Le départ de Ophandre n'avait rien d'un
soulagement. L'homme de pierre avait un caractère
d'imbécile, proche de ce que Rigel leur faisait subir depuis
Darwin, mais il avait au moins les pieds sur terre ; il avait paru un
rempart solide contre la folie du consul.
Les protestations de Mist ne firent qu'amuser Rigel le Tech.
« Tu es en mission pour Springs, mon vieux, Tech ou non. J'ai
du mal à ne pas avoir quelque sympathie pour ce bout de
rocher, mais je ne suis pas non plus là pour jouer au
porteur de message. Et je te rappelle que nous avons deux missions
à remplir : nous rendre à Darwin en lieu et place
de Kest, et au passage, profiter de tes chers talents d'illusionnistes
polymorphes pour évangéliser les terres australes
en révélant la résurrection christique
de Kest ! »
Le Outline ne releva pas. Par
moments, survivre
aux côtés de Rigel lui paraissait aussi rempli
d'espoir
que s'il avait été ligoté sur un
bûcher
imbibé d'essence, et qu'il entendit craquer une
allumette.
A moins que les nouvelles références
bibliques de Rigel ne te mettent mal à l'aise, lui
souffla son moi-Kest.
Mais Mist en doutait ; le consul n'en avait usé que pour
donner plus d'emphase à ses paroles.
Il touche pourtant du doigt l'un des sujets-clés.
Les références aux religions anciennes, en
particulier monothéistes, sont la pierre d'achoppement de la
rhétorique du Prophète.
Pour Mist, c'était une
nouvelle preuve que
la voix de Kest ne pouvait provenir que de son propre esprit, et non de
quelque liaison avec l'au-delà, car Kest ne pouvait savoir
de
quels discours illuminés le Prophète les avait
abreuvés. Il en avait eu un aperçu, Kyan et
lui-même lui en avaient brossé le portrait, mais
il
n'avait pas vécu ce que lui, Mist, avait
enduré,
ce
lavage de cerveau collectif, cet embrigadement enrobé de
théologie de bas étage, à partir
duquel le
Prophète avait rassemblé autour de lui des
fidèles
de tous les peuples, et fait rompre les digues que les
Préceptes
maintenaient autour d'eux.
Crois ce que tu veux. Mais reste en vie.
Rester en vie ? Va donc dire ça à Rigel.
« Rigel, ça serait pas mal qu'on survive
à tout ce bazar », s'entendit-il dire à
voix haute.
« A ton service, Brume. Si tu meurs, j'aurai du mal
à convaincre nos ennemis que Kest est encore en vie et se
promène dans l'Australie méridionale. Essaie de
me faire un peu confiance, pour changer. »
Aux premiers signes de crépuscule, Rigel diminua la cadence
de leur véhicule, et fit un signe en direction de Kyan
– ou de l'endroit où était
supposé se trouver Kyan.
« Demain, c'est toi qui conduis, fit-il à Mist.
Plein le dos de ce volant. »
Ils trouvèrent quelques arbres sous lesquels s'abriter des
derniers rayons du soleil, extirpèrent leurs sacs de
couchage du coffre. La fréquence d'urgence Tech crachotait
de temps en temps le message d'un veilleur. Ils l'avaient
laissé ouverte sur le communicateur de Rigel pour moins se
sentir coupés du monde.
Kyan réapparut dans le même châtoiement
de lumière indescriptible qu'ils avaient perçu
dans le complexe. L'effet restait tout aussi éblouissant...
Et irritant. Kyan avait endossé l'apparence d'une voyageuse
temporelle venue les narguer avec ses joujoux du prochain
millénaire. Elle n'était plus un soldat du
Terrestre ; elle était une apparition surnaturelle, dont on
ignorait si elle penchait vers l'angélique ou le diabolique.
A ton tour de donner dans la mauvaise
référence
religieuse. Mercs a déteint sur toi.
Cette fois-ci, Mist ignora la voix. Aucune envie de se disputer avec
lui-même.
