Romain ratura sa phrase et la réécrivit avant de la biffer à nouveau. Les mots ne sonnaient pas juste dans la bouche de son héros, ce n’était pas du tout le sens qu’il voulait donner à sa répartie !
Agacé, il jeta son stylo sur la table et se rendit à la cuisine. Il y eut le bruit des tiroirs que l’on ouvre et referme, l’eau qui coule dans l’évier, le cliquetis de la tasse et de la petite cuillère, les ronflements de la cafetière électrique, le « plouf » des deux morceaux de sucre qui coulent à pic.
Romain revint s’asseoir devant son bloc de papier et posa, à côté de la lampe de bureau, sa tasse pleine à ras bord de café. Voyons, où s’était-il arrêté ?
Il relut sa dernière phrase demeurée en suspens : « Elle lui parut séduisante en diable avec... Son nez rouge et ses bigoudis ! » 
Impossible ! Il n’avait pas pu écrire une horreur pareille. Il avala le café jusqu’à la dernière goutte sans reprendre son souffle. Il en avait besoin pour réveiller ses neurones qui sombraient visiblement dans le sommeil, et lui avec par la même occasion. Il hésita quelques secondes et mit à la place : ...avec sa guêpière et ses bas résille. »
Puis il repartit dans la cuisine remplir sa tasse à nouveau. Il y eut le tintement de la verseuse, le sucrier qu’on rouvre...
Un Fil-de-fer s’extirpa de sa cachette – le pied renflé de la lampe – et lut les derniers mots rajoutés par Romain.
« Une guêpière et des... Pouah ! Comment peut-il avoir des idées aussi saugrenues ? Ce garçon est désespérant. »
Mais il renonça à intervenir une nouvelle fois. Il se laissa glisser le long du fil électrique et regagna son tiroir dans la commode en pin blanc. Là, il ôta ses chaussons, couvrit ses boucles d’un bonnet de nuit et se glissa au creux de la pile de mouchoirs. Il s’endormit aussitôt.

Deux heures plus tard, Romain refermait son manuscrit avant de le placer dans un vieux porte-documents. Un coup d’oeil à la pendule lui confirma qu’il ne devait plus s’attarder : les studios de la télévision attendaient son « chef-d’oeuvre » avant dix-huit heures. Il allait donc leur porter le tout dernier épisode de l’incomparable série télévisée : « Coup de foudre à Paris ».
Il enfila une veste et prit ses clés dans le cendrier. C’est alors que le miroir mural lui renvoya son image. Un visage avec le teint pâle et des yeux rougis par les heures passées à écrire et corriger le manuscrit. Cette image tristounette ne l’avantageait guère.
– Tout ira très bien, s’encouragea-t-il en se forcant à sourire à son maigre reflet. Allez ! On est parti.
Romain ferma la porte et dévala l’escalier. Absorbé par ses pensées, il faillit entrer en collision avec madame Crêpon, tailleur de tweed vert et col de fourrure synthétique, son grand sac vernis noir accroché au bras. La confrontation avec la vieille dame revêche était inévitable.
– Pourquoi diable les jeunes gens sont-ils si pressés de nos jours ? s’énerva-t-elle en levant sa canne d’un air menaçant. Y aurait-il le feu dans cet immeuble  et que vous vouliez me laisser brûler au milieu des flammes ?
– Excusez-moi, madame, je ne vous avais pas vu, bredouilla Romain en la contournant. Bonsoir, madame Crêpon.
Mais tandis qu’il se hâtait de descendre les dernières marches, la vieille dame se pencha par-dessus la rampe et lui jeta avec hargne :
– A mon âge, jeune homme, les bonnes soirées n’existent plus. Il ne reste que la solitude !
Romain ouvrit la porte d’accès de l’immeuble et se retrouva au milieu des passants ; sa vieille voiture l’attendait, garée un peu plus loin le long du trottoir. Il y monta, boucla sa ceinture. Le scénario déposé sur le siège passager, il engagea la clé de contact et marqua une hésitation.
Octobre avait mal débuté. Son téléphone avait été coupé, l’électricité suivrait bientôt ; sans oublier les trois mois de loyer qu’il devait à son propriétaire. Cela faisait deux ans qu’il travaillait d’arrache-pied pour un salaire de misère qui lui permettait à peine de subsister. Il ne souhaitait pourtant ni la gloire, ni la fortune, juste de quoi mener une vie décente. Il démarra et prit la direction des studios de la chaîne Bélivia dans la banlieue Ouest de la ville.

Quand Filou se réveilla, le soleil désertait l’horizon saluant, au passage, la lune qui se hissait paresseusement au sommet de la voûte sombre. Le petit bonhomme, aussi mince qu’un fil de fer et pas plus haut qu’un pouce, étira un bras, puis l’autre en affichant sur ses lèvres, un sourire béat. Il adorait faire le chat. Après avoir enfilé ses minuscules chaussons rouges, il gagna la cuisine où une délicieuse collation l’attendait. Une goutte de café sucré au fond d’une cuillère, des miettes de brioche nappées de confiture à l’orange. Miam, quel régal ! Romain grignotait sans cesse pendant qu’il écrivait et cette « légère » manie faisait le bonheur de Filou, certain de toujours avoir le ventre plein et rebondi.
Le Fil-de-fer avait élu domicile chez le jeune scénariste deux semaines auparavant, dépêché sur les lieux par le chef de l’OPAC, l’Office de Placement des Auxiliaires de Conscience, afin d’assurer une nouvelle mission. Dûment convoqué, Filou s’était retrouvé, une seconde plus tard, au garde-à-vous devant le grand bureau de Gap (où diable avait-il déniché cette immense boîte d’allumettes ?) qui avait pris une profonde inspiration avant de lui expliquer en détails :
« Nous avons reçu un appel pour une assistance d’urgence concernant un dénommé Romain, vivant au vingt-trois rue de l’Aiguille, premier étage, porte de gauche. D’après une enquête de nos services de repérage... (Gap consulta le confetti bleu posé devant lui) il tremble devant son patron, baisse les yeux face à son propriétaire, bafouille quand il croise un autre locataire, ne réclame pas la monnaie qu’on oublie de lui rendre, s’excuse d’être bousculé... Bref ! Il manque de confiance en lui. A vous, auxiliaire Filou, d’agir dans l’intérêt du PETIT. » (PErsonne TImide sous Tutelle : Note de l’auteur)
Le reste, Filou le connaissait par coeur : « Cette mission, si vous l’acceptez... »
Comment aurait-il pu refuser ? Il se souvenait de la fierté de sa famille quand, au terme de longues études, il avait décroché son BAC (Brevet d’Auxiliaire de Conscience) et reçu, comme signe distinctif, les fameux chaussons rouges qui suscitaient le respect de tous les autres Fil-de-fer.
