XIX – Ville fantôme

par Ehryx

- Avant de tuer, tu peux toujours négocier
(Précepte Falun)


Mist, couché contre la roche, posa les jumelles, et fit signe à ses compagnons d'approcher, discrètement. Les deux Techs progressèrent à pas de loups, et s'allongèrent à côté de lui, furtivement.
« Pour moi il n’y a rien, murmura-t-il. Je vous laisse juges. »
Il passa les jumelles à Kyan, qui les ajusta, puis scruta leur cible. Mist se frotta les yeux, rougis par le manque de sommeil. Il s'était réveillé à quatre reprises durant leur courte nuit, espérant chaque fois prendre en défaut la vigilance de Mercs, l'assommer, ou prendre la fuite. Peine perdue. Le consul semblait ne jamais dormir. Aucune cerne sous ses yeux. A moins qu'il n'ait consommé des excitants en cachette, l'ex-membre du Terrestre n'avait pratiquement besoin d'aucun sommeil.
A l’aube, ils avaient repris la route une petite heure, jusqu'à arriver à proximité de leur destination, le village de Manners Creek. Pour arranger les choses, Kyan et Mercs avaient tous deux lu un rapport complet sur la bourgade, sa géographie, son historique. Pas lui.

Kyan scruta les abords de la ville. L'essentiel du hameau vivait dans les ruines de ce qui avait dû être un complexe militaire dans l'ancien temps, presque aussi spacieux que le consulat, les sous-sols en moins.
Aucune trace de pneus ou de pas dans le sable, tout autour du bâtiment. Il n'y avait aucun souffle de vent dans la région depuis des semaines ; l'endroit avait donc été déserté. Aucune autre marque, aucun autre détail à remarquer. Ce n'était plus habité. Rien d'autre à dire.
– Rien à signaler, confirma Kyan. On peut y aller. J'ignore ce que sont devenus les habitants de cette ville, mais pour autant que je puisse juger, ils ont simplement dû s'exiler sous des cieux plus hospitaliers...
– Ben voyons, ricana Mercs, ils sont partis bronzer sous les cocotiers ! A Darwin, peut-être ? Ca expliquerait tout, non ? Le secret des Slenders, c'est qu'ils ont ouvert un centre de loisirs sur la plage de Darwin ! Et comme ils ont laissé un mot d'explication à l'entrée, les Terrestres qu'on a envoyés ici les ont suivis pour prendre des vacances bien méritées.

Mist arracha les jumelles des mains de Kyan, et les tendit au consul.
– Allez-y, regardez par vous-mêmes au lieu de nous emmerder. Et osez me dire qu'il y a le moindre truc à remarquer dans ce foutu village fantôme. Allez-y.
Rigel le chassa d'un geste.
– Il n'y a rien à voir, et c'est bien le truc qu'il faut remarquer. Ce n'est pas normal. Les habitants des cités voisines doivent savoir ce qui se passe, et éviter le secteur.
– D'accord, d'accord. Alors autant enquêter dans les cités voisines.
– Pour qu'ils nous mentent, nous dénoncent, nous trahissent… Tu as des idées formidables ! Non, pour l'instant, on va faire un très large détour, et observer la ville depuis l'angle opposé.
– A ta guise, soupira Mist. Dire qu'on traîne devant un trou perdu et déserté alors qu'on pourrait rouler vers Darwin !
– Boucle-la.

Le détour, à pied et toujours à couvert des dunes et roches environnants, leur prit la bagatelle d'une heure et demie, pendant lesquelles Mist ne cessa de pester, parfois à voix haute, ramené à l'ordre d'un « la ferme, Brume » ou « tais-toi, le Outline » à chaque éclat.
Le côté opposé n'ouvrait pas sur les petites constructions de bois qu'ils avaient pu observer, mais donnait un meilleur champ de vision sur le complexe.
Rigel jeta un nouveau coup d'oeil dans ses jumelles, balaya la zone. Puis s'arrêta sur un point.
« Aha, fit-il.
– Quelque chose de nouveau ? l'interrogea Kyan.
– L'impact de balle sur le bord de l'enceinte ne s'est pas creusé tout seul. Enfin, c'est ce que j'en dis, notre ami le Outline aura peut-être une meilleure suggestion.
