Illustration réalisée par GUESEUCH


«Il était une fois une fée qui s’appelait Eléonora et qui vivait dans une très belle forêt enchantée. Eléonora parlait à l’eau de la rivière, aux pierres du chemin, aux chênes et aux sapins. Grâce à elle, les fleurs poussaient par milliers tous les jours de l’année, et le ciel était toujours d’un bleu éclatant. Elle avait de longs cheveux dorés, était vêtue d’une merveilleuse robe couleur d’automne et ne portait jamais d’escarpins. Les arbres abaissaient leurs branches sur son passage pour que leurs feuilles fassent un tapis sous ses pieds nus.
Un jour, hélas, un esprit mauvais fut jeté hors du monde des Ombres parce qu’il était si méchant que nul autour de lui ne pouvait continuer à le supporter. Il erra longtemps, très longtemps, et puis, un jour, il parvint aux abords de la forêt enchantée. Un lièvre, qui était un grand bavard, lui apprit l’existence de Dame Eléonora et lui révéla que les pouvoirs qu’elle détenait lui venaient de la pierre rouge suspendue à son jolie cou. Haguor – c’était le nom de l’esprit mauvais – décida de s’emparer du domaine de la Dame. Il prit l’apparence d’un sanglier et chercha à gagner la confiance de Eléonora.
Pendant des mois, il parcourut la forêt, prêt à rendre service à tous ceux qui avaient besoin d’être secourus ; il remit sur pattes une tortue qui s’était retournée sur le dos, il ramena à sa mère un oisillon qui était tombé du nid, et il sauva de la noyade une libellule que le vent avait jetée dans la rivière. Quand il fut devenu l’ami de Eléonora, il l’emmena dans une clairière où se trouvait un arbre que la foudre avait fendu en deux. Là, d’un coup de crocs, il s’empara de la chaîne qu’elle portait à son cou, puis il la poussa violemment dans le tronc de l’arbre qui se referma sur elle.
Haguor avait réussi à mener à bien son horrible projet ; il détenait désormais le pouvoir. Il s’en servit aussitôt pour prendre une forme humaine mais ses cheveux gardèrent une étrange couleur rouge et, malgré tous ses efforts, Haguor n’y put rien changer. Il fit disparaître toutes les fleurs de la surface de la Terre, réduisit au silence l’eau de la rivière et, depuis ce jour maudit, il règne par la terreur sur les animaux et sur toutes choses. Et cela à tout jamais.»
– Ce n’est pas vrai ! Un jour, quelqu’un reprendra le collier et délivrera Eléonora, et ce vilain Haguor sera obligé de s’en aller très loin.
– Tais-toi, Milie ! Si tu bavardes sans arrêt, maman ne pourra pas nous raconter la fin de l’histoire.
Milie secoua sa jolie tête couverte de boucles brunes. « Elle ne dirait plus un mot, elle le promettait » mais c’était difficile pour une petite fille de six ans d’entendre affirmer que ce vilain bonhomme avait gagné.
Titouan, son grand frère de huit ans, apprécia les efforts de sa soeur et il fit signe à leur maman de poursuivre. Celle-ci, qui attendait patiemment la fin de cet échange, reprit donc son récit :
«Un jour, un Prince qui se promenait dans les environs, entra dans la forêt sans se douter qu’elle était enchantée. Il faisait si chaud qu’il se rendit à la rivière pour se rafraîchir. Après avoir bu, le jeune homme tendit l’oreille car quelque chose l’intriguait : la rivière coulait sans faire le moindre bruit, pas même un doux murmure. Le jeune homme fut si étonné qu’il demanda à voix haute comment un tel phénomène était possible et c’est un merle qui lui répondit :
Depuis que la fée Eléonora est prisonnière, le silence s’est abattu sur notre monde.
  Le Prince demanda à l’oiseau de tout lui conter et le merle s’exécuta. Quant il eut appris cette terrible histoire, le jeune homme décida de se rendre au palais où vivait Haguor et, durant la nuit, il parvint à entrer dans sa chambre pour lui reprendre le collier. Puis le merle l’emmena jusqu’à l’arbre fendu et, ainsi, le Prince put délivrer Eléonora.
Alors Haguor fut précipité dans un gouffre profond et la fée aida le jeune homme à ressortir de la forêt. A nouveau, les fleurs s’épanouirent par milliers et la rivière se remit à chanter.»
– Je crois, les enfants, qu’il est temps de dormir maintenant, dit la maman.
– Je suis bien content que le vilain Haguor ait été jeté au fond du gouffre, dit Titouan en se glissant dans son lit.
– Moi aussi, approuva Milie en posant sa tête sur l’oreiller. Il était vraiment trop horrible.
La maman se pencha sur ses enfants et les embrassa, tour à tour, sur le front.
– Bonne nuit, mes chéris !
– Bonne nuit, maman ! répondirent en choeur les enfants.
La maman éteignit la lumière et sortit de la chambre en refermant la porte derrière elle ; les parents se retrouvèrent seuls devant le feu de bois qui brûlait dans la cheminée.
– Tu leur as encore raconté ce conte, protesta le père. Ils finiront par le connaître par coeur !
– Ils le savent sur le bout des doigts. Ils me soufflent parfois les mots.
– Mais alors, pourquoi attendent-ils toujours la même histoire ?
La maman sourit :
– Parce qu’ils l’adorent. Tout simplement.
– Peut-être, mais à force de l’entendre, ils vont finir par croire que cette fable est vraie !
La maman acquiesça :
– Ils sont persuadés que la fée existe vraiment et que la forêt est un lieu magique. Et cela me convient parfaitement.
– Je ne comprends pas ?
– Je crains toujours qu’ils ne se perdent dans la forêt, elle est si grande et si touffue.
– Oui, c’est vrai.
– S’ils pensent qu’elle est enchantée, ils ne s’en approcheront pas.
– J’espère que tu as raison mais je crois quand même que tu devrais essayer un autre récit.
La maman promit et la soirée s’écoula, paisible.