De tout temps, les Fil-de-fer avaient partagé la vie des Humains même si ceux-ci ignoraient leur existence – il leur était formellement interdit de leur apparaître. Les Humains, d’apparence solide, se révélaient souvent d’une extrême fragilité. Il fallait avoir surpris un grand benêt rougissant et bégayant devant une fille pour réaliser la complexité de l’Humain, son absence de ressource devant une situation pourtant élémentaire. Le bon sens et l’imagination des Fil-de-fer étaient souvent mis à rude épreuve face aux imprévus. Ah oui, vraiment, être Auxiliaire de conscience n’était pas de tout repos !
Direction la salle de bain ! Filou grimpa sur la tablette en verre au-dessus du lavabo, prit la petite brosse destinée aux têtes du rasoir électrique et s’en servit pour peigner ses huit boucles vertes perchées à l’extrémité de ses huit mèches toutes raides.
Et maintenant au travail.
Filou récupéra ses notes et un simple balancement de tête lui permit de réapparaître dans la chaufferie au sous-sol du petit immeuble de quatre étages. L’endroit se révélait idéal ; l’employé chargé de l’entretien effectuait un court passage tous les lundis entre onze heures et onze heures trente. Le reste de la semaine, la chaufferie était déserte et baignait dans une douce et agréable chaleur. C’est donc là que Filou et ses amis se réunissaient, le soir, pour devenir la troupe de théâtre la plus célèbre de tout le pâté de maisons : « les  Piwis ».
La scène avait été installée dans une maison de poupée oubliée là depuis longtemps. Deux serviettes de table servaient de rideaux et une partie du décor provenait d’une dînette de petite fille récupérée dans une poubelle. Filou avait écrit le scénario et se chargeait de la mise en scène. Lila s’occupait des costumes, sa passion, et Grouni jouait l’éclairagiste à l’aide d’une lampe de poche qui faisait office de projecteur pour éclairer la scène.
Coco, Grouni, Tibille, Lila et Domi furent soulagés de le voir apparaître. La date de leur première représentation approchait et chaque nouvelle répétition les rendait plus fébriles. « Le Fil à la Patte » devait être un succès !
C’est avec sérieux et application que les acteurs déclamèrent leur texte, Filou veillant à ce que chacun respecte bien son rôle et n’hésitant pas à les reprendre si nécessaire.
– Coco ! Quand tu offres du gâteau à Domi et Tibille, tends-leur l’assiette !
Coco s’exécuta et une double protestation retentit :
– Il a tout mangé !
– Vilain goinfre !
– J’avais gardé ce gâteau pour moi, répondit Coco tout en écarquillant ses grands yeux mauve. Pas pour eux.
– La prochaine fois tu patienteras jusqu’à la fin de la pièce ! gronda le metteur en scène.
La voix de Grouni s’éleva à son tour, pleine de reproche :
– Domi ! Tu es encore sorti de la lumière.
– Le projecteur m’éblouit, dit doucement Domi en baissant la tête et on ne vit plus de lui que ses huit cheveux si raides qu’on aurait cru un hérisson roulé en boule.
– Ferme les yeux, lui répondit la voix derrière la lampe de poche. Mais reste dans la lumière !
La répétition terminée, les « Piwis » échangèrent quelques nouvelles.
– Tibille a préparé les invitations pour les Fil-de-fer du quartier, dit Coco.
– Ils viendront nombreux, assura Domi. Les pièces de Filou sont toujours des succès.
Lila paraissait soucieuse, ce qui donnait un sombre reflet à ses yeux violets. Elle tapota d’un geste délicat ses boucles roses et finit par s’adresser à Filou.
– Monsieur Tuong, le propriétaire, est passé chez madame Crêpon chercher le chèque du loyer et il lui a confié qu’il mettrait Romain à la porte s’il ne payait pas au plus vite l’argent qu’il lui devait.
Filou ouvrit ses bras, longs et fins, dans un geste d’impuissance.
– Romain pourrait être un grand scénariste s’il laissait sortir les mots qui se bousculent dans son esprit. Parfois, j’ai l’impression qu’il les retient comme s’il en avait peur.
– Peut-être n’est-il pas doué pour l’écriture ? suggéra Coco. Qu’en penses-tu ?
– Je pense surtout que l’artiste chez qui tu loges devrait être interdit de musique ! gronda Filou. Quand Théophile écorche sa guitare, même les murs en tremblent d’effroi.
Coco fut piqué au vif par cette remarque, être l’Auxiliaire de conscience d’un musicien le comblait de fierté. D’autant plus que ses deux dernières missions avaient été de véritables exploits : il avait rendu la joie de vivre à un croque-mort dépressif... et le sens des réalités à une adolescente accro au maquillage. Coco avait très mal vécu de se retrouver couvert, jour après jour, de rouge à lèvres noir ou de vernis à ongles marron à paillettes. Dans la chambre de Barbara, il fallait enjamber les tubes de crème et éviter de s’étaler de tout son long dans une flaque de fond de teint beige rosé.
– Le nom de son groupe est « Théo Zic », précisa Coco, vexé. Lui et ses amis se définissent dans le style « hyper branché hard ». Tu n’as pas l’air de t’y connaître, Filou ?
Tibille songea que, de fil en aiguille, cette conversation prenait un tour futile et elle s’empressa de recentrer les choses.
– Gap t’a mandaté auprès de Théophile parce que ce garçon est un affreux égoïste, rappela-t-elle à Coco.
