XXIV Théories du Nouveau monde

par Ehryx

Et vous croyez donc que nous
sommes apparus comme ça,
hop ! Par magie ?
(Craft Slender)


Le départ de Ophandre n'avait rien d'un soulagement. L'homme de pierre avait un caractère d'imbécile, proche de ce que Rigel leur faisait subir depuis Darwin, mais il avait au moins les pieds sur terre ; il avait paru un rempart solide contre la folie du consul.
Les protestations de Mist ne firent qu'amuser Rigel le Tech.

« Tu es en mission pour Springs, mon vieux, Tech ou non. J'ai du mal à ne pas avoir quelque sympathie pour ce bout de rocher, mais je ne suis pas non plus là pour jouer au porteur de message. Et je te rappelle que nous avons deux missions à remplir : nous rendre à Darwin en lieu et place de Kest, et au passage, profiter de tes chers talents d'illusionnistes polymorphes pour évangéliser les terres australes en révélant la résurrection christique de Kest ! »

Le Outline ne releva pas. Par moments, survivre aux côtés de Rigel lui paraissait aussi rempli d'espoir que s'il avait été ligoté sur un bûcher imbibé d'essence, et qu'il entendit craquer une allumette.

A moins que les nouvelles références bibliques de Rigel ne te mettent mal à l'aise, lui souffla son moi-Kest.

Mais Mist en doutait ; le consul n'en avait usé que pour donner plus d'emphase à ses paroles.

Il touche pourtant du doigt l'un des sujets-clés. Les références aux religions anciennes, en particulier monothéistes, sont la pierre d'achoppement de la rhétorique du Prophète.

Pour Mist, c'était une nouvelle preuve que la voix de Kest ne pouvait provenir que de son propre esprit, et non de quelque liaison avec l'au-delà, car Kest ne pouvait savoir de quels discours illuminés le Prophète les avait abreuvés. Il en avait eu un aperçu, Kyan et lui-même lui en avaient brossé le portrait, mais il n'avait pas vécu ce que lui, Mist, avait enduré, ce lavage de cerveau collectif, cet embrigadement enrobé de théologie de bas étage, à partir duquel le Prophète avait rassemblé autour de lui des fidèles de tous les peuples, et fait rompre les digues que les Préceptes maintenaient autour d'eux.

Crois ce que tu veux. Mais reste en vie.

Rester en vie ? Va donc dire ça à Rigel.

« Rigel, ça serait pas mal qu'on survive à tout ce bazar », s'entendit-il dire à voix haute.
« A ton service, Brume. Si tu meurs, j'aurai du mal à convaincre nos ennemis que Kest est encore en vie et se promène dans l'Australie méridionale. Essaie de me faire un peu confiance, pour changer. »

Aux premiers signes de crépuscule, Rigel diminua la cadence de leur véhicule, et fit un signe en direction de Kyan – ou de l'endroit où était supposé se trouver Kyan.
« Demain, c'est toi qui conduis, fit-il à Mist. Plein le dos de ce volant. »
Ils trouvèrent quelques arbres sous lesquels s'abriter des derniers rayons du soleil, extirpèrent leurs sacs de couchage du coffre. La fréquence d'urgence Tech crachotait de temps en temps le message d'un veilleur. Ils l'avaient laissé ouverte sur le communicateur de Rigel pour moins se sentir coupés du monde.
Kyan réapparut dans le même châtoiement de lumière indescriptible qu'ils avaient perçu dans le complexe. L'effet restait tout aussi éblouissant... Et irritant. Kyan avait endossé l'apparence d'une voyageuse temporelle venue les narguer avec ses joujoux du prochain millénaire. Elle n'était plus un soldat du Terrestre ; elle était une apparition surnaturelle, dont on ignorait si elle penchait vers l'angélique ou le diabolique.

A ton tour de donner dans la mauvaise référence religieuse. Mercs a déteint sur toi.

Cette fois-ci, Mist ignora la voix. Aucune envie de se disputer avec lui-même.

