XXIII Anomalie

par Ehryx

Toute chose a une finalité
Tout homme a un objectif
Toute civilisation a une fin
(Précepte Falun)


Ils gardèrent le silence, incapables de comprendre pourquoi la voix de Mist avait pu être identifiée comme « autorisée ».
« Après deux siècles, fit le Falun d’une voix sentencieuse, on peut supposer que ce truc a fini par se détraquer un peu.»
Rigel lui jeta un regard désabusé. L’explication était loin de le satisfaire.
« Ҫa, ou il ressemble à un des mecs qui avaient le droit d’entrer ici… Qu’est-ce que j’en sais ?
Il se tourna vers Mercs.
- C’est vous, les foutus Techs, les experts en technologie de l’ancien monde.
- Ouais, ouais, fit Rigel d’un ton goguenard, on leur dira. Ҫa peut aussi être que les Fidèles sont « marqués » pour pouvoir entrer ici.
Il se tourna vers Mist.
- C’est vous, les foutus Fidèles, qui savez comment trouver ce genre d’endroit. Si tes petits copains – ex petits copains, pardon – ont assez d’informations pour localiser ce lieu dont personne chez Ophandre n’a jamais entendu parler, ils ont dû récupérer le mode d’emploi avec ? T’en penses quoi ?
- J’en pense que vous me fatiguez, les coupa Kyan. »
L’ancienne membre du Terrestre dégaina son pistolet, par acquit de conscience.

Un large escalier descendait à perte de vue, au moins cinquante mètres en contrebas. Ils étaient pourtant déjà une bonne douzaine de mètres sous terre. Nul ne pipa mot mais tous élaboraient leurs hypothèses, qui s'effondreraient, sans doute, une fois la dernière marche descendue. C’était le dernier obstacle entre eux et la vérité.
Ils s’avancèrent comme un seul homme, et manquèrent de trébucher quand l’escalier se déplaça sous leurs pieds.
« Hé ! gronda le Falun, qu’est cette diablerie ?
- L’escalier bouge tout seul, marmonna Mist. Je ne vois pas l’intérêt…
- Et moi, je comprends que nos ancêtres étaient de foutus fainéants ! Trop chétifs et faiblards pour marcher sans s’aider d’une machine… Voilà à quoi ça mène, toute votre obsession pour la technologie !
- Ohhhh, la ferme, lâcha Rigel. »
Le consul dévala les marches de métal au pas de course, bientôt imité par Mist et Ophandre, dont les pas résonnaient comme des coups de massue. Derrière eux, Kyan soupira, puis courut à son tour.
Le mécanisme ne se limitait pas à l’escalier ; les marches de métal s’enfonçaient dans le sol, mais continuaient leur parcours, poursuivant en droite ligne jusqu'au-delà de leur champ de vision.

C'était un hangar. Des néons bleutés y étaient suspendus au plafond, pour la plupart encore en état de marche. Une poignée d’entre eux clignotait, amplifiant leur malaise devant le spectacle qui s’étendait sous leurs yeux.
La pièce devait mesurer quarante mètres de haut, et au moins cinq fois plus en largeur. Quelques «cloisons» s’étendaient sur des hectomètres pour séparer les différents ateliers. Le premier d’entre eux suffit à les laisser abasourdis.

Mist avait déjà vu des avions. Les Techs en avaient déterré bon nombre, et certaines cellules de recherche étaient vouées à leur reconstitution, leur compréhension de leur fonctionnement. Alice Springs comptait une petite brigade aéroportée, mais elle ne détenait que de minuscules appareils, que les spécialistes appelaient « ULM » - les seuls qu’on jugeât assez fiables pour y envoyer un pilote avec un raisonnable espoir de le récupérer en un seul morceau.
Comparé à ce qui se tenait devant eux, ils ne valaient guère mieux qu’un avion en papier.