Une belle matinée venait de débuter, et Titouan et Milie étaient allés jouer dans le pré qui bordait leur maison. Leurs parents avaient dû s’absenter et ils avaient fait promettre à leurs enfants d’être sages jusqu’à leur retour.
Titouan et Milie s’amusaient à se lancer et à se renvoyer une balle et, après quelques minutes de ce jeu, leurs joues avaient pris de belles teintes. Soudain, Milie manqua la balle qui roula sur le sol et finit par s’arrêter au pied d’un gros buisson. A l’instant où la petite fille accourait pour la ramasser, un merle se posa sur le feuillage, juste au-dessus d’elle. Milie leva les yeux vers lui et un frisson la parcourut.
– Titouan, viens vite ! C’est le merle de l’histoire, celui qui peut nous mener jusqu’à la fée.
Son frère la rejoignit et il fut tout aussi étonné de voir, avec quelle insistance, l’oiseau au plumage noir penchait sa tête vers l’un, puis vers l’autre.
– Cela ne peut pas être lui, Milie. Maman nous a dit que la fée avait recouvré la liberté !
– Parce qu’elle n’aime pas que nous soyons tristes. Mais je sais bien, moi, que le Prince n’a pas réussi à délivrer Eléonora.
Titouan fut surpris d’entendre cela.
– Tu le crois vraiment ?
– Bien sûr ! Peux-tu me montrer les fleurs que la Dame fait pousser par milliers ?
Titouan contempla, autour d’eux, le large pré vert tendre dépourvu de la moindre touche de couleur. Pas un bouton d’or, pas un coquelicot. Cela signifiait donc que Milie avait raison.
Le merle s’envola pour se poser un peu plus loin.
– Il vient vers nous parce que Eléonora a besoin de notre aide. Nous devons partir.
– Dans la forêt enchantée ? Voyons, Milie, tu sais que si nous y entrons, nous ne pourrons plus jamais en ressortir.
– Bien sûr que si ! Aussitôt que nous aurons délivré la Dame.
Titouan chercha un autre argument mais il n’en trouva pas. Aussi, quand le merle déploya ses ailes et prit son envol vers la forêt, les deux enfants le suivirent sans hésiter. Durant un long moment l’oiseau noir alla d’arbre en arbre, sifflant si les enfants tardaient à le rejoindre. Brusquement, il disparut, laissant les enfants seuls.
Titouan et Milie n’éprouvèrent aucune crainte puisqu’ils savaient que c’était une forêt enchantée ; ils continuèrent donc à marcher jusqu’à ce qu’ils parviennent au bord d’une rivière. Son eau était si limpide qu’on pouvait apercevoir des poissons argentés qui nageaient et qui, parfois, se glissaient sous les nénuphars pour s’amuser à cache-cache.
– Ecoute, Titouan ! dit Milie et les enfants tendirent l’oreille. L’eau claire ne chante pas. Comme c’est triste.
– Haguor l’a condamnée au silence. L’aurais-tu oublié ?
– Il a raison, dit tout à coup une voix éraillée. Haguor est le responsable de tous nos tourments. Maudit soit le jour où il est entré dans notre forêt.
– Qui a dit cela ? demanda Titouan en sursautant.
– Moi, reprit la voix. Ton pied gauche a bien failli me piétiner.
Titouan et Milie baissèrent la tête et virent une pierre ronde toute grise. A leur grande surprise, elle ouvrit une large bouche et se mit à parler :
– Je m’ennuie à mourir depuis que la rivière n’a plus prononcé un seul mot. Avec ses flots qui traversent tant de contrées lointaines, elle avait toujours une histoire extraordinaire à me faire partager !
– Mais vous, Haguor ne vous a pas réduite au silence ? s’étonna Milie.
– Et que voulez-vous qu’il fasse s’il me trouve trop bavarde ? Qu’il me change en galet ?
La pierre fit entendre un bruit bizarre, on aurait cru qu’elle avait le hoquet.
– Elle rit ! s’exclama Titouan.
Et Milie acquiesça. Cette forêt était vraiment un lieu magique !
– Ainsi vous ne redoutez pas la colère de Haguor ? demanda encore la petite fille.
– Bien sûr que non et je ne suis pas la seule.
– Elle a raison, s’écrièrent en choeur quatre pierres moussues qui se tenaient serrées les unes contre les autres à quelques pas de là. Il ne peut rien contre nous.
– Mais vous les enfants, reprit la pierre. Que faites-vous si loin de votre maison ?
– Nous sommes venus délivrer la Dame, expliqua Titouan. Mais nous ignorons de quel côté chercher l’arbre qui l’emprisonne.
– Hélas ! Nous aussi, soupirèrent les pierres. Il faut s’adresser aux Grabbie, elles auront la réponse.
– Les Grabbie ! Qui sont ces...