– Parce qu'à cette distance, vou distinguez un impact récent d'un impact ancien ? Ne vous foutez pas de moi, Mercs, il y a des fusillades tous les jours dans tous les coins de l'Australie.
– Dans les coins, oui. Ici, on est en plein milieu.
Mist ferma les yeux, retenant une méchante réplique. Je vais vraiment le tuer, ce con.
– Je veux dire que les échanges de coups de feu sont peu communs dans une bourgade paumée du centre de l'Australie où ne vivent pas plus de deux ou trois peuples différents, et où tout le monde se connaît. Les ethnies ne s'entretuent que quand leur population est assez grande pour s'apercevoir qu'elles existent. Et jette un oeil toi-même, termina Rigel en tendant la lunette dans un rare geste d'apaisement.
Mist grogna, prit l'objet et essaya de retrouver le point d'impact. Il avait repéré l'angle dans lequel regardait Rigel. Il chercha un bon moment..
– Tu es sûr que cette marque est celle d'une balle ?
– Tu comprends ce qui me gêne, Mist ? C'est un angle fermé, on voit seulement la marque d'une balle de blaster qui a éraflé le mur d'enceinte.S'il y a d'autres marques à côté de celle-ci, impossible à dire, il faudrait entrer, pas regarder à cette distance.
– C'est un peu ce que je dis depuis le début...
– Hors de question. Je trouve ça trop douteux. Laissez-moi réfléchir. »
Rigel s'assit, et prit sa tête entre ses mains. La situation ne lui plaisait pas. Depuis le début. Trop louche, trop d'imprécisions. Et cette bourgade aux allures de forteresse des temps anciens, abandonnée sans occupant en plein désert. Ca ne collait même pas avec l'idée d'une cité détruite par les Fidèles.
« C'était une ville de Sympathiques, de Techs et de Faluns, fit-il à haute voix. Deux centaines, comptant des artisans très doués. Qu'en déduire...
– Peut-être que... Commença Mist.
– Chut ! fit le consul, l'index posé sur les lèvres. »
Mercs n'avait pas le talent de Earl ou Kest pour la réflexion. Il était taillé pour le combat et les actions physiques. Mais ce qu'il lui fallait, c'était une explication, ici et tout de suite.
Il avait son ouverture d'esprit, et son expérience de solo, pour le guider.
Allez, Rigel, trouve-moi quelque chose.
Nous n'avons pas de réponses de la ville depuis des mois, donc nous envoyons des hommes, et ils n'en reviennent pas. Donc il s'est passé quelque chose ici.
Il n'y a pas trace de vie et la situation est atypique. Meilleure explication possible, immanquablement : un assaut du Prophète. La raison à cet assaut demeurait un mystère, comme trop souvent, mais ce n'était pas l'essentiel.
Donc, les zinzins fanatiques ont attaqué ici. Qu'est-ce qui change par rapport à la douzaine d'autres villages attaqués ? Les Faluns et les Techs s'entendent très rarement. Les Faluns ne bâtissent pas et évitent la technologie, les Techs sont des créateurs et des adeptes de la science. Les Faluns sont parfois aussi violents et belliqueux que les Stalkers. Leurs capacités de régénération cellulaire, leur vitalité, leur résistance physique, en font de bons combattants. Que donnerait une association de Techs et de Faluns. Que donnerait une association de Techs et de Faluns...

« Désolée d'intervenir, dit Kyan, mais je rejoins l'avis de Mist. Soit on y va, soit on déguerpit.
– Que donnerait une association de Techs et de Faluns ? répliqua Mercs, indifférent à ce qu'avait énoncé la Terrestre.
– Euh...
Mist secoua la tête. Son impression d'être coincé pour les prochaines semaines avec le type le plus cinglé qu'il ait jamais rencontré se faisait plus tenace que jamais. Rigel était dans son monde, agissait seul, ignorant tout ce qui lui était dit ou suggéré.
– Les Faluns sont très protecteurs, remarqua doucement Kyan. Et les Techs très méfiants. S'ils s'associaient, ils assureraient, à une petite échelle, une sécurité digne d'Alice Springs – ou de ce que la sécurité d'Alice Springs aurait dû être.
– C'est ça ! s'exclama Rigel. C'est exactement ça ! C'est pour cela que leur association marche dans ce machin de béton de l'ancien temps, ils en ont réellement fait une forteresse !
Kyan lui sourit, sans trop comprendre. Le jeune consul jubilait, mais resta assis, le crâne entre les mains.
OK, pensa-t-il. Donc nous avons affaire à une petite forteresse, tenue par des guerriers durs à cuire – les Faluns – et des tueurs-snipers, les Techs. Rien à voir avec les autres cibles des Fidèles. Alors ils n'ont pas attaqué. Du moins pas de manière directe. Mais alors comment ? En essayant de négocier ? La présence des Sympathiques pouvait le laisser penser.
– Une négociation pour leur abandonner la ville, suggéra-t-il à haute voix. Les Fidèles savaient qu'ils subiraient des pertes inacceptables, alors ils ont négocié, et les habitants ont proposé de leur abandonner la ville.
– Intéressant, rigola Mist. Les Techs auraient fait confiance aux Fidèles pour leur laisser la vie sauve. Sachant qu'en leur laissant la ville, ils perdaient leur meilleur atout. Tu as d'autres conneries à débiter, Rigel ?
– Dommage, pesta Rigel, ça me semblait crédible. Si les Fidèles se trouvaient à l'intérieur, et que les habitants de la région le sachent, ça expliquerait pourquoi le coin est désert, mais sans trace de combat.
– Absurde, renchérit Mist. De toute façon, je ne vois pas quel intérêt ils auraient à se terrer dans une ville paumée au milieu de l'australie centrale.
– Ouais, s'énerva Kyan, et je ne vois pas non plus pourquoi ils ont vidé de leurs habitants une bonne douzaine d'autres villes. Ne parle pas comme s'ils étaient rationnels, Mist.
– Mais ils étaient rationnels ! Je suis quand même bien placé pour le savoir !
Rigel eut un regard bizarre pour le Outline. Mist regretta aussitôt ses paroles. Seule Kyan savait qu'il avait infiltré les Fidèles... Elle avait tenu sa langue et c'est lui qui se trahissait !
– On reparlera plus tard de ce que tu sais sur les Fidèles, Brume. Pour toi, pour quelle raison pourraient-ils encore être sur place ?
– Tu n'en démords pas, de tes idées foireuses... Les Faluns sont des adeptes des sièges. Ils adoreraient assiéger une ville aussi bien fortifiée, et pousser ses occupants à mourir de faim ou de désespoir. Seulement, tu vois bien qu'il n'y a aucun foutu Falun dans les parages.
Mercs lui fit signe de se taire. La remarque de Mist pouvait sembler absurde. Mais elle avait une certaine logique. Reprenons nos éléments les plus certains, analysa Rigel. Les Fidèles sont intervenus et ont investi les lieux, par la négociation ou par la ruse. Ils sont toujours à l'intérieur ; probablement à la recherche de quelque chose ? Pas de trace de véhicules aux alentours, personne n'a ravitaillé les lieux depuis plusieurs journées. Donc non, ils ne sont pas à l'intérieur.
Ou pas de leur plein gré.
Ce qui signifie qu'on les retient à l'intérieur.
– Supposons qu'ils soient coincés à l'intérieur, reprit-il. Qu'est-ce qui peut les y retenir.
– Mais tu me gonfles, se lamenta Mist. C'est désert. On perd notre temps à se demander ce qui est arrivé à cette ville fantôme.
Kyan avait adopté une posture similaire à celle du consul. Quitte à devoir attendre que Rigel en finisse avec ses réflexions tordues, autant le seconder.
– Peut-être parce que l'intérieur du complexe a été piégé. Les Fidèles ne peuvent pas en sortir parce qu'ils sont coincés. Par des explosifs de l'Ancien monde, par exemple. C'est un complexe datant d'avant notre ère, ils ont pu y retrouver assez de TNT pour faire sauter la ville entière. Un technicien Tech assez doué pourrait les avoir piégés avec. S'ils sortent, tout saute.
– Voilà, ça, c'est pas mal. Mais les Fidèles doivent aussi avoir des spécialistes en explosifs, capables de désamorcer ce genre de saloperie.
– De ce côté, ils risquent d'attendre un moment sa venue, ricana Mist.
– Et pourquoi donc ?
– Eh bien, le temps qu'ils se rendent compte que leur principal expert en explosifs a déserté et est passé à l'ennemi...
Rigel et Kyan le fixèrent sans répondre. Au moins il nous sert à quelque chose, nota Mercs.
