Rigel fut plus rapide. Il ouvrit le feu à deux
reprises, déchirant le tissu d'invisibilité. Un
cri de douleur indiqua que même
à l'aveuglette, il avait fait mouche.
« Ca suffit, ordonna une voix rocailleuse.
Débarrassez-moi de cette saloperie de l'ancien temps avant
qu'ils ne la mettent en pièces.
– A vos ordres, Ophandre. »
La voix sonnait comme un grondement de tonnerre. La voix d'un Falun.
Le voile d'invisibilité
s'écarta sur un Falun de
très grande stature, puis retomba sur le sable,
révélant le reste du groupe
d'Humains. Deux Techs ; le sniper pointait son fusil vers le sol, ni en
position de tir, ni vraiment au repos. Deux Sympathiques,
l’un rivé sur une
longue-vue, et qui surveillait imperturbablement le complexe.
L’autre observait
la scène d’un air tendu. Il portait un colt
à la ceinture, mais en bon
Sympathique, semblait répugné à
l’idée d’en faire usage.
Et « Ophandre ». Une sorte de
djellaba
pourpre enveloppait son torse. Ses bras nus
révélaient une musculature de
bodybuilder, et la texture irrégulière et
rocailleuse de la peau Falun. Un
keffieh enveloppait son crâne chauve, surmontant un regard
à la rétine teintée
de turquoise, empreint d’une implacable
détermination. Il ne portait aucune
arme. Comme tous ceux de son engeance, il s’en
défiait.
Ophandre eut un mouvement de tête provocateur, et
Mist comprit qu’il s’adressait à Rigel.
Vas-y, mon cher Rigel, je t'en prie. Surtout si c'est le
même Ophandre contre lequel
le Prophète nous a mis en garde.
Le consul ne se posa pas de question et tira à
deux reprises dans les jambes du Falun. Le bruit des impacts fut tout
sauf
celui de balles pénétrant dans la chair. Ophandre
n'avait pas bougé d'un pas,
et il éclata de rire.
Rigel leva à nouveau son pistolet, et tira sur la
seule partie à découvert, le bras. Un bout de
peau rocailleuse tomba au sol,
comme un bout de roche qui se serait effrité. Le tir l'avait
à peine entaillée.
Il aurait fallu un calibre bien plus gros pour faire plus
qu'égratigner le
colosse Falun.
Mon Blaster devrait suffire, lui souffla Kest.
Je préfère mettre à
l’épreuve la prétendue invincibilité
de Rigel.
Ophandre eut un autre rire sardonique, et fit signe au consul.
« Abandonne tes joujoux et viens te battre comme un
homme, le Tech ! »
Mist s’attendait à ce que Mercs vise les yeux, ou
sorte une autre arme. A sa stupéfaction, Rigel jeta son
flingue, et s’avança
vers le Falun, à mains nues. Il
s’élança au pas de course, bloqua les
bras
d’Ophandre d’une main, et lui envoya un surpuissant
uppercut dans l’abomen.
J’aurais pas aimé le recevoir,
celui-là.
Et pourtant, fit Kest. Sur Ophandre
ça n’aura
aucun effet.
« Aouch ! » crissa Rigel
en
secouant son poing. Ses phalanges étaient
écorchées et teintées de sang, comme
s’il avait frappé de toutes ses forces un mur de
béton. Le colosse eut un
sourire carnassier, et riposta en miroir, envoyant son poing de pierre
dans le
ventre du Tech. Rigel vola en l’air, et retomba deux
mètres en arrière… Droit
sur ses appuis, dans une curieuse posture d’art martial.
Je te parie qu’il a amorti le coup. Tu
espères vraiment que ce Falun le tue ?
La ferme, Kest. Je te signale que sans ce taré de
Rigel, à l’heure qu’il est, je
serais aux portes de Darwin.
Kest ne répondit pas.
« Arrêtez ça !
intervint alors Kyan.
Rigel, on est pas venus tuer les habitants de Manners Creek, ce serait
plutôt
le contraire ! On devrait poser nos armes et discuter comme
des êtres
civilisés !
- Ca c’est hors de question, ma belle. Ce
Falun vient de me frapper, je vais lui exploser la tête.
- Civilisé ? s’amusa Ophandre.
C’est quoi ? Un précepte Tech ?
- Entretuez-vous et qu’on en finisse, maugréa
Mist. J’ai un emploi du temps chargé, alors
bougez-vous.
Le colosse prit à son tour une posture de combat.
Rigel fit un geste brusque, et une lame d’obsidienne apparut
dans sa paume.
Tous deux commencèrent à s’observer et
se tourner autour, tels deux boxeurs
cherchant l’ouverture dans la garde adverse,
indifférents à tout ce qui se
passerait hors du ring.
Kyan se couvrit les yeux, et secoua la tête d’un
air consterné.
- Oh, faites ce qui vous chante, murmura-t-elle.
J’en ai assez de gérer tous les psychopathes
engendrés par le Terrestre.
Débrouillez-vous !