Mais, avant que les pierres aient pu répondre, un vent furieux se leva brusquement. Dans un bruit de tonnerre, il déferla sur la forêt, agitant les branches des arbres, écrasant les fougères, soulevant un nuage de terre sèche qui aveugla les enfants.
Les yeux pleins de poussière, Titouan chercha sa soeur à tâtons mais elle avait disparu. Eperdu d’inquiétude, le jeune garçon dut se résoudre à trouver refuge auprès d’un épais fourré où il attendit, des heures durant, que la tempête s’essouffle. Enfin ce fut l’accalmie.
Le vent s’apaisa et le silence retomba, laissant Titouan désemparé. Il eut beau appeler Milie, il n’obtint aucune réponse et, en essayant de regagner la rivière, il s’enfonça de plus en plus dans l’épaisse forêt.
La mort dans l’âme, Titouan entama une longue marche entre les arbres, immenses et majestueux, qui semblaient se courber sur son passage ; peut-être se demandaient-ils ce que le jeune garçon faisait sous leurs lourdes ramures mais aucun d’entre eux ne pouvait, hélas, lui adresser une parole de réconfort.
Titouan ne prit conscience du temps qui s’écoulait qu'en voyant le jour décliner. Ce soir-là, il dut se contenter d’un morceau de brioche trouvé au fond de sa poche, avant de se coucher sur l’herbe et de s’endormir, le coeur lourd. Où pouvait bien être Milie à cet instant ?

Milie avait tenté d’agripper la veste de Titouan mais la poussière lui brûlait les yeux, le vent lui coupait le souffle. Elle avait fait quelques pas, les bras tendus devant elle, et puis le sol s’était dérobé sous ses pieds. Par bonheur, la petite fille avait glissé le long d’une pente douce, et fini sa chute au fond d’un fossé rempli de mousse.
Quand la tourmente cessa enfin, Milie se hâta à la rencontre de Titouan. Comme elle ne l’apercevait pas elle cria son nom plusieurs fois, en vain.
C’est alors qu’une voix l’interpella :
– Qui es-tu, jeune enfant, et de quel droit marches-tu sur mes terres ?
Milie sursauta en découvrant l’étrange personnage qui s’avançait vers elle. Il était vêtu d’un lourd manteau de velours grenat qui le couvrait jusqu’aux pieds et une étoffe de lin écru lui entourait la tête à la manière d’un turban.
– Je m’appelle Milie et j’ai perdu mon frère.
L’homme n’eut qu’une courte hésitation :
– Je suis le seigneur de ce domaine. Suis-moi ! La nuit ne tardera plus et tu trouveras un abri dans mon palais.
– Je ne peux pas abandonner mon frère, protesta Milie, les yeux embués de larmes.
Le personnage parut agacé :
– Nous ne pouvons rien pour lui ce soir, le ciel s’obscurcit déjà. Mais demain, nous le chercherons, je te le promets.
Milie avait faim et froid. Elle se résigna donc et suivit le seigneur.
La nuit devenait d’un noir profond quand ils atteignirent sa demeure. Très éprouvée par les événements, qu’elle venait de vivre, Milie ne réalisa pas qu’elle franchissait les portes d’un palais. Subitement, ses pieds foulèrent de somptueux tapis et elle se retrouva au centre d’une vaste salle dont les murs, en marbre blanc, étaient tendus de magnifiques tapisseries de soie et d’or. Des candélabres en vermeil, portant de grosses bougies rouges, étaient disposés un peu partout et leurs lueurs tremblotantes éclairaient jusqu’au moindre recoin.
Des elfes servirent à Milie un délicieux repas dans des plats d’argent, puis ils la conduisirent dans une chambre où toute chose était rose : les tentures, les meubles, et même les murs. A peine couchée dans le lit à baldaquin, la petite fille s’endormit d’un profond sommeil. Quand elle s’éveilla, il faisait jour.
De beaux vêtements avaient été déposés sur un fauteuil, et les elfes aidèrent Milie à les revêtir. La robe était en soie brochée, les souliers – juste à sa pointure – en satin avec des boucles en émeraude et il y avait également un fin diadème en diamants que Milie posa sur ses cheveux bruns. Ensuite, la petite fille partagea la table du seigneur avant d’aller, en sa compagnie, se promener en pleine nature.
L’air était doux et Milie éprouvait un bonheur intense sans vraiment comprendre pourquoi. Elle s’émerveillait de voir les cabrioles d’un écureuil sur les branches d’un chêne ou les sauts d’un furet entre les taillis. Le seigneur marchait derrière elle, sans cesser de l’observer.

