Mist, couché contre la roche, posa les jumelles, et
fit signe
à ses compagnons d'approcher, discrètement. Les
deux Techs progressèrent à pas
de loups, et s'allongèrent à
côté de lui, furtivement.
« Pour moi il n’y a rien, murmura-t-il. Je
vous laisse
juges. »
Il passa les jumelles à
Kyan, qui les ajusta, puis scruta leur
cible. Mist se frotta les yeux, rougis par le manque de sommeil. Il
s'était
réveillé à quatre reprises durant leur
courte nuit, espérant chaque fois
prendre en défaut la vigilance de Mercs, l'assommer, ou
prendre la fuite. Peine
perdue. Le consul semblait ne jamais dormir. Aucune cerne sous ses
yeux. A
moins qu'il n'ait consommé des excitants en cachette,
l'ex-membre du Terrestre
n'avait pratiquement besoin d'aucun sommeil.
A l’aube, ils avaient repris la route une petite heure,
jusqu'à arriver à proximité
de leur destination, le village de Manners Creek. Pour arranger les
choses,
Kyan et Mercs avaient tous deux lu un rapport complet sur la bourgade,
sa
géographie, son historique. Pas lui.
Kyan scruta les abords de la ville. L'essentiel du hameau
vivait dans les ruines de ce qui avait dû être un
complexe militaire dans
l'ancien temps, presque aussi spacieux que le consulat, les sous-sols
en moins.
Aucune trace de pneus ou de pas dans le sable, tout autour du
bâtiment. Il n'y avait aucun souffle de vent dans la
région depuis des semaines
; l'endroit avait donc été
déserté.
Aucune autre marque, aucun autre détail à
remarquer. Ce n'était plus habité.
Rien d'autre à dire.
– Rien à signaler, confirma Kyan. On
peut y aller. J'ignore ce que sont devenus les habitants de cette
ville, mais
pour autant que je puisse juger, ils ont simplement dû
s'exiler sous des cieux
plus hospitaliers...
– Ben voyons, ricana Mercs, ils sont
partis bronzer sous les cocotiers ! A Darwin, peut-être ? Ca
expliquerait tout,
non ? Le secret des Slenders, c'est qu'ils ont ouvert un centre de
loisirs sur
la plage de Darwin ! Et comme ils ont laissé un mot
d'explication à l'entrée,
les Terrestres qu'on a envoyés ici les ont suivis pour
prendre des vacances
bien méritées.
Mist arracha les jumelles des mains de Kyan, et les tendit au
consul.
– Allez-y, regardez par vous-mêmes
au lieu de nous emmerder. Et osez me dire qu'il y a le moindre truc
à remarquer
dans ce foutu village fantôme. Allez-y.
Rigel le chassa d'un geste.
– Il n'y a rien à voir, et c'est bien
le truc qu'il faut remarquer. Ce n'est pas normal. Les habitants des
cités
voisines doivent savoir ce qui se passe, et éviter le
secteur.
– D'accord, d'accord. Alors autant
enquêter dans les cités voisines.
– Pour qu'ils nous mentent, nous dénoncent,
nous trahissent… Tu as des idées formidables !
Non, pour l'instant, on va faire
un très large détour, et observer la ville depuis
l'angle opposé.
– A ta guise, soupira Mist. Dire
qu'on traîne devant un trou perdu et
déserté alors qu'on pourrait rouler vers
Darwin !
– Boucle-la.
Le détour, à pied et toujours à
couvert des dunes et roches
environnants, leur prit la bagatelle d'une heure et demie, pendant
lesquelles
Mist ne cessa de pester, parfois à voix haute,
ramené à l'ordre d'un « la
ferme, Brume » ou « tais-toi, le
Outline » à chaque éclat.
Le côté opposé n'ouvrait pas sur les
petites constructions de
bois qu'ils avaient pu observer, mais donnait un meilleur champ de
vision sur
le complexe.
