XVIII – Cibles ambulantes

par Ehryx

- Défie toi du passé
(Précepte Falun)


La nuit était tombée quand le petit convoi arriva dans la ferme de Coniston, tous feux éteints. Deux des trois Terrestres descendirent et firent le tour du propriétaire, par acquit de conscience.
« Rien à signaler », annoncèrent-ils. « Kest » et le troisième Terrestre quittèrent l'atmosphère confinée du véhicule, le temps de se dégourdir les jambes.
« Sympa, ce côté professionnel, railla Kest. J'aime beaucoup. Eldrik aurait été fier de vous.
­– Très amusant, monsieur Slender. Je vous accorde que tôt ou tard il faudra vous exposer, mais nous devions au moins vous couvrir pour quitter Alice Springs.
­– Le sanctuaire plus dangereux que le reste du monde... On vit une drôle d'époque.
­– J'aurais volontiers assuré votre sécurité jusqu'à Darwin, mais comme nous vous l'avons exposé, nous craignons d'attirer l'attention des fidèles sur nous.
­– Vous n'avez qu'à vous allier avec Esperlis et Tennant Creek. Vous disposerez d'une force de frappe comparée à laquelle tout ce qui a existé en Australie, Prophète compris, passera pour un gang de préadolescents.
­– Ce ne sont pas des cités Tech, monsieur Slender, malgré la présence de quelques-uns de nos compagnons.
– Putain, je vous sens bien partis, à Springs. »
Cela coupa court au début de conversation. « Kest » n'avait pas d'autre sujet à aborder avec un troufion, fût-il d'élite. Et ledit troufion, qu'il se sente ou non d'accord, savait que cela ne changerait rien à quoi que ce soit.
La « ferme de Coniston » aurait pu passer pour la plus misérable des colonies d’Alice Springs. Le terme « colonies » désignait des groupements de population, placés autour des monts MacDonnell, sur les places les plus fertiles, les plus tempérées et les plus irriguées de la région. Surexposées au danger, mais nécessaires à la survie des Techs, avec leurs élevages et leurs cultures.
Ici, les bêtes d’élevage semblaient faméliques ou laissées à l’abandon, libres de se balader sur le bitume craquelé, comme de s’enfuir pour se perdre et crever dans les rocheuses. Les cultures s’étendaient à perte de vue, mais personne ne semblait se préoccuper des insectes, bêtes sauvages et herbes folles qui pouvaient se répandre et dévaster leurs sillons.
Autant écrire en lettres de feu « ceci est le quartier général du Terrestre », se lamenta « Kest ». Le genre de ruse qui marchait il y a un siècle.Les Techs n'ont pas l'air de comprendre que les autres peuples ont aussi évolué. Ils savent faire des déductions, des recoupements.
Et à mesure que les autres Humains se regroupent en clans, en villes, ils forment des réseaux d'information beaucoup plus solides et cohérents. De telle sorte qu'aucun des clans vivant dans l'Australie centrale ne peut ignorer ce que sont les colonies, et leur importance pour Alice Springs. Et qui croirait qu'une ferme implantée dans une zone aussi fertile, à moins d'une journée de marche du sanctuaire Tech, puisse être laissée à l'abandon ?
S'ils pouvaient être aussi peu doués qu'organisés, je leur aurais déjà faussé compagnie.
Mais il prenait son mal en patience.

Ses « compagnons » du Terrestre n'ayant aucune intention de lui faire la conversation, il se laissa bercer par les bras de Morphée.

On l'agita pour le tirer du sommeil.
« Oui ? marmonna-t-il.
­– Ils sont arrivés, lui chuchota l'agent du Terrestre. Vous devez immédiatement reprendre la route. »
Il grommela, et suivit le Tech. On continuait à le traiter en hôte de marque, mais qui était dupe ? Il avait accepté de traiter avec Earl, et il devait concéder que la proposition du consul représentait sa seule chance décente de quitter Alice Springs, et de remplir la mission que le véritable Kest lui avait confiée. Mais sur la forme, il restait un prisonnier des Techs, dont on avait utilisé les pouvoirs de Outline pour leurrer les Fidèles, et dont on exploiterait les compétences pour retrouver les Slender. Il n'avait plus qu'à ronger son frein, et espérer une situation plus favorable, afin de fausser compagnie à ses « surveillants ».
Ce n'est qu'une fois devant ses nouveaux « compagnons » qu'il réalisa son erreur. Les agents du Terrestre qui l'avaient escorté depuis Alice Springs n'avaient pas feint de le prendre pour Kest. Ils y croyaient vraiment. Les seuls à savoir la vérité, il les avait devant lui. Il venait peut-être de laisser filer sa meilleure chance de fuir. En tant que Kest, il pouvait espérer baratiner ses gardiens, trouver une issue. En tant que Mist, nul ne lui ferait confiance.
­– Messieurs, madame, je vous laisse, s'excusa le Terrestre. Je vous souhaite bonne chance dans votre mission, quelle qu'elle soit.
Puis il l'abandonna en compagnie de l'escorte qui devait le suivre jusqu'à Darwin. Kyan et un autre agent Tech.
­– Où est le reste de ma cour ? s'enquit Mist.
­– Devant toi, Brume, répondit l'agent –­ reprenant le nom de code qu'avait employé Earl. Les Outlines ont des problèmes de vue. Je l'ignorais.
­– Les Techs se seront fichus de moi jusqu'au bout. Je croyais qu'on partait en territoire ennemi, dans une région où est implanté le gros des forces du Prophète. Vous avez changé d'avis ?
­– Les deux tiers d'Alice Springs sait ou saura d'ici à demain que tu as quitté la ville, et je serais prêt à parier que la moitié au moins sait que tu pars pour Darwin, alors ne me prends pas pour un con, Kest. On ne va pas à Darwin. Je peux la jouer suicidaire à la manière du vrai Kest, si ça t'amuse, mais y a quand même des limites.
­– Darwin est mon seul objectif, alors arrêtez vos conneries. Vous vous attendez à ce que le Prophète installe des barrages sur les routes en demandant aux gens de passage « excusez-moi, vous n'auriez pas vu un Tech très agile, très charismatique, très bon tireur et qui se rendait dans une ville où un être vivant normal meurt sous trois heures ? ». Je ne suis pas complètement débile, je vais changer mon apparence avec mes pouvoirs de Outline, et personne ne saura ce qu'il est advenu de Kest. Alors, on va à Darwin. Et j'espère que vous avez une voiture de renforts à retrouver quelque part parce que sinon, autant que j'y aille seul.
­– Tu vas obéir à mes putains d'ordres ou je te bâillonne, je te ligote, et je te fous dans le coffre jusqu'à nouvel ordre. Et aussi...
Rigel retira sa casquette, révélant ses cheveux argentés et bouclés. Il ignorait qui était réellement Mist, mais il aurait mis sa main à couper que le Outline le reconnaîtrait.
Touché, pensa-t-il en voyant la doublure de Kest pâlir.
­– Si tu veux poser tes réclamations au consulat, Rigel Mercs t'écoute. Sinon, tu montes et tu la fermes.
Le faux Kest s'exécuta en grommelant. Sa portière à peine fermée, Kyan démarrait en trombe, dégageant derrière eux un nuage de poussière et de sable qui semblait vouloir s'élever jusqu'à la Lune.

Mist avait laissé passer l'orage. Mercs en colère lui avait paru pire encore que Kest ; il valait mieux pour lui essayer de s'entendre, ne serait-ce que pour endormir sa vigilance. Tromper un seul membre du Terrestre, empâté par les années de son travail de consul, serait sans doute plus aisé que se débarrasser de l'escorte complète à laquelle il s'était attendu.
« Quel genre de visage voulez-vous que j'adopte ? dit-il pour lancer la conversation.
­– Aucun, tu gardes le visage de ce con de Kest, répondit le consul.
­– Très drôle. Vous êtes au courant que Kest est recherché par les fidèles, et certainement pas pour lui faire un prechi-precha. Et tous ne se baladeront pas dans des robes de bure grand-guignolesques en scandant des versets de la bible. Eux aussi savent ce que c'est, l'infiltration, l'espionnage, toutes ces choses-là.
­– Tant mieux, ça rajoutera un peu de sel à nos rencontres. On pourra jouer à deviner qui est un fidèle en civil, et qui ne l'est pas. Celui qui en trouve le plus gagne la partie. Ca te convient ?
Il me prend pour un imbécile ou il est aussi taré qu'il en a l'air ?
­– Si vous tenez absolument à ce qu'on me tire comme un lapin au coin des rues, alors je suppose que ça vous convient, fit calmement Mist. Vous voulez que tous les fidèles qu'on croise tentent de me tuer ?
– Hey, t’es pas bête. Je comprends pourquoi Kest t'avait pris en guise d’assistant.
­– Non mais sérieusement...
­– Sérieusement, le plus sérieusement du monde. T'as tout compris, mon pote. Je veux que tous les fidèles qu'on croise tentent de te tuer.
Mist eut sérieusement des doutes sur les paroles de Mercs. Etait-il possible qu'Alice Springs voie un intérêt à le faire éliminer, et à prétendre Kest éliminé par...
­– Ho du calme, le Outline. Je veux qu'ils tentent, pas qu'ils y arrivent.
­– Quel intérêt ???
­– Eh bien, je veux voir de plus près à quoi ressemblent les petits « soldats de Dieu » de notre autoproclamé Prophète. Je veux savoir ce qu'ils valent, s'ils ont l'air rapides, frais, entraînés, coordonnés. Leur balader sous le nez le plus gros appât que nous ayons en réserve, ça me paraît une bonne solution. Et je veux qu'ils croient Kest en vie. Qu'ils le croient plus solide que jamais, qu'ils lui envoient leurs pires commandos de fanatiques.
­– Vous n'avez aucune idée de ce dont les Fidèles sont capables, Mercs. Aucune.
­– Quel fin esprit de déduction, Brume ! En effet, je n'en ai aucune idée. C'est bien ce qui me motive.
­– Et quand une armée entière sera à nos trousses, que ferons-nous ?
­– Le souci avec les fanatiques, tu vois, c'est qu'ils ont tendance à tellement se focaliser sur ce qu'ils croient et ce qu'ils pensent qu'ils deviennent aveugles à tout le reste. C'est la définition même du fanatisme : ne pas voir la vérité à côté de toi, parce que tu as des oeillères qui te l'interdisent. Ce qui est formidable, c'est que c'est sur toi qu'ils vont se concentrer. Tant que je n'ai pas à retirer ma casquette et à dégainer mon automatique, personne ne peut me reconnaître.
– Mais que se passera-t-il quand l'étau se sera resserré sur nous ?
­– Tu disparaîtras, conclut Kyan, sans que son regard ne quitte la route. Tu prendras une apparence la plus différente possible de Kest, et nous passerons à travers les mailles de leurs filets.
­– Et je doute que les Fidèles lancent le moindre semblant d'attaque contre Alice Springs quand un seul Tech rebelle, et ses compagnons parfaits inconnus, sèmeront le trouble dans des terres qu'ils croient débarrassées de tous leurs opposants potentiels.
­– En vérité, vous n'avez aucune intention de vous rendre à Darwin, n'est-ce pas ? Vous m'avez juste piégé, utilisé pour faire croire à vos imbéciles de consuls et à votre population de dégénérés que Kest Slender avait survécu. Parce que vous tremblez tellement de peur que tout est bon pour vous faire gagner un peu de temps, un peu de sécurité pour vous autres, misérables lâches. Combien de temps ferez-vous illusion face à l'organisation des Fidèles ? Vous croyez avoir affaire à une bande d'idiots fondamentalistes, qui vont ouvrir le feu à vue sur celui qu'ils prennent pour Kest. Ca ne se passera pas comme ça, Mercs.
­– Parfait ! Plus ils seront nombreux et subtils, plus ce sera intéressant. Mist, je ne sais pas pendant combien de temps tu as côtoyé Slender au juste, ni ce que tu savais sur lui avant de le rencontrer. Moi-même je n'ai passé que peu de temps auprès de lui, je le connais davantage par les rapports que j'ai lus à son sujet, et plus rarement, ceux que lui et les Slender daignaient nous remettre. Mais il y a une chose dont je suis certain, c'est qu'il y a une énorme similitude et une énorme différence, dans ce que Kest et moi pensons, et ce que nous sommes.
­– Vas-y, je t'écoute. Je ne saisis pas le rapport, mais je suis tout ouïe.
– ­Kest et moi sommes persuadés d'être invincibles. Mais lui, il ne l'était pas vraiment.

Mist en resta coi. Il sentait sa gorge se nouer, et déglutit avec difficulté.
Un imbécile. Earl a placé mon sort entre les mains d'un imbécile suicidaire. Ce vieux saligaud machiavélique voulait se débarasser de Mercs et moi et faire d'une pierre trois coups. Il faut que je me sorte d'ici !
­– Très bien, fit-il. Il ne me reste qu'à te faire confiance, Mercs. Puisque ton invincibