ? s’étonna Kévin.
– C’est vrai, dit Sophie. Voyons Julie, tu dis n’importe quoi.
– C’est la vérité, insista Julie. Je les ai vus de mes propres yeux,
c’est horrible.
– Je n’aime pas du tout cette histoire, dit Clément. Je crois qu’on
devrait…
Il n’eut pas le loisir de finir sa phrase.
Cédant à un début de panique, les enfants tournèrent le dos à leur
jeune amie désemparée et s’éparpillèrent à travers le village. Restée
seule, Julie
s’assit sur un muret et patienta jusqu’à leur retour.
Kévin fut le premier à revenir vers elle. Il ramenait sa petite soeur,
Mélanie qui pleurait à chaudes larmes.
– Elle s’est cognée contre nos parents. Enfin, je veux dire contre les
dragons de pierre qui ont envahi notre couloir.
Mais Kévin n’eut pas le temps de s’apitoyer sur
son propre sort. La mère de Ludovic s’était métamorphosée en piano à
queue et les parents de Sophie en chevaux de bois tout droits sortis
d’un vieux manège.
– J’ai aperçu des rhododendrons devant la boulangerie, ajouta-t-elle.
Ces pauvres femmes ont toujours leurs paniers à provisions posés à côté
d’elles
– Mon père est devenu une sculpture moderne et
ma mère une contrebasse, gronda Clément. Nous pouvons tous remercier
Ludo et sa mauvaise foi.
– Je suis désolé, gémit la voix. Je regrette de
tout mon coeur.
– Que va-t-on faire ? demanda Sophie.
– D’abord s’assurer que le sortilège n’a touché que les adultes,
suggéra Julie. Il ne faut pas laisser les jeunes enfants abandonnés à
eux-mêmes. Ensuite, nous aviserons.
Ils organisèrent une rapide visite des maisons
et regroupèrent les enfants qui, comme le supposait Julie, avaient
échappé au maléfice. Et on improvisa une garderie.
Mélanie, la jeune soeur de Kévin, était très
sage pour ses sept ans, on lui confia les deux
petits frères de Sophie et, on lui promit, en récompense, une
magnifique poupée. Mélanie accepta aussitôt.
La situation étant d’une extrême gravité, Julie,
Sophie, Kévin, Clément et... Ludovic tinrent un véritable conseil de
guerre.
– Crapette doit revenir sur le champ, décida Clément. C’est elle qui a
provoqué cette catastrophe, c’est à elle de la réparer.
Dame Crapette fut rappelée à grands renforts de
cris et elle réapparut auprès de sa statue, les cheveux recouverts d’un
fichu à carreaux, la robe barrée de larges traînées noirâtres, un
plumeau à la main.
– Encore vous ! glapit-elle en reconnaissant les enfants. Est-ce trop
vous demander que de me laisser en paix ? J’ai une vie privée,
figurez-vous !
«Elle loupe tous ses sortilèges et c’est elle qui ose se plaindre !
s’énerva Ludovic. Il faut que je garde mon calme sinon...»
– Tout est de votre faute, protesta Sophie. Ludo est toujours invisible
et nos parents ont été changés en réverbère ou en fontaine.
– En réverbère ! gloussa Crapette tout en époussetant sa robe. Je vous
demande un peu les idées saugrenues qui me passent parfois par la tête.
J’ai dû faire une légère erreur et, franchement, il n’y a pas de quoi
en faire un drame ! Pourquoi ne pas attendre lund...
– Nooon ! s’écrièrent en choeur les enfants./
– Quand je pense que nous avons dû barboter dans une mare, se plaignit
Clément, pour attraper des grenouilles et...
– Des crapauds ! protesta Crapette. On n’utilise jamais de grenouilles
dans un sortilège, tout le monde le sait.
Les enfants échangèrent des regards
consternés.
– On n’en sortira jamais, se lamenta Julie.
Le moment était très mal choisi pour perdre son
sang-froid mais c’est pourtant à cet instant que Ludovic explosa de
colère.
– La situation est encore pire qu’avant ! s’écria-t-il. Vous ne valez
rien comme sorcière. Vous êtes archi nulle !
S’il est délicat de parler du caractère des
sorcières – il peut être différent de l’une à l’autre – elles ont
toutefois un trait en commun : leur grande susceptibilité. Outrée par
l’insulte qui venait de lui être jetée, Crapette n’eut qu’une réponse
:
– Puisque c’est ainsi, je retourne à mon logis.