L’ « avion » qui reposait dans la première partie du hangar était assez grand pour accueillir un équipage d’une dizaine de personnes. Il était lisse et pour ainsi dire intact, vierge de toute marque, quasiment vierge de tout grain de poussière. La carcasse semblait moulée dans une sorte d’alliage noir qui absorbait la lumière alentour. Son fuselage ne rappelait rien de ce que Mist ait aperçu auprès des chercheurs Techs. Comme si une génération technologique le séparait de tout ce qu’il avait pu approcher..
Des objets de forme oblongue, dans des teintes légèrement plus claires que le fuselage, étaient attachés sous les ailes. Il trouva que cela ressemblait aux obus que les Techs avaient découvert, et remis en état, dans la région de Brisbane…
« Des missiles, fit-il à voix basse. Je connaissais le terme, mais n’en avais jamais vu. Des foutus missiles. Et bien conservés. Sûrement en parfait état de marche...
- Missile ? s’étonna le Falun, qui affichait une mine perplexe. Qu’est-ce que c’est ?
- Une arme de destruction massive, répondit froidement Rigel. Le genre de trucs qui ont annihilé l’ancien monde.
Ophandre ouvrit de grands yeux, et approcha de l’appareil, sans oser le toucher.
- C’est nucléaire ? Atomique ? Un truc comme ça ? Expliquez-moi.
- On ne peut rien t’expliquer, fit Rigel, parce qu’on n’en sait rien. D’après les informations dont je disposais à Alice Springs, ce genre d’aéroplane n’existe plus. J’ai vu ce genre de missile dans un recueil de documents de l’ancien monde, ça pourrait soit être une arme servant à détruire d’autres machines aériennes ; soit être un missile nucléaire. Le genre de truc qui a rayé Darwin de la carte pour plusieurs siècles. Ne fais pas cette tête, tu peux t’en approcher ; je ne pense pas que ce soit dangereux. »
Pour appuyer ses paroles, le consul sortit son communicateur, et en activa le détecteur Geiger : les radiations étaient dans la norme. Le missile aurait pu tuer dix millions de personnes dans l’une des métropoles de l’ancien temps, mais ils pouvaient l’approcher, l'effleurer, sans courir le moindre risque.
Ils firent le tour de l’appareil, incrédules. Une mention presque invisible, gravée sur son ventre, annonçait un mystérieux O.A. Army. Nul ne put en expliquer la signification. Kyan montra du doigt un bloc de béton noir placé dans l’angle du hangar, lequel arborait le symbole plus familier du nucléaire avec l’avertissement « danger – risque de radiation ». D’autres armes ? Des missiles supplémentaires pour recharger les ailes de l’avion, et le renvoyer exécuter quelques millions d’âmes supplémentaires ? Mieux valait ne pas savoir.

Ophandre leur suggéra de monter à bord, mais Kyan déclina l’invitation, lui rappelant qu'ils seraient incapables de comprendre le fonctionnement de l’appareil, ou même l’utilité de ses différents équipements. Ils ne pouvaient que constater l’existence de cet avion.
Kyan finit par détourner son attention, et ils la suivirent, jetant des regards ahuris aux cloisons de cette immensité souterraine.
Les distances semblaient en avoir été décuplées, comme s’ils arpentaient les pièces d’une maison taillée pour le géant d’un conte mythique. Sauf que les seuls vrais géants étaient les engins stockés dans le complexe. Car l’avion de chasse n’était pas un cas isolé. Il devint vite évident que l’entrepôt appartenait à une véritable armée. Trois appareils semblables au premier reposaient dans les pièces contigües. Tous rutilants, comme s’ils n’avaient jamais été utilisés.

L’espace suivant révéla dix modèles d’une sorte de forteresse mécanique, montée sur d’immenses chenilles. La machine était peinte dans des teintes beiges – sans doute pour se fondre dans les déserts de sable australiens ? – et sa carcasse lourdement blindée, ce que Ophandre fit remarquer en y frappant de son poing de pierre sans qu’un millimètre de tôle en fût affecté. Une rangée de cellules photovoltaïques était alignée sur les bords du toit.
Une échelle métallique fixée au véhicule permit à Rigel de se hisser à son sommet, à quinze mètres du sol, et d’examiner les capteurs solaires de plus près. Ils entendirent un « waouwww ! » puis il redescendit.
« Tu as vu autre chose ?
- Non, j’examinais les cellules. C’est le top du top. Il doit y en avoir davantage sur le toit de ce machin que dans la totalité d’Alice Springs, et de surcroît, en bien meilleur état… Dire qu’il y en a neuf autres, avec le toit couvert. Ca donne le vertige.
- Et elles ont quoi de spécial ? demanda le Falun.
- Elles ont juste un rendement de folie. Lâché en plein soleil, même avec son poids – qui doit représenter plusieurs dizaines de tonnes – et l’armement qu’il ne doit pas manquer de transporter, il doit être largement autonome. On pourrait lui faire traverser le Gibson Desert sans mettre une seule goutte de fuel dans le réservoir. A Springs, les chercheurs pensaient que ces cellules avaient été produites par accident, ou pour un coût astronomique, ce qui pouvait expliquer qu’il y en ait si peu, et qu’elles soient toutes en assez piteux état. Mais celles-là sont neuves, et visiblement, on a su les produire à la chaîne. C’est de plus en plus bizarre.
- Tout cela ne nous sert à rien, remarqua Kyân. Maintenant, on sait ce que les Fidèles étaient venus chercher et finalement, ce n'est pas si différent du reste. Ils viennent pour équiper leur armée. Nous attarder ici n'y changera rien.
- Il faudrait avertir Alice Springs, fit Mist. On est juste à côté... Ils peuvent envoyer une unité pour surveiller, rameuter leurs chercheurs pour investir les sous-sols et apprendre à utiliser tout le matériel entreposé ici...
- Pour avoir une armée Tech à ma porte ? gronda le Falun. Vous plaisantez. Nous devrions brûler cet endroit.
- Tu as raison, cracha Rigel, une bonne explosion nucléaire, comme au bon vieux temps. J'espère que tu n'as pas trop d'attaches avec ta ville natale, mon cher bout de rocher ? »

