Ils gardèrent le silence, incapables de comprendre
pourquoi la voix de Mist avait pu être identifiée
comme « autorisée ».
« Après deux siècles, fit le Falun
d’une voix sentencieuse, on peut supposer que ce truc a fini
par se détraquer un peu.»
Rigel lui jeta un regard désabusé.
L’explication était loin de le satisfaire.
« Ҫa, ou il ressemble à un des mecs qui avaient le
droit
d’entrer ici… Qu’est-ce que
j’en sais ?
Il se tourna vers Mercs.
- C’est vous, les foutus Techs, les experts en technologie de
l’ancien monde.
- Ouais, ouais, fit Rigel d’un ton goguenard, on leur dira.
Ҫa
peut aussi être que les Fidèles sont «
marqués » pour pouvoir entrer ici.
Il se tourna vers Mist.
- C’est vous, les foutus Fidèles, qui savez
comment trouver ce genre d’endroit. Si tes petits copains
– ex petits copains, pardon –
ont assez d’informations pour localiser ce lieu dont personne
chez Ophandre n’a jamais entendu parler, ils ont dû
récupérer le mode d’emploi avec ?
T’en penses quoi ?
- J’en pense que vous me fatiguez, les coupa Kyan. »
L’ancienne membre du Terrestre dégaina son
pistolet, par acquit de conscience.
Un large escalier descendait à perte de vue, au moins
cinquante mètres en contrebas. Ils étaient
pourtant déjà une bonne douzaine de
mètres sous terre. Nul ne pipa mot mais tous
élaboraient leurs hypothèses, qui
s'effondreraient, sans doute, une fois la dernière marche
descendue. C’était le dernier obstacle entre eux
et la vérité.
Ils s’avancèrent comme un seul homme, et
manquèrent de trébucher quand
l’escalier se déplaça sous leurs pieds.
« Hé ! gronda le Falun, qu’est cette
diablerie ?
- L’escalier bouge tout seul, marmonna Mist. Je ne vois pas
l’intérêt…
- Et moi, je comprends que nos ancêtres étaient de
foutus fainéants ! Trop chétifs et faiblards pour
marcher sans s’aider d’une machine…
Voilà à quoi ça mène, toute
votre obsession pour la technologie !
- Ohhhh, la ferme, lâcha Rigel. »
Le consul dévala les marches de métal au pas de
course, bientôt imité par Mist et Ophandre, dont
les pas résonnaient comme des coups de massue.
Derrière eux, Kyan soupira, puis courut à son
tour.
Le mécanisme ne se limitait pas à
l’escalier ; les marches de métal
s’enfonçaient dans le sol, mais continuaient leur
parcours, poursuivant en droite ligne jusqu'au-delà de leur
champ de vision.
C'était un hangar. Des néons bleutés y
étaient suspendus au plafond, pour la plupart encore en
état de marche. Une poignée d’entre eux
clignotait, amplifiant leur malaise devant le spectacle qui
s’étendait sous leurs yeux.
La pièce devait mesurer quarante mètres de haut,
et au moins cinq fois plus en largeur. Quelques
«cloisons» s’étendaient sur
des
hectomètres pour séparer les
différents ateliers. Le premier d’entre eux suffit
à les laisser abasourdis.
Mist avait déjà vu des avions. Les Techs en
avaient déterré bon nombre, et certaines cellules
de recherche étaient vouées à leur
reconstitution, leur compréhension de leur fonctionnement.
Alice Springs comptait une petite brigade
aéroportée, mais elle ne détenait que
de minuscules appareils, que les spécialistes appelaient
« ULM » - les seuls qu’on
jugeât assez fiables pour y envoyer un pilote avec un
raisonnable espoir de le récupérer en un seul
morceau.
Comparé à ce qui se tenait devant eux, ils ne
valaient guère mieux qu’un avion en papier.
L’ « avion » qui reposait dans la
première partie du hangar était assez grand pour
accueillir un équipage d’une dizaine de personnes.
Il était lisse et pour ainsi dire intact,
vierge de toute marque, quasiment vierge de tout grain de
poussière. La carcasse semblait moulée dans une
sorte d’alliage noir qui absorbait la lumière
alentour. Son fuselage ne rappelait rien de ce que Mist ait
aperçu
auprès des chercheurs Techs. Comme si une
génération technologique le séparait
de tout ce qu’il avait pu approcher..
Des objets de forme oblongue, dans des teintes
légèrement plus claires que le fuselage,
étaient attachés sous les ailes. Il trouva que
cela ressemblait aux obus que les Techs avaient découvert,
et remis en état, dans la région de
Brisbane…
« Des missiles, fit-il à voix basse. Je
connaissais le terme, mais n’en avais jamais vu. Des foutus
missiles. Et bien conservés. Sûrement en parfait
état de marche...
- Missile ? s’étonna le Falun, qui affichait une
mine perplexe. Qu’est-ce que c’est ?