Ce à quoi Ludovic, hors de lui, crut bon
d’ajouter :
– Bonne idée et n’en ressortez plus jamais !
Effarés de la tournure que prenait la situation
Kévin, Clément, Sophie et Julie tentèrent de plaquer une main sur la
bouche de Ludovic pour l’empêcher de poursuivre, mais il était trop
tard ! Le mal était fait.
– Ne l’écoutez pas, s’écria Kévin. Vous ne pouvez pas partir !
– Ah oui et pourquoi ? s’étonna Crapette.
– Parce qu’il n’y a que vous pour nous aider.
– Nous aider à quoi ? hurla Ludo, devenu incontrôlable. A changer notre
village en magasin d’antiquités et nos parents en potiches ! Qu’elle
retourne dans sa cabane cuisiner un ragoût de queues de rats au venin
de serpent !
«Ohooo !» s’exclamèrent les enfants et tous
les regards se portèrent vers la sorcière. L’instant était crucial.
Comment allait-elle réagir ?
Les joues de Crapette virèrent au cramoisi et
elle se mit à trépigner de colère, menaçant d’écraser les araignées
rayées qui, affolées, couraient de tous côtés. Pointant un doigt
menaçant en direction de Ludovic, elle lui jeta :
– Je vais exécuter votre souhait, je disparais à tout jamais !
Et elle s’évapora dans un nuage de cendre
noir.
C’en était trop pour Sophie qui fondit en larmes
et balbutia qu’elle avait faim, qu’elle était fatiguée, que Ludo ne
valait pas mieux que Crapette et que...
Clément l’interrompit en la serrant dans ses
bras pour la consoler.
– Nous avons tous besoin de faire une pause,
dit-il. On va passer dans nos maisons prendre de quoi manger dans les
réfrigérateurs et on se retrouve chez Kévin !
Autour de la table, dans la cuisine de Kévin,
l’ambiance se détendit. Les petits étaient ravis de manger avec les
grands – c’était inhabituel – et le menu était également hors du
commun. Il y avait du pain et de la viande froide, des cornichons et de
la confiture de fraises, de la purée en sachet et des oeufs (Kévin
réussissait l’omelette à merveille). Chacun put se remplir l’estomac et
le moral remonta encore un peu plus quand Julie fit circuler une boîte
de délicieux biscuits.
– Que fait-on maintenant ? demanda Kévin. On ne peut pas en rester
là.
– Moi, je ne garde plus les petits, protesta la petite Mélanie. Ils me
réclament sans arrêt des histoires et je n’ai plus d’idées.
– Sophie va rester avec toi, proposa Clément et Sophie lui jeta un
regard reconnaissant car elle se sentait épuisée. Et nous, nous allons
mettre la main sur Crapette.
– Où la trouver ? objecta Julie. Personne ne sait où elle se
cache.
– Elle vit dans le marécage aux sorcières,
répondit Kévin. Du moins, c’est ce que prétend la légende.
– Dire que je croyais que ce n’était qu’une fable pour enfants,
s’étonna Sophie.
Clément lui répondit par un petit sourire
:
– Nous irons donc surprendre « notre légende » dans son antre.
– On emmènera une corde et un vieux filet de
pêche, proposa Kévin. Il y a tout cela dans mon grenier, cela
appartenait à mon grand-père.
– Je suis désolé, dit doucement la voix de Ludo qui ne s’était pas
manifesté jusque là. Je ne sais pas ce qui m’a pris tout à
l’heure.
– C’est bien ton problème, Ludovic, gronda Clément. Tu te mets en
colère et tu ne réfléchis aux conséquences que lorsqu’il est trop tard.
Le responsable, c’est toi. Pas Crapette qui n’a fait que réaliser tes
souhaits, ou du moins elle a essayé.
– Je regrette, murmura Ludo avec sincérité. Je
m’en veux terriblement.
Laissant Sophie avec Mélanie et les jeunes enfants, Kévin, Clément,
Ludovic et Julie quittèrent le village. Ils commencèrent par suivre la
Sanne jusqu’à un embranchement puis, tournant le dos à la rivière, ils
s’enfoncèrent dans les sous-bois.
Ceux-ci devinrent rapidement de plus en plus
épais, empêchant presque la lumière de passer. Bientôt le sol se fit
boueux et encombré de flaques d’eau sales. Dans cette pénombre humide,
les moustiques s’en donnaient à coeur joie qui tourbillonnaient autour
des enfants et s’acharnaient à les piquer. Même Ludo ne pouvait y
échapper.
– Comment font-ils pour me voir ? gémissait le jeune garçon. Aïe !