– De toute façon ça ne colle pas non plus, critiqua Kyan. Les locaux auraient dû rester dans le coin pour observer, intercepter d'éventuels renforts. Surveiller au moins à longue distance. J'ai du mal à croire qu'ils aient fui, et n'aient aucun moyen de s'assurer de la mort des Fidèles. Et autant de mal à croire que les Fidèles bloqués à l'intérieur n'aient rien tenté pour s'en sortir. Soit ça devrait déjà avoir sauté, soit on devrait trouver leurs traces s'ils se sont tirés de ce guépier.
– Moi je veux bien y croire, fit Mist, enfin intéressé par la discussion. Par contre, j'ai du mal à avaler l'idée que les autochtones n'aient pas vendu leur putain de TNT, ou de dynamite, ou de thermite, que sais-je encore. Ils auraient pu faire fortune avec ça, au lieu de se barricader dans le cadavre d'une cité de l'ancien temps au milieu des rocheuses.
– D'accord, d'accord. Nous pouvons donc dire, conclut Rigel, que selon toute logique, les gens de Manners Creek ne sont pas dans leur ville, mais plus vraisemblablement, autour de celle-ci, en train de la surveiller. Ca me dérange un peu, voyez-vous, parce que je crois que si quelqu'un se tenait, même en planque, dans un rayon d'une bonne dizaine de kilomètres, on l'aurait vu. Bon sang, ce n'est pas le nullarbor, je comprends que le coin soit plus habitable que le désert de sable, mais c'est quand même désert.
– Des vigies camouflées, proposa Kyan surveillant avec de puissantes longues-vues, peut-être électroniques, et relayant leurs rapports sur basse fréquence ?
– Pas mal non plus. Je comprends pourquoi tu navigues entre les sections solo et officier du Terrestre. Alors selon toi, ils sont là, sous nos yeux, mais nous ne les voyons pas. Nous ne les percevons pas. De plus, il faut bien dire que s'ils nous ont identifiés, ils doivent savoir que nous sommes plutôt de leur côté que de celui des Fidèles... Mais nous ne sommes pas non plus de vrais alliés, alors, pas d'imprudence, on ne se révèle pas à nous. Ca colle très bien aussi. Mais je commence à penser que « Manners Creek » a trouvé beaucoup plus subtil.
– Ca, c'est ce que tu t'imagines depuis deux bonnes heures, s'énerva Mist, parce que tu ne supportes pas l'idée d'avoir fait un crochet ici pour rien.
– Si tu étais à leur place, Mist. Imaginons qu'ils sont bel et bien coincés là-dedans. Où te placerais-tu ?
– Il y a trop d'ouvertures, stupide Tech, il y a au moins neuf entrées différentes, cette cité est conçue pour être défendue de l'intérieur, pas de l'extérieur ! Il n'y a qu'un cinglé dans ton genre pour imaginer une chose pareille !
– Sauf si l'une des entrées n'est pas reliée aux autres, remarqua Kyan
– Tu ne vas pas t'y mettre aussi !
– C'est invérifiable, mais j'insiste, c'est possible. L'une des entrées de la ville ne mène qu'à l'une des sections du complexe, sans aucune autre issue. Nous pouvons la voir d'ici. Reprends les jumelles si tu ne me crois pas...
Mist secoua la tête, et leva les bras au ciel dans un geste de désespoir.
Le problème avec ces Techs, c'est qu'ils peuvent prendre une ruelle où il y a un clébard mort et un type qui dort avec une bouteille vide, et te monter une théorie disant qu'une guerre totale a eu lieu, et que le saoulard endormi est un survivant de l'Ancien monde. Le bon côté, c'est qu'ils trouvent une explication à tout, le mauvais, c'est qu'ils trouvent des explications là où il n'y en a aucune.
Une partie de lui était resté cet Archie flemmard, officiant à la milice de Karumba, dans un paysage paradisiaque. Une partie de lui vivait toujours dans le calme et la simplicité.
Une autre partie, qu'il croyait avoir jeté aux limbes, se manifesta alors.
Tu es moins malin que je ne le pensais. Ca me déçoit. Tu continues à penser que Rigel est un fou dont Earl a voulu se débarasser ? Sais-tu seulement pourquoi il a quitté le Terrestre ?
– Rigel, pourquoi as-tu quitté le Terrestre ? S'entendit-il demander.
