Martha grimpa les trois marches du perron, entra dans le
commissariat et se dirigea vers l'accueil.
– Bonjour, jeune homme !
– Madame Desprez ! Cela faisait longtemps qu'on ne vous avait
vue. Comment allez-vous ?
– Fort bien, jeune homme, je vous remercie. J'ai lu dans le
journal que le « brigadier-chef » Lefort avait pris
sa retraite ?
– C'est exact. Après trente années de
bons et loyaux services.
– Oui, si l'on veut. Je peux faire connaissance de son
successeur ?
– Je suis sûr qu'il en sera ravi, madame Desprez.
Vous patientez, je vais le prévenir.
Le jeune policier traversa le couloir et entrouvrit une porte.
– Vaillant ? Une dame voudrait signaler un meurtre. Tu peux
t'en occuper ?
Un acquiescement de tête lui ayant fourni la
réponse qu'il espérait, le policier guida madame
Desprez jusqu'au bureau.
– Le lieutenant Vaillant va s'occuper de vous, madame
Desprez. Prenez place !
Une dame âgée entra dans la pièce et
Damien Vaillant l'évalua rapidement.
« Environ soixante-quinze ans, sans doute veuve sinon son
mari l'aurait accompagnée. Une ancienne travailleuse
manuelle si j'en juge par ses doigts déformés par
l'arthrose. »
Assise sur la chaise en similicuir, la vieille dame défit
les trois boutons de son manteau de laine et posa son petit sac
à main sur ses genoux.
– Mon collègue me dit que vous venez
déclarer un meurtre ?
Sans répondre, elle chercha dans son sac un papier qu'elle
tendit au policier. Quelques mots y étaient inscrits d'une
belle et fine écriture :
« Vladimir Krawitz – soixante ans –
né à Varsovie en Pologne – ancien
menuisier »
Elle secoua la tête et murmura, l'air navré :
– Ils l'ont tué la nuit dernière. Si
c'est pas malheureux, un brave homme comme ça.
– Vous avez été témoin de ce
vilain événement ?
– Oh, pas précisément mais j'ai compris
tout de suite. Je fais mes courses le matin, toujours dans le
même magasin, place aux Herbes. Vladimir s'assoit en tailleur
au pied de la fontaine et on bavarde un peu tous les deux. Parfois, je
lui donne une petite pièce.
– Si je comprends bien
il s'agit d'un S.D.F. ?
Elle acquiesça d'un clignement de
paupières.
– Ce matin, quand je l'ai aperçu devant la
fontaine, j'ai aussitôt compris qu'ils l'avaient
remplacé.
– Je ne saisis pas ?
– Vladimir portait son habituel pantalon de velours, son gros
blouson gris et les chaussures en cuir fermées par une
boucle sur le côté. C'est moi qui lui avais
donné ces vêtements qui appartenaient à
mon défunt mari. Il avait aussi ce drôle de sac
à dos avec un drapeau américain dessus. Par
contre il n'avait plus son chien, un ratier à trois pattes.
Il était passé sous une voiture l'an dernier,
heureusement le véto avait réussi à le
sauver. Seulement, ce Vladimir là avait rajeuni de trente
ans : « ILS » l'avaient remplacé durant
la nuit.
Le stylo de Damien resta en suspens.
– Qui ça « ILS » ?
– Les extraterrestres. Enfin, je
préfère les appeler les Yétis, comme
dans le film où le petit Yéti dit qu'il veut
« retourner maison ! »
Damien scruta le visage de la vieille dame et n'y vit qu'une
extrême gravité.
– Euh, c'est E.T., le... Pourquoi est-ce qu'ILS ont
remplacé Vladimir ?
Sa question parut étonner la vieille dame.
– Le jeunot de l'accueil aurait pu vous faire un
résumé, on aurait gagné du temps. Bon,
je vous explique : ILS atterrissent durant la nuit, dans le parc, quand
tout est désert. Le bâtiment le plus proche est la
laverie du quartier, elle leur sert de gare de triage. C'est
là qu'ils réceptionnent les nouveaux arrivants et
procèdent à leur changement d'apparence physique.