Sales bêtes.
– Ils ont du flair, répondit Julie qui agitait les bras pour tenter
d’échapper aux piqûres.
– Faites silence ! ordonna Clément. J’aperçois du linge en train de
sécher sur un fil, nous ne sommes plus très loin du but.
Evitant de faire du bruit, les enfants
découvrirent qu’ils étaient arrivés à proximité d’une cabane,
recouverte d’une épaisse couche de mousse.
– Quelle forme biscornue, souffla Kévin.
– Crapette a sans doute utilisé l’un de ses
sortilèges pour la construire, suggéra Clément.
– Ce n’était pas le bon, gloussa Julie.
– Vous attendez qu’elle vous invite à prendre le thé ou quoi ? gronda
Ludovic qui était facilement repérable, malgré son invisibilité, car il
se trouvait au centre d’une nuée de moustiques.
– Chuuut, Ludo ! Allons-y.
Clément tâtonna pour repérer la porte qu’il
poussa doucement et, par l’entrebâillement, les enfants aperçurent
Crapette. La sorcière était occupée à manier le balai dans son
surprenant logis et, au fur et à mesure qu’elle s’activait, les
chaises, la table, l’armoire, s’envolaient dans les airs pour lui
permettre d’ôter toute poussière du sol. Tout en travaillant, Dame
Crapette chantait – horriblement faux – et le son, atroce, de sa voix
l’empêcha d’entendre les enfants qui s’approchèrent sur la pointe des
pieds.
Avant d’avoir compris ce qui lui arrivait, la
sorcière se retrouva ficelée et emberlificotée dans un filet de pêche
et, malgré toutes les menaces de représailles qu’elle proféra – et il y
en eut beaucoup – les enfants la ramenèrent au village en la tirant ou
en la poussant.
Il était temps car le soleil était en train de
se coucher et la nuit ne tarderait plus.
Les enfants traînèrent Crapette sur la place et
l’attachèrent solidement à sa statue.
– Bande d’affreux morveux ! glapit la sorcière. Quand j’aurai réussi à
me libérer, je vous changerai en... en...
– Ça suffit, Crapette ! ordonna Clément. Il est
temps de vous comporter en sorcière responsable. Vous faites honte à
votre ancêtre et à sa statue qui orne notre village.
Crapette fut si surprise d’être vertement
réprimandée qu’elle en resta sans voix.
– Et maintenant, occupez-vous de Ludovic et sans vous tromper cette
fois !
Mais, à peine avait-t-il fini sa phrase que deux
pieds apparurent, puis les jambes et le ventre rond de Ludovic, ses
bras grassouillets...
– Ça marche ! s’écrièrent les enfants. C’est formidable.
– Comment avez-vous fait ? demanda Clément à la sorcière. Vous n’avez
même pas remué les lèvres !
– J’ai essayé de vous dire que le sortilège d’invisibilité ne durait
que deux journées. Mais vous n’écoutez jamais. Il suffisait d’attendre
lundi.
Ludovic était désormais réapparu en intégralité,
au grand soulagement de ses camarades qui le tâtaient pour s’assurer
qu’il ne lui manquait pas une oreille et qui lui comptait ses taches de
rousseur. Après quelques minutes, Crapette se mit à manifester des
signes d’impatience.
– Je peux rentrer chez moi ? Mon ménage n’est pas terminé et j’ai du
repassage à faire.
– Et nos parents ? demanda Kévin. Vous les oubliez ?
La sorcière se sentit soudain très fatiguée.
Quand donc ces sales gosses lui ficheraient-ils la paix ?
– Les sortilèges ratés s’effacent encore plus rapidement. Vos parents
ont déjà dû retrouver leur aspect normal et ils ont tout oublié de
cette mésaventure.
En apprenant cette bonne nouvelle, les enfants
poussèrent un cri de joie et détalèrent sans se retourner, oubliant
Crapette, toujours liée à la statue de son ancêtre. La sorcière eut
beau appeler, crier, hurler, seul le silence lui répondit.
Il faisait nuit noire désormais et les chauves-souris avaient entamé leur ballet nocturne. Un hibou qui effectuait sa promenade habituelle tourna deux ou trois fois autour de Dame Crapette avant de se poser sur sa tête. C’en fut trop pour la sorcière. Sans prendre la peine de réfléchir – d’ailleurs ce n’est pas ce qu’elle faisait de mieux – elle utilisa le premier sortilège venu et «hop !», à la seconde suivante elle s’était évaporée. Mais son maléfice avait été si puissant qu’il avait jeté la statue en bas de son socle.