Les premières discussions de leur veillée achevèrent de leur rappeler le statut de simple mortelle de Kyan, volubile et enthousiaste comme un petit enfant babillant au sujet de son jouet. Elle leur détailla les réactions prodigieuses de sa machine, qui faisait passer le meilleur des deux-roues pour un silex de l'âge de pierre vaguement amélioré. Elle n'avait pas encore testé sa vitesse de pointe, n'ayant encore aucune certitude sur les capacités de l'engin à se recharger à l'énergie solaire, mais le reste avait été ausculté, suspension, réactivité, couple, souplesse de la transmission... Elle ne comprenait pas encore le quart des indications du tableau de bord, mais espérait en décoder le langage dans les journées à venir.
Au bout d'un moment, Rigel lui dit de la fermer, et qu'il aimerait bien dormir, car il était fatigué. Kyan s'énerva, lui fit remarquer qu'il était désabusé et que rien ne paraissait pouvoir l'intéresser, et que de toute manière, il ne dormait jamais.
Rigel se défendit avec mauvaise foi et, après quelques échanges dignes d'une dispute de gamins, ils se turent.
Mist n'avait émis aucun commentaire. Deux Techs d'élite pour l'accompagner dans sa mission ? Deux gamins surévalués dont on souhaitait se débarrasser en même temps que lui !

« Rigel ! Explique-nous plutôt l'anti-Darwinisme, demanda-t-il sur une soudaine inspiration. Tu as dit savoir de quoi il s'agissait. Il serait temps que tu nous en fasses part.
– Certains consuls ont déjà tenté d'interdire cette théorie, répliqua Kyan. Nous ne devrions peut-être pas...
– Et qu'est-ce que tu en sais ? bougonna Mercs. Tu y siégeais, au consulat ? Enfin bref, proscrire cette théorie, ça serait le meilleur moyen de la propager. C'est pour ça que j'étais pour, d'ailleurs.

Kyan et Mist échangèrent un regard étonné.

C'est bien son style, commenta Kest.

– C'est vrai, reprit le consul, que mes confrères voulaient éviter qu'on en parle trop. Tu n'es pas sans savoir que pour beaucoup, les Slender n'étaient qu'un clan d'illuminés qu'on a gardé proches des sphères du pouvoir pour leurs découvertes scientifiques, et aussi pour leur flair en matière de gisements de technologie ancienne. Jusque-là, tu me suis, Kyan ?

– Oui, complètement.

– Alors permets-moi de revenir à la source. Pour comprendre l'anti-darwinisme, la condition sine qua none, c'est de comprendre la vraie théorie d'origine, le Darwinisme. Une théorie qui, et c'est curieux, a traversé les âges et ce jusqu'à la fin de l'ancien monde.

– Un peu comme les religions monothéistes.

– Exact. Sauf que si le Prophète s'était fondé sur des préceptes scientifiques plutôt que sur le christianisme, il aurait sûrement eu moins de succès, dons parapsychiques ou non. Mais soit. Le darwinisme indique que les espèces survivent, et surtout évoluent, par sélection naturelle.
Le cheval est rapide, résistant, et a un bon flair, pas parce que ce serait écrit depuis le début, pas parce qu'il a eu un bol monstre, pas parce que ce serait la main de Dieu ou de je ne sais quelle entité cosmique, mais parce qu'il a évolué ainsi ; et s'il a évolué ainsi, c'est parce que les chevaux ont plus de chance de survivre au monde et à leurs prédateurs en étant rapides , résistants et en ayant un bon flair. C'est un exemple pris au hasard, d'ailleurs, il y en a de plus probants, et il n'y a pas besoin de les avoir particulièrement étudiés pour les deviner.
Prenons le kangourou. On devine que s'il se déplace par ses bonds - qu'il n'a en commun avec aucune autre espèce, au moins en Australie - c'est parce qu'ils lui permettent... Je ne sais pas... De ne pas être trop en contact avec le sol brûlant, d'être insaisissable pour les petits prédateurs, les nuisibles du désert, et parce que cela reste assez puissant pour fuir, ou pour prendre une grande détente et en coller une à un grand prédateur.

– Je saisis le concept. Jusque-là, on est en terre connue.

– Tant mieux. Mais les hommes de l'ancien temps n'ont pas juste théorisé cela. Ils ont été fouiller dans leur passé, en creusant dans des régions où les siècles avaient enfoui des traces de notre passé des mètres sous terre. Ils ont fait des découvertes qui confirment cette théorie. Ils ont mis la main sur des "versions" antérieures des animaux, et même des "versions" antérieures de l'être humain. Des versions moins évoluées, où les caractères les plus saillants ne sont pas encore aussi développés, où d'autres caractères prennent le pas, sans doute parce que la faune, la flore, et les conditions de vie, étaient alors différentes. Vous me suivez toujours ?
– Ca va, fit Kyan. On a un peu de culture générale, tu sais.
– Bien ! Vous devez donc aussi savoir que cette évolution s'est faite, dans les cas les plus rapides, sur plusieurs centaines de milliers d'années. Le plus souvent, ça se comptait plutôt en millions.