Rigel jeta un nouveau coup d'oeil dans ses jumelles, balaya
la zone. Puis s'arrêta sur un point.
« Aha, fit-il.
– Quelque chose de nouveau ? l'interrogea Kyan.
– L'impact de balle sur le bord de
l'enceinte ne s'est pas creusé tout seul. Enfin, c'est ce
que j'en dis, notre
ami le Outline aura peut-être une meilleure suggestion.
– Parce qu'à cette distance, vou
distinguez un impact récent d'un impact ancien
? Ne vous foutez pas de
moi, Mercs, il y a des fusillades tous les jours dans tous les coins de
l'Australie.
– Dans les coins, oui. Ici, on est en plein milieu.
Mist ferma les yeux, retenant une méchante
réplique. Je vais vraiment le tuer, ce con.
– Je veux dire que les échanges de
coups de feu sont peu communs dans une bourgade paumée du
centre de l'Australie
où ne vivent pas plus de deux ou trois peuples
différents, et où tout le monde
se connaît. Les ethnies ne s'entretuent que quand leur
population est assez
grande pour s'apercevoir qu'elles existent. Et jette un oeil
toi-même, termina
Rigel en tendant la lunette dans un rare geste d'apaisement.
Mist grogna, prit l'objet et essaya de retrouver le point
d'impact. Il avait repéré l'angle dans lequel
regardait Rigel. Il chercha un
bon moment..
– Tu es sûr que cette marque est celle d'une balle ?
– Tu comprends ce qui me gêne, Mist ? C'est un
angle fermé, on voit seulement la marque d'une balle de
blaster qui
a éraflé le mur d'enceinte.S'il y a d'autres
marques à côté de celle-ci,
impossible à dire, il faudrait entrer, pas regarder
à cette distance.
– C'est un peu ce que je dis depuis le début...
– Hors de question. Je trouve ça trop douteux.
Laissez-moi réfléchir. »
Rigel s'assit, et prit sa tête entre ses mains. La situation
ne lui plaisait pas. Depuis le début. Trop louche, trop
d'imprécisions. Et
cette bourgade aux allures de forteresse des temps anciens,
abandonnée sans
occupant en plein désert. Ca ne collait même pas
avec l'idée d'une cité
détruite par les Fidèles.
« C'était une ville de Sympathiques, de
Techs et de
Faluns, fit-il à haute voix. Deux centaines, comptant des
artisans très doués. Qu'en déduire...
– Peut-être que... Commença Mist.
– Chut ! fit le consul, l'index posé sur les
lèvres. »
Mercs n'avait pas le talent de Earl ou Kest pour la
réflexion. Il était taillé pour le
combat et les actions physiques. Mais ce
qu'il lui fallait, c'était une explication, ici
et tout de suite.
Il avait son ouverture d'esprit, et son expérience de solo,
pour le guider.
Allez, Rigel, trouve-moi quelque chose.
Nous n'avons pas de réponses de la ville depuis des mois,
donc nous envoyons des hommes, et ils n'en reviennent pas. Donc il s'est passé quelque
chose ici.
Il n'y a pas trace de vie et la situation est atypique.
Meilleure explication possible, immanquablement : un assaut du
Prophète.
La raison à cet assaut demeurait un mystère,
comme trop souvent, mais ce
n'était pas l'essentiel.
Donc, les zinzins fanatiques ont attaqué ici. Qu'est-ce qui
change par
rapport à la douzaine d'autres villages attaqués
? Les Faluns et les Techs
s'entendent très rarement. Les Faluns ne bâtissent
pas et évitent la technologie,
les Techs sont des créateurs et des adeptes de la science.
Les Faluns sont
parfois aussi violents et belliqueux que les Stalkers. Leurs
capacités de
régénération cellulaire, leur
vitalité, leur résistance physique, en font de
bons combattants. Que donnerait une association de Techs et de Faluns.
