La nuit était tombée quand le petit
convoi arriva dans la
ferme de Coniston, tous feux éteints. Deux des trois
Terrestres descendirent et
firent le tour du propriétaire, par acquit de conscience.
« Rien à signaler »,
annoncèrent-ils.
« Kest » et le
troisième Terrestre quittèrent
l'atmosphère confinée
du véhicule, le temps de se dégourdir les jambes.
« Sympa, ce côté professionnel, railla
Kest. J'aime beaucoup.
Eldrik aurait été fier de vous.
– Très amusant, monsieur Slender. Je vous
accorde que tôt ou
tard il faudra vous exposer, mais nous devions au moins vous couvrir
pour
quitter Alice Springs.
– Le sanctuaire plus dangereux que le reste du
monde... On vit une drôle d'époque.
– J'aurais volontiers assuré votre
sécurité jusqu'à Darwin, mais comme
nous vous l'avons exposé, nous
craignons d'attirer l'attention des fidèles sur nous.
– Vous n'avez qu'à vous allier avec
Esperlis et Tennant Creek. Vous disposerez d'une force de
frappe comparée à laquelle tout ce qui a
existé en Australie, Prophète compris,
passera pour un gang de préadolescents.
– Ce ne sont pas des cités Tech, monsieur
Slender, malgré la présence de quelques-uns de
nos
compagnons.
– Putain, je vous sens bien partis, à
Springs. »
Cela coupa court au début de conversation.
« Kest »
n'avait pas d'autre sujet à aborder avec un troufion,
fût-il d'élite. Et ledit
troufion, qu'il se sente ou non d'accord, savait que cela ne changerait
rien à
quoi que ce soit.
La « ferme de Coniston » aurait pu passer
pour la plus
misérable des colonies d’Alice Springs. Le terme
« colonies »
désignait des groupements de population, placés
autour des monts MacDonnell,
sur les places les plus fertiles, les plus
tempérées et les plus irriguées de
la région. Surexposées au danger, mais
nécessaires à la survie des Techs, avec
leurs élevages et leurs cultures.
Ici, les bêtes d’élevage semblaient
faméliques ou laissées à
l’abandon, libres de se balader sur le bitume
craquelé, comme de s’enfuir pour
se perdre et crever dans les rocheuses. Les cultures
s’étendaient à perte de
vue, mais personne ne semblait se préoccuper des insectes,
bêtes sauvages et herbes
folles qui pouvaient se répandre et dévaster
leurs sillons.
Autant écrire en lettres de feu
« ceci est le quartier général
du Terrestre », se
lamenta « Kest ». Le
genre de ruse qui marchait il y a un siècle.Les
Techs n'ont pas l'air de comprendre que les autres peuples ont aussi
évolué.
Ils savent faire des déductions, des recoupements.
Et à mesure que les autres Humains se regroupent en clans,
en
villes, ils forment des réseaux d'information beaucoup plus
solides et
cohérents. De telle sorte qu'aucun des clans vivant dans
l'Australie centrale
ne peut ignorer ce que sont les colonies, et leur importance pour Alice
Springs. Et qui croirait qu'une ferme implantée dans une
zone aussi fertile, à
moins d'une journée de marche du sanctuaire Tech, puisse
être laissée à
l'abandon ?
S'ils pouvaient être aussi peu doués
qu'organisés, je leur
aurais déjà faussé compagnie.
Mais il prenait son mal en patience.
Ses « compagnons » du Terrestre
n'ayant aucune
intention de lui faire la conversation, il se laissa bercer par les
bras de
Morphée.
On l'agita pour le tirer du sommeil.
« Oui ? marmonna-t-il.
– Ils sont arrivés, lui chuchota l'agent
du Terrestre. Vous devez immédiatement reprendre la
route. »
Il grommela, et suivit le Tech. On continuait à le traiter
en
hôte de marque, mais qui était dupe ? Il
avait accepté de traiter avec
Earl, et il devait concéder que la proposition du consul
représentait sa seule
chance décente de quitter Alice Springs, et de remplir la
mission que le véritable
Kest lui avait confiée. Mais sur la forme, il restait un
prisonnier des Techs,
dont on avait utilisé les pouvoirs de Outline pour leurrer
les Fidèles, et dont
on exploiterait les compétences pour retrouver les Slender.