Ensuite ils leur fournissent les papiers et les vêtements des
Terriens qu'ils ont éliminés la veille. Et ainsi,
petit à petit, ils remplacent la population de notre ville.
Elle agita sa main fermée, l'index tendu vers le plafond,
d'une façon menaçante.
– Bientôt il ne restera plus un seul humain dans
notre malheureux pays !
Damien s'efforça de fournir une réponse
à peu près intelligente ; ce qui
n'était pas facile étant donné le
contexte.
– Vladimir a peut-être décidé
de changer de ville et il aura donné ses vêtements
à un autre SDF.
Madame Desprez prit un air
vexé. Elle se leva et reboutonna son manteau.
– Votre prédécesseur a rangé
chacune de mes dépositions dans un dossier marron, en haut
à gauche dans l'armoire derrière vous. Je vous
conseille de vérifier, ça vous évitera
peut-être d'être remplacé à
votre tour. Bonne journée, jeune homme !
Laissant Damien médusé, elle quitta le bureau
sans se retourner. Quand il rejoignit l'accueil, la porte du
commissariat se refermait sur elle. Son jeune collègue
éclata de rire en le voyant approcher.
– Ne me remplacez pas, pitié !
– C'est ça, moque-toi ! Tu aurais pu me
prévenir que c'était une foldingue ?
– Non, surtout pas. Tu es plus vert qu'un martien (puis en
tapotant gentiment l'épaule de Damien) Ne
t'inquiète pas, le danger est passé :
grand-mère Yéti est rentrée maison.
La séance de bizutage fut interrompue par Dubreuil, le
commandant de police, qui revenait d'une intervention à une
vingtaine de kilomètres de là. Il se montra de
fort méchante humeur.
– Un soi-disant jaloux qui aurait jeté le corps de
son amie au fond de la Meyne. Pauvre ruisseau ! C'était
juste un clébard, un pauvre chien à trois pattes.
Il y a vraiment des malades !
Le spectacle des deux hommes, les bras ballants, accentua sa grogne.
– Vous croyez que vous êtes payés
à ne rien faire ?
Après avoir regagné son bureau, Damien pianota
rapidement sur son ordinateur. Un nom apparut sur l'écran :
Vladimir Krawitz, né à Varsovie en Pologne le 15
mai 1950. Entré sur le territoire français en
1986. Employé dans une usine, puis menuisier. Dernier
domicile connu : dans la Creuse.
Intrigué, le policier fouilla dans l'armoire, à
la recherche du dossier dont Martha Desprez avait parlé.
Trois disparitions y étaient soigneusement
enregistrées.
« Lefort avait vraiment du temps
libre » songea le jeune policier qui referma le dossier.
Sa journée terminée, Damien se souvint du sac de
linge sale oublié depuis deux jours dans son coffre de
voiture et décida, non sans un certain humour, de se rendre
dans la fameuse laverie. Prévenu au dernier moment de sa
mutation, il n'avait guère eu le choix quant à
son logement et avait dû se contenter d'un studio sans grand
confort.
La laverie était un modèle du genre. Deux
rangées de grandes machines aux façades
bleutées séparées par deux
rangées de sièges en plastique noir ; un
porte-manteau, une poubelle, un distributeur de lessive et un changeur
de billets. Un lieu anonyme.
Il enfourna son linge dans un tambour, glissa des pièces
dans la fente et enclencha le bouton « Marche ». Il
s'installa sur un siège et sortit son vieux guide de la
région.
– J'ai notre journal local, si ça vous tente ?
Il avait reconnu la voix avant de se retourner.
– Merci, madame Desprez ! Je parie que vous passez beacoup de
temps ici, j'ai raison ?
La vieille dame lui montra la pelote de laine rose posée sur
ses genoux.
– Vous croyez préférable de regarder
les rediffusions à la télévision ?
Damien entendit le cliquetis des aiguilles qui s'entrechoquaient tandis
qu'elle lui donnait quelques précisions.
– Le type derrière le comptoir, c'est Marco, leur
chef local. Présent dès l'ouverture et
jusqu'à la fermeture, sept jours sur sept. Un
employé idéal.