Que
donnerait une association de Techs et de Faluns...
« Désolée d'intervenir, dit
Kyan, mais je rejoins l'avis
de Mist. Soit on y va, soit on déguerpit.
– Que donnerait une association de Techs et de Faluns ?
répliqua Mercs, indifférent à ce
qu'avait énoncé la
Terrestre.
– Euh...
Mist secoua la tête. Son impression d'être
coincé pour les
prochaines semaines avec le type le plus cinglé qu'il ait
jamais rencontré se
faisait plus tenace que jamais. Rigel était dans son monde,
agissait seul,
ignorant tout ce qui lui était dit ou
suggéré.
– Les Faluns sont très protecteurs,
remarqua doucement Kyan. Et les Techs très
méfiants. S'ils s'associaient, ils
assureraient, à une petite échelle, une
sécurité digne d'Alice Springs – ou de
ce que la sécurité d'Alice Springs aurait
dû être.
– C'est ça ! s'exclama Rigel. C'est
exactement ça ! C'est pour cela que leur association marche
dans ce machin de
béton de l'ancien temps, ils en ont réellement
fait une forteresse !
Kyan lui sourit, sans trop comprendre. Le jeune consul
jubilait, mais resta assis, le crâne entre les mains.
OK, pensa-t-il. Donc nous avons affaire à une petite
forteresse, tenue par des guerriers durs à cuire –
les Faluns – et des
tueurs-snipers, les Techs. Rien à voir avec les autres
cibles des Fidèles. Alors ils
n'ont pas attaqué. Du moins
pas de manière directe. Mais alors comment ? En essayant de
négocier ? La
présence des Sympathiques pouvait le laisser penser.
– Une négociation pour leur
abandonner la ville, suggéra-t-il à haute voix.
Les Fidèles savaient qu'ils
subiraient des pertes inacceptables, alors ils ont
négocié, et les habitants
ont proposé de leur abandonner la ville.
– Intéressant, rigola Mist. Les
Techs auraient fait confiance aux Fidèles pour leur laisser
la vie sauve.
Sachant qu'en leur laissant la ville, ils perdaient leur meilleur
atout. Tu as
d'autres conneries à débiter, Rigel ?
– Dommage, pesta Rigel, ça me
semblait crédible. Si les Fidèles se trouvaient
à l'intérieur, et que les
habitants de la région le sachent, ça
expliquerait pourquoi le coin est désert,
mais sans trace de combat.
– Absurde, renchérit Mist. De toute
façon, je ne vois pas quel intérêt ils
auraient à se terrer dans une ville
paumée au milieu de l'australie centrale.
– Ouais, s'énerva Kyan, et je ne
vois pas non plus pourquoi ils ont vidé de leurs habitants
une bonne douzaine
d'autres villes. Ne parle pas comme s'ils étaient
rationnels, Mist.
– Mais ils étaient rationnels !
Je suis quand même bien placé pour le
savoir !
Rigel eut un regard bizarre pour le Outline. Mist regretta
aussitôt ses paroles. Seule Kyan savait qu'il avait
infiltré les Fidèles...
Elle avait tenu sa langue et c'est lui qui se trahissait !
– On reparlera plus tard de ce que
tu sais sur les Fidèles, Brume. Pour toi, pour quelle raison
pourraient-ils
encore être sur place ?
– Tu n'en démords pas, de tes idées
foireuses... Les Faluns sont des adeptes des sièges. Ils
adoreraient assiéger
une ville aussi bien fortifiée, et pousser ses occupants
à mourir de faim ou de
désespoir. Seulement, tu vois bien qu'il n'y a aucun
foutu Falun dans les parages.