Le lundi matin, les enfants, réunis dans la cour de l’école,
évoquaient les événements survenus les jours précédents.
Comme Crapette l’avait affirmé, les adultes du
village avaient retrouvé leur apparence et ne semblaient avoir gardé
aucun souvenir de leur mésaventure, toutefois leur comportement
paraissait quelque peu étrange.
– J’ai demandé à mes parents si je pouvais inviter Ludo à mon
anniversaire, commença Julie. Personne n’a oublié ce qui s’était
produit la dernière fois ?
Oh non, aucun risque. Seul Ludo était capable de
glisser un pétard dans un gâteau et chaque invité avait reçu une part
de fraises et de crème chantilly... en pleine figure. Ah ! Les belles
idées de Ludo.
– Hé bien, mes parents m’ont répondu que c’était une excellente idée.
Les enfants échangèrent des regards stupéfaits.
– Chez moi aussi, il s’est passé quelque chose de bizarre, intervint
Ludovic. Figurez-vous que ce matin j’ai lâché une grenouille dans la
cuisine et...
– Encore ! s’écrièrent en choeur Julie, Sophie, Clément et Kévin.
Le jeune garçon leva la main droite.
– Promis, c’était la dernière fois. Ma mère m’a
dit que c’était très amusant et qu’elle m’achèterait de nouvelles
chaussures demain.
– Je ne vois pas le rapport entre la grenouille et les chaussures ?
s’étonna Kévin.
– Moi non plus, répondit Ludo qui secoua la tête : c’est ça qui est
bizarre.
– Je suis d’accord, acquiesça Sophie. Depuis tôt ce matin, le téléphone
a sonné une dizaine de fois et mes parents ont affirmé qu’il s’agissait
de faux numéros. Je n’en crois pas un mot.
– C’est peut-être un effet
secondaire, suggéra Clément qui avait un oncle médecin. Il y en a
parfois qui sont terribles.
– Mais alors... et Ludo ? demanda Julie.
– Moi, je vais très bien, répondit le jeune garçon. Je suis prêt à
repartir à la pêche aux grenou...
– Nooonnnnn !
La conversation dut s’interrompre, la classe
allait
débuter. Les enfants s’installèrent à leur pupitre et sortirent leurs
affaires du cartable. Et ils étaient ravis. Enfin, la vie allait
reprendre un cours normal.
– Euh…les enfants, commença l’institutrice, je vous laisse quelques
minutes car j’ai un mit, pardon, un mot à dore, euh... à dire, à notre
maire pour la fite, non, la fête du village et voili, voilo, voilà
quelques exercices à faire en attendant. Soyez sages, je reviens
tout... enfin, je reviens.
L’institutrice s’esquiva, la porte se
referma. Les enfants restèrent pétrifiés.
– Un autre effet secondaire ?
dit Clément.
– Crapette pourrait peut-être nous être utile ? suggéra Kévin.
Sa
proposition provoqua un véritable tollé. Non ! Pas de sorcière. Surtout
pas.
– Nos parents préparent un complot, dit Ludovic. Et notre institutrice
en fait partie.
– Ludo a raison, acquiesça Julie. Nous devons en
apprendre davantage. Suivez-moi !
Donnant l’exemple, Julie grimpa sur
sa table pour observer par la fenêtre. Les autres en firent autant et
ils purent suivre leur institutrice des yeux.
– Où va-t-elle ? demanda Sophie.
– Elle a traversé la place pour rejoindre nos parents et le maire
devant la statue de Crapette, lança Kévin.
– Que font-ils tous là ? s’inquiéta Julie.
– Ils bavardent et font de grands gestes avec les bras, expliqua Kévin.
Le maire n’arrête pas de montrer la statue. Vous croyez qu’ils nous
soupçonnent ?
– Impossible, affirma Ludovic. Grégoire, l’employé de mairie, a dit
qu’elle était tombée parce que personne ne l’avait entretenue depuis
son inauguration.
– Regardez ! Ils applaudissent le maire, s’écria Kévin.
– Et ils lui serrent la main, ajouta Ludovic. C’est louche, c’est
certain.
Les enfants n’eurent pas le loisir d’en voir
davantage, Kévin
poussa un cri d’alerte :
– Elle revient ! Vite, à nos places.
Quand l’institutrice regagna sa
classe, ses élèves paraissaient si absorbés par leur travail qu’elle
songea qu’elle avait de la chance d’enseigner à de pareils petits
anges.