– Je le sais bien, reconnut le Fil-de-fer. Jour après jour, je lui souffle à l’oreille : « Pense un peu moins à toi et un peu plus aux autres ! »
– A entendre les décibels qui sortent de ses haut-parleurs, il doit être sourd, maugréa Filou. Romain ne peut pas se concentrer sur ses textes et cela complique ma tâche.
Lila acquiesça.
– Hâte-toi d’agir, Filou ! Sinon Gap te convoquera dans son bureau et alors... Et souviens-toi que tu n’as pas le droit de lui avouer que nous existons, c’est la règle.
– Oui, Lila, je sais.
D’un bond, Tibille descendit de la canette métallique sur laquelle elle s’était juchée ; elle venait d’entendre sonner le bourdon de la chapelle dans le lointain.
– Il est temps pour nous de regagner nos « foyers », dit-elle. A samedi !
– Et n’oubliez pas votre costume ! lança Lila avant que la troupe ne se disperse.

A son retour des studios, Romain avait accroché sa veste et son écharpe au portemanteau puis s’était planté devant le miroir, la mine déconfite.
– J’ai vendu mon scénario pour trois francs six sous, juste de quoi payer un mois de loyer et à peine de quoi manger. Et s’il n’y avait que cela. Le producteur veut du neuf, quelque chose qui lui fera gagner des millions, sinon il s’adressera ailleurs. J’ai un mois pour y parvenir et ensuite... le couperet de la guillotine tombera.
Démoralisé, Romain se détourna de la triste image que lui renvoyait la glace. Il gagna le divan dans lequel il s’affala, et ferma les yeux.
C’est là que Filou le découvrit, assoupi. Les quelques billets gagnés par le jeune homme étaient posés sur la table, à côté des cinq lignes décrivant le thème du prochain scénario à rédiger. Le Fil-de-fer y jeta un coup d’oeil intéressé.
« Une histoire policière comportant plusieurs meurtres exécutés par un seul et même assassin et ceci dans un contexte original. »
Effaré, Filou se prit la tête à deux mains. Romain n’avait jamais écrit ce genre d’histoire. Pour inventer un meurtre, il fallait d’abord l’imaginer, ce qui revenait, pour un auteur, à admettre qu’il avait déjà eu l’idée de trucider quelqu’un de son entourage. Romain le timide en était incapable.

Le lendemain fut une triste journée pour Romain et son auxiliaire. Au fil des heures, les boulettes de papier chiffonné s’accumulèrent dans la corbeille, jusqu’à la faire déborder. L’estomac noué par l’inquiétude, le jeune homme alterna les aller et retour entre sa table de travail et la cuisine, grignotant un morceau de fromage ou une biscotte.
Gagné par l’anxiété de son « Petit », Filou avait escaladé le pull de Romain pour se percher sur son épaule, à l’abri du col roulé. Il cherchait comment intervenir pour éviter le chaos qui se profilait à l’horizon.
« Lila a raison, songeait le Fil-de-fer. Si Romain est jeté à la rue, Gap va me muter au fin fond de l’Alaska et je servirai de conscience à un charmant pingouin. Brrrr ! J’ai froid rien que d’y penser.»
En fin d’après-midi, Romain était enfin parvenu à jeter la trame de sa nouvelle histoire : l’assassin serait un employé de banque qui supprimait, l’une après l’autre, ses collègues féminines parce qu’elles refusaient de sortir en sa compagnie. C’était horriblement cousu de fil blanc. Il n’y avait aucun suspense, les « collègues » n’avaient aucun charme.
« Romain, l’heure est grave ! se retint de hurler Filou. Si tu n’inventes pas un texte génial, je vais bientôt mourir de froid sur un iceberg ! Aie pitié de ton Fil-de-fer.»
Romain n’avait pas entendu cette supplique muette, et pour cause. Il se leva, enfila sa veste et glissa de la menue monnaie dans l’une de ses poches. Filou se glissa prestement sous le col roulé du pull de laine et tous deux se retrouvèrent bientôt à l’extérieur de l’immeuble.
A cette heure tardive, il n’y avait que quelques piétons dans la rue : un livreur de pizza qui cherchait son client, deux femmes chargées de lourds cabas qui se hâtaient vers le boulevard, un charmant vieux couple qui attendait à l’arrêt de bus.
Romain poussa la porte de la boulangerie « A l’épi d’or » et dévisagea la vendeuse derrière son comptoir : la jolie Elsa, sa voisine de palier. Aujourd’hui, elle avait relevé en chignon ses longs cheveux blonds dorés et coloré ses joues d’une touche de fard. Ses yeux émeraude plongèrent dans les yeux de Romain.
– Vous désirez ?
– Un croiss..., non, une brioch... Euh, une baguette, bafouilla-t-il en rougissant.
Elle lui tendit le pain, lui la monnaie.
– Vous allez bien ? Cela fait trois jours que je ne vous vois pas à l’heure du déjeuner.
Elle prit l’argent et le rangea dans le tiroir-caisse.
– On a beaucoup de travail au magasin. Au suivant !
Romain regagna son immeuble l’humeur maussade. Sur le palier, il croisa madame Crêpon, toujours en tweed vert, qui lui jeta un regard peu amène.
– Bonsoir madam...
– Inutile de vous faire passer pour un jeune homme bien élevé, ça ne prend pas avec moi ! vociféra-t-elle en serrant son sac contre elle.
Avant que Romain ne soit revenu de sa surprise, elle était déjà au pied des marches faisant montre d’une agilité surprenante malgré sa canne.
– Quelle vieille sorcière, grommela le jeune homme quand elle fut hors de portée. Un jour prochain, je lui répondrai que...euh...
« Qu’elle a un joli profil de meurtrière,  » lui souffla Filou dans le creux de l’oreille.
Romain venait d’ouvrir sa porte, il la referma à la volée et s’y adossa, le regard affolé. Si quelqu’un avait entendu ce qui venait de lui traverser l’esprit ! Le coeur battant, il guetta un bruit de pas...
– Je n’aurais pas dû penser ça, murmura Romain en se parlant à lui-même.
