XX – Dualité

par Ehryx

- De la technologie tu te défieras
(Précepte Falun)
A la technologie tu te fieras
(Précepte Tech)


Rigel fut plus rapide. Il ouvrit le feu à deux reprises, déchirant le tissu d'invisibilité. Un cri de douleur indiqua que même à l'aveuglette, il avait fait mouche.
«  Ca suffit, ordonna une voix rocailleuse. Débarrassez-moi de cette saloperie de l'ancien temps avant qu'ils ne la mettent en pièces.
– A vos ordres, Ophandre. »
La voix sonnait comme un grondement de tonnerre. La voix d'un Falun.
Le voile d'invisibilité s'écarta sur un Falun de très grande stature, puis retomba sur le sable, révélant le reste du groupe d'Humains. Deux Techs ; le sniper pointait son fusil vers le sol, ni en position de tir, ni vraiment au repos. Deux Sympathiques, l’un rivé sur une longue-vue, et qui surveillait imperturbablement le complexe. L’autre observait la scène d’un air tendu. Il portait un colt à la ceinture, mais en bon Sympathique, semblait répugné à l’idée d’en faire usage.
Et « Ophandre ». Une sorte de djellaba pourpre enveloppait son torse. Ses bras nus révélaient une musculature de bodybuilder, et la texture irrégulière et rocailleuse de la peau Falun. Un keffieh enveloppait son crâne chauve, surmontant un regard à la rétine teintée de turquoise, empreint d’une implacable détermination. Il ne portait aucune arme. Comme tous ceux de son engeance, il s’en défiait.
Ophandre eut un mouvement de tête provocateur, et Mist comprit qu’il s’adressait à Rigel.

Vas-y, mon cher Rigel, je t'en prie. Surtout si c'est le même Ophandre contre lequel le Prophète nous a mis en garde.

Le consul ne se posa pas de question et tira à deux reprises dans les jambes du Falun. Le bruit des impacts fut tout sauf celui de balles pénétrant dans la chair. Ophandre n'avait pas bougé d'un pas, et il éclata de rire.
Rigel leva à nouveau son pistolet, et tira sur la seule partie à découvert, le bras. Un bout de peau rocailleuse tomba au sol, comme un bout de roche qui se serait effrité. Le tir l'avait à peine entaillée. Il aurait fallu un calibre bien plus gros pour faire plus qu'égratigner le colosse Falun.

Mon Blaster devrait suffire, lui souffla Kest.

Je préfère mettre à l’épreuve la prétendue invincibilité de Rigel.

Ophandre eut un autre rire sardonique, et fit signe au consul.
« Abandonne tes joujoux et viens te battre comme un homme, le Tech ! »
Mist s’attendait à ce que Mercs vise les yeux, ou sorte une autre arme. A sa stupéfaction, Rigel jeta son flingue, et s’avança vers le Falun, à mains nues. Il s’élança au pas de course, bloqua les bras d’Ophandre d’une main, et lui envoya un surpuissant uppercut dans l’abomen.

J’aurais pas aimé le recevoir, celui-là.

Et pourtant, fit Kest. Sur Ophandre ça n’aura aucun effet.

« Aouch ! » crissa Rigel en secouant son poing. Ses phalanges étaient écorchées et teintées de sang, comme s’il avait frappé de toutes ses forces un mur de béton. Le colosse eut un sourire carnassier, et riposta en miroir, envoyant son poing de pierre dans le ventre du Tech. Rigel vola en l’air, et retomba deux mètres en arrière… Droit sur ses appuis, dans une curieuse posture d’art martial.

Je te parie qu’il a amorti le coup. Tu espères vraiment que ce Falun le tue ?

La ferme, Kest. Je te signale que sans ce taré de Rigel, à l’heure qu’il est, je serais aux portes de Darwin.

Kest ne répondit pas.

« Arrêtez ça ! intervint alors Kyan. Rigel, on est pas venus tuer les habitants de Manners Creek, ce serait plutôt le contraire ! On devrait poser nos armes et discuter comme des êtres civilisés !
- Ca c’est hors de question, ma belle. Ce Falun vient de me frapper, je vais lui exploser la tête.
- Civilisé ? s’amusa Ophandre. C’est quoi ? Un précepte Tech ?
- Entretuez-vous et qu’on en finisse, maugréa Mist. J’ai un emploi du temps chargé, alors bougez-vous.

Le colosse prit à son tour une posture de combat. Rigel fit un geste brusque, et une lame d’obsidienne apparut dans sa paume. Tous deux commencèrent à s’observer et se tourner autour, tels deux boxeurs cherchant l’ouverture dans la garde adverse, indifférents à tout ce qui se passerait hors du ring.
Kyan se couvrit les yeux, et secoua la tête d’un air consterné.
- Oh, faites ce qui vous chante, murmura-t-elle. J’en ai assez de gérer tous les psychopathes engendrés par le Terrestre. Débrouillez-vous !
Les compagnons du Falun paraissaient plus partagés ; les Sympathiques continuaient à surveiller la cité – étrange, ça, nota Mist – tandis que les Techs fixaient Mist et Kyan, prêts à bondir et abattre le premier à interférer dans le duel.
Ils sont fous, pensa le Outline. Comparé à ces deux types, Kest était prudent et mesuré.