Damien observa l'homme. Taille moyenne, cheveux et yeux bruns, aucun
signe particulier.
– Il est plutôt quelconque.
– C'est la base du métier, lieutenant : toujours
passer inaperçu !
Damien songea qu'elle connaissait bien son sujet.
– C'était quoi votre profession ?
Secrétaire de James Bond ou agent secret ?
– Femme de service dans un aéroport. J'ai beaucoup
appris en côtoyant ces gens qui se croisaient sans jamais
s'accorder le moindre regard. Regardez ses mains !
Damien n'eut pas de difficulté à
repérer les mains gantées de Marco.
– Oui, et vous en déduisez quoi ?
– Ils ont parfois des problèmes quand ils
procèdent à un remplacement. Les mains semblent
être un point faible qui les rend identifiables.
– Il a peut-être des allergies à force
de manipuler des produits chimiques à longueur de
journée.
Elle ne sembla pas avoir entendu sa suggestion.
– Il s'asperge d'eau de toilette sans parvenir à
effacer l'odeur de moisissure de sa peau.
Agacé, Damien ouvrit la bouche pour la contredire mais elle
était déjà debout, en train de
replacer son sac sur son bras.
– Je dois rentrer préparer ma soupe. A mon
âge, on se couche tôt. Bonsoir !
Damien la suivit des yeux, perplexe.
« J'ai l'impression d'avoir fait une rencontre du
troisième type. Sacrée mamie ! »
– Gentille vieille dame, n'est-ce pas ? Un peu bizarre mais
pas méchante.
Damien n'avait pas vu Marco venir vers lui, un sourire sur les
lèvres.
– Vous venez d'emménager dans le quartier ? Je ne
vous avais jamais vu dans ma laverie.
– Oui, c'est exact. Et mon studio manque de tout, y compris
d'un lave-linge.
Le gérant eut l'air satisfait de cette nouvelle.
– Je souhaite la bienvenue à mon nouveau client.
Si vous avez besoin d'un renseignement, n'hésitez pas, je
connais tous les gens du voisinage.
Ce soir-là, Damien Vaillant quitta la laverie avec des
adresses de bons restaurants au fond de sa poche. Marco lui avait aussi
glissé quelques tuyaux sur les voyous en herbe du quartier
et, si Damien en faisait bon usage, sa mutation se transformerait vite
en opportunité pour sa carrière.
Le lendemain, la sonnerie de son téléphone le
réveilla alors que le jour commençait
à peine à poindre.
– C'est Dubreuil ! Je serai devant votre immeuble dans un
quart-d'heure, on a une urgence.
Damien s'habilla rapidement et franchit la porte d'entrée
à la seconde où la voiture de police se garait.
Tout en redémarrant le véhicule, le commandant
Dubreuil expliqua à Damien les faits qui
s'étaient produits durant la nuit.
– La laverie du parc a été
ravagée par un incendie. Trois corps carbonisés
ont été retrouvés au milieu des
décombres, sans doute des S.D.F. Marco, le patron, est un
chic type, il en laisse parfois quelques-uns dormir dans sa laverie.
Ils ne font pas de dégâts et Marco
vérifie tout avant d'ouvrir le matin. Vous avez
peut-être eu l'occasion de le rencontrer ?
– Oui. Pas plus tard qu'hier soir.
Quand ils arrivèrent sur place, les pompiers avaient
terminé leur travail sous le regard d'une dizaine de
curieux, tenus à l'écart par des policiers en
uniforme. Le médecin-légiste vint à
leur rencontre et leur donna ses premières impressions.
– Un court-circuit se sera produit ; dans un lieu pareil on
consomme beaucoup de courant. Ces pauvres bougres ont tenté
de se protéger des flammes en se réfugiant dans
les tambours des plus grosses machines. Ils n'avaient aucune chance
d'en réchapper. Je peux vous dire un mot en particulier,
commandant ?
Pendant que les deux hommes s'isolaient pour discuter, Damien observa
les éboueurs, en pleine tournée de ramassage des
ordures ménagères et qui avaient donné
l'alerte en apercevant la fumée ; quelques voisins, un
peignoir sur leur pyjama, et puis – quelle surprise !