Sa voix parut aussi criarde qu'à l'accoutumée à ses compagnons. Pas à Mist. Lui eut l'impression d'avoir été laissé à terre, pendant que Kest prenait les commandes.
– Curieuse question, Brume. Je ne l'ai pas quitté. Officiellement, je suis toujours un Terrestre, « le meilleur d'entre eux » d'après la croyance populaire. Eh bien, je l'ai quitté parce qu'on m'offrait la seule place au-dessus du commandement du Terrestre. J'ai été promu consul, tu te rappelles ?
– Tu mens, s'entendit-il répondre. Tu étais un solo, tu l'as déjà indiqué. Un solo, c'est un agent capable d'agir seul, sans soutien logistique ou humain. Ce n'est pas quelqu'un qui commande. Un solo ne gravit pas les échelons du Terrestre. Il y gagne en réputation, il y prouve sa supériorité, mais il n'a pas de grade.
– Tu en sais un peu trop pour un Outline.
– Kyan ne porte aucune marque de grade ou échelon. Le supérieur qui l'a accueillie à l'entrée d'Alice Springs portait aussi un uniforme, mais avec des galons d'officier. J'en déduis qu'il y a des grades. Et je connais le pragmatisme Tech. La seule signification des grades, c'est de commander à davantage de personnes, ou de matériel. Tu n'as jamais eu de grade, Rigel. Tu es passé d'agent solo à consul. Pourquoi ?
Rigel le toisa avec minutie. Est-ce qu'il le voit ? s'inquiéta Mist. Est-ce qu'il voit Kest à travers mes yeux ?
Mais Rigel se renfrognait et gardait le silence.
– Parce que les Terrestres détestent Rigel, souffla Kyan.
– Oh, la ferme, protesta mollement le consul.
– Explique-toi, Kyan.
– Le Terrestre est basé sur les performances. C'est comme si ses membres participaient à un concours perpétuel. On évalue la vitesse, la réactivité, mille et une caractéristiques physiques. On n'évalue pas le mental en lui-même, parce qu'on considère que seules les missions permettent de le jauger. L'accélération, la précision, l'agilité... C'est ce pour quoi les agents du Terrestre se battent. Une émulation permanente pour les inciter à se dépasser.
– Je ne saisis pas bien le rapport ?
– Rigel n'a jamais été second en quoi que ce soit. Il a fallu le foutre dehors parce qu'il démotivait à lui seul les autres membres.
C'est quoi cette blague ?
– Je ne pourrais pas te l'expliquer, poursuivit Kyan. Rigel est spécial. Au début, les autres ont essayé de s'accrocher... mais ça ne servait à rien. Il était inatteignable. Je sais à quel point c'est paradoxal : en dehors du Terrestre, il est considéré comme leur meilleur agent, le plus remarquable, le plus légendaire, mais à l'intérieur, il est haï de tous. L'élite des Techs n'aiment pas devoir se battre pour la seconde place.
– Bon, fit Mercs, quand vous aurez fini vos potins, on pourra s'occuper de notre ville fantôme ?
Alors tu as compris, le Outline ? Ce type est au Terrestre ce que le Terrestre est pour un Humain normal. Et il te dit qu'il s'est passé quelque chose ici. Il te dit qu'en toute logique ce sont les Fidèles qui sont enfermés dans cette cité, aussi étonnant que ça puisse paraître. Et toi tu connais les Fidèles, leur organisation, leur raisonnement, leur équipement et leur arsenal, aussi.
– Très bien, Rigel, dit Mist. On reprend. File moi ces satanées jumelles, je suis sûr qu'on manque quelque chose.
Ca ne sert à rien de regarder l'ensemble. Rigel a repéré l'impact de balle parce qu'il était à hauteur d'homme, au bord de l'une des entrées principales.
Kyan a parlé d'une entrée ne menant qu'à une section du complexe, sans autre issue.
Il la repéra. Augmenta le zoom au maximum.
– L'autre entrée, interrogea-t-il, elle est de quel genre ? A hauteur d'homme ?
– De la taille d'une grosse porte, oui. Rien à voir avec les portes de la ville où deux blindés passeraient de front. Elle doit être assez difficile à repérer.
– Plutôt, oui...
Il insista durant de longues minutes. Finit par repérer l'issue, à peine discernable dans l'ombre d'un soleil approchant son zénith. L'orientation de l'ombre était en train de tourner, à mesure que l'astre solaire s'élevait dans le ciel.