Il n'avait plus
qu'à ronger son frein, et espérer une situation
plus favorable, afin de fausser
compagnie à ses
« surveillants ».
Ce n'est qu'une fois devant ses nouveaux
« compagnons » qu'il
réalisa son erreur. Les agents du Terrestre qui
l'avaient escorté depuis Alice Springs n'avaient pas feint
de le prendre pour
Kest. Ils y croyaient vraiment. Les
seuls à savoir la vérité, il les avait
devant lui. Il venait peut-être de
laisser filer sa meilleure chance de fuir. En tant que Kest,
il pouvait espérer baratiner ses gardiens, trouver une
issue.
En tant que Mist, nul ne lui ferait confiance.
– Messieurs, madame, je vous laisse, s'excusa le
Terrestre.
Je vous souhaite bonne chance dans votre mission, quelle qu'elle soit.
Puis il l'abandonna en compagnie de l'escorte qui devait
le suivre jusqu'à Darwin. Kyan et un autre agent Tech.
– Où est le reste de ma cour ? s'enquit
Mist.
– Devant toi, Brume, répondit l'agent
– reprenant le nom de
code qu'avait employé Earl. Les Outlines ont des
problèmes de vue. Je
l'ignorais.
– Les Techs se seront fichus de moi jusqu'au bout.
Je
croyais qu'on partait en territoire ennemi, dans une région
où est implanté le
gros des forces du Prophète. Vous avez changé
d'avis ?
– Les deux tiers d'Alice Springs sait ou saura d'ici
à
demain que tu as quitté la ville, et je serais
prêt à parier que la moitié au
moins sait que tu pars pour Darwin, alors ne me prends pas pour un con,
Kest. On ne va pas à Darwin. Je peux la
jouer suicidaire à la manière du vrai Kest, si
ça t'amuse, mais y a quand même
des limites.
– Darwin est mon seul objectif, alors
arrêtez vos conneries.
Vous vous attendez à ce que le Prophète installe
des barrages sur les routes en
demandant aux gens de passage « excusez-moi, vous
n'auriez pas vu un Tech
très agile, très charismatique, très
bon tireur et qui se rendait dans une
ville où un être vivant normal meurt sous trois
heures ? ». Je ne suis pas
complètement débile, je vais changer mon
apparence avec mes pouvoirs de
Outline, et personne ne saura ce qu'il est advenu de Kest. Alors, on va
à
Darwin. Et j'espère que vous avez une voiture de renforts
à retrouver quelque
part parce que sinon, autant que j'y aille seul.
– Tu vas obéir à mes putains
d'ordres ou je te bâillonne, je
te ligote, et je te fous dans le coffre jusqu'à nouvel
ordre. Et aussi...
Rigel retira sa casquette, révélant ses cheveux
argentés et
bouclés. Il ignorait qui était
réellement Mist, mais il aurait mis sa main à
couper que le Outline le reconnaîtrait.
Touché,
pensa-t-il en voyant la doublure de Kest pâlir.
– Si tu veux poser tes réclamations au
consulat, Rigel Mercs
t'écoute. Sinon, tu montes et tu la fermes.
Le faux Kest s'exécuta en
grommelant. Sa portière à peine
fermée, Kyan démarrait en trombe,
dégageant
derrière eux un nuage de poussière et de sable
qui semblait vouloir s'élever
jusqu'à la Lune.
Mist avait laissé passer l'orage. Mercs en colère
lui avait
paru pire encore que Kest ; il valait mieux pour lui essayer de
s'entendre, ne
serait-ce que pour endormir sa vigilance. Tromper un seul membre du
Terrestre,
empâté par les années de son travail de
consul, serait sans doute plus aisé que
se débarrasser de l'escorte complète à
laquelle il s'était attendu.
« Quel genre de visage voulez-vous que j'adopte ?
dit-il
pour lancer la conversation.
– Aucun, tu gardes le visage de ce con de Kest,
répondit le
consul.