Mercs lui fit signe de se taire. La remarque de Mist pouvait
sembler absurde. Mais elle avait une certaine logique. Reprenons nos
éléments
les plus certains, analysa Rigel. Les Fidèles sont
intervenus et ont investi
les lieux, par la négociation ou par la ruse. Ils sont
toujours à l'intérieur ;
probablement à la recherche de quelque chose ? Pas de trace
de véhicules aux alentours,
personne n'a ravitaillé les lieux depuis plusieurs
journées. Donc non, ils ne
sont pas à l'intérieur.
Ou pas de leur plein gré.
Ce qui signifie qu'on les retient à l'intérieur.
– Supposons qu'ils soient coincés à
l'intérieur, reprit-il. Qu'est-ce qui peut les y retenir.
– Mais tu me gonfles, se lamenta Mist. C'est
désert. On perd notre temps à se demander ce qui
est arrivé à cette
ville fantôme.
Kyan avait adopté une posture similaire à celle
du consul.
Quitte à devoir attendre que Rigel en finisse avec ses
réflexions tordues,
autant le seconder.
– Peut-être parce que l'intérieur du
complexe a été piégé. Les
Fidèles ne peuvent pas en sortir parce qu'ils sont
coincés. Par des explosifs de l'Ancien monde, par exemple.
C'est un complexe
datant d'avant notre ère, ils ont pu y retrouver assez de
TNT pour faire sauter
la ville entière. Un technicien Tech assez doué
pourrait les avoir piégés avec.
S'ils sortent, tout saute.
– Voilà, ça, c'est pas mal. Mais les
Fidèles doivent aussi avoir des spécialistes en
explosifs, capables de
désamorcer ce genre de saloperie.
– De ce côté, ils risquent
d'attendre un moment sa venue, ricana Mist.
– Et pourquoi donc ?
– Eh bien, le temps qu'ils se rendent compte que leur
principal expert en explosifs a déserté et est
passé à
l'ennemi...
Rigel et Kyan le fixèrent sans répondre. Au
moins il nous sert à quelque chose, nota Mercs.
– De toute façon ça ne colle pas non
plus, critiqua Kyan. Les locaux auraient dû rester dans le
coin pour observer,
intercepter d'éventuels renforts. Surveiller au moins
à longue distance. J'ai
du mal à croire qu'ils aient fui, et n'aient aucun moyen de
s'assurer de la
mort des Fidèles. Et autant de mal à croire que
les Fidèles bloqués à
l'intérieur n'aient rien tenté pour s'en sortir.
Soit ça devrait déjà avoir
sauté, soit on devrait trouver leurs traces s'ils se sont
tirés de ce guépier.
– Moi je veux bien y croire, fit
Mist, enfin intéressé par la discussion. Par
contre, j'ai du mal à avaler
l'idée que les autochtones n'aient pas vendu
leur putain de TNT, ou de dynamite, ou de thermite, que sais-je encore.
Ils
auraient pu faire fortune avec ça, au lieu de se barricader
dans le cadavre
d'une cité de l'ancien temps au milieu des rocheuses.
– D'accord, d'accord. Nous pouvons
donc dire, conclut Rigel, que selon toute logique, les gens de Manners
Creek ne
sont pas dans leur ville, mais plus vraisemblablement, autour de
celle-ci, en
train de la surveiller. Ca me dérange un peu, voyez-vous,
parce que je crois
que si quelqu'un se tenait, même en planque, dans un rayon
d'une bonne dizaine
de kilomètres, on l'aurait vu. Bon sang, ce n'est pas le
nullarbor, je
comprends que le coin soit plus habitable que le désert de
sable, mais c'est
quand même désert.
– Des vigies camouflées, proposa Kyan surveillant
avec de puissantes longues-vues, peut-être
électroniques, et
relayant leurs rapports sur basse fréquence ?
– Pas mal non plus. Je comprends pourquoi tu
navigues entre les sections solo et officier
du Terrestre. Alors selon toi,
ils sont là, sous nos yeux, mais nous ne les voyons pas.