« Pourquoi ? C’est une idée géniale ! s’écria Filou, d’ailleurs ravi de l’avoir eue. Qui va soupçonner une grand-mère ? Tu as vu la taille de son sac à main ? C’est l’endroit idéal pour y cacher un revolver ou un énorme couteau de cuisine.»
Surpris de s’entendre penser à haute voix sans ouvrir la bouche, Romain jeta un coup d’oeil à droite, à gauche, au plafond.
– J’ai déjà préparé quelques lignes pour mon scénario.
« C’est mauvais, déjà vu et revu cent fois. »
Romain entrouvrit la penderie et l’inspecta avec circonspection.
– Je ne peux pas utiliser madame Crêpon comme tueuse, ce ne serait pas moral.
« Il suffit de changer son nom. Par exemple : Luchon, ça sonne bien et c’est passe-partout »
Romain regarda derrière le vieux fauteuil mais il n’y avait personne non plus.
– Et elle tue qui ? Elle ne peut pas travailler dans une banque, elle a près de soixante-quinze ans. Non, ça ne marche pas. Jamais ses collègues masculins n’auraient envie de lui faire la cour. En tout cas, moi, elle ne m’attire pas du tout.
Filou ne put retenir un soupir. Ce ne serait pas facile d’échapper aux ours polaires.
C’est le moment que choisit Théo Zic pour allumer sa chaîne stéréo et pousser le son à fond. Dans le modeste logement de Romain, les murs se mirent à vibrer, un cadre se décrocha de son clou pour se fracasser sur le sol, tandis qu’un bégonia au fond de son pot était agité de tremblements convulsifs.
Romain leva les yeux vers le deuxième étage et une étrange lueur s’alluma au fond de ses yeux.
– Si seulement il pouvait disparaître celui-là !
« Excellent comme début ! souffla Filou. Ne t’arrête pas en si bon chemin. »
Effaré, Romain se mordit les doigts.
– Je n’ai pas pu dire cela, gémit-il en se réinstallant devant sa table de travail.
« Si, et tu as raison : ce garçon est une calamité qu’il faut é-ra-di-quer ! »
Durant quelques secondes, Romain hésita entre le pain, toujours dans une main, et le stylo, à portée de l’autre. Après une dernière hésitation, il abandonnna la baguette et se mit à écrire.
Filou en profita pour se laisser tomber sur le sol. La journée avait été exténuante, il lui fallait reprendre des forces. Il regagna son tiroir. Les chaussons, le bonnet de nuit, et hop ! Au lit.

Quelques jours plus tard, les Piwis se réunirent dans la chaufferie afin de vérifier leurs costumes. Tibille portait une robe argentée toute plissée, en papier alu, Coco et Domi étaient coiffés de capsules en plastique beige qui leur faisaient de jolis canotiers tandis qu’un morceau de ruban noir leur servait de cravate.
– Romain travaille d’arrache-pied, expliqua Filou. Il a défini le premier meurtre. Madame Crêpon, devenue l’insoupçonnable madame Luchon, sabote la planche à roulettes de Théo Zic, enfin... il l’a rebaptisé Bob Art. Donc Bob se livre à une démonstration sur la piste de skate, sous les yeux admirateurs de ses copains, quand soudain... Patatras ! Et c’est ainsi que se termine la courte vie de Théo, pardon, Bob Art.
– C’est plutôt original, s’enthousiasma Grouni, et Domi acquiesça.
Ce qui ne fut pas du tout du goût de Lila.
– Vous oubliez que nous sommes la conscience des Humains, fit-elle remarquer sur un ton outré. (surpris, les Fil-de-fer l’interrogèrent du regard) Filou, tu es bien en train d’aider l’un d’entre eux à commettre un crime ?
– Sur le papier, Lila ! protesta Coco.
– Oui, c’est pour de faux, confirma Grouni. Raconte-nous, Filou, comment madame Luchon parvient à saboter la planche de Bob sans qu’il s’en apercoive ?
– C’est d’une simplicité enfantine. Elle frappe à sa porte, lui offre des truffes au chocolat, et pendant que Bob va les ranger dans le réfrigérateur, cette adorable septuagénaire sort un tournevis de son sac et desserre deux ou trois vis de la planche. Et voilà ! Le vieux truc de la gourmandise, ça fonctionne à chaque fois.
Coco, Domi et Filou s’émerveillèrent devant tant d’imagination. Cela semblait si facile à réaliser.
– Oh, je n’aime pas ça du tout, déplora soudain Lila. Elle l’a fait ce matin.
– Elle a fait quoi ? demanda Filou. Sois plus claire !
– Madame Crêpon. Elle est venue chez Théophile pour lui offrir des truffes.
Il y eut un moment de flottement parmi la petite troupe de théâtre.
– Simple coïncidence, finit par dire Grouni. Rien de plus.
– Oui. Cesse d’être rabat-joie, Lila, ajouta Filou.
– Si on allait admirer Théo Zic sur sa planche ? suggéra Tibille. Ce doit être passionnant.
Sa proposition fut acceptée avec enthousiasme par les Fil-de-fer. Un balancement de tête et, à la seconde suivante, ils se retrouvèrent assis, tous côte à côte, sur un rétroviseur de voiture. A quelques mètres, une dizaine de jeunes gens se livraient à des exhibitions de planches à roulettes ou de roller skate sur une piste, aux couleurs criardes, qui serpentait à travers un large terrain. Si certains en étaient encore à leurs débuts, d’autres affichaient déjà une technique digne de véritables champions.
– Là-bas, c’est Théo ! s’écria Lila en désignant du doigt une longue silhouette. Je reconnais son pull rouge et blanc.
Evoluant avec aisance, le jeune musicien réalisait des figures impressionnantes, ce qui lui valait les acclamations admiratives de ses amis.
– Quel talent ! reconnut Grouni.
– Oui, dit Filou qui ajouta, malicieux : il parait plus doué que pour la musique.