Trop aimable. Et toi, Mist, tu te crois sain d’esprit ?

La ferme. Quelque chose ne tourne pas rond, ici. Et je veux dire, quelque chose d’autre que Rigel, Ophandre et moi.

Ah oui ? Et quand Ophandre aura tué Rigel, tu crois qu’il sera encore temps de comprendre ce qui ne tourne pas rond ?

Il y eut quelques coups d’échangés. Rigel usait de sa célérité de Tech pour amortir les attaques du Falun, et ripostait avec de larges moulinets de sa lame d’obsidienne. Les deux combattants étaient totalement indifférents à leurs compagnons, seulement concentrés l’un sur l’autre. Un duel à l’ancienne, dans toute sa substance et son imbécillité.
Rigel réussit à placer un profond coup tranchant dans le bras du Falun ; du sang rouge foncé coula, et le consul fit un grand sourire à son adversaire.
Ophandre lui rendit son sourire, et tendit le bras bien en évidence. L’hémorragie stoppa aussitôt, et l’espèce de matière minérale recouvrant son corps ressouda en quelques secondes les lèvres de la plaie.
« Intéressant, ricana Mercs. Et si je te coupe un bras, il repousse ? Je vais expérimenter ça tout de suite. »

Indifférent à l’issue du combat, Mist continua, néanmoins, à observer avec attention les deux combattants. Il était fort probable qu’il ait à affronter le survivant du duel, tôt ou tard. Leur affrontement serait riche en enseignements.

Inutile, souffla Kest. Rigel est en train de jouer. Tu n’apprendras rien sur lui. Fais cesser ce duel, la situation n’est vraiment pas…

Oh, la ferme, Kest. Quand tu étais vivant tu ne parlais de rien, et maintenant tu satures mon crâne de tes bavardages. Tais-toi donc.

Je t’aurai prévenu, Mist !

Le face-à-face se poursuivit pendant quelques minutes encore. Il devait reconnaître la virtuosité de Rigel... En matière d’esquive. Ophandre possédait une vitesse et une force surhumaines, et semblait intouchable. Mist avait côtoyé peu de Faluns, mais il aurait parié qu’Ophandre surpassait les meilleurs d’entre eux, dans tous les domaines. Il n’était qu’une anomalie, un Humain exceptionnellement doué, l’une de ces facéties de la nature, l’un de ces êtres sur lesquels se cristallisait le destin du nouveau monde.
Comme le Prophète, sans doute ?


Le coup de feu les prit tous de court ; mais pas autant que les multiples décharges de fusil et de shotguns qui s’ensuivirent. Le sniper Tech qui accompagnait Ophandre s’effondra dans les premières secondes, alors que Rigel et Ophandre s’observaient, sur leurs gardes, juste assez longtemps pour déterminer la source de l’attaque.
Leur petit groupe s’égaya en désordre ; les Sympathiques reprirent le voile d’invisibilité et s’y glissèrent, pendant que le second sniper se couchait dans le sable et se concentrait sur son viseur, à la recherche d’une cible.
Mist connaissait l’un des moments les plus terrifiants de sa jeune vie. Lors de la bataille des invisibles, il savait encore qui était l’ennemi, et comment lui échapper. Qui leur tirait dessus ? Combien étaient-ils ? Le voile d’invisibilité se trouvait à quelques mètres à peine. Devait-il s’y réfugier ?

Montre-leur bien tu es avant de disparaître surtout. Tu crois que leur gadget de l’ancien Monde survivra à des décharges de shotgun ?

Il reprit son blaster en main, et courut, au hasard, jetant des regards inquisiteurs autour de lui.

Au hasard, vraiment ?

Non, pas au hasard. Instinctivement, il avait suivi la course de Rigel. Passée la première salve, les coups de feu se firent moins nourris. Le consul avait déjà commencé à riposter, il criait des indications que Mist, le cerveau noyé sous l’adrénaline, ne percevait pas. Il manqua trébucher dans le sol rocheux. Il regarda la direction dans laquelle ils couraient.
Ils ne fuyaient pas le danger. Ils s’y jetaient tête baissée ! Rigel et Ophandre avaient repéré l’ennemi et l’attaquaient au pas de charge. Il ne voyait Kyan nulle part. Les premiers tirs n’avaient rien de balles perdues. Combien étaient morts de leur côté ? La première balle avait suffi à emporter l’un des compagnons du Falun. Combien d’autres avaient fait mouche ?
Des hommes partout. Ni des Techs d’Alice Springs, ni des villageois de Tennant Creek. Des Stalkers. Non, des Archies du désert. D’autres encore ? Il ne savait pas, il était pris de court. Il avait pu traverser Alice Springs aux côtés de Kest sous le feu de trois mille Techs surentraînés, mais il se sentait perdu.