Nous ne les percevons pas. De plus, il faut bien
dire que s'ils nous ont identifiés, ils doivent savoir que
nous sommes plutôt
de leur côté que de celui des
Fidèles... Mais nous ne sommes pas non plus de
vrais alliés, alors, pas d'imprudence, on ne se
révèle pas à nous. Ca colle
très bien aussi. Mais je commence à penser que
« Manners Creek » a
trouvé beaucoup plus subtil.
– Ca, c'est ce que tu t'imagines
depuis deux bonnes heures, s'énerva Mist, parce que tu ne
supportes pas l'idée
d'avoir fait un crochet ici pour rien.
– Si tu étais à leur place, Mist.
Imaginons qu'ils sont bel et bien coincés
là-dedans. Où te placerais-tu ?
– Il y a trop d'ouvertures, stupide
Tech, il y a au moins neuf entrées différentes,
cette cité est conçue pour être
défendue de l'intérieur, pas de
l'extérieur ! Il n'y a qu'un cinglé dans ton
genre pour imaginer une chose pareille !
– Sauf si l'une des entrées n'est pas
reliée aux autres, remarqua Kyan
– Tu ne vas pas t'y mettre aussi !
– C'est invérifiable, mais
j'insiste, c'est possible. L'une des entrées de la ville ne
mène qu'à l'une des
sections du complexe, sans aucune autre issue. Nous pouvons la voir
d'ici.
Reprends les jumelles si tu ne me crois pas...
Mist secoua la tête, et leva les bras au ciel dans un geste
de désespoir.
Le problème avec ces Techs,
c'est qu'ils peuvent prendre une ruelle où il y a un
clébard mort et un type
qui dort avec une bouteille vide, et te monter une théorie
disant qu'une guerre
totale a eu lieu, et que le saoulard endormi est un survivant de
l'Ancien
monde. Le bon côté, c'est qu'ils trouvent une
explication à tout, le mauvais,
c'est qu'ils trouvent des explications là où il
n'y en a aucune.
Une partie de lui était resté cet Archie
flemmard, officiant à la milice de Karumba, dans un paysage
paradisiaque. Une partie de lui vivait toujours dans le calme et la
simplicité.
Une autre partie, qu'il croyait avoir jeté aux limbes, se
manifesta alors.
Tu es moins malin que je ne le pensais. Ca me
déçoit. Tu continues à
penser que Rigel est un fou dont Earl a voulu se débarasser
? Sais-tu seulement
pourquoi il a quitté le Terrestre ?
– Rigel, pourquoi as-tu quitté le
Terrestre ? S'entendit-il demander.
Sa voix parut aussi criarde qu'à l'accoutumée
à ses compagnons. Pas à Mist. Lui eut
l'impression d'avoir été laissé
à terre,
pendant que Kest prenait les commandes.
– Curieuse question, Brume. Je ne l'ai pas quitté.
Officiellement, je suis toujours un Terrestre, « le
meilleur d'entre eux » d'après la
croyance populaire. Eh bien, je l'ai
quitté parce qu'on m'offrait la seule place au-dessus du
commandement du
Terrestre. J'ai été promu consul, tu te rappelles
?
– Tu mens, s'entendit-il répondre. Tu
étais un solo, tu l'as déjà
indiqué. Un solo,
c'est un agent capable d'agir seul, sans soutien logistique ou humain.
Ce n'est
pas quelqu'un qui commande. Un solo ne gravit pas les
échelons du Terrestre. Il
y gagne en réputation, il y prouve sa
supériorité, mais il n'a pas de grade.
– Tu en sais un peu trop pour un Outline.
– Kyan ne porte aucune marque de grade ou échelon.
Le supérieur qui l'a accueillie à
l'entrée d'Alice Springs
portait aussi un uniforme, mais avec des galons d'officier. J'en
déduis qu'il y
a des grades. Et je connais le pragmatisme Tech. La seule signification
des
grades, c'est de commander à davantage de personnes, ou de
matériel. Tu n'as
jamais eu de grade, Rigel. Tu es passé d'agent solo
à consul. Pourquoi ?