Encouragé par les applaudissements, Théophile n’hésita plus et se mit à prendre davantage de risques. Il enchaîna une série de sauts suivis d’un demi-tour dans les airs, n’utilisant ses brefs passages sur la paroi pentue que pour reprendre de l’élan.  Soudain, l’un de ses pieds dérapa sur la planche. Déséquilibré, le jeune homme retomba lourdement sur les jambes et, après plusieurs roulés-boulés il s’immobilisa sur le ventre.
Ses amis se précipitèrent aussitôt et tentèrent, dans un premier temps, de l’aider à se relever mais leurs efforts s’avérèrent inutiles. Le jeune homme tenait sa jambe gauche serrée entre ses deux mains et il grimaçait de souffrance.
– On l’emmène à l’hôpital, décida l’un d’eux. Il a sans doute une fracture.
Une voiture fut amenée à proximité et les jeunes gens y installèrent Théo avec précaution. Tandis qu’elle s’éloignait rapidement, quelqu’un récupéra la planche sur la piste et l’inspecta avec curiosité.
– Viens voir ça, Greg ! (un grand brun bouclé s’approcha) Une vis est desserrée et il en manque une autre. C’est aberrant. Théo ne vérifie jamais son matériel ?
– Ne t’inquiète donc pas ! Trois semaines dans le plâtre et il n’y paraîtra plus. Si je te donnais la liste de toutes mes entorses, fêlures et autres points de suture ! Et tu ne t’imagines pas comme ça fait craquer les filles....
Si les copains de Théo prenaient l’incident avec humour, il n’en était pas de même pour les Fil-de-fer, choqués et surpris par la scène qui venait de se dérouler sous leurs yeux. C’est Grouni, encore lui, qui brisa le malaise qui régnait entre eux en répétant ce qu’il avait dit un peut plus tôt dans le petit local qui leur servait de théâtre : la chute de Théo n’était qu’une pure coïncidence. Ainsi rassurés, les Fil-de-fer décidèrent de rentrer chez eux et de ne plus penser à cette malencontreuse histoire.

Deux jours s’étaient écoulés depuis la chute de Théophile sur la piste de skate-board quand un homme affichant la quarantaine, vêtu d’un jean et d’un blouson de cuir, se présenta au dernier étage du petit immeuble où vivaient Romain, madame Crêpon, Elsa et Théo Zic. Il sortit une clé de sa poche et ouvrit la porte de ce logement habituellement occupé par monsieur Tuong, le propriétaire de l’immeuble.
Une fois à l’intérieur, l’homme se livra à une inspection rapide de chaque pièce, en s’attardant un peu plus dans la cuisine. Il en ressortit, un sachet en plastique à la main, et pianota avec nervosité sur son téléphone mobile.
– David ? C’est Jeff. Le dénommé Tuong vit seul dans son logement mais j’ai trouvé l’adresse de ses enfants dans un agenda. Tu leur téléphoneras demain matin pour leur apprendre la mauvaise nouvelle à moins qu’entre-temps ce pauvre homme ne soit sorti du coma. Qu’a dit le médecin de l’hôpital ?... Répète, j’entends mal... Peut-être une allergie provoquée par un aliment qu’il aurait mangé dans la journée ? C’est bizarre. Hein ?... Non, je dis que c’est bizarre parce il y a deux jours à peine, un certain Théophile Barant s’est blessé en tombant de sa planche à roulettes. Oh ! Laisse-moi terminer au lieu d’éclater de rire. Figure-toi que ce Théophile est un des locataires de monsieur Tuong. Non, écoute-moi sans me couper la parole ! Il y avait des truffes au chocolat dans son réfrigérateur. Et maintenant devine ce que j’ai trouvé dans le frigo de ce Maurice Tuong ? ...... Bravo, tu as gagné. Je vais les déposer au labo pour les faire analyser et je te retrouve au commissariat. A tout à l’heure !
Le policier claqua la porte d’entrée ; le bruit de ses pas diminua doucement tandis qu’il descendait l’escalier. L’appartement se retrouva vide à nouveau.
En réalité, pas tout à fait.
Coco faisait de la balançoire sur le fil du téléphone – son jeu préféré – quand l’homme était entré et le Fil-de-fer n’avait eu que le temps de se dissimuler derrière l’annuaire pour ne pas être vu. Depuis sa cachette, il avait surpris la conversation « très instructive » entre les deux policiers et le Fil-de-fer était anéanti. Il se volatilisa d’un balancement de tête et réapparut devant Filou.
– Coco, que fais-tu là de si bon matin ? s’étonna Filou. Je suis ravi d...
Mais Coco ne le laissa pas poursuivre. Serrant ses mains l’une contre l’autre devant sa fine gorge dans un geste rempli d’inquiétude, il jeta d’une seule traite :
– Monsieur Tuong est hospitalisé parce que quelqu’un aurait tenté de le tuer avec des truffes empoisonnées. C’est affreux ! Je l’ai entendu de mes propres oreilles.
Coco exagérait un peu car les Fil-de-fer n’ont pas d’oreilles, mais le petit personnage n’avait pas encore fini sa tirade.
– Romain est de mèche avec madame Crêpon. Il lui prépare ses meurtres et elle les exécute ! Après Théo Zic, il s’attaque à monsieur Tuong. Et ensuite qui sera le prochain sur la liste ?
Filou en fut tout éberlué.
– Mais voyons, Coco, il s’agit d’un simple faux pas pour Théo et, si je te comprends bien, monsieur Tuong a une indigestion ? Alors pourquoi parler d’assassinats ? Ton imagination te joue des tours, je crois.
Mais le Fil-de-fer s’entêta. Il n’était pas décidé à abandonner sa théorie.
– Et s’il était vraiment de connivence avec la vieille dame ? Il serait le docteur Jekyll et elle la missiz Hyde et ils utiliseraient la chaufferie pour faire disparaître leurs victimes. Qu’en dis-tu ?
Filou le supplia de retrouver ses esprits.
– Par pitié, que dois-je faire pour que tu me croies ? Que j’entre dans le cerveau de Romain pour te démontrer que tu es dans l’erreur ?