Le regard de Rigel s'était fait plus pénétrant, brillant, comme s'il brûlait de les convaincre. Pendant un instant, Mist retrouva en lui un peu de ce qu'il avait aperçu en Kest : un être prêt à mourir pour ses convictions. D'ailleurs, il aurait préféré qu'il le fasse sans l'entraîner avec.

– Je vois où tu veux en venir, commenta Kyan. Ce qui ne colle pas avec ce tableau, c'est nous.

– Exactement : nous ! Les humains du nouveau monde, les humains du monde "d'après". On estime qu'il y a quoi : trois cents années qui nous séparent de l'ancien temps ? C'est suffisamment long pour qu'il n'y ait plus trace des anciens hommes, que leur civilisation ait été ensevelie par la guerre nucléaire qu'ils ont causée. Ca suffit à plein de bouleversements, politiques, sociaux, humains. Mais, en aucun cas ça ne suffit à modifier radicalement une espèce comme la nôtre.
De tout ce qu'on sait sur nos ancêtres, ces "anciens", il n'y a pas trace de personnes dont la peau serait dure comme celle d'un Falun, dont le corps serait rapide comme celui d'un Stalker ou d'un Tech, dont la mémoire serait aussi colossale que celle d'un Sympathique, dont la dextérité équivaudrait à l'orteil de celle d'un Archie.
Et encore, je ne parle que des caractéristiques les plus saillantes, il y a sans doute plein d'autres détails, physiques, mentaux, qui font de nous une espèce radicalement différente de ce qu'on appelait auparavant un "Humain". On n'a d'ailleurs retrouvé aucune trace, dans le passé, de cette séparation en peuples qui nous paraît à tous comme allant de soi. Et ça fait déjà quelques décennies que les chercheurs Techs planchent sur ce sujet. Ils n'ont pas attendu les Slender. Avant, on en était encore à se réorganiser, on avait autre chose à foutre que de se demander pourquoi on est ici, et pourquoi on est comme ça. Depuis, les peuples se sont réorganisés, et on vit vraiment dans un "monde", même si l'Australie n'était qu'une fraction du monde de nos ancêtres.

– OK, Rigel, j'ai bien conscience que nous émergeons à peine du foutoir qu'à causé la fin de l'ancien monde. Alors dis-nous, avant les Slender, qu'est-ce qu'on pensait ?
– Il y a un certain nombre de théories qui sont, ou plutôt étaient, en vogue. Pendant longtemps, l'idée dominante était que les fortes radiations, issues du conflit nucléaire et qui nous empêchent encore, en théorie, d'accéder à Darwin, étaient responsables de mutations génétiques, qui après la guerre, avaient abouti à notre différenciation en une dizaine de peuples.
– Celle-là, remarqua Mist, je l'ai entendue partout où j'allais. La majeure partie des australiens sont convaincus que ça explique tout, pour peu qu'ils se soient posés la question.

Kyan tenta de masquer sa surprise.

– Même toi, tu y croyais ! s'étonna le Outline.

Rigel ignora son intervention, et poursuivit sur sa lancée.
– La seconde, moins courue mais pas plus stupide, est que nous nous plantons totalement sur la chronologie de ce monde, et qu'il n'y a pas eu que trois cents ans. Car après tout, nous n'avons pas de donnée matérielle prouvant avec certitude quel laps de temps s'est écoulé. Et si ce n'était pas trois cents, mais trois mille ans ? Et après tout – pourquoi pas trois cent mille ans ? Peut-être sortons-nous d'un âge de ténèbres dont notre espèce n'a gardé aucun souvenir, parce qu'il n'y avait rien à en retirer !

– Et on n'en aurait aucune trace ? railla Kyan.

– Il y a plein de choses dont nous n'avons aucune trace, le mettrais-tu en doute ? Personne n'a trace de ta foutue moto depuis trois siècles au moins – à part nous trois et Ophandre.
Bien sûr, il y a quelques théories plus farfelues ; certains évoquent une rencontre entre notre monde et un autre, par je ne sais quelle voie – une brèche dimensionnelle, ou une connerie comme ça, sur laquelle on peut gloser durant des heures car nous n'avons, de toute façon, aucune base scientifique pour croire ou réfuter ce genre d'histoire. Mais après tout, pourquoi pas.
Notre monde est entré en conjonction avec un autre, ou je ne sais quoi, et notre monde a changé. Voire, l'espèce humaine a été croisée avec une espèce issue de ce monde – et nous ne serions pas des humains, mais des hybrides humain-alien.
Et ne riez pas, cette théorie ne manque pas de défenseurs, et à mon sens, il ne faut pas écarter une hypothèse au prétexte que rien ne nous permet de la valider ou l'invalider. L'atout de celle-ci, c'est qu'elle peut expliquer l'existence des peuples : les humains se seraient croisés non avec une, mais avec plusieurs races, ce qui expliquerait l'existence de ces peuples moitié humain, moitié autre chose, qui ont tous en commun cette part d'humanité.