- Une arme de destruction massive, répondit froidement
Rigel. Le genre de trucs qui ont annihilé l’ancien
monde.
Ophandre ouvrit de grands yeux, et approcha de l’appareil,
sans oser le toucher.
- C’est nucléaire ? Atomique ? Un truc comme
ça ? Expliquez-moi.
- On ne peut rien t’expliquer, fit Rigel, parce
qu’on n’en sait rien. D’après
les informations dont je disposais à Alice Springs, ce genre
d’aéroplane n’existe plus.
J’ai vu ce genre de missile dans un recueil de documents de
l’ancien monde, ça pourrait soit être
une arme servant à détruire d’autres
machines aériennes ; soit être un missile
nucléaire. Le genre de truc qui a rayé Darwin de
la carte pour plusieurs siècles. Ne fais pas cette
tête, tu peux t’en approcher ; je ne pense pas que
ce soit dangereux. »
Pour appuyer ses paroles, le consul sortit son communicateur, et en
activa le détecteur Geiger : les radiations
étaient dans la norme. Le missile aurait pu tuer dix
millions de personnes dans l’une des métropoles de
l’ancien temps, mais ils pouvaient l’approcher,
l'effleurer, sans courir le moindre risque.
Ils firent le tour de l’appareil, incrédules. Une
mention presque invisible, gravée sur son ventre,
annonçait un mystérieux O.A. Army.
Nul ne put en expliquer la signification. Kyan montra du doigt un bloc
de béton noir placé dans l’angle du
hangar, lequel arborait le symbole plus familier du
nucléaire avec l’avertissement « danger
– risque de radiation ». D’autres armes ?
Des missiles supplémentaires pour recharger les ailes de
l’avion, et le renvoyer exécuter quelques millions
d’âmes supplémentaires ? Mieux valait ne
pas savoir.
Ophandre leur suggéra de monter à bord, mais Kyan
déclina l’invitation, lui rappelant qu'ils
seraient incapables de comprendre le fonctionnement de
l’appareil, ou même l’utilité
de ses différents équipements. Ils ne pouvaient
que constater l’existence de cet avion.
Kyan finit par détourner son attention, et ils la suivirent,
jetant des regards ahuris aux cloisons de cette immensité
souterraine.
Les distances semblaient en avoir été
décuplées, comme s’ils arpentaient les
pièces d’une maison taillée pour le
géant d’un conte mythique. Sauf que les seuls
vrais géants étaient les engins
stockés dans le complexe. Car l’avion de chasse
n’était pas un cas isolé. Il devint
vite évident que l’entrepôt appartenait
à une véritable armée. Trois appareils
semblables au premier reposaient dans les pièces
contigües. Tous rutilants, comme s’ils
n’avaient jamais été
utilisés.
L’espace suivant révéla dix
modèles d’une sorte de forteresse
mécanique, montée sur d’immenses
chenilles. La machine était peinte dans des teintes beiges
– sans doute pour se fondre dans les déserts de
sable australiens ? – et sa carcasse lourdement
blindée, ce que Ophandre fit remarquer en y frappant de son
poing de pierre sans qu’un millimètre de
tôle en fût affecté. Une
rangée de cellules photovoltaïques était
alignée sur les bords du toit.
Une échelle métallique fixée au
véhicule permit à Rigel de se hisser à
son sommet, à quinze mètres du sol, et
d’examiner les capteurs solaires de plus près. Ils
entendirent un « waouwww ! » puis il redescendit.
« Tu as vu autre chose ?
- Non, j’examinais les cellules. C’est le top du
top. Il doit y en avoir davantage sur le toit de ce machin que dans la
totalité d’Alice Springs, et de
surcroît, en bien meilleur état… Dire
qu’il y en a neuf autres, avec le toit couvert. Ca donne le
vertige.
- Et elles ont quoi de spécial ? demanda le Falun.
- Elles ont juste un rendement de folie. Lâché en
plein soleil, même avec son poids – qui doit
représenter plusieurs dizaines de tonnes – et
l’armement qu’il ne doit pas manquer de
transporter, il doit être largement autonome. On pourrait lui
faire traverser le Gibson Desert sans mettre une seule goutte de fuel
dans le réservoir. A Springs, les chercheurs pensaient que
ces cellules avaient été produites par accident,
ou pour un coût astronomique, ce qui pouvait expliquer
qu’il y en ait si peu, et qu’elles soient toutes en
assez piteux état. Mais celles-là sont neuves, et
visiblement, on a su les produire à la chaîne.
C’est de plus en plus bizarre.
- Tout cela ne nous sert à rien, remarqua Kyân.
Maintenant, on sait ce que les Fidèles étaient
venus chercher et finalement, ce n'est pas si différent du
reste. Ils viennent pour équiper leur armée. Nous
attarder ici n'y changera rien.
- Il faudrait avertir Alice Springs, fit Mist. On est juste
à côté... Ils peuvent envoyer une
unité pour surveiller, rameuter leurs chercheurs pour
investir les sous-sols et apprendre à utiliser tout le
matériel entreposé ici...