Durant une poignée de secondes, Coco imagina Filou s’introduisant dans une oreille de Romain puis se faufilant entre le cervelet et le lobe temporal. Les neurones tournaient à plein régime et, par ci, par là, le circuit électrique produisait de petites étincelles. On pouvait entendre un faible gargouillis et parfois une bulle grisâtre se formait avant d’éclater dans un léger «ploc !».
– C’est répugnant ! murmura le Fil-de-fer et il mit la main devant sa bouche pour contenir la nausée qui montait.
– Voyons, Coco, ce n’était qu’une image ! protesta Filou. Si cela peut te rassurer, allons feuilleter ses écrits d’hier soir et tu te rendras compte par toi-même que tout va pour le mieux.
Tous deux se hissèrent sur la table de travail de Romain et lurent les dernières pages.
– Madame Crêpon tue le propriétaire ! s’exclama Coco, horrifié. Ecoute ceci :
« Madame Luchon tendit l’assiette à son propriétaire, monsieur Din Van. Ce monstre avait encore augmenté le loyer et elle voyait sa minuscule pension se réduire mois après mois pour engraisser cet homme sans coeur.
– C’est si aimable de votre part, madame Luchon.
– Peu de locataires ont la chance d’avoir un propriétaire aussi compréhensif que vous, monsieur Din Van. Mangez-donc mes chocolats ! Ils sont savoureux, vous verrez.
– Vraiment délicieux ! Mais il faut que j’aille faire des courses avant la fermeture du magasin.
Le propriétaire et sa locataire se retrouvèrent sur le palier. Monsieur Din Van ferma sa porte à clé.
– Encore merci, madame Luchon.
– Cela m’a fait plaisir, susurra la vieille dame. Vous ne pouvez pas savoir à quel point.
A l’instant où le propriétaire s’apprêtait à descendre la première marche, la vieille dame lui attrapa la cheville avec la poignée de sa canne, d’un geste vif, et tira. Déséquilibré, le malheureux plongea la tête la première dans l’escalier et dévala les marches jusqu’au rez-de-chaussée où il s’immobilisa. Définitivement. »
– C’est horrible, gémit Coco. Affreux, épouvantable, monstrueux.
– Cela n’a rien à voir avec la réalité, protesta Filou. Tu parlais de poison...
– Reprends tes esprits, Filou ! Romain s’est métamorphosé en tueur en série. Et c’est toi le responsable !
– Je n’ai rien fait, je suis innocen... Mais qu’est-ce que je raconte ? Ce n’est qu’un simple scénario : du papier et de l’encre entre les mains de Romain. De plus, c’est bourré d’humour : le sabotage de la planche, le coup de la canne dans l’escalier, c’est génial, non ? Et personne n’est mort : ni Théo, ni monsieur Tuong.
– Et les chocolats de madame Crêpon, d’où lui vient cette idée ?
Filou secoua la tête. Tout cela n’avait pas de sens, il devait y avoir une explication. Mais laquelle ? Filou eut une pensée pour Gap... Il crut entendre le grognement d’un ours blanc, il sentit le souffle glacé du blizzard parcourant les immenses étendues glacées.
– D’accord ! Puisque la situation l’impose : on déclenche le plan « Alerte Rouge ! »
Un large sourire s’étala sur la face de Coco qui désigna, d’un air ravi, ses pieds.
– Rouge...comme nos chaussons ?
– Euh, oui. Convoque les Piwis sur le champ !
Un claquement de doigts suffit pour que Lila, Grouni, Domi et Tibille apparaissent devant eux. Coco leur fit un bref résumé de la situation et Filou donna des consignes à chacun :
– Lila, Tibille et Grouni, vous ne quittez plus madame Crêpon et vous nous avertissez au moindre mouvement suspect de sa part. Coco, Domi et moi, nous nous chargeons de la surveillance de Romain. Allons-y !

Le soir tombait sur la ville.
Trois Fil-de-fer, un peu frigorifiés, se tenaient serrés, l’un contre l’autre, au pied d’un réverbère tandis que Romain piétinait devant la porte de la boulangerie.
– Que fait-il ? demanda Domi en se frottant les bras pour se réchauffer.
– Il guette Elsa, répondit Coco en se serrant contre Filou.
– Et pourquoi donc ? demanda à nouveau Domi.
– C’est pour le savoir que nous sommes là, Domi, gronda Filou.
La dernière cliente ne tarda pas à s’en aller. La boulangère s’empressa de dérouler le store de la devanture pour indiquer la fermeture du magasin et elle salua Elsa qui s’apprêtait à sortir.
– Bonsoir, madame Moreau.
– A demain, ma petite Elsa !
La porte de la boulangerie se referma et Romain, en quelques foulées rapides, fut devant Elsa à qui il adressa quelques mots.
– Qu’est-ce qu’il lui dit ? s’écria Domi qui voyait bouger leurs lèvres mais n’entendait pas le moindre son.
– Chuuut ! firent en choeur Filou et Coco.
Les deux jeunes gens s’éloignèrent, suivis par la petite troupe. Ils tournèrent le coin de la rue et entrèrent dans une charmante boutique dont la façade, aux couleurs rose et blanche, arborait un charme suranné.
Sans hésiter les trois Fil-de-fer prirent leur élan et, d’un bond, se retrouvèrent debout sur la bordure en briquettes rouges, le nez écrasé contre la vitrine, les yeux grands ouverts pour la suite de leur enquête. A l’intérieur du salon de thé, Romain et Elsa s’étaient assis autour d’une table couverte d’une jolie nappe fleurie ; devant eux, il y avait deux tasses de fine porcelaine ainsi qu’une corbeille remplie de brioches et de petits fours.
A cet instant précis, les deux amoureux ignoraient que chacun de leurs faits et gestes faisait l’objet de commentaires rigoureux.
– Romain prend la main d’Elsa, souffla Filou. Et... il lui parle !
– Quel étrange comportement ! s’inquiéta Domi. Qu’est-ce que cela peut bien signifier ?
– Elle devient toute rouge, ajouta Coco tout étonné, qui poursuivit : Et même ces choses étranges qui sont collées de chaque côté de leur tête et qu’ils appellent « oreilles », regardez comme elles sont cramoisies !
– C’est certain, ils préparent un mauvais coup, décréta Domi. Ce sont des preuves irréfutables.
– Voyons, Domi, protesta Coco, si tu avais lu notre manuel sur les Humains tu saurais que c’est de cette façon qu’Ils se font la cour.
Domi contempla, médusé, Romain et Lisa qui se souriaient béatement.
– C’est absolument irrationnel comme comportement, dit le Fil-de-fer en secouant la tête d’un air navré.
– Oui, si l’on veut, admit Filou. Bon, inutile de s’attarder. On rentre.
De retour dans la chaufferie de l’immeuble, ils guettèrent le retour de Lila, Tibille et Grouni qui leur firent un résumé de la soirée, très éprouvante, qu’ils venaient de vivre.
– Madame Crêpon se passionne pour un chanteur des années trente dont elle écoute les chansons sur de vieux disques affreusement usés, expliqua Grouni.
– Par chance, poursuivit Tibille, elle a fini par s’asseoir dans son fauteuil et elle s’est vite endormie.
– Mais il s’est produit un fait très important, objecta Lila. Ce soir, elle a fait des truffes.
Les Fil-de-fer ne purent retenir un cri d’effroi : la vieille dame s’apprêtait à commettre une mauvaise action, une fois de plus.
– Ce sera Elsa ou Romain, laissa tomber Filou. L’un des deux est en danger. Nous devons intervenir !
– Oui, mais de quelle façon ? s’inquiéta Lila. Madame Crêpon a fermé sa conscience, je n’ai pas pu réussir à lui parler à travers ses rêves. Cela se produit parfois.
– Et si nous demandions l’aide de Gap ? proposa Grouni. C’est notre chef à tous, il nous dirait comment agir.
Filou s’imagina sur la banquise, occupé à construire un igloo par moins trente degrés... Il en frissonna.
– Nous avons obtenu les chaussons rouges, dit-il avec force. Alors montrons-nous dignes de les porter. Nous agirons seuls ! Tous avec moi, les Piwis, nous allons passer à l’action.

Le lendemain matin, dans le commissariat du quartier

– Salut, David ! Je suis passé chez Théophile Barant, le musicien. Il était rentré chez lui la veille, avec une jambe dans le plâtre. Je n’ai pas pu récupérer les chocolats. Après plusieurs jours dans le réfrigérateur, les truffes étaient si desséchées qu’il les avait jetés à la poubelle dès son retour.
– Alors ta grande théorie du crime prémédité tombe à l’eau, Jeff ?
– Ca dépend, dit le policier en fouillant le paquet de lettres fraîchement arrivées le matin même. Ah, voici des nouvelles du labo !
Il déchira l’enveloppe et lut rapidement :
– C’est à peine croyable ! Ils ont détecté de la mort aux rats en grande quantité dissimulée dans les truffes. Ce Maurice Tuong a de la chance d’avoir survécu à une dose aussi massive.
Les deux policiers se regardèrent, médusés par les conséquences que cela impliquait.
– Tu m’as bien dit : Madame Crêpon ?
– Oui et elle a bien soixante-dix ans. Elle n’est pas fichée dans nos services et n’a aucun casier judiciaire.
– En somme, il s’agit d’une vieille dame avec une vie exemplaire.
– Exactement. On ne peut pas mieux résumer sa vie.
David esquissa une grimace :
– Elle a quand même tenté d’empoisonner son propriétaire !
Jeff acquiesça d’un mouvement de la tête.
– Oui. Sans doute pour ne plus payer le loyer. Un sacré bon motif pour commettre un meurtre. Et pas le moindre témoin à l’horizon : qui se serait méfié d’une personne de son âge ?
Jeff était contrarié. Il avait arrêté de nombreux personnages peu recommandables au cours de sa déjà longue carrière mais l’idée de passer les menottes à une grand-mère le mettait mal à l’aise.
– Je veux faire une perquisition chez elle. Je tiens à m’assurer de sa culpabilité, tu comprends ?
– Oh oui. Je fais le nécessaire auprès du juge et, cet après-midi, je t’accompagne sur les lieux. J’ai hâte de faire sa connaissance.

Tous les jeudis, Elsa finissait son travail à quinze heures et d’habitude, elle profitait de son temps libre pour aller au cinéma ou regarder les vitrines. Mais aujourd’hui elle s’était hâtée de regagner son appartement sans perdre une minute. Elle avait ensuite mis l’eau à chauffer pour faire du thé et déplié une jolie nappe brodée sur la table car elle attendait l’arrivée de Romain. Ils étaient tombés très amoureux l’un de l’autre et se voyaient désormais tous les jours.
Au premier coup frappé à sa porte, Elsa se précipita mais elle eut la surprise de découvrir qu’il s’agissait de sa voisine, madame Crêpon.
– Bonjour, chère demoiselle, dit la vieille dame, qui lui montra qu’elle portait quelque chose dans ses mains. J’apporte un petit cadeau, je peux entrer ?
– Oui, bien sûr ! répondit la jeune femme, tout de même un peu ennuyée par cette visite imprévue.
Madame Crêpon déposa son assiette sur la table et ôta la serviette blanche, découvrant une douzaine de truffes.
– Il ne fallait pas vous donner cette peine, protesta Elsa. Elles ont l’air délicieuses.
– Entre voisines, minauda la vieille dame, les gestes d’amitié sont importants.
A cet instant, quelqu’un d’autre se manifesta derrière la porte et Romain entra à son tour. C’est le moment que choisirent les six Fil-de-fer pour apparaître dans la pièce et se dissimuler derrière les pieds d’un buffet.
Après avoir échangé quelques politesses, Romain, madame Crêpon et Elsa avaient pris place autour de la table. Bientôt les tasses furent pleines de thé et, tandis que le sucre et le lait circulaient, l’assiette de truffes devint le sujet de la conversation.
– Votre gentillesse est touchante, madame Crêpon, dit Romain qui avait failli dire « surprenante » et c’était le mot juste.
Un sourire pincé sur les lèvres, la vieille dame leur tendit l’assiette.
– Servez-vous donc ! Ce serait dommage de les laisser ramollir. La météo prévoit des averses d’ici ce soir et le chocolat supporte mal l’humidité.
Les Fil-de-fer sentirent leurs cheveux raides se dresser un peu plus sur leur tête.
« Elle va les tuer ! gémit Tibille. »
« Il faut faire quelque chose, s’affola Lila. »
« Ils ne doivent pas nous voir, rappela Domi, mais c’était bien la dernière chose qui les préoccupait alors que la situation tournait au tragique.
Filou prit la décision d’intervenir :
« Domi, Tibille et Lila, occupez-vous des chocolats ! Coco ! Grouni ! Avec moi. »
Filou et ses deux amis se ruèrent vers un lampadaire dont ils empoignèrent le fil électrique et, tirant de toutes leurs forces, ils le déséquilibrèrent, provoquant sa chute.
– Que se passe-t-il donc ? s’exclamèrent Romain, Elsa et madame Crêpon en se levant de leurs chaises.
– Comment est-ce possible ? s’étonna Elsa qui contemplait son lampadaire brisé gisant sur le sol auprès de l’abat-jour chiffonné.
Profitant de l’effet de surprise, Domi, Tibille et Lila coururent jusqu’à la table et agrippant un coin de la nappe, ils firent tomber les tasses et l’assiette de truffes.
Le fracas provoqua de nouveaux cris de surprise de la part de Romain, Elsa et la vieille dame. C’est alors que l’on tambourina à la porte. Romain ouvrit et deux hommes exhibèrent leur carte de police.
– Inspecteurs David Murois et Jeff Lejean. Savez-vous où se trouve Madame Crêpon ?
La vieille dame se penchait déjà pour ramasser les chocolats quand elle entendit son nom.
– C’est moi, dit-elle. Que désirez-vous ?
– Georgette Crêpon, je vous arrête pour tentative d’assassinat sur votre propriétaire, monsieur Tuong.
Pendant que l’inspecteur Murois mettait les menottes à madame Crêpon, l’inspecteur Lejean glissa les truffes dans un sachet en plastique. Devant les regards effarés de Romain et Elsa, il leur expliqua :
– De la mort aux rats, dit-il en levant le sachet à hauteur des yeux. Le chocolat et le sucre cachaient le goût.
– On en a retrouvé une pleine boîte dans sa cuisine, raconta David Murois. Vous l’avez échappé belle. Vous étiez les prochaines victimes sur sa liste.
Romain et Elsa pâlirent, atterrés, mais le policier poursuivait :
– Votre voisin, Théophile Barant, a eu la chance de se casser la jambe avant d’y avoir goûté. Sinon, il aurait été le premier dont son adorable voisine se serait débarrassée.
Romain et Elsa se tournèrent vers la vieille dame qui attendait, l’air paisible.
– Mais enfin, madame Crêpon, pourquoi ? demanda Elsa.
La vieille dame eut un ricanement.
– Je déteste tous les locataires de cet immeuble sans exception. « Elle » (elle indiqua Elsa d’un coup de menton) et sa stupide façon de me sourire quand elle me croise. « Lui » (elle montra Romain) toujours pressé.
– Et le jeune Théo ? demanda l’inspecteur Murois.
– Il chantait tellement faux, protesta-t-elle. Je devais y mettre un terme. C’était pour le bonheur des locataires de cet immeuble.
– Et votre propriétaire, Maurice Tuong ?
– Le loyer augmentait trop vite, ça devenait insupportable. Je suis certaine qu’au fond d’eux-mêmes les locataires étaient d’accord avec moi.
Elle regarda les deux policiers l’un après l’autre et soupira :
– J’agissais pour le bien de tous. Vous comprenez ?
Il y eut un silence médusé.
– Vous avez tenté de tuer quatre personnes, madame Crêpon ! dit Jeff Lejean. Quatre !
– Oh ! dit la vieille dame en agitant la main d’un geste désinvolte. Trois, quatre, cinq ! Je n’ai jamais compté.
David et Jeff la prirent chacun par un bras.
– Désolé, on vous emmène au commissariat.
Ils se dirigèrent vers la porte tandis que la vieille dame leur expliquait :
– Les autres non plus je ne comptais pas. De toute façon, j’adore faire des truffes.
– Comment ça les autres ? demanda Jeff tout en aidant la vieille dame à descendre les marches. Quels autres ?
– J’ai habité place aux Herbes, il y a quelques années. Huit locataires en tout. Mon voisin de palier, un insomniaque, écoutait sa radio toutes les nuits. Je m’en suis occupée en priorité. Un autre, un grossier personnage, adorait le chocolat. Amusant, non ? Il y en avait un qui...
Les voix se perdirent alors que les policiers et la vieille dame quittaient l’immeuble.
Romain serra Elsa dans ses bras pour la réconforter et, après ce qui venait de se produire, la jeune femme en avait besoin. Puis ils décidèrent d’aller faire une longue promenade dans le parc pour ne plus penser à leur méchante voisine.
Après leur départ, les Fil-de-fer poussèrent de grands cris de joie ; leur intervention avait sauvé la vie de deux personnes.
– Mission pleinement accomplie, déclara Filou sur un ton satisfait. Tout rentre dans l’ordre.
Pourtant, Domi était encore tracassé par un détail.
– Comment Romain a-t-il eu l’idée d’utiliser les truffes comme fil rouge dans son livre ? Il savait donc pour madame Crêpon ?
– Oui. Parce qu’un jour, il l’avait croisée dans les escaliers avec son panier rempli de chocolat, de sucre et d’une boîte d’oeufs. Cela lui avait paru original de s’en servir pour les meurtres.
– Il ignorait à quel point il collerait à la réalité, constata Lila. Mais heureusement, tout est terminé.
– C’est vrai, intervint Tibille. Aussi j’en profite pour vous rappeler qu’une énorme quantité de travail nous attend. Rendez-vous tous à la chaufferie.
– En avant, les Piwis ! lança Domi. Tout le monde en scène pour le prochain spectacle !
En choeur, les Fil-de-fer poussèrent un grand « Hourra ! » et, d’un balancement de tête, ils disparurent.



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