Rigel le toisa avec minutie. Est-ce qu'il le voit ?
s'inquiéta Mist. Est-ce qu'il voit Kest
à travers mes yeux ?
Mais Rigel se renfrognait et gardait le silence.
– Parce que les Terrestres détestent Rigel,
souffla Kyan.
– Oh, la ferme, protesta mollement le consul.
– Explique-toi, Kyan.
– Le Terrestre est basé sur les performances.
C'est comme si ses membres participaient à un concours
perpétuel.
On évalue la vitesse, la réactivité,
mille et une caractéristiques physiques.
On n'évalue pas le mental en lui-même, parce qu'on
considère que seules les
missions permettent de le jauger. L'accélération,
la précision, l'agilité...
C'est ce pour quoi les agents du Terrestre se battent. Une
émulation permanente
pour les inciter à se dépasser.
– Je ne saisis pas bien le rapport ?
– Rigel n'a jamais été second en quoi
que ce soit. Il a fallu le foutre dehors parce qu'il
démotivait à lui seul
les autres membres.
C'est quoi cette blague ?
– Je ne pourrais pas te l'expliquer, poursuivit Kyan. Rigel
est spécial.
Au début, les autres ont essayé de s'accrocher...
mais ça ne servait à rien. Il
était inatteignable. Je sais à quel point c'est
paradoxal : en dehors du
Terrestre, il est considéré comme leur meilleur
agent, le plus remarquable, le
plus légendaire, mais à
l'intérieur, il est haï de tous. L'élite
des Techs n'aiment pas devoir se battre pour la
seconde place.
– Bon, fit Mercs, quand vous aurez
fini vos potins, on pourra s'occuper de notre ville fantôme ?
Alors tu as compris, le Outline ? Ce type est au Terrestre ce
que le Terrestre est pour un Humain
normal. Et il te dit qu'il s'est passé quelque chose ici. Il
te dit qu'en toute
logique ce sont les Fidèles qui sont enfermés
dans cette cité, aussi étonnant
que ça puisse paraître. Et toi tu connais les
Fidèles, leur organisation, leur
raisonnement, leur équipement et leur arsenal, aussi.
– Très bien, Rigel, dit Mist. On
reprend. File moi ces satanées jumelles, je suis
sûr qu'on manque quelque chose.
Ca ne sert à rien de regarder l'ensemble. Rigel a
repéré l'impact de balle parce qu'il
était à hauteur
d'homme, au bord de l'une des entrées principales.
Kyan a parlé d'une entrée ne menant
qu'à une section du complexe, sans autre issue.
Il la repéra. Augmenta le zoom au maximum.
– L'autre entrée, interrogea-t-il, elle est de
quel genre ? A hauteur d'homme ?
– De la taille d'une grosse porte, oui. Rien à
voir avec les portes de la ville où deux blindés
passeraient de
front. Elle doit être assez difficile à
repérer.
– Plutôt, oui...
Il insista durant de longues minutes. Finit par repérer
l'issue, à peine discernable dans l'ombre d'un
soleil approchant son zénith. L'orientation de l'ombre
était en train de
tourner, à mesure que l'astre solaire s'élevait
dans le ciel.
Quand il se fixa enfin sur l'entrée, il fut saisi et
sursauta.
– Allons bon, ricana Rigel, tu as fini par trouver quelque
chose dans ta ville fantôme ?
– Une chaussure...
– Oh, Brume ! Mais c'est terrifiant !
– ... Et le pied de son propriétaire. Enfin,
j'imagine que je verrais aussi la jambe, et le reste, si
ce n'était pas plongé dans
l'obscurité. Il y a un type mort au pied de cette
con d'issue.
– Et je suis prêt à parier qu'on en
trouvera d'autres derrière lui. Et je gagerais que c'est un Fidèle.