– Je devine déjà en quoi consiste l'anti-darwinisme, commença Kyan, mais je ne saisis pas ce qu'il a de si révolutionnaire...

– Tu jugeras sur pièce. Je passe sur les théories à base de religion, auxquels certains se raccrochent. Intervention de l'antéchrist lors de la destruction de l'ancien monde, intervention divine qui nous a changés et a fait de l'homme plusieurs espèces plutôt qu'une, aussi sûrement que la tour de Babel avait morcelé notre verbe en une multitude de langues.

– Oui, l'encouragea Kyan, passons. L'anti-darwinisme.

– Les Slender, plutôt. Nous avons donc quatre théories principales, bien en place, avec chacune sa propre cohérence, chacune ses propres arguments, que leurs défenseurs peaufinent sans qu'aucun élément nous permette de faire évoluer la situation. Là-dessus, les Slender commencent à se faire connaître pour leurs découvertes scientifiques, leur travail de chercheurs en technologie de l'ancien monde. Et Craft Slender, sans qu'on puisse dire s'il est le chef de file du clan ou s'il n'en est que le porte-parole, gagne en influence, et une fois sa réputation bien installée, il commence à démolir chacune de ces quatre théories.

– Démolir ? Sur quels arguments ?

Mist crut un instant que Kest allait intervenir, qu'il allait une nouvelle fois s'emparer de lui pour s'exprimer. Il sentit le moi-Kest les observer, un sourire narquois sur les lèvres. D'après ce qu'il savait, Kest Slender n'avait jamais rien rejeté des théories de son clan. Il avait beau être solitaire et avoir fini à l'écart des siens, il adhérait pleinement à ce qu'avait édicté son père.

– Les mutations génétiques dues aux radiations : théorie bidon et incompatible avec la théorie de Darwin ! Car les mutations dues aux radiations sont aléatoires et ne sauraient engendrer des peuples différents avec des différences aussi prononcées. Ou alors, il faudrait combiner cette théorie avec la deuxième, celle des trois cent mille années nous séparant de l'ancien monde. Sauf que ce n'est pas possible non plus ! Car ce que nous remontons, de nos gisements de technologie ancienne, provient uniformément de la même période.
Géologiquement, il y a un problème, car nous devrions voir remonter des restes issus de différentes périodes ; des restes d'il y a mille, dix mille, cent mille ans. Il n'en est rien. Tout ce que nous découvrons du monde qui nous précède, nous le découvrons dans des gisements uniformes, enfouis sous des amas de béton, de ferraille, de bois morts, jamais sous de la terre.
Conclusion : nous n'avons trace que d'une seule époque précédant la nôtre, une époque civilisée, remontant entre trois cents et au maximum mille cinq cents ans dans le passé.

– Il a dû se faire des amis, ce Craft.

– Je ne te le fais pas dire. Mais il a quand même pris la peine de répondre à ceux qui nous voyaient croisés avec des espèces non-humaines. Il leur a rappelé qu'un humain ne peut se croiser avec une chèvre, un kangourou, ou un singe. De ce qu'on racontait, il aurait suggéré à certains de ses opposants de tester par eux-mêmes, s'ils ne le croyaient pas.
Donc, la probabilité que notre espèce soit génétiquement compatible avec une autre espèce intelligente – quel que soit le moyen par lequel nous serions entrés en contact avec cet hypothétique espèce – est infime. Et quand bien même nous serions dans ce cas improbable, l'existence de peuples différents ne peut se justifier, à moins de supposer que nous ayons été en contact avec non pas une mais dix espèces différentes, toutes à peu près au même moment, et toutes miraculeusement compatibles avec la nôtre ! Bref, ça ne tient pas.
Quant aux explications religieuses, il leur a fait sèchement remarquer que Dieu avait autre chose à faire que de créer dix espèces différentes comme ça, hop, histoire de s'amuser avec les derniers rescapés de la fin du monde – de son monde, quand même ! Si vous êtes croyants, leur a-t-il affirmé, alors tournez-vous vers la science, car c'est la seule chose que Dieu nous a laissée et que nous soyons en mesure de comprendre. C'est son seul testament.

– Ce qui ne nous laisse que l'anti-darwinisme.

– Et tu disais deviner ce dont il s'agit ?