– une vieille dame qui agitait la main dans sa direction. Il
se rendit jusqu'à elle.
– Les remplacements se seront mal
déroulés, lui glissa-t-elle à
l'oreille, et ils auront mis le feu pour effacer leurs
ratés. Vous devriez aller voir les corps avant que le
légiste n'élimine les traces gênantes.
– Pourquoi ferait-il une chose pareille ?
– ILS ont profité de la nomination de votre
supérieur, il y a six mois, pour remplacer le
légiste. Votre docteur Lechain devrait approcher la
cinquantaine et être complètement chauve.
Damien regarda son supérieur plongé en pleine
discussion avec le médecin, un homme d'une trentaine
d'années, à l'abondante chevelure
châtain.
– Si vous avez besoin de preuves, allez jeter un coup d'oeil
par vous-même !
A cet instant, le commandant de police fit signe à Damien de
le rejoindre.
– Lechain et son équipe vont embarquer les corps.
Cela nous évitera ce genre de spectacle, pas très
beau à voir. Interrogez le voisinage, au cas où
un insomniaque aurait observé
quelque chose de suspect durant la nuit. Je regagne le commissariat, on
fera le point au milieu de la matinée. A plus tard, Vaillant
!
Damien questionna les curieux mais ne releva rien d'utile pour
son enquête. Il remarqua que madame Desprez s'en
était allée et pensa qu'elle serait mieux dans
une maison de retraite où le personnel veillerait
à ce qu'elle ne quitte pas sa chambre en pleine nuit.
Les deux premiers corps furent rapidement retirés des
décombres mais le troisième se
révéla difficile à extraire.
Entre-temps, la foule s'était dispersée ; l'heure
du petit-déjeuner approchait.
Les efforts des hommes du légiste se
concentrèrent sur une partie de la laverie pour
dégager le dernier corps. Le fourgon du médecin
attendait toujours, portes arrière grandes ouvertes.
Mû par une impulsion, Damien parcourut les quelques
enjambées qui le séparaient du
véhicule et grimpa à l'intérieur. Une
forte odeur de moisissure le saisit à la gorge. Il
aperçut deux grands sacs en plastique gris et ouvrit le plus
proche. Au bout d'un bras carbonisé, il découvrit
une main gantée. Surmontant sa répulsion, il
parvint à ôter le gant et, perplexe, contempla
l'étrange extrémité : il n'y avait pas
de paume et, à la place des doigts, quatre longs appendices
diffusaient de faibles lueurs vertes. L'autre main était
également gantée mais il renonça
à poursuivre ses investigations et referma le sac.
En descendant du fourgon, il croisa le légiste et ses hommes
qui ramenaient le dernier corps.
– Un souci, Vaillant ?
– Non, docteur Lechain. Quand pourrai-je avoir votre rapport
d'autopsie ?
– Pas avant plusieurs jours, je le crains. Il sera
très difficile de les identifier.
Damien récupéra sa voiture et prit la direction
du commissariat.
– Vous avez vu leurs mains, n'est-ce pas ?
Le policier sursauta en voyant le visage de la vieille dame
apparaître dans le rétroviseur.
– Que faites-vous dans ma voiture ? Oh, et puis : Oui, j'ai
vu leurs mains !
Un léger sourire éclaira le visage et parut le
rajeunir.
– Je me doutais que vous diriez ça, j'en suis
désolée pour vous. Madame Desprez
était devenue trop bavarde et surtout elle vous avait
convaincu. On a dû procéder à son
remplacement.
– Je ne comprends pas... !
Elle se pencha vers l'avant et posa une main gantée sur son
bras. Il sentit une odeur de moisissure.
– Je pense que si. On se dirige vers la laverie à
côté du terrain de football, de l'autre
côté de la ville. Et c'est moi qui conduis.
Damien entendit les fermetures des portières et sentit que
le volant ne lui répondait plus.
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Cette nouvelle est parue en janvier 2012 dans
Studio Babel
n°2 - Science-Fiction : lavages et profondeurs.