Le colosse se tourna vers lui, l'air mauvais. La tension était à nouveau palpable... Kyân soupira.
« Désolé Ophandre, mais cette fois, il a raison. A part les Fidèles et les Techs, je ne vois pas qui peut maîtriser ce bric-à-brac militaire. Si le Prophète doit débarquer demain à ta porte, ou à la nôtre, avec une technologie équivalente à celle-là, il nous faudra bien nous défendre. A moins que tu ne préfères te ranger aux forces du Prophète ?
- Nous n'en sommes pas encore là !
- Ah non ? Pardonne-moi, pendant un instant, j'ai cru qu'une cinquantaine de Fidèles étaient venus investir cet endroit. J'ai dû mal comprendre... C'était des touristes ? Et tu es sans doute le guide ? »

Ophandre parut marmonner quelque chose, mais il ne répondit rien.
Les quatre humains reprirent leur marche, peut-être encore moins à l'aise qu'auparavant.
L'entrepôt semblait le produit d'un improbable concours d'inventions. Un concours qui se serait concentré sur des technologies de pointe tenant plus du paranormal que de la science, et dont l'objectif aurait été de préparer l'éradication de plusieurs milliards d'humains.
Et pourtant, ils ont eu besoin de bombes nucléaires pour se massacrer joyeusement les uns les autres, lui souffla Kest. Ophandre avait raison : nos ancêtres étaient de foutus feignants.
Un dragster doté d'ailerons d'avion, et équipés de missiles conventionnels. Un bouclier à taille humaine dont l'intérieur s'illumina d'une foule de caractères - des idéogrammes incompréhensibles - quand Rigel le prit en main.
« Tous ces trucs ont l'air en parfait état de marche. On croirait vivre le rêve éveillé d'un des chercheurs en technologie de Alice Springs. Si Kest et le reste de la famille Slender avaient pu voir ça, ils en baveraient d'excitation !
Pas vraiment, commenta Kest.
- Pas vraiment, commenta Mist.
- Oui, ils se diraient juste que ça leur fait une foutue montagne de boulot, et qu'il va y en avoir pour plusieurs années à décrypter chacune de ces machines. »
Ils marchèrent encore plusieurs minutes ; ce souterrain paraissait ne pas avoir de fin. Il y avait assez d'équipements pour fournir une armée entière. Une armée face à laquelle les forces coordonnées de toute l'Australie n'auraient pas valu mieux qu'une escouade de gamins armés de bouts de bois.
Ophandre et Rigel s'arrêtèrent au même instant, comme si la même pensée leur avait traversé l'esprit.
« Je crois qu'on a fait le tour, remarqua le consul.
- Oui, tout-à-fait. Je me fous de savoir combien de machines sont encore cachées ici. Tout ce que je sais, c'est que je ne peux pas laisser tout cet attirail entre les mains des Fidèles. Au fait, où est passée votre snipeuse ?
- Ҫa te laisse le choix entre les Techs ou le feu de joie nucléaire. Sympa comme alternatives, non ? Et je ne sais pas où s'est planquée Kyân. J'espère ne pas avoir à la chercher dans le million de mètres carrés que doit compter cet endroit.
- Il faut avertir Alice Springs, fit la voix de la Tech. Et comme ça ne peut être ni notre cher consul, ni Mist qui doit continuer à se faire passer pour Kest, ça ne laisse que moi et notre nouvel "ami" Falun. »
Ophandre avança une main devant lui, comme quelqu'un qui chercherait un meuble dans la pénombre. Il tendit le bras, et il y eut comme une vague de flou dans les airs. Le bras de Kyân fut partiellement visible pendant une fraction de seconde... Le phénomène était difficile à discerner et franchement perturbant.
- Vous avez trouvé un voile d'invisibilité ? s'amusa le colosse. Nous en avons plusieurs, vous avez eu la chance d'en voir un en action... Mais j'ai toujours cru que ces artefacts avaient été récoltés dans un gisement de technologie ancienne, à Sydney ou Brisbane. Je n'avais jamais envisagé qu'ils proviennent...
- Ce n'est pas un voile d'invisibilité, fit Kyân. C'est bien plus épatant que ça. »
L'air parut se fendre, puis clignoter ; la machine apparut alors, une moto rutilante qu'on aurait pu croire surgie des rêves d'un maniaque de la mécanique, si le canon d'un mitrailleur n'était pas accolé au phare avant.

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