- Pour avoir une armée Tech à ma porte ? gronda
le Falun. Vous plaisantez. Nous devrions brûler cet endroit.
- Tu as raison, cracha Rigel, une bonne explosion nucléaire,
comme au bon vieux temps. J'espère que tu n'as pas trop
d'attaches avec ta ville natale, mon cher bout de rocher ? »
Le colosse se tourna vers lui, l'air mauvais. La tension
était à nouveau palpable... Kyân
soupira.
« Désolé Ophandre, mais cette fois, il
a raison. A
part les Fidèles et les Techs, je ne vois pas qui peut
maîtriser ce bric-à-brac militaire. Si le
Prophète
doit débarquer demain à ta porte, ou à
la
nôtre, avec une technologie équivalente
à
celle-là, il nous faudra bien nous défendre. A
moins que
tu ne préfères te ranger aux forces du
Prophète ?
- Nous n'en sommes pas encore là !
- Ah non ? Pardonne-moi, pendant un instant, j'ai cru qu'une
cinquantaine de Fidèles étaient venus investir
cet endroit. J'ai dû mal comprendre... C'était des
touristes ? Et tu es sans doute le guide ? »
Ophandre parut marmonner quelque chose, mais il ne répondit
rien.
Les quatre humains reprirent leur marche, peut-être encore
moins à l'aise qu'auparavant.
L'entrepôt semblait le produit d'un improbable concours
d'inventions. Un concours qui se serait concentré sur des
technologies de pointe tenant plus du paranormal que de la science, et
dont l'objectif aurait été de préparer
l'éradication de plusieurs milliards d'humains.
Et pourtant, ils ont eu besoin de bombes nucléaires
pour se massacrer joyeusement les uns les autres, lui souffla
Kest. Ophandre avait raison : nos ancêtres
étaient de foutus feignants.
Un dragster doté
d'ailerons d'avion, et
équipés de missiles conventionnels. Un bouclier
à
taille humaine dont l'intérieur s'illumina d'une foule de
caractères - des idéogrammes
incompréhensibles -
quand Rigel le prit en main.
« Tous ces trucs ont l'air en parfait état de
marche. On croirait vivre le rêve
éveillé d'un des chercheurs en technologie de
Alice Springs. Si Kest et le reste de la famille Slender avaient pu
voir ça, ils en baveraient d'excitation !
Pas vraiment, commenta Kest.
- Pas vraiment, commenta Mist.
- Oui, ils se diraient juste que ça leur fait une foutue
montagne de boulot, et qu'il va y en avoir pour plusieurs
années à décrypter chacune de ces
machines. »
Ils marchèrent encore plusieurs minutes ; ce souterrain
paraissait ne pas avoir de fin. Il y avait assez
d'équipements pour fournir une armée
entière. Une armée face à laquelle les
forces coordonnées de toute l'Australie n'auraient pas valu
mieux qu'une escouade de gamins armés de bouts de bois.
Ophandre et Rigel s'arrêtèrent au même
instant, comme si la même pensée leur avait
traversé l'esprit.
« Je crois qu'on a fait le tour, remarqua le consul.
- Oui, tout-à-fait. Je me fous de savoir combien de machines
sont encore cachées ici. Tout ce que je sais, c'est que je
ne peux pas laisser tout cet attirail entre les mains des
Fidèles. Au fait, où est passée votre
snipeuse ?
- Ҫa te laisse le choix entre les Techs ou le feu de joie
nucléaire. Sympa comme alternatives, non ? Et je ne sais pas
où s'est planquée Kyân.
J'espère ne pas avoir à la chercher dans le
million de mètres carrés que doit compter cet
endroit.
- Il faut avertir Alice Springs, fit la voix de la Tech. Et comme
ça ne peut être ni notre cher consul, ni Mist qui
doit continuer à se faire passer pour Kest, ça ne
laisse que moi et notre nouvel "ami" Falun. »
Ophandre avança une main devant lui, comme quelqu'un qui
chercherait un meuble dans la pénombre. Il tendit le bras,
et il y eut comme une vague de flou dans les airs. Le bras de
Kyân fut partiellement visible pendant une fraction de
seconde... Le phénomène était
difficile à discerner et franchement perturbant.
- Vous avez trouvé un voile d'invisibilité ?
s'amusa le colosse. Nous en avons plusieurs, vous avez eu la chance
d'en voir un en action... Mais j'ai toujours cru que ces artefacts
avaient été récoltés dans
un gisement de technologie ancienne, à Sydney ou Brisbane.
Je n'avais jamais envisagé qu'ils proviennent...
- Ce n'est pas un voile d'invisibilité, fit Kyân.
C'est bien plus épatant que ça. »
L'air parut se fendre, puis clignoter ; la machine apparut alors, une
moto rutilante qu'on aurait pu croire surgie des rêves d'un
maniaque de la mécanique, si le canon d'un mitrailleur
n'était pas accolé au phare avant.