Les compagnons du Falun
paraissaient plus
partagés ; les Sympathiques continuaient
à surveiller la cité –
étrange,
ça, nota Mist – tandis que les Techs fixaient Mist
et Kyan, prêts à bondir et
abattre le premier à interférer dans le duel.
Ils sont fous, pensa le Outline. Comparé à ces
deux types, Kest était prudent et mesuré.
Trop aimable. Et toi, Mist, tu te crois sain
d’esprit ?
La ferme. Quelque chose ne tourne pas rond, ici. Et je veux
dire, quelque chose
d’autre que Rigel, Ophandre et moi.
Ah oui ? Et quand Ophandre aura tué Rigel,
tu crois qu’il sera encore temps
de comprendre ce qui ne tourne pas rond ?
Il y eut quelques coups d’échangés.
Rigel usait
de sa célérité de Tech pour amortir
les attaques du Falun, et ripostait avec de
larges moulinets de sa lame d’obsidienne. Les deux
combattants étaient
totalement indifférents à leurs compagnons,
seulement concentrés l’un sur
l’autre. Un duel à l’ancienne, dans
toute sa substance et son imbécillité.
Rigel réussit à placer un profond coup tranchant
dans le bras du Falun ; du sang rouge foncé coula,
et le consul fit un
grand sourire à son adversaire.
Ophandre lui rendit son sourire, et tendit le
bras bien en évidence. L’hémorragie
stoppa aussitôt, et l’espèce de
matière
minérale recouvrant son corps ressouda en quelques secondes
les lèvres de la
plaie.
« Intéressant, ricana Mercs. Et si je te coupe un
bras, il repousse ? Je vais expérimenter
ça tout de suite. »
Indifférent à l’issue du combat, Mist
continua,
néanmoins, à observer avec attention les deux
combattants. Il était fort
probable qu’il ait à affronter le survivant du
duel, tôt ou tard. Leur
affrontement serait riche en enseignements.
Inutile, souffla Kest. Rigel est en train
de jouer. Tu
n’apprendras rien sur lui. Fais cesser ce duel, la situation
n’est vraiment
pas…
Oh, la ferme, Kest. Quand tu étais vivant tu ne
parlais de rien, et maintenant tu
satures mon crâne de tes bavardages. Tais-toi donc.
Je t’aurai prévenu, Mist !
Le face-à-face se poursuivit pendant quelques
minutes encore. Il devait reconnaître la
virtuosité de Rigel... En matière
d’esquive. Ophandre possédait une vitesse et une
force surhumaines, et semblait
intouchable. Mist avait côtoyé peu de Faluns, mais
il aurait parié qu’Ophandre
surpassait les meilleurs d’entre eux, dans tous les domaines.
Il n’était qu’une
anomalie, un Humain exceptionnellement
doué, l’une de ces facéties de la
nature, l’un de ces êtres
sur lesquels se cristallisait le destin du nouveau monde.
Comme le Prophète, sans doute ?
Le coup de feu les prit tous de court ; mais
pas autant que les multiples décharges de fusil et de
shotguns qui
s’ensuivirent. Le sniper Tech qui accompagnait Ophandre
s’effondra dans les
premières secondes, alors que Rigel et Ophandre
s’observaient, sur leurs
gardes, juste assez longtemps pour déterminer la source de
l’attaque.
Leur petit groupe s’égaya en
désordre ; les
Sympathiques reprirent le voile d’invisibilité et
s’y glissèrent, pendant que
le second sniper se couchait dans le sable et se concentrait sur son
viseur, à
la recherche d’une cible.
Mist connaissait l’un des moments les plus
terrifiants de sa jeune vie. Lors de la bataille
des invisibles, il savait encore qui était
l’ennemi, et comment lui
échapper. Qui leur tirait dessus ? Combien
étaient-ils ? Le voile
d’invisibilité se trouvait à quelques
mètres à peine. Devait-il s’y
réfugier ?
Montre-leur bien où tu es
avant de disparaître
surtout. Tu crois que leur gadget de l’ancien Monde survivra
à des décharges de shotgun ?
Il reprit son blaster en main, et courut, au
hasard, jetant des regards inquisiteurs autour de lui.
Au hasard, vraiment ?
Non, pas au hasard. Instinctivement, il avait suivi la course de Rigel.
Passée la
première salve, les coups de feu se firent moins nourris. Le
consul avait déjà
commencé à riposter, il criait des indications
que Mist, le cerveau noyé sous
l’adrénaline, ne percevait pas. Il manqua
trébucher dans le sol rocheux. Il
regarda la direction dans laquelle ils couraient.
Ils ne fuyaient pas le danger. Ils s’y jetaient
tête baissée ! Rigel et Ophandre avaient
repéré l’ennemi et
l’attaquaient
au pas de charge. Il ne voyait Kyan nulle part. Les premiers tirs
n’avaient
rien de balles perdues. Combien étaient morts de leur
côté ? La première
balle avait suffi à emporter l’un des compagnons
du Falun. Combien d’autres
avaient fait mouche ?
Des hommes partout. Ni des Techs d’Alice Springs,
ni des villageois de Tennant Creek. Des Stalkers. Non, des Archies du
désert.