Quand il se fixa enfin sur l'entrée, il fut saisi et sursauta.
– Allons bon, ricana Rigel, tu as fini par trouver quelque chose dans ta ville fantôme ?
– Une chaussure...
– Oh, Brume ! Mais c'est terrifiant !
– ... Et le pied de son propriétaire. Enfin, j'imagine que je verrais aussi la jambe, et le reste, si ce n'était pas plongé dans l'obscurité. Il y a un type mort au pied de cette con d'issue.
– Et je suis prêt à parier qu'on en trouvera d'autres derrière lui. Et je gagerais que c'est un Fidèle.
Et je vais te souffler un autre indice, chuchota Kest, parce que ça m'arrangerait que tu restes encore en vie : les Faluns savent marcher dans le sable sans laisser de trace.
Subitement, tous les éléments du puzzle s'assemblèrent. Il en eut un frisson de terreur.
– Merde, s'exclama Mist, on est en plein dans le champ !
– Le champ de quoi ?
Le champ de tir ! On est à la hauteur où se serait placé un sniper Tech, et on est face à l'entrée ! Les habitants de la ville sont là, juste à côté de nous, et ils nous prennent pour des Fidèles ! Ils attendent qu'on rentre dans le complexe pour nous piéger !
Tous trois dégainèrent leurs armes et se tinrent prêts à courir. Mais courir où ? Il leur faudrait un quart d'heure pour rejoindre leur véhicule. Un quart d'heure dans le viseur d'un sniper Tech ?
– Y a personne, s'écria Kyan. Vous êtes tous les deux dingues ! Le piège, c'est d'accepter de voyager avec deux malades comme vous quand on est sain d'esprit !
Il y eut un chuchotement. Quelqu'un qui croyait parler assez bas pour ne pas être audible, surtout avec les cris de la Terrestre pour le couvrir.
Pas assez pour ne pas être entendu par Rigel.
– Bougez ! cria-t-il.
Et voyant Kyan hésiter, il la tira par le bras. La détonation d'un fusil de chasse retentit au même instant, dégageant un petit nuage de sable où s'était tenue Kyan.
– Et merde ! Entendirent-ils tous. Descends-les !
Ils ne pouvaient que courir. L'ennemi semblait à quelques mètres à peine, à portée de voix, et pourtant invisible. Une autre détonation. Une autre. Encore une autre. Toutes manquées.
Ils visent Rigel. Ils l'ont reconnu... Fidèles ? Garde sacrée du Prophète ? Si je pouvais les voir, je le saurais...
Triangule leur position à partir du son, Ô imbécile, lui souffla Kest.
Sauf que pour cela, il lui aurait fallu une perception aussi fine que celle de Rigel. Kest lui en demandait un peu trop.
Sa vue et sa mémoire à court terme, par contre, avaient toujours été considérés comme exceptionnelle. Peut-être pas selon les critères du Terrestre, mais...
Il cessa de courir. Quinze minutes dans le viseur d'un sniper Tech, ils ne s'en sortiraient pas. Et il doutait qu'il soit seul. Quand les autres se décideraient-ils à combattre ? Il analysa la scène. Il pouvait déterminer de manière assez vague la direction dont provenaient les coups de feu.
L'invisibilité absolue n'existe pas. Il devait exister un moyen de les repérer.
Comme une redondance, ou une irrégularité, dans les formes au sol, dans la luminosité.
Un détail infime, mais trahissant la réalité.
Mist pointa le blaster et ouvrit le feu. Le recul lui froissa le bras jusqu'à l'épaule ; il était trop habitué aux petits calibres. Mais il avait réussi.

L'impact paraissait avoir troué le ciel, ou la réalité. Une déchirure, comme s'il avait tiré sur une toile de tente, une ouverture de quelques centimètres de diamètres noircie et suspendue dans l'air, au-dessus du sol, à hauteur d'yeux. Une technologie qu'il avait toujours pris pour un mythe. Un tissu répétant, sur un versant, l'image captée sur son versant opposé. Donnant l'illusion parfaite de l'invisibilité, à une douzaine de mètres à peine de lui ! Une technologie issue d'une science bien plus avancée que leurs communicateurs, fusils et véhicules.

Très malin, lui souffla Kest. Et maintenant, la prochaine balle est pour toi, Mist.


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