Et je vais te souffler un autre indice, chuchota
Kest,
parce que ça m'arrangerait que tu restes encore en
vie : les Faluns savent
marcher dans le sable sans laisser de trace.
Subitement, tous les éléments du puzzle
s'assemblèrent. Il en eut un frisson de terreur.
– Merde, s'exclama Mist, on est en plein dans le champ !
– Le champ de quoi ?
– Le champ de tir ! On est à
la hauteur où se serait placé un
sniper Tech, et on est face à l'entrée ! Les
habitants de la ville sont là,
juste à côté de nous, et ils nous
prennent pour des Fidèles ! Ils attendent
qu'on rentre dans le complexe pour nous piéger !
Tous trois dégainèrent leurs armes et se tinrent
prêts à courir. Mais courir où ? Il
leur faudrait un quart
d'heure pour rejoindre leur véhicule. Un quart d'heure dans
le viseur d'un sniper Tech ?
– Y a personne, s'écria Kyan. Vous êtes
tous les deux dingues ! Le piège, c'est d'accepter de
voyager avec deux
malades comme vous quand on est sain d'esprit !
Il y eut un chuchotement. Quelqu'un qui croyait parler assez bas pour
ne pas être audible, surtout avec
les cris de la Terrestre pour le couvrir.
Pas assez pour ne pas être entendu par Rigel.
– Bougez ! cria-t-il.
Et voyant Kyan hésiter, il la tira par le bras. La
détonation d'un fusil de chasse retentit au même
instant,
dégageant un petit nuage de sable où
s'était tenue Kyan.
– Et merde ! Entendirent-ils tous. Descends-les !
Ils ne pouvaient que courir. L'ennemi semblait à quelques
mètres à peine, à portée de
voix, et pourtant
invisible. Une autre détonation. Une autre. Encore une
autre. Toutes manquées.
Ils visent Rigel. Ils l'ont reconnu... Fidèles ?
Garde sacrée du Prophète ? Si je pouvais les
voir, je le
saurais...
– Triangule leur position à partir du
son, Ô imbécile, lui souffla Kest.
Sauf que pour cela, il lui aurait fallu une perception aussi fine que
celle de Rigel. Kest lui en demandait un
peu trop.
Sa vue et sa mémoire à court terme, par contre,
avaient toujours été
considérés comme exceptionnelle.
Peut-être pas selon les critères du Terrestre,
mais...
Il cessa de courir. Quinze minutes dans le viseur d'un sniper Tech, ils
ne s'en sortiraient pas. Et il
doutait qu'il soit seul. Quand les autres se
décideraient-ils à combattre ? Il
analysa la scène. Il pouvait déterminer de
manière assez vague la direction
dont provenaient les coups de feu.
L'invisibilité absolue n'existe pas. Il
devait exister un moyen de les repérer.
Comme une redondance, ou une irrégularité, dans
les formes au sol, dans la luminosité.
Un détail infime, mais trahissant la
réalité.
Mist pointa le blaster et ouvrit le feu. Le recul lui froissa le bras
jusqu'à l'épaule ; il était
trop
habitué aux petits calibres. Mais il avait réussi.
L'impact paraissait avoir troué le ciel, ou la
réalité. Une déchirure, comme s'il
avait tiré sur une toile de
tente, une ouverture de quelques centimètres de
diamètres noircie et suspendue
dans l'air, au-dessus du sol, à hauteur d'yeux. Une
technologie qu'il avait
toujours pris pour un mythe. Un tissu répétant,
sur un versant, l'image captée
sur son versant opposé. Donnant l'illusion parfaite de
l'invisibilité, à une
douzaine de mètres à peine de lui ! Une
technologie issue d'une science bien
plus avancée que leurs communicateurs, fusils et
véhicules.
Très malin, lui souffla Kest. Et
maintenant, la prochaine balle est pour toi, Mist.