Les premières lueurs du jour avaient réveillé Titouan et, le coeur plein de courage, il avait repris sa marche. Mais les heures se succédaient et le jeune garçon commençait à souffrir de la fatigue lorsque, au détour d’un bosquet, il reconnut Milie qui s’avançait sur le sentier.
Poussant un cri de bonheur, il se précipita vers elle.
– Milie ! Je suis si heureux de te revoir.
A sa grande surprise, la petite fille eut un mouvement de recul.
– Qui êtes-vous ? Je ne vous connais pas !
– Voyons Milie, c’est moi, ton frère. Mais d’où viennent ces magnifiques vêtements que tu portes ?
Alors que les deux enfants se parlaient, l’inconnu tendit un bras dans leur direction. Soudain, un éclair de feu rougeoyant jaillit de sa main et fila droit sur le jeune garçon. Titouan aurait été touché en plein coeur si une brusque poussée ne l’avait écarté de la trajectoire, laissant l’éclair aller se perdre dans un buisson qui s’enflamma.
– Vite ! A l’abri, s’écrièrent des voix et Titouan se sentit soulevé de terre et emporté.
Un autre éclair fusa et brisa net une branche mais Titouan était hors d’atteinte. Malgré les protestations du jeune garçon, ses sauveteurs l’entraînèrent dans les profondeurs de la forêt. Ils lui firent franchir les ruisseaux, contourner les grands épineux, dévaler quelques pentes, l’emmenant à nouveau loin de Milie.
Enfin, ils mirent un terme à cette course échevelée et les pieds de Titouan retrouvèrent le sol.
Tout étourdi, le jeune garçon contempla les alentours : il y avait de vieux arbres rabougris, des lierres entremêlés qui formaient un mur épais... et des dizaines de petites mains qui s’agitaient joyeusement dans les airs pour le saluer.
– Mais qui êtes-vous ? demanda Titouan en ouvrant des yeux éberlués.
– Les Grabbie ! répondirent les voix à l’unisson.
Une phrase, prononcée par les pierres de la rivière, revint alors à l’esprit de Titouan : «Les Grabbie connaissent la prison de Eléonora»
– Vous êtes des mains qui parlent ? s’étonna le jeune garçon qui n’avait jamais vu pareille chose.
– Nous sommes des êtres de la forêt, nés de la terre et du vent, et aussi des amis de Eléonora. Après s’être emparée d’elle, Haguor a tenté de nous faire disparaître. Mais il ne maîtrisait pas encore très bien le pouvoir de la Dame et le maléfice d’invisibilité, qu’il nous a jeté, a oublié nos mains.
Titouan sentit soudain la tristesse l’envahir. Milie avait raison : Eléonora demeurait captive.
– Pourquoi ne pas avoir aussi sauvé ma soeur ?
– Elle aurait refusé de nous suivre, Haguor l’a envoûtée. Mais avec ton aide, nous pourrons l’arracher à son pouvoir.
Titouan songea qu’il n’avait guère le choix car jamais il n’abandonnerait sa sœur bien-aimée.
– Il nous faut d’abord récupérer le collier, expliquèrent les Grabbie. Haguor le cache dans son palais, en un lieu connu de lui seul. Si seulement le Prince était parmi nous.
– Parce que vous ignorez ce qu’est-il devenu ? s’étonna Titouan.
Le jeune garçon réalisa qu’il manquait quelques lignes, très importantes, à la belle histoire que lui contait sa mère, et il le regretta amèrement.
A grands renforts de gestes, les petites mains lui résumèrent le drame qui avait eu lieu.
– Informé des malheurs de la Dame, le Prince s’était rendu au palais de Haguor afin de lui reprendre le collier mais il était trop tard, Haguor s’était déjà emparé de la pierre.
– Et depuis cet instant, vous n’avez plus revu le Prince ?
– Haguor lui a sans doute réservé un triste sort, soupirèrent les Grabbie. Pourtant, il nous reste un espoir : le seigneur était encore maladroit quand il utilisait la pierre rouge.
La réflexion des Grabbie paraissait pertinente. Pour empêcher le Prince de venir en aide à la Dame, Haguor avait manqué de temps.
– Il lui suffisait d’immobiliser le Prince et de le rendre muet, et le tour était joué. dit Titouan qui réfléchissait à haute voix.
– Nous avons parcouru la forêt en tous sens, sans retrouver sa trace.
– Si nous unissons nos forces, nous y parviendrons. Courage, mes amies.
– Vive Titouan ! s’écrièrent les Grabbie. Grâce à lui, nous retrouverons le Prince.

