Cette nuit, il va neiger.
Tandis que les sapins discutent à voix basse, un galop étouffé se rapproche. Tout là-haut, les flocons préparent le grand départ. Un immense troupeau à la toison écumante se rassemble, le plus important de l’année. Il faut dire qu’ils attendaient ce moment depuis longtemps, depuis Noël dernier.
Le petit garçon est blotti dans son lit. Lui aussi attend l’évènement depuis un an. Il a tout arrangé. Les chaussettes, profondes et vertigineuses, sont suspendues à la cheminée et il a déposé sur le plancher une paire de chaussures gigantesques. Il n’a pas oublié le verre de lait et les petits gâteaux confectionnés en fin d’après-midi.

Arrive la pleine nuit.
Dehors, quelqu’un s’approche à pas feutrés. Sa tête est enfouie dans un passe-montagne et son grand manteau rouge peine à recouvrir son ventre. Il rouspète, car la neige tombe dru. Il n’y voit plus rien. Il avait prévu de commencer par la splendide demeure repérée hier, mais elle a disparu, confisquée par la nuit et les flocons. Par chance, après avoir tâtonné un long moment, il tombe sur un portillon. Il le pousse en prenant garde de ne pas attirer l’attention.
Il pénètre dans la propriété. Il suit un petit chemin dallé qui serpente dans le gazon et atterrit devant la porte d’entrée. Avec habileté, il se joue de la serrure, manœuvre la poignée et entre dans le salon.
Le petit enfant ne dort pas. Il est trop excité.
Comme il entend des pas, il écarte ses draps, se lève et sort de sa chambre. Son cœur cogne violemment contre sa poitrine tandis qu’il descend pieds nus les marches qui mènent au salon. De longs rais de lumières balayent l’obscurité, illuminent les guirlandes et rebondissent en silence contre les boules.

Avec sa lampe torche, l’homme fouille les alentours. Il repère aussitôt les restes de la dinde qui refroidit en silence sur la table. Autour, une ribambelle de pommes dauphine roule joyeusement dans les assiettes. Il a faim, bigrement faim. Aujourd’hui, il s’est contenté d’un croissant rassis et d’un litre de vin rouge... du Kiravi, sa marque préférée.
Par habitude, il noue une serviette autour de son cou et se frotte les mains avant de passer à table. Il trouve la dinde à son goût et ses cuisses bien appétissantes. Il allait enfourner une pomme dauphine lorsque son regard trébuche sur le petit garçon.
– Bonsoir, Père-Noël, dit-il poliment.
– Bonsoir... répond l’homme en s’étranglant à moitié.
L’enfant s’approche de la fenêtre et regarde dehors.
– Je ne vois pas ton traineau, ni tes rennes.
– Je l’ai garé plus loin, répond l’homme en s’essuyant la bouche avec sa manche.
Le petit garçon affiche un air déçu.
– Dommage, j’aurais bien voulu les caresser.
– Une prochaine fois.
Le petit garçon s’attable et fixe l’homme sans rien dire. Avec ses grands yeux verts qui rappellent les sapins au printemps, sa bouche et sa peau si délicates, on jurerait une poupée en porcelaine.
L’homme est mal à l’aise. Il n’a pas l’habitude de parler aux enfants. Bien sûr, il en a vu des centaines, des milliers peut-être ; mais, d’ordinaire, ils s’écartent sur son passage ou changent de trottoir.
– Allons, Rémi ! Laisse le gros monsieur tranquille !
– Rémi ! Ne t’approche pas trop près. On ne sait jamais...
– Rémi ! Veux-tu venir ici tout de suite !