Tu es fatigué et à cran, rien de plus. Contrairement à Rigel, tu as les émotions d’un humain normal. Contrairement à Kyan, tu n’as aucune préparation pour te sortir des situations de stress extrême. Tu es un surdoué, Mist, mais tu restes un amateur.

Une balle siffla à ses tympans, et du sang coula d’une petite éraflure sur sa tempe. Suivre Rigel sans avoir compris ce qui se passait avait été une erreur. Il y avait des dizaines d’hommes, tous armés, et tous l’avaient identifié comme un ennemi. Ophandre les avait chargés à la vitesse d’un puma et écrasait les crânes et les cages thoraciques, indifférent aux petits calibres qui échouaient contre sa peau de pierre ; Rigel paraissait aux anges, distillant les balles de ses automatiques avec le plaisir d’un gosse démoniaque qui courrait à travers un poulailler, un couteau ensanglanté à la main. Deux démons lâchés sur un troupeau de pécheurs.

Laisse-moi les commandes, Mist. Ils sont trop nombreux et il y en avait sûrement d’autres bloqués dans la ville. Si tu veux survivre à ça, il faut que tu aides Rigel à les tuer. Oublie les Préceptes. C’est tuer ou être tué.

Sa conscience commençait à reprendre le dessus sur l’overdose d’adrénaline. Il vit venir la balle suivante. Il l’esquiva.

Bloqués dans la ville ? Ils étaient bloqués dans la ville ?

Pas de réponse. Son radar interne s’était mis en route. Il repérait les combattants, il anticipait leurs mouvements, leurs intentions, leurs attitudes. Il évita un autre tir, avec plus de facilité. L’un des Fidèles focalisait son attention sur Mist. Aucun autre ne semblait se soucier de lui. Ils avaient déjà fort à faire entre le démon Tech et l’armoire à glace Falun. Il leva son blaster et voulut appuyer sur la gâchette.

Sans succès.

Pourquoi ?

Parce que tu es un Tech et que tu as des Préceptes.

Mais non, tu n’en as pas. Les seuls que tu connaisses, tu les as appris auprès d’autres Humains, personne ne te les a inculqués.

Je suis un Tech. J’ai suivi une formation de solo auprès de l’élite du Terrestre, mise en application lors de différentes missions du clan Slender, en particulier à Brisbane. On peut oublier un embrigadement, mais rien ne peut effacer les Préceptes. On peut les enfreindre, parfois, mais jamais les ignorer.

Mais alors enfreins-les, bordel ! Ce sont des Fidèles, et eux, ils n’hésiteront pas une seconde ! Prends-toi pour un Tech si tu veux, mais tire !

Non.

Il refusait de céder.

Il eut la terrible sensation que son corps ne lui appartenait plus. Quelqu’un d’autre essayait d’en prendre les commandes, quelqu’un bien décidé à intervenir dans le combat avant que son corps ne soit touché par une balle. Le sentiment d’être dépossédé de son corps et de son esprit était terrifiant, et humiliant ; mais il eut le mérite de lui remettre les idées en place.

La frontière entre son moi Kest et son moi Mist redevint tangible.

Dégage, Kest !

Ce fut comme s’il tendait une embuscade à son autre personnalité ; il l’attaqua et la réexpédia dans son subconscient. La somme combinée des informations collectées par le moi-Kest et le moi-Mist refluèrent en une seule fois dans sa mémoire, et le déroulement de la scène redevint limpide. Les Fidèles qu’ils affrontaient étaient fatigués et lents ; leurs yeux hagards et soulignés de lourdes cernes indiquaient que leur sommeil avait dû être erratique, leurs visages maigres et leurs mouvements gauches suggéraient un long jeûne. Finalement, leurs déductions avaient été justes : les habitants de Tennant Creek avaient laissé la cohorte des fanatiques investir la ville, pour mieux les y emprisonner. Un siège implacable, mené depuis des voiles d’invisibilité : qui les assiégeait ? Depuis où ? Combien étaient-ils ?

Voilà donc pourquoi leurs deux kamikazes avaient pu fondre sur l’ennemi sans recevoir la moindre balle. De plus, l’accès par lequel ils devaient passer était étroit et ne les laissait sortir qu’au compte-gouttes. Ils avaient profité du duel entre Rigel et Ophandre pour tenter une échappée, d’autant que l’un des snipers accompagnant le Falun avait été blessé… C’était leur meilleur chance, mais Kyan les avait anéantis en se réfugiant sous le voile d’invisibilité et en s’emparant du fusil de précision du sniper pour faire un carton sur les Fidèles.

Et ça n’arrive même pas à me réjouir.

Ah ;  iI  y a peut-être un peu de Tech en toi, après tout ?


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