Durant plusieurs jours, Titouan et les Grabbie sillonnèrent la forêt à la recherche du moindre indice. Ils explorèrent chaque recoin, chaque fourré, regardèrent sous les pierres, derrière les bosquets. Débordant de courage, ils ne s’arrêtaient que pour manger – les Grabbie savaient où cueillir les plus belles pommes – et pour prendre un peu de repos sur un matelas de trèfle et de luzerne.
Enfin, un beau matin...
Deux petites mains s’acharnaient à écarter une brassée d’herbes folles et de liseron quand une lueur jaillit d’entre leurs doigts. Intrigué, Titouan s’approcha et il aperçut, au coeur d’un enchevêtrement de lierre, deux bottes en cuir noir ornées de larges boucles d’argent qui accrochaient les rayons du soleil.
– Venez mes amies ! Je crois que nous voilà au bout de nos peines.
Les petites mains se précipitèrent et arrachèrent le lierre avec frénésie, faisant apparaître les jambes, le corps, les bras, et enfin la tête du Prince.
« Hourra ! » s’exclamèrent les petites mains et elles applaudirent joyeusement.
Il est vrai que l’ensemble était charmant. Avec son bel habit blanc, sa ceinture dorée et sa cape turquoise qui lui couvrait les épaules, le Prince avait fière allure. Quant à son visage, il reflétait un courage sans faille.
Hélas ! La joie des Grabbie retomba quand elles réalisèrent que le Prince était plus pétrifié qu’une statue. La déception fut si forte que de grosses larmes coulèrent sur leurs joues invisibles et s’écrasèrent sur le sol. Tous leurs efforts n’avaient donc servi à rien ?
Titouan cherchait comment insuffler un peu de vie dans ce corps figé quand il eut une idée. Il prit le visage glacé du Prince entre ses doigts et guetta une réaction... Après quelques minutes, une étincelle brilla au fond des yeux éteints.
– A moi, les Grabbie ! Il a besoin de chaleur.
Les petites mains se lancèrent à l’assaut du malheureux Prince et le frottant, le tapotant, elles lui transmirent leur énergie. Très vite, une légère rougeur apparut sur les joues et se répandit sur le visage. Le Prince ouvrit les yeux, remua un bras, puis l’autre, et enfin, il esquissa quelques pas chancelants, sur ses jambes engourdies.
– Qui êtes-vous ? demanda-t-il tandis que les petites mains le soutenaient avec gentillesse. Et que m’est-il donc arrivé ?
– Mon nom est Titouan et, pour votre malheur, vous avez affronté Haguor.
Au prix d’un gros effort, le Prince rassembla ses souvenirs.
– Je m’étais aventuré dans cette forêt et je buvais l’eau fraîche de la rivière quand un merle m’a appris la mésaventure de la Dame. Je devais la secourir sans perdre de temps alors je suis allé au devant de Haguor et je l’ai défié en combat singulier. Quand il a accepté, j’aurais dû deviner qu’il s’agissait d’un piège. Subitement, j’ai senti un grand froid m’envahir et j’ai perdu toutes mes forces.
– Il a puni les Grabbie pour le même motif, expliqua Titouan. Parce qu’elles s’étaient opposées à lui. Et désormais, il détient ma soeur en son pouvoir.
Saisies par l’impatience, les Grabbie se mirent à s’agiter.
– Délivrons, délivrons Eléonora ! scandèrent-elles en choeur. Jetons, jetons Haguor en prison ! Grâce au Prince, Milie et son frère retrouverons le chemin de leur maison.
Mais leur enthousiasme fut une nouvelle fois déçu. Le Prince ne pouvait, en aucun cas, désarmer Haguor.
– Le merle m’avait confié qu’il me faudrait agir avec l’aide de deux enfants mais je ne l’avais pas cru, pensant que mon courage suffirait. Cet oiseau disait la vérité, et je crois que vous et votre sœur êtes ces deux enfants.
Titouan se rappela sa sœur couverte de magnifiques habits.
– Haguor le sait également, c’est pourquoi il a recueilli Milie. Il espère se servir d’elle pour me capturer. Je dois pourtant lui parler, je n’ai pas le choix.
– Si Haguor t’aperçoit, il te transformera en ver de terre, s’écria le Prince. Acceptes-tu de courir un tel risque ?
Les petites mains se mirent à trembler d’effroi. «Changer un enfant en ver de terre ? Pouah ! C’était trop affreux.»
– Je me dissimulerai dans les feuillages et j’attendrai que Milie s’approche au cours d’une promenade. Les Grabbie veilleront sur moi.
Le Prince tenta de dissuader le jeune garçon mais Titouan ne voulut rien entendre. Trop de journées s’étaient écoulées depuis que les deux enfants s’étaient perdus dans la forêt, leurs parents devaient se languir de les revoir. Il fallait agir et vite !
Titouan ne s’était pas trompé : Haguor connaissait la prophétie et la redoutait. Après avoir emprisonné la Dame dans le tronc de l’arbre, il avait pris une apparence humaine, puis il s’était débarrassé des fidèles Grabbie, ainsi que du Prince. Du moins, le croyait-il.
Depuis lors, il n’avait plus qu’une seule idée en tête : détruire la pierre rouge ! Ainsi plus rien, ni personne, ne pourrait délivrer Eléonora. Aussi l’esprit mauvais s’enfermait-il, chaque jour, dans une tour où il se livrait à des expériences effroyables mais, jusqu’à présent, toutes ces tentatives avaient échoué car un puissant sortilège protégeait la pierre.
Sa rencontre avec Milie – à la recherche de son frère ! – l’avait foudroyé. La prophétie, qu’il connaissait par cœur, disait : «Deux enfants, fille et garçon, de la pierre s’empareront.»
Face à un tel danger, Haguor était résolu à les éliminer.
Depuis sa rencontre avec le Seigneur, Milie vivait heureuse dans le palais, entourée de serviteurs qui répondaient à tous ses désirs et veillaient à ce qu’elle ne manque de rien. Toutefois, ces serviteurs n’avaient pas forme humaine. Ils s’agissaient d’elfes d’une grande beauté à la peau ivoire et aux cheveux d’or, avec de jolies ailes diaphanes dans le dos.
Milie consacrait de longues heures à lire – la bibliothèque du palais renfermait des milliers de livres – ou à écouter un elfe jouer de la harpe. Et la petite fille avait oublié son frère, ses parents et leur modeste maison au milieu des prés.
Mais Titouan était bien décidé à sauver sa soeur.
Un après-midi, alors que Milie et le seigneur sortaient se promener, le jeune garçon les suivit en se tenant à distance. Heureusement la chance fut avec lui. Haguor aperçut un corbeau blessé posé sur une branche basse et il s’approcha de l’oiseau pour lui arracher quelques plumes ; elles lui serviraient à confectionner l’une de ses nouvelles et affreuses potions.
Titouan profita de cette occasion. Dissimulé derrière un large châtaignier, il attendit que sa soeur passe à le frôler.
– Milie, écoute-moi ! La petite fille sursauta en l’apercevant.
– Que faîtes-vous là ? Je...
– Le seigneur prétend être ton ami mais il a fait de toi sa prisonnière. Pense à nos parents, Milie ! Nous devons trouver la pierre rouge pour libérer Eléonora.
– Le voilà, le voilà ! Sauvons-nous vite ! chuchotèrent soudain des petites voix.
Et le jeune garçon disparut, laissant la petite fille décontenancée.
– Que fais-tu auprès de cet arbre ? s’étonna le seigneur quand il la rejoignit. Pourquoi t’es-tu arrêtée ?
– Un caillou s’était glissé dans mon soulier et j’ai dû l’ôter parce qu’il me faisait souffrir, répondit Milie surprise d’entendre ce mensonge sortir de sa bouche.
Haguor parut la croire et tous deux poursuivirent leur chemin.