Cette fois, Rémi est devant lui et ne donne pas l’impression d’être effrayé. Bien au contraire.
– Je vous ai préparé du lait, finit par dire Rémi en se levant.
Sur la pointe des pieds, il attrape le verre posé sur la cheminée pour le tendre à l’homme.
Celui-ci ne comprend pas vraiment. Du lait ? se questionne-t-il, quelle drôle d’idée ! Il aurait préféré de la bière ou du vin. Mais comme le petit garçon ne le quitte pas des yeux, il s’exécute.
– C’est bon... dit-il en grimaçant.
– Il faut tout boire !
L’homme penche la tête en arrière et avale péniblement, gorgée après gorgée. Près de vomir, il repose le verre sur la table et fronce les sourcils.
– C’était vraiment très bon, se croit-il obligé de rajouter.
– Je vais vous en servir un autre, dit Rémi les yeux brillants.
– Surtout pas ! répond l’homme. Enfin, je veux dire, merci, je n’ai plus soif.
– Très bien, dit Rémi. Maintenant, passons aux gâteaux.

Cette fois, Rémi ramène la grande assiette sur laquelle sont disposés de petits gâteaux multicolores aux formes torturées. Trop cuits ou pas assez, ils évoquent les errements d’un apprenti pâtissier.
– Allez-y ! Vous devez avoir faim après un si long voyage.
L’homme goûte le premier biscuit. Une souffrance. La mâchoire crispée, il parvient cependant à en venir à bout. Rémi insiste pour qu’il en prenne un deuxième, puis un troisième, et voici le quatrième.
– C’est moi qui les ai faits, dit Rémi tout fier.
– J’imagine... C’était vraiment excellent.
Rémi est ravi. Il bat des mains et pousse de petits cris de joie.
– Chut ! fait l’homme en levant les yeux vers l’escalier. On pourrait nous entendre.
– Désolé, répond l’enfant en plaquant la main sur sa bouche. Mais vous en reprendrez bien un autre ?
– Merci, je n’ai vraiment plus faim.
Le petit garçon est très contrarié. Les larmes aux yeux, il cache son visage dans ses mains. Maintenant, il pleure, geint, couine. Il semble ne plus pouvoir s’arrêter.
L’homme panique. Il craint le réveil des parents, leur colère, leur réaction.
– Très bien, s’empresse-t-il, très bien. Mais ne pleure plus.
Rémi s’arrête aussitôt. Une guirlande de sourire décore maintenant son visage tandis que ses yeux s’allongent comme des amandes.
L’homme reprend un biscuit, puis un autre, et encore un autre. Il est au bord du malaise. De la sueur ruisselle sur son front et il peine à caler sa respiration.
– Il faut tout finir, insiste Rémi en poussant l’assiette vers lui.
– Tu es sûr ?
– Tout à fait ! dit-il, impérieux.
Dans un dernier mouvement désespéré, avec la lenteur de celui qui suit son propre enterrement, il mâche, mastique, avale chaque morceau jusqu’au dernier.

– C’est bien, dit Rémi satisfait.
Pourtant, les lèvres de l’enfant sont pincées. La magie de Noël a fui son regard. Il n’a plus envie de s’amuser. D’ailleurs, son jouet est cassé, il ne réagit plus. Il est comme éteint.
Le visage vultueux, l’œil chassieux, l’homme se lève en chancelant. Il est temps pour lui de reprendre sa tournée.
– Je peux partir ? demande l’homme au bord de l’évanouissement.
– Vous pouvez ! lui lance Rémi avec arrogance.
L’homme se retourne et titube jusqu’à la porte. Cette nuit, ce n’est pas l’alcool qui lui a volé sa dignité, c’est un gamin d’à peine sept ans. Il fait trois pas, s’accroche à la poignée pour ne pas tomber et entrebâille la porte. Il n’a ni le courage ni la force de se retourner lorsque, dans son dos, la voix de Rémi le pousse dehors pour le jeter dans le froid et la nuit.
– Au revoir, Père Noël ! A l’année prochaine...

La porte se referme. Rémi regagne sa chambre, se glisse sous les draps en souriant et ferme les yeux.
– Je n’aime pas les menteurs, murmure-t-il avant de s’endormir.


F I N


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