– Evidemment, l'explication est contenue dans l'appellation. Craft Slender a théorisé que la théorie de Darwin était fausse. Que faut-il en déduire ?
Que la science de l'ancien monde n'était pas aussi avancée que nous nous plaisons à le penser, et que donc, nous devons reprendre de zéro les bases de toutes nos sciences ?
Qu'après la fin de l'ancien monde, nous nous sommes adaptés à notre environnement non pas en un million d'années, mais en une seule génération, donnant naissance aux peuples actuels, ce que nos ancêtres croyaient impossible ?
Ou plutôt, que nous ne savons rien, et que nous devons nous détacher de tout ce que nous a légué l'ancien monde, car rien de ce que nos ancêtres ont amassé comme connaissance ne nous apporte le moindre éclairage sur la réalité du monde ?

Rigel eut un ricanement. Mist l'observait, attendant la suite, mais il savait déjà que Kyan faisait fausse route ; cela ne collait pas avec l'image qu'il se faisait de Craft et des Slender, attaché à la science et aux technologies de l'ancien monde. Cela ressemblait davantage à un prêche du Prophète, les enjoignant à abandonner leurs racines et leur passé.

– En fait, le nom est trompeur, mais c'est ainsi que Craft l'a baptisé, et c'est sous ce nom que ses idées – ou celles des Slender – ont été connues. En fait... C'est tout le contraire. Craft part du principe que le Darwinisme est l'une des seules certitudes absolues que nous ayons hérité de l'ancien monde, et par extension, c'est l'une des seules bases solides pour étudier notre monde. Sa théorie est aussi simple que cela : nous ne pouvons pas être apparus en trois cents ans, ni par mutation, ni par croisement, ni par eugénisme, intervention extraterrestre, diabolique, angélique, divine, ou quoi que ce soit. Nous ne pouvons être apparus par sélection naturelle en l'espace de trois cents ans, mais nous savons que nous sommes apparus en l'espace de trois cents ans.

– Ce n'est pas une théorie, s'exclama Kyan. C'est un déni de réalité !

– Sauf que nos connaissances en génétique sont toutes héritées de l'ancien monde, intervint Mist. C'est bien cela, Rigel ? C'est l'une des sciences dans lesquelles les anciens étaient les plus avancés. Et donc... Bon sang, ça me glace le sang rien qu'à l'idée de...
– Comme je te comprends, fit Rigel. Tu ne saisis pas, Kyan ? Nous ne sommes pas les descendants de l'ancienne humanité. Nous sommes ses créations !

Kyan se redressa aussitôt. La nuit était presque tombée, mais on devinait, dans sa posture, une stupéfaction mêlée de colère. Il aurait aimé voir les traits de son visage en cet instant, à elle, le bon soldat du Terrestre, oeuvrant pour ses supérieurs dans un monde peuplé de certitudes.

– Il n'y a aucune preuve à cela. Aucune ! Cette théorie a encore moins de fondements que celles qu'elle prétend supplanter !

– Tu trouves ? dit Mist. Pas de fondements ? Et le complexe militaire, son degré de technologie sans commune mesure avec tout ce que les chercheurs Techs, Slender compris, ont mis au jour depuis des dizaines d'années ? Pas un fondement, peut-être ? Je crois plutôt que c'est la seule trace authentique de nos créateurs, les vrais. Ils nous ont laissé quelques jouets pour nous amuser entre nous, mais hors de question de laisser entre nos mains un armement avec lequel nous aurions peut-être pu, un jour, les menacer, les affronter, les détruire même. La vraie technologie, ils l'ont masquée à nos yeux.
Sauf qu'eux, finit Mist, ne se sont pas privés pour s'en servir. Ils ont fini par trouver une bonne raison de s'entretuer, et ils ont été rayés de la surface du monde. S'il n'y a pas eu assez de bombes nucléaires pour vitrifier toute la surface de l'Australie, ce n'est pas parce que cette partie du monde était trop peu peuplée pour être la cible de bombes – c'est parce que nous n'étions pas concernés par cette guerre. Il a bien dû s'en trouver quelques-uns pour juger que nous l'avions un peu méritée aussi, alors il y en a eu une poignée, à Darwin notamment, mais rien de comparable avec le reste du monde... Qui sait, peut-être Darwin était-il leur sanctuaire, un lieu qui nous était interdit ? Il aura brûlé dans les bombes thermonucléaires, avec le reste du monde.

– Et voilà, résuma Rigel. Nous sommes leurs créatures, parquées dans notre petite Australie. Et notre créateur s'est autodétruit. Il n'y a rien de plus à expliquer. »

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