Lorsqu’ils furent rentrés au palais, Milie regagna sa chambre et, très vite, la petite fille éprouva du remord. Le seigneur se montrait si bon avec elle, alors pourquoi lui avait-elle menti ? Elle décida d’aller, sur le champ, tout lui avouer. Après avoir traversé le long corridor, elle franchit le porche et parvint dans la cour intérieure du palais. Au centre se dressait une haute tour carrée où le seigneur passait tous ses après-midis et dont il ne ressortait qu’à la tombée de la nuit. Poussée par la curiosité, Milie releva les pans de sa robe de satin et elle entama la montée des marches.
Perché sur un puits, aux abords de la cour, un merle suivait la petite fille des yeux.
Milie se trouva, bientôt, devant une lourde porte soutenue par d’énormes gonds. Sans la moindre hésitation, elle l’ouvrit.
L’endroit était désert et Milie songea qu’elle n’avait jamais vu de lieu aussi lugubre. Une moisissure verdâtre recouvrait les murs tandis que le sol disparaissait sous la poussière et les feuilles mortes. De grandes toiles d’araignée s’accrochaient à tous les recoins et des chauves-souris se tenaient suspendues, la tête en bas, aux poutres vermoulues de la toiture. Sur une longue table en bois était alignée une multitude de bocaux de toutes tailles, remplis de choses répugnantes : des vipères et des crapauds, des scolopendres et des cafards, des yeux, des plumes, des crocs, des griffes.
Horrifiée, la petite fille eut un mouvement de recul et, dans sa précipitation, elle heurta un pupitre branlant sur lequel était posé, grand ouvert, un grimoire à la couverture d’argent. Entre deux pages racornies, quelqu’un avait glissé, à la manière d’un signet, un délicat collier portant, en pendentif, une pierre étincelante. Sur le papier jauni, les mots, tracés il y a longtemps, s’étaient à demi effacés, mais ils reprirent une belle teinte sombre sous le regard de Milie, et la petite fille se mit à lire.

Dès lors qu’un Prince dans les bois s’égarera
L’oiseau, d’Eléonora la peine lui contera,
La triste destinée dans le hêtre enfermée
Par Haguor, qui sur sa terre, veut régner.

Un jour, à leur tour, deux enfants se perdront
Fille et garçon, de la pierre s’empareront
Et voleront aussi dans l’antique grimoire
Les mots qui finiront cette tragique histoire.

Le Prince, guidé par les fidèles Grabbie
Par la pierre et le feu sauvera son amie
Ainsi, grâce à lui, Eléonora sera délivrée
Et Haguor, dans un gouffre sans fond, à jamais oublié.

Soudain, Milie eut l’impression que sa tête allait éclater. Dans son esprit, les mots s’entrechoquaient, et le prénom de Titouan revenait et revenait encore. Vite ! Elle devait fuir avant qu’on ne la surprenne. Mais alors qu’elle faisait volte-face, elle se heurta à Haguor, sur le pas de la porte.
Milie aurait dû éprouver de la peur, car le seigneur manifestait tous les signes d’un état de rage extrême, mais, pour la première fois, elle le voyait tête nue, sans son habituel turban, et sa chevelure était rouge. Rouge !
– Tu n’aurais jamais dû entrer ici, hurla le seigneur, hors de lui. Tu vas le regretter !
Il empoigna la petite fille par un bras, serrant à lui faire mal et, malgré ses suppliques, il l’entraîna jusque dans les entrailles de son palais pour la jeter au fond d’un cachot humide. Milie entendit le bruit du verrou que l’on tire, puis les pas de Haguor qui s’éloigne, et ce fut le silence. Dans son esprit, tout lui revint alors : le merle et Eléonora, la forêt et Titouan, et puis la rivière, la tempête ! La petite fille sentit le désespoir l’envahir et elle se mit à pleurer à gros sanglots.
Milie avait raison d’avoir peur car elle aurait pu demeurer enfermée à tout jamais dans cette horrible geôle. Pire encore, Titouan allait peut-être la rejoindre si Haguor réussissait à le capturer.
Mais il y avait, tout en haut d’un des murs de la cellule, une lucarne qui donnait sur l’extérieur et laissait filtrer un rayon de lumière et d’air frais. C’est là qu’un merle vint se poser entre deux barreaux, et il réconforta la fillette :
– Ne pleure pas, gentille Milie ! Je connais le moyen de te rendre la liberté.
Milie reconnut le merle qui les avait entraînés dans la forêt quelques jours plus tôt.
– Et comment le pourrais-tu ? Les oiseaux ne savent pas ouvrir les portes des prisons.
– Il est vrai que je ne peux pas tourner la clé dans la serrure, s’amusa le merle, mais par contre, je sais ouvrir les yeux et voir les choses telles qu’elles sont.
– Que veux-tu dire ?
– Regarde bien, Milie ! L’envoûtement que le seigneur t’avait jeté s’est effacé.
Milie n’était pas loin de penser que ce merle avait perdu l’esprit quand elle réalisa qu’elle ne portait plus une somptueuse robe de satin mais sa vieille jupe de coton.
– Oh, comment est-ce possible... ?
– Haguor avait créé autour de toi un monde d’illusions. Il s’est brisé quand tu as recouvré la mémoire.
Milie s’aperçut que les murs de ce cachot, qu’elle croyait si bien fermé, étaient à demi éboulés et lui laissaient entrevoir la forêt. La petite fille se glissa par la brèche et elle suivit le merle qui la mena jusqu’aux buissons. Quand elle se retourna, ce fut pour découvrir, avec stupeur, que le magnifique palais de Haguor avait disparu. A sa place, il ne restait plus que des murs en ruines entremêlés de ronces et d’orties.
– Je dois retourner dans la tour, souffla-t-elle. Il le faut.
– As-tu perdu la tête ? s’écria l’oiseau. Tiens-tu donc tellement à te retrouver changée en chaudron ? Haguor peut être féroce parfois.
– Tu ne comprends pas ? C’est là que se trouve la pierre rouge qui délivrera Eléonora. Je dois m’en emparer.
– Alors, prends garde à toi, jeune enfant ! Car personne ne doit deviner que le charme a été rompu.
Milie dut patienter jusqu’à ce que le jour commence à décliner. Enfin, Haguor quitta la tour pour regagner sa chambre ; il n’en sortirait plus jusqu’au matin.
La petite fille se précipita dans le palais en se faufilant entre les murs délabrés tandis que son coeur battait à tout rompre, et elle se hâta vers l’affreux repaire du Seigneur.
Désormais, la tour apparaissait chancelante et sa toiture semblait ouverte à tous les vents. Milie grimpa les marches usées et franchit à nouveau la porte. Elle entendit le couinement des rats mais ce n’était pas le moment de faiblir. D’un geste vif, elle s’empara de la pierre rouge et arracha la page du grimoire ; puis elle entreprit de redescendre et de faire le chemin inverse.
La cour intérieure, le corridor... C’est en ce lieu qu’elle croisa ce qu’elle croyait être un elfe et qui n’était, en réalité, qu’un horrible gnome escorté d’une masse grouillante de tarentules et de scorpions. Ignorant la mésaventure de la petite fille avec le seigneur, le gnome s’écarta pour la laisser passer. Surmontant le dégoût que lui inspiraient les vilaines bestioles, la petite fille prit un visage aimable et, malgré une furieuse envie de fuir à toutes jambes, elle s’éloigna en mesurant ses pas.
Dès qu’elle fut hors du palais, Milie rejoignit le merle et celui-ci l’emmena retrouver son frère. Le chemin fut long car la nuit était tombée mais, enfin, ils rallièrent la cachette des Grabbie.

Titouan fut heureux de serrer sa soeur dans ses bras. Il entreprit de lui raconter son errance dans la forêt, la fidélité des Grabbie, et le courage du Prince. A son tour, Milie dévoila la méchanceté de Haguor et elle lui montra la pierre et la page du grimoire.
Enfin, tous ensemble, ils échafaudèrent un plan d’action.
– Dès que Haguor aura découvert la disparition de Milie, expliqua le Prince, il s’élancera à sa recherche et, même s’il n’est plus en possession de la pierre, il demeure dangereux.
Les premières lueurs de l’aube commençaient à poindre lorsque nos amis se mirent en route. Après avoir beaucoup marché, ils atteignirent un lieu d’une incroyable tristesse. Dans une clairière à l’herbe clairsemée, des buissons d’épineux et quelques arbustes rabougris formaient un cercle autour d’un vieil arbre aux branches noueuses.
Voilà donc à quoi ressemblait la prison de la Dame ! Titouan, Milie, le Prince et les Grabbie sentirent l’émotion les envahir.
– Vite ! Vite ! s’écrièrent les Grabbie. Que l’un d’entre vous prenne la pierre et récite la formule magique.
Serrant la pierre rouge et le parchemin entre ses doigts, Milie essaya la première. Sans résultat. Ce fut au tour de son frère... Mais rien ne se produisit.
– Vite ! Vite ! répétèrent les petites mains en s’agitant avec fébrilité.
A son tour, le Prince saisit la pierre. Hélas, avant qu’il ait pu prononcer un mot, des dizaines d’énormes araignées noires surgirent dans la clairière et Haguor apparut, escorté par ses gnomes.
– Pensiez-vous donc me vaincre, misérables créatures ? gronda le seigneur. Toi, Milie, vilaine ingrate, je vais te réduire en poussière.
Avec courage, Titouan tenta de s’interposer.
– Je vous interdis de lui faire du mal...
D’un geste, Haguor le priva de la parole avant de se tourner vers le Prince :
– Rendez-moi cette pierre, sinon... !
– Jamais ! répondit le Prince. Plutôt perdre la vie.
Haguor eut un affreux ricanement.
– Je me contenterai de vous changer en mille-pattes et de vous écraser sous mon talon.
Les gnomes se précipitèrent sur le Prince et s’employèrent à le faire tomber en le pinçant et le mordant avec méchanceté. Le Prince allait succomber quand, dans un effort désespéré, il lança le collier vers le ciel.
– A moi, les Grabbie !
Les petites mains jaillirent, grandes ouvertes pour rattraper la pierre mais celle-ci resta suspendue dans les airs, et se mit à jeter mille éclairs rouge vif. Alors la page du grimoire s’enflamma et, dans un terrible fracas, l’arbre creux se fendit par son milieu, libérant une dame à la beauté éblouissante.