D’autres encore ? Il ne savait pas, il
était pris de court. Il avait pu
traverser Alice Springs aux côtés de Kest sous le
feu de trois mille Techs
surentraînés, mais il se sentait perdu.
Tu es fatigué et à cran,
rien de
plus. Contrairement à Rigel, tu as les émotions
d’un humain normal. Contrairement
à Kyan, tu n’as aucune préparation pour
te sortir des situations de stress
extrême. Tu es un surdoué, Mist, mais tu restes un
amateur.
Une balle siffla à ses tympans, et du sang coula
d’une petite éraflure sur sa tempe. Suivre Rigel
sans avoir compris ce qui se
passait avait été une erreur. Il y avait des
dizaines d’hommes, tous armés, et
tous l’avaient identifié comme un ennemi. Ophandre
les avait chargés à la
vitesse d’un puma et écrasait les crânes
et les cages thoraciques, indifférent
aux petits calibres qui échouaient contre sa peau de
pierre ; Rigel
paraissait aux anges, distillant les balles de ses automatiques avec le
plaisir
d’un gosse démoniaque qui courrait à
travers un poulailler, un couteau
ensanglanté à la main. Deux démons
lâchés sur un troupeau de pécheurs.
Laisse-moi les commandes, Mist. Ils sont trop nombreux et il y
en avait sûrement d’autres
bloqués dans la ville. Si tu veux survivre à
ça, il faut que tu aides Rigel à
les tuer. Oublie les Préceptes. C’est tuer ou
être tué.
Sa conscience commençait à reprendre le dessus
sur l’overdose d’adrénaline. Il vit
venir la balle suivante. Il l’esquiva.
Bloqués dans la ville ? Ils
étaient bloqués dans la ville ?
Pas de réponse. Son radar interne
s’était mis en
route. Il repérait les combattants, il anticipait leurs
mouvements, leurs intentions,
leurs attitudes. Il évita un autre tir, avec plus de
facilité. L’un des Fidèles
focalisait son attention sur Mist. Aucun autre ne semblait se soucier
de lui. Ils
avaient déjà fort à faire entre le
démon Tech et l’armoire à glace Falun.
Il
leva son blaster et voulut appuyer sur la gâchette.
Sans succès.
Pourquoi ?
Parce que tu es un Tech et que tu as des Préceptes.
Mais non, tu n’en as pas. Les seuls que tu
connaisses, tu les as appris auprès
d’autres Humains, personne ne te les a inculqués.
Je suis un Tech. J’ai suivi une formation de solo
auprès de l’élite du Terrestre, mise
en application lors de différentes missions du clan Slender,
en particulier à
Brisbane. On peut oublier un embrigadement, mais rien ne peut effacer
les
Préceptes. On peut les enfreindre, parfois, mais jamais les
ignorer.
Mais alors enfreins-les, bordel ! Ce sont des
Fidèles, et eux, ils n’hésiteront
pas une seconde ! Prends-toi pour un Tech si tu veux, mais
tire !
Non.
Il refusait de céder.
Il eut la terrible sensation que son corps ne lui
appartenait plus. Quelqu’un d’autre essayait
d’en prendre les commandes,
quelqu’un bien décidé à
intervenir dans le combat avant que son corps ne soit
touché par une balle. Le sentiment
d’être dépossédé
de son corps et
de son esprit était terrifiant, et humiliant ;
mais il eut le mérite de lui remettre les idées
en place.
La frontière entre son moi Kest et son
moi Mist redevint tangible.
Dégage, Kest !
Ce fut comme s’il tendait une embuscade à son
autre personnalité ; il l’attaqua et la
réexpédia dans son subconscient.
La somme combinée des informations collectées par
le moi-Kest et le moi-Mist
refluèrent en une seule fois dans sa mémoire, et
le déroulement de la scène
redevint limpide. Les Fidèles qu’ils affrontaient
étaient fatigués et
lents ; leurs yeux hagards et soulignés de lourdes
cernes indiquaient que
leur sommeil avait dû être erratique, leurs visages
maigres et leurs mouvements
gauches suggéraient un long jeûne. Finalement,
leurs déductions avaient été
justes : les habitants de Tennant Creek avaient
laissé la cohorte des fanatiques investir la
ville, pour mieux les y emprisonner. Un siège implacable,
mené depuis des
voiles d’invisibilité : qui les
assiégeait ? Depuis où ?
Combien
étaient-ils ?
Voilà donc pourquoi leurs deux kamikazes avaient
pu fondre sur l’ennemi sans recevoir la moindre balle. De
plus, l’accès par
lequel ils devaient passer était étroit et ne les
laissait sortir qu’au
compte-gouttes. Ils avaient profité du duel entre Rigel et
Ophandre pour tenter
une échappée, d’autant que
l’un des snipers accompagnant le Falun avait
été blessé…
C’était leur meilleur chance, mais Kyan
les avait anéantis en se réfugiant sous le voile
d’invisibilité et en s’emparant du fusil
de précision du sniper pour faire un
carton sur les Fidèles.
Et ça n’arrive même pas
à me réjouir.
Ah ; iI y a peut-être un peu de
Tech en toi, après tout ?