– Très drôle. Vous
êtes au courant que Kest est recherché
par les fidèles, et certainement pas pour lui faire un
prechi-precha. Et tous
ne se baladeront pas dans des robes de bure grand-guignolesques en
scandant
des versets de la bible. Eux aussi savent ce que c'est, l'infiltration,
l'espionnage, toutes ces choses-là.
– Tant mieux, ça rajoutera un peu de sel
à nos rencontres.
On pourra jouer à deviner qui est un fidèle en
civil, et qui ne l'est pas.
Celui qui en trouve le plus gagne la partie. Ca te convient ?
Il me prend pour un imbécile ou il est aussi
taré qu'il en
a l'air ?
– Si vous tenez absolument à ce qu'on me
tire comme un lapin
au coin des rues, alors je suppose que ça vous
convient, fit calmement Mist. Vous voulez que tous les
fidèles qu'on croise
tentent de me tuer ?
– Hey, t’es pas bête. Je comprends
pourquoi Kest t'avait pris
en guise d’assistant.
– Non mais sérieusement...
– Sérieusement, le plus
sérieusement du monde. T'as tout
compris, mon pote. Je veux que tous
les fidèles qu'on croise tentent de te tuer.
Mist eut sérieusement des doutes sur les
paroles
de Mercs. Etait-il possible qu'Alice Springs voie un
intérêt à le faire
éliminer, et à prétendre Kest
éliminé par...
– Ho du calme, le Outline. Je veux qu'ils tentent,
pas qu'ils y arrivent.
– Quel intérêt ???
– Eh bien, je veux voir de plus près
à quoi ressemblent les
petits « soldats de Dieu » de
notre autoproclamé Prophète. Je veux
savoir ce qu'ils valent, s'ils ont l'air rapides, frais,
entraînés, coordonnés.
Leur balader sous le nez le plus gros appât que nous ayons en
réserve, ça me
paraît une bonne solution. Et je veux qu'ils croient Kest en
vie. Qu'ils le
croient plus solide que jamais, qu'ils lui envoient leurs pires
commandos de
fanatiques.
– Vous n'avez aucune idée de ce dont les
Fidèles sont
capables, Mercs. Aucune.
– Quel fin esprit de déduction, Brume !
En effet, je n'en ai
aucune idée. C'est bien ce qui me motive.
– Et quand une armée entière
sera à nos trousses, que
ferons-nous ?
– Le souci avec les fanatiques, tu vois, c'est
qu'ils ont
tendance à tellement se focaliser sur ce qu'ils croient et
ce qu'ils pensent
qu'ils deviennent aveugles à tout le reste. C'est la
définition même du
fanatisme : ne pas voir la vérité à
côté de toi, parce que tu as des
oeillères
qui te l'interdisent. Ce qui est formidable, c'est que c'est sur toi
qu'ils vont se concentrer. Tant que
je n'ai pas à retirer ma casquette et à
dégainer mon automatique, personne ne
peut me reconnaître.
– Mais que se passera-t-il quand l'étau se sera
resserré sur
nous ?
– Tu disparaîtras, conclut Kyan, sans que
son regard ne
quitte la route. Tu prendras une apparence la plus
différente possible de Kest,
et nous passerons à travers les mailles de leurs filets.
– Et je doute que les Fidèles lancent le
moindre semblant
d'attaque contre Alice Springs quand un seul Tech rebelle, et ses
compagnons
parfaits inconnus, sèmeront le trouble dans des terres
qu'ils croient débarrassées
de tous leurs opposants potentiels.
– En vérité, vous n'avez
aucune intention de vous rendre à
Darwin, n'est-ce pas ? Vous m'avez juste piégé,
utilisé pour faire croire à vos
imbéciles de consuls et à votre population de
dégénérés que Kest Slender
avait
survécu. Parce que vous tremblez tellement de peur que tout
est bon pour vous
faire gagner un peu de temps, un peu de sécurité
pour vous autres, misérables lâches.
Combien de temps ferez-vous illusion face à l'organisation
des Fidèles ? Vous
croyez avoir affaire à une bande d'idiots fondamentalistes,
qui vont ouvrir le
feu à vue sur celui qu'ils prennent pour Kest. Ca ne se
passera pas comme ça,
Mercs.