Les premières discussions de leur veillée
achevèrent de leur rappeler le statut de simple mortelle de
Kyan, volubile et enthousiaste comme un petit enfant babillant au sujet
de son jouet. Elle leur détailla les réactions
prodigieuses de sa machine, qui faisait passer le meilleur des
deux-roues pour un silex de l'âge de pierre vaguement
amélioré. Elle n'avait pas encore
testé sa vitesse de pointe, n'ayant encore aucune certitude
sur les capacités de l'engin à se recharger
à l'énergie solaire, mais le reste avait
été ausculté, suspension,
réactivité, couple, souplesse de la
transmission... Elle ne comprenait pas encore le quart des indications
du tableau de bord, mais espérait en décoder le
langage dans les journées à venir.
Au bout d'un moment, Rigel lui dit de la fermer, et qu'il aimerait bien
dormir, car il était fatigué. Kyan
s'énerva, lui fit remarquer qu'il était
désabusé et que rien ne paraissait pouvoir
l'intéresser, et que de toute manière, il ne
dormait jamais.
Rigel se défendit avec mauvaise foi et, après
quelques échanges dignes d'une dispute de gamins, ils se
turent.
Mist n'avait émis aucun
commentaire. Deux Techs d'élite pour l'accompagner dans sa
mission ? Deux gamins surévalués dont on
souhaitait se débarrasser en même temps que lui !
« Rigel ! Explique-nous plutôt l'anti-Darwinisme,
demanda-t-il sur une soudaine inspiration. Tu as dit savoir de quoi il
s'agissait. Il serait temps que tu nous en fasses part.
– Certains consuls ont déjà
tenté d'interdire cette théorie,
répliqua Kyan. Nous ne devrions peut-être pas...
– Et qu'est-ce que tu en sais ? bougonna Mercs. Tu y
siégeais, au consulat ? Enfin bref, proscrire cette
théorie, ça serait le meilleur moyen de la
propager. C'est pour ça que j'étais pour,
d'ailleurs.
Kyan et Mist échangèrent un regard
étonné.
C'est bien son style, commenta Kest.
– C'est vrai, reprit le consul, que mes confrères
voulaient éviter qu'on en parle trop. Tu n'es pas sans
savoir que pour beaucoup, les Slender n'étaient qu'un clan
d'illuminés qu'on a gardé proches des
sphères du pouvoir pour leurs découvertes
scientifiques, et aussi pour leur flair en matière de
gisements de technologie ancienne. Jusque-là, tu me suis,
Kyan ?
– Oui, complètement.
– Alors permets-moi de revenir à la source. Pour
comprendre l'anti-darwinisme, la condition sine qua none, c'est de
comprendre la vraie théorie d'origine, le Darwinisme. Une
théorie qui, et c'est curieux, a traversé les
âges et ce jusqu'à la fin de l'ancien monde.
– Un peu comme les religions monothéistes.
– Exact. Sauf que si le Prophète
s'était fondé sur des préceptes
scientifiques plutôt que sur le christianisme, il aurait
sûrement eu moins de succès, dons parapsychiques
ou non. Mais soit. Le darwinisme indique que les espèces
survivent, et surtout évoluent, par
sélection
naturelle.
Le cheval est rapide, résistant, et a un bon
flair, pas parce que ce serait écrit depuis le
début, pas parce qu'il a eu un bol monstre, pas parce que ce
serait la main de Dieu ou de je ne sais quelle entité
cosmique, mais parce qu'il a évolué ainsi ; et
s'il a évolué ainsi, c'est parce que les chevaux
ont plus de chance de survivre au monde et à leurs
prédateurs en étant rapides
, résistants et en ayant un bon flair. C'est un exemple pris
au hasard, d'ailleurs, il y en a de plus probants, et il n'y a pas
besoin de les avoir particulièrement
étudiés pour les deviner.
Prenons le kangourou. On
devine que s'il se déplace par ses bonds - qu'il
n'a en
commun avec aucune autre espèce, au moins en Australie -
c'est parce qu'ils lui permettent... Je ne sais pas... De ne pas
être trop en contact avec le sol brûlant,
d'être insaisissable pour les petits prédateurs,
les nuisibles du désert, et parce que cela reste assez
puissant pour fuir, ou pour prendre une grande détente et en
coller une à un grand prédateur.
– Je saisis le concept. Jusque-là, on est en terre
connue.
– Tant mieux. Mais les hommes de l'ancien temps n'ont pas
juste théorisé cela. Ils ont
été fouiller dans leur passé, en
creusant dans des régions où les
siècles avaient enfoui des traces de notre passé
des mètres sous terre. Ils ont fait des
découvertes qui confirment cette
théorie. Ils ont
mis la main sur des "versions" antérieures des animaux, et
même des "versions" antérieures de
l'être humain. Des versions moins
évoluées, où les caractères
les plus saillants ne sont pas encore aussi
développés, où d'autres
caractères prennent le pas, sans doute parce que la faune,
la flore, et les conditions de vie, étaient alors
différentes. Vous me suivez toujours ?
– Ca va, fit Kyan. On a un peu de culture
générale, tu sais.
– Bien ! Vous devez donc aussi savoir que cette
évolution s'est faite, dans les cas les plus rapides, sur
plusieurs centaines de milliers d'années. Le plus souvent,
ça se comptait plutôt en millions.
Le regard de Rigel s'était fait plus
pénétrant, brillant, comme s'il brûlait
de les convaincre. Pendant un instant, Mist retrouva en lui un peu de
ce qu'il avait aperçu en Kest : un être
prêt à mourir pour ses convictions. D'ailleurs, il
aurait préféré qu'il le fasse sans
l'entraîner avec.
– Je vois où tu veux en venir, commenta Kyan. Ce
qui ne colle pas avec ce tableau, c'est nous.
– Exactement : nous ! Les humains du nouveau monde, les
humains du monde
"d'après". On estime qu'il y a quoi : trois cents
années qui nous séparent de l'ancien temps ?
C'est suffisamment long pour qu'il n'y ait plus trace des anciens
hommes, que leur civilisation ait été ensevelie
par la guerre nucléaire qu'ils ont causée. Ca
suffit à plein de bouleversements, politiques, sociaux,
humains. Mais, en aucun cas ça ne suffit à
modifier radicalement une espèce comme la nôtre.
De tout ce qu'on sait sur nos ancêtres, ces "anciens", il n'y
a pas trace de personnes dont la peau serait dure comme celle d'un
Falun, dont le corps serait rapide comme celui d'un Stalker ou d'un
Tech, dont la mémoire serait aussi colossale que celle d'un
Sympathique, dont la dextérité
équivaudrait à l'orteil de celle d'un Archie.
Et
encore, je ne parle que des caractéristiques les plus
saillantes, il y a sans doute plein d'autres détails,
physiques, mentaux, qui font de nous une espèce radicalement
différente de ce qu'on appelait auparavant un "Humain". On
n'a d'ailleurs retrouvé aucune trace, dans le
passé, de cette séparation en peuples qui nous
paraît à tous comme allant de soi. Et
ça fait déjà quelques
décennies que les chercheurs Techs planchent sur ce sujet.
Ils n'ont pas attendu les Slender. Avant, on en était encore
à se réorganiser, on avait autre chose
à foutre que
de se demander pourquoi on est ici, et pourquoi on est comme
ça. Depuis, les peuples se sont
réorganisés, et on vit vraiment dans un "monde",
même si l'Australie n'était qu'une fraction du
monde de nos ancêtres.
– OK, Rigel, j'ai bien conscience que nous
émergeons
à peine du foutoir qu'à causé la fin
de l'ancien monde. Alors dis-nous, avant les Slender, qu'est-ce qu'on
pensait ?
– Il y a un certain nombre de théories qui sont,
ou
plutôt étaient, en vogue. Pendant longtemps,
l'idée dominante était que les fortes radiations,
issues du conflit nucléaire et qui nous empêchent
encore, en théorie, d'accéder à
Darwin, étaient responsables de mutations
génétiques, qui après la guerre,
avaient abouti à notre différenciation en une
dizaine de peuples.
– Celle-là, remarqua Mist, je l'ai entendue
partout où j'allais. La majeure partie des australiens sont
convaincus que ça explique tout, pour peu qu'ils se soient
posés la question.
Kyan tenta de masquer sa surprise.
– Même toi, tu y croyais !
s'étonna le Outline.
Rigel ignora son intervention, et poursuivit sur sa lancée.
– La seconde, moins courue mais pas plus stupide, est que
nous nous
plantons totalement sur la chronologie de ce monde, et qu'il n'y a pas
eu que trois cents ans. Car après tout, nous n'avons pas de
donnée matérielle prouvant avec certitude
quel
laps de temps s'est écoulé. Et si ce
n'était pas trois cents, mais trois mille ans ? Et
après tout – pourquoi pas trois cent
mille ans ?
Peut-être
sortons-nous d'un âge de ténèbres dont
notre espèce n'a gardé aucun souvenir, parce
qu'il n'y avait rien à en retirer !
– Et on n'en aurait aucune trace ? railla Kyan.
– Il y a plein de choses dont nous n'avons aucune trace, le
mettrais-tu
en doute ? Personne n'a trace de ta foutue moto depuis trois
siècles au moins – à part nous trois et
Ophandre.
Bien sûr, il y a quelques théories plus
farfelues ; certains évoquent une rencontre entre notre
monde et un autre, par je ne sais quelle voie – une
brèche dimensionnelle, ou une connerie comme ça,
sur laquelle on peut gloser durant des heures car nous n'avons, de
toute façon, aucune base scientifique pour croire ou
réfuter ce genre d'histoire. Mais après tout,
pourquoi pas.
Notre monde est entré en conjonction avec un
autre, ou je ne sais quoi, et notre monde a changé.
Voire,
l'espèce humaine a été
croisée avec une espèce issue de ce monde
– et nous ne serions pas des humains, mais des hybrides
humain-alien.
Et ne riez pas, cette théorie ne manque pas de
défenseurs, et à mon sens, il ne faut pas
écarter une hypothèse au prétexte que
rien ne nous permet de la valider ou l'invalider. L'atout de celle-ci,
c'est qu'elle peut expliquer l'existence des peuples : les humains se
seraient croisés non avec une, mais avec plusieurs races, ce
qui expliquerait l'existence de ces peuples moitié humain,
moitié autre chose, qui ont tous en
commun cette part
d'humanité.
– Je devine déjà en quoi consiste
l'anti-darwinisme, commença Kyan, mais je ne saisis pas ce
qu'il a de si révolutionnaire...
– Tu jugeras sur pièce. Je passe sur les
théories
à base de religion, auxquels certains se raccrochent.
Intervention de l'antéchrist lors de la destruction de
l'ancien monde, intervention divine qui nous a changés et a
fait de l'homme plusieurs espèces plutôt qu'une,
aussi sûrement que la tour de Babel avait morcelé
notre verbe en une multitude de langues.
– Oui, l'encouragea Kyan, passons. L'anti-darwinisme.
– Les Slender, plutôt. Nous avons donc quatre
théories principales, bien en place, avec chacune sa propre
cohérence, chacune ses propres arguments, que leurs
défenseurs peaufinent sans qu'aucun
élément nous permette de faire évoluer
la situation. Là-dessus, les Slender commencent à
se faire connaître pour leurs découvertes
scientifiques, leur travail de chercheurs en technologie de l'ancien
monde. Et Craft Slender, sans qu'on puisse dire s'il est le chef de
file du clan ou s'il n'en est que le porte-parole, gagne en influence,
et une fois sa réputation bien installée, il
commence à démolir chacune de ces quatre
théories.
– Démolir ? Sur quels arguments ?
Mist crut un instant que Kest allait intervenir, qu'il allait une
nouvelle fois s'emparer de lui pour s'exprimer. Il sentit le moi-Kest
les observer, un sourire narquois sur les lèvres.
D'après ce qu'il savait, Kest Slender n'avait jamais rien
rejeté des théories de son clan. Il avait beau
être solitaire et avoir fini à l'écart
des siens, il adhérait pleinement à ce qu'avait
édicté son père.
– Les mutations génétiques dues aux
radiations : théorie bidon et incompatible avec la
théorie de Darwin ! Car les mutations dues aux radiations
sont aléatoires et ne sauraient engendrer des peuples
différents avec des différences aussi
prononcées. Ou alors, il faudrait combiner cette
théorie avec la deuxième, celle des trois cent
mille années nous séparant de l'ancien monde.
Sauf que ce n'est pas possible non plus ! Car ce que nous remontons, de
nos gisements de technologie ancienne, provient uniformément
de la même période.
Géologiquement, il
y a un problème, car nous devrions voir remonter des restes
issus de différentes périodes ; des restes d'il y
a mille, dix mille, cent mille ans. Il n'en est rien. Tout ce que nous
découvrons du monde qui nous précède,
nous le découvrons dans des gisements uniformes, enfouis
sous des amas de béton, de ferraille, de bois morts, jamais
sous de la terre.
Conclusion : nous n'avons trace que d'une seule
époque précédant la nôtre,
une époque civilisée, remontant entre trois cents
et au maximum mille cinq cents ans dans le passé.
– Il a dû se faire des amis, ce Craft.
– Je ne te le fais pas dire. Mais il a quand même
pris la peine de répondre à ceux qui nous
voyaient croisés avec des espèces non-humaines.
Il leur a rappelé qu'un humain ne peut se croiser avec une
chèvre, un kangourou, ou un singe. De ce qu'on racontait, il
aurait suggéré à certains de ses
opposants de tester par eux-mêmes, s'ils ne le croyaient pas.
Donc, la probabilité que notre espèce soit
génétiquement compatible avec une autre
espèce intelligente – quel que soit le moyen par
lequel nous serions entrés en contact avec cet
hypothétique espèce – est infime. Et
quand bien même nous serions dans ce cas improbable,
l'existence de peuples différents ne peut se justifier,
à moins de supposer que nous ayons été
en contact avec non pas une mais dix
espèces
différentes, toutes à peu près au
même moment, et toutes miraculeusement compatibles avec la
nôtre ! Bref, ça ne tient pas.
Quant aux
explications religieuses, il leur a fait sèchement remarquer
que Dieu avait autre chose à faire que de créer
dix espèces différentes comme ça, hop,
histoire de s'amuser avec les derniers rescapés de la fin du
monde – de son monde,
quand même ! Si vous êtes croyants, leur a-t-il
affirmé, alors tournez-vous vers la science, car c'est la
seule chose que Dieu nous a laissée et que nous soyons en
mesure de comprendre. C'est son seul testament.
– Ce qui ne nous laisse que l'anti-darwinisme.
– Et tu disais deviner ce dont il s'agit ?
– Evidemment, l'explication est contenue dans l'appellation.
Craft Slender a théorisé que la
théorie de Darwin était fausse. Que faut-il en
déduire ?
Que la science de l'ancien monde
n'était pas aussi avancée que nous nous plaisons
à le penser, et que donc, nous devons reprendre de
zéro les bases de toutes nos sciences ?
Qu'après
la fin de l'ancien monde, nous nous sommes adaptés
à notre environnement non pas en un million
d'années, mais en une seule
génération, donnant naissance aux peuples
actuels, ce que nos ancêtres croyaient impossible ?
Ou
plutôt, que nous ne savons rien, et que nous devons nous
détacher de tout ce que nous a légué
l'ancien monde, car rien de ce que nos ancêtres ont
amassé comme connaissance ne nous apporte le moindre
éclairage sur la réalité du monde ?
Rigel eut un ricanement. Mist l'observait, attendant la suite, mais il
savait déjà que Kyan faisait fausse route ; cela
ne collait pas avec l'image qu'il se faisait de Craft et des Slender,
attaché à la science et aux technologies de
l'ancien monde. Cela ressemblait davantage à un
prêche du Prophète, les enjoignant à
abandonner leurs racines et leur passé.
– En fait, le nom est trompeur, mais c'est ainsi que Craft
l'a baptisé, et c'est sous ce nom que ses idées
– ou celles des Slender – ont
été connues. En fait... C'est tout le contraire.
Craft part du principe que le Darwinisme est l'une des seules
certitudes absolues que nous ayons hérité de
l'ancien monde, et par extension, c'est l'une des seules bases solides
pour étudier notre monde. Sa théorie est aussi
simple que cela : nous ne pouvons pas être apparus en trois
cents ans, ni par mutation, ni par croisement, ni par
eugénisme, intervention extraterrestre, diabolique,
angélique, divine, ou quoi que ce soit. Nous ne pouvons
être apparus par sélection naturelle en l'espace
de trois cents ans, mais nous savons que nous sommes apparus en
l'espace de trois cents ans.
– Ce n'est pas une théorie, s'exclama Kyan. C'est
un déni de réalité !
– Sauf que nos connaissances en
génétique sont toutes
héritées de l'ancien monde, intervint Mist. C'est
bien cela, Rigel ? C'est l'une des sciences dans lesquelles les anciens
étaient les plus avancés. Et donc... Bon sang,
ça me glace le sang rien qu'à l'idée
de...
– Comme je te comprends, fit Rigel. Tu ne saisis pas, Kyan ?
Nous ne sommes pas les descendants de l'ancienne humanité. Nous
sommes ses créations !
Kyan se redressa aussitôt. La nuit était presque
tombée, mais on devinait, dans sa posture, une
stupéfaction mêlée de
colère. Il aurait aimé voir les traits de son
visage en cet instant, à elle, le bon soldat du Terrestre,
oeuvrant pour ses supérieurs dans un monde peuplé
de certitudes.
– Il n'y a aucune preuve à cela. Aucune ! Cette
théorie a encore moins de fondements que celles qu'elle
prétend supplanter !
– Tu trouves ? dit Mist. Pas de fondements ? Et le complexe
militaire, son degré de technologie sans commune mesure avec
tout ce que les chercheurs Techs, Slender compris, ont mis au jour
depuis des dizaines d'années ? Pas un fondement,
peut-être ? Je crois plutôt que c'est la seule
trace authentique de nos créateurs, les vrais. Ils nous ont
laissé quelques jouets pour nous amuser entre nous, mais
hors de question de laisser entre nos mains un armement avec lequel
nous aurions peut-être pu, un jour, les menacer, les
affronter, les détruire même. La vraie
technologie, ils l'ont masquée à nos yeux.
Sauf qu'eux, finit Mist, ne se sont pas privés
pour s'en servir. Ils ont fini par trouver une bonne raison de
s'entretuer, et ils ont été rayés de
la surface du monde. S'il n'y a pas eu assez de bombes
nucléaires pour vitrifier toute la surface de l'Australie,
ce n'est pas parce que cette partie du monde était trop peu
peuplée pour être la cible de bombes –
c'est parce que nous n'étions pas concernés
par cette guerre. Il a bien dû s'en trouver quelques-uns pour
juger que nous l'avions un peu méritée aussi,
alors il y en a eu une poignée, à Darwin
notamment, mais rien de comparable avec le reste du monde... Qui sait,
peut-être Darwin était-il leur sanctuaire, un lieu
qui nous était interdit ? Il aura brûlé
dans les bombes thermonucléaires, avec le reste du monde.
– Et voilà, résuma Rigel. Nous sommes
leurs créatures, parquées dans notre petite
Australie. Et notre créateur s'est autodétruit.
Il n'y a rien de plus à expliquer. »