Cette apparition sema la plus grande confusion parmi les gnomes. Oubliant leur détestable maître et ne pensant qu’à sauver leur vilaine peau, ils détalèrent aussi vite que leurs courtes jambes le leur permettaient, suivis par les araignées.
Alors la clairière redevint paisible.
Le collier réapparut au cou de Eléonora et la Dame s’adressa au seigneur.
– Je vous offrais mon amitié et ma confiance, Seigneur Haguor, et vous m’avez trahie.
– Tout ceci n’est qu’un regrettable malentendu, protesta Haguor qui se jeta aux pieds de la Dame. J’ignore qui vous a dit du mal de moi, mais je suis votre dévoué serviteur, n’en doutez pas.
En entendant ces paroles de fourbe, le visage de la Dame se durcit.
– Sachez, seigneur Haguor, que nul esprit de vengeance ne m’anime mais puisque vous semblez vous plaire à quatre pattes, votre voeu sera exaucé.
– Mon voeu ? Mais quel v...
La pierre rouge flamboya et les dernières paroles de Haguor se muèrent en grognements. Ayant repris l’aspect d’un sanglier, le seigneur prit la fuite et personne ne le regretta.
Eléonora délivra Titouan du sortilège qui le rendait muet, avant de remercier le Prince qui avait risqué la vie pour sauver la sienne.
– Sans vous, et ces courageux enfants, je serais demeurée prisonnière, et Haguor aurait pu continuer longtemps ses méfaits.
Elle s’adressa ensuite aux petites mains qui s’agitaient joyeusement autour d’elle.
– Mes fidèles Grabbie, dit la Dame avec un sourire. Je savais qu’elles ne m’abandonneraient pas. Venez ! Que je récompense votre persévérance.
La pierre brilla et les Grabbie réapparurent. On aurait cru voir d’adorables fleurs aux visages délicats et enfantins, et aux yeux pétillants de malice.
Tandis que les petits êtres se mettaient à pousser des cris de bonheur, la Dame se tourna vers Titouan et Milie.
– Quel que soit votre souhait, je l’exaucerai, je vous en fais la promesse.
– Nous aimerions rentrer chez nous, Dame Eléonora, et retrouver nos parents que nous aimons tant.
– Qu’il en soit fait ainsi, dit la Dame.
Sa fine main blanche dessina un cercle dans les airs et ils disparurent de la clairière pour réapparaître à la lisière de la forêt enchantée.
La maison de Titouan et Milie était toute proche mais les enfants sentirent leur coeur se serrer à l’idée de quitter leurs nouveaux amis.
– Un jour prochain, nous nous reverrons, leur promit la Dame avant de les laisser partir.
Et les Grabbie agitèrent, une dernière fois, leurs petites mains pour un «au revoir».
Titouan et Milie marchèrent jusqu’aux abords de leur maison, se retournèrent, une dernière fois... Mais il n’y avait plus personne. Alors les deux enfants coururent se jeter dans les bras de leurs parents. Ceux-ci furent surpris par un tel élan de tendresse et Titouan et Milie réalisèrent que les longues journées, qu’ils venaient de vivre, n’avaient duré que quelques heures pour leurs parents, et c’était sans doute mieux ainsi.
Désirez-vous savoir ce qu’il est advenu du Seigneur Haguor ? Les pierres de la rivière murmurent qu’un gouffre sans fond s’est ouvert sous ses sabots de sanglier et qu’il y est tombé sans un cri. Elles chuchotent encore que les parois se sont refermées sur lui, à tout jamais.

Ce soir-là, la maman raconta, une nouvelle fois, la légende d’Eléonora, et Titouan et Milie, couchés dans leur lit, l’écoutèrent sans l’interrompre en échangeant, de temps en temps, des sourires complices. Ils s’endormirent épuisés car ils avaient vécu d’incroyables aventures.
Au matin, les deux enfants furent réveillés par les cris de surprise de leurs parents :
– Venez vite ! Quelque chose d’extraordinaire est arrivée.
Titouan et Milie sautèrent hors de leur lit et coururent jusqu’au seuil de la maison. Durant la nuit, des milliers de fleurs avaient poussé et elles égayaient de jaune, de rouge, de blanc et de parme, les collines, les prés, les chemins et jusqu’aux murs de la maison. Il y en avait de toute sorte : des pivoines et des jacinthes, des pensées et des bleuets, des camélias et des iris, des boutons d’or et de coquelicots.
Leur maman ne pouvait en croire ses yeux.
– La légende d’Eléonora s’est réalisée ! répétait-elle interloquée.
Quant au papa, la surprise l’empêchait de trouver ses mots.
Emerveillés, les deux enfants s’élancèrent dans ce champ de couleurs pour respirer les douces senteurs, quand soudain ils entendirent une voix les appeler :
– Par ici, Milie ! Je suis là, Titouan !
Les enfants se penchèrent sur une fleur aux larges pétales mauves et ils reconnurent ses yeux pétillants et son sourire espiègle.
– Une Grabbie ! s’écrièrent-ils en choeur. Que fais-tu là ?
– Le merle ne cesse de chanter vos aventures et les pierres de la rivière se languissent de vous revoir, dit la fleur en agitant ses petites mains. Alors je suis venu vous chercher et si vous craignez de vous ennuyer, je vous promets la plus belle partie de chasse qui soit dans notre forêt.
– Et quel gibier peut-il bien avoir à poursuivre ? interrogèrent ensemble Titouan et Milie.
La Grabbie leur fit alors un clin d’oeil malicieux :
– Vous ne devinez pas ? Nous irons chasser le gnome !

F I N

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