– Parfait ! Plus ils seront nombreux et subtils,
plus ce
sera intéressant. Mist, je ne sais pas pendant combien de
temps tu as côtoyé
Slender au juste, ni ce que tu savais sur lui avant de le rencontrer.
Moi-même
je n'ai passé que peu de temps auprès de lui, je
le connais davantage par les
rapports que j'ai lus à son sujet, et plus rarement, ceux
que lui et les
Slender daignaient nous remettre. Mais il y a une chose dont je suis
certain,
c'est qu'il y a une énorme similitude et
une énorme différence, dans ce
que Kest et moi pensons, et ce que nous sommes.
– Vas-y, je t'écoute. Je ne saisis pas le
rapport, mais je
suis tout ouïe.
– Kest et moi sommes persuadés
d'être invincibles. Mais lui,
il ne l'était pas vraiment.
Mist en resta coi. Il sentait sa
gorge se nouer, et déglutit
avec difficulté.
Un imbécile. Earl a placé mon sort entre
les mains d'un
imbécile suicidaire. Ce vieux saligaud
machiavélique voulait se débarasser de
Mercs et moi et faire d'une pierre trois coups. Il faut que je me sorte
d'ici !
– Très bien, fit-il. Il ne me reste
qu'à te faire confiance,
Mercs. Puisque ton invincibilité nous
empêchera de mourir de la main de nos chers amis
Fidèles.
– Très juste. Content que tu comprennes
la situation. Et
maintenant boucle-la, on s'arrêtera pour dormir dans deux
heures, pas très loin
de notre première destination.
La patience ne figurait pas parmi les plus grands atouts de
Mist. Il avait du mal à s'imaginer attendre plusieurs
heures, ou plusieurs
jours, le moment propice pour fausser compagnie à son
commando suicide. Alors,
il ne laissa filer qu'une vingtaine de minutes, jusqu'à ce
que Rigel paraisse
apaisé, prêt à s'assoupir.
Mist usa de toute la célérité dont il
était capable. De cette
célérité avec laquelle il avait
combattu sur un pied d'égalité les pires
adversaires, tels des membres de l'élite Terrestre. Il
allait dégainer son
blaster, le pointer vers le siège de Mercs, et lui tirer
dans le crâne à travers
l'appuie-tête. Kest n'aurait peut-être pas
approuvé, au nom d'un quelconque
code d'honneur Tech. Mais il n'était pas Tech, et encore
moins Kest. Et
Mercs l'avait assuré être invincible, alors de
quoi se plaignait-on ?
Donc, Mist dégaina.
Ce fut comme un flash, le poing de Rigel s'écrasa sur sa
figure, puis agrippa son poignet entre deux doigts, et le serra
à en broyer les
os, lui faisant aussitôt lâcher prise.
Mist se plia en deux de douleur. C'était impossible. Rigel
ne
pouvait pas être aussi
rapide.
Le consul l'avait espionné dans un miroir, ou un
imperceptible reflet ; ou
avait-il prévu et prévenu son coup
d'éclat ? C'était la seule explication
rationnelle. Aucun être humain d'aucun peuple ne pouvait
être aussi réactif,
aussi rapide, aussi fort. A moins de sortir du rêve d'un
eugéniste, ou d'un
laboratoire de génétique militaire de
l’ancien temps.
– Maintenant que tu es rassuré sur mes
prétentions, Brume,
dors un peu. Et prends un mouchoir, ton nez pisse le sang et nous
salope la
banquette. Notre destination est une bourgade à trois cents
kilomètres de
Tennant Creek, dont nous n'avons plus de nouvelles depuis huit
semaines, et
dont un groupe de nos hommes envoyé contrôler la
situation n'est jamais revenu.
Inutile de te le dire, ne retente jamais ce genre de blague.
Et essaie de te mettre dans le crâne que je suis de
ton côté, à supposer que tu
sois du côté de quoi que ce soit, et moi aussi,
j'ai la ferme intention de mettre la main sur ce que cherchait
Kest. J'ai mes priorités, et la première, c'est
de faire de nous de véritables
cibles ambulantes. Que ça te plaise ou
non... »