Le samedi suivant eut lieu l’anniversaire de Julie et les enfants oublièrent Crapette et ses sortilèges. D’autant que Ludovic était parmi les invités... ainsi qu’une douzaine de criquets qu’il avait apportés dans une jolie boîte enrubannée. Ce ne fut pas une mince affaire de récupérer les bestioles sauteuses qui semblaient s’amuser comme des folles au milieu des guirlandes et des confettis.
Quelque temps plus tard, ce fut la fête du village. Tous les habitants
se réunirent autour de la statue de Crapette qui avait été replacée sur
son socle – remis à neuf pour la circonstance – et, le maire, drapé
dans son écharpe bleu blanc rouge, rendit un vibrant hommage à ce
personnage haut en couleur qui avait contribué à la bonne réputation de
Saint-Cadoue.
– Notre village a donné naissance à l’une des plus illustres sorcières
de notre pays, ajouta le maire. Elle est la fierté de Saint-Cadoue et
de tous ses habitants.
Son discours fut applaudi à tout rompre par les
Cadouliens et les Cadouliennes au cri de «Longue vie à Dame Crapette
!». Clément, Sophie, Kévin, Julie et Ludovic faillirent se pincer pour
être certains de ne pas rêver.
C’est ce cher Ludovic qui apporta la solution de
ce mystère à ses camarades dès le lendemain. Alors qu’il cachait une
grenouille dans la penderie (la toute dernière ?) il surprit une
conversation entre ses parents.
Cette fameuse nuit où Crapette avait usé d’un
sortilège pour se volatiliser, la statue de son ancêtre était tombée en
bas du socle de pierre. Au petit matin, en se rendant à son église,
monsieur le curé constata les dégâts, mais quelle ne fut pas sa
surprise quand il aperçut, à l’intérieur du socle, un épais grimoire
aux pages jaunies.
Le pauvre homme comprit aussitôt l'importance de
sa découverte. Il remercia le Ciel d'avoir déposé entre ses mains
«l'horrible chose», récita une prière... très courte car il n'y avait
pas
de temps à perdre – avant de se précipiter chez monsieur le maire.
Aussitôt avertis, le conseil
municipal, le curé et tous les habitants du village se concertèrent et
ils s'accordèrent sur la même décision : le redoutable livre devait
être détruit. Tout danger étant ainsi définitivement écarté, il n’y
aurait plus lieu de craindre la sorcière.
– Bien au contraire ! leur expliqua le maire
avec un étrange sourire sur les lèvres. Je viens d'avoir une idée.
Et il leur exposa son projet.
– Nous allons remettre en état le petit moulin et nous le
transformerons en musée de Dame Crapette. Nous y exposerons le grimoire
dans une vitrine fermée à clé et à double tour, nous accrocherons sur
un mur un balai de sorcière... n'importe lequel fera l'affaire et un
grand poster en couleurs
représentant la statue qui se trouve sur la place. Nous ferons ainsi de
Saint-Cadoue le village le plus célèbre de toute la région.
Dans les jours qui suivirent la fête, le conseil
municipal au grand complet proposa à Azélmanpanne Crapette de revenir
vivre à Saint-Cadoue dans une charmante maison que la municipalité
mettrait «gracieusement» à sa disposition.
Les enfants comprirent vite la raison de cette
offre généreuse lorsque des autocars, bondés touristes, vinrent se
garer sur la petite place du village.
Grégoire, l'employé municipal, devint guide
touristique et ouvrit une buvette.
Les sœur Ledoux durent agrandir leur magasin
pour vendre des cartes postales et des assiettes à l'image de notre
chère Crapette.
Et Azélmanpanne ? Transformée en vedette, elle se mit à signer des
autographes et à poser, avec fierté, devant la statue de son ancêtre,
accompagnée de ses araignées à rayures.Et, au village, elle se fit vite
fait de nombreux amis. Par
exemple : Ludovic, Kévin, Clément, Sophie, Julie. Car partager un
secret, ça crée des liens.
C’est ainsi que s’est terminée cette passionnante histoire qui se
passait il y a fort longtemps mais qui reste présente dans toutes les
mémoires.
Moi, Toupinégonde Crapette, j’habite à
Saint-Cadoue dans la maison où ma très chère ancêtre termina sa longue
et paisible vie.
Jamais, et vous pouvez croire la parole d'une
sorcière, je n’ai eu le moindre problème avec les habitants. De toute
façon, je n’utilise plus la sorcellerie et j’ai sans aucun doute oublié
tous les sortilèges. Sauf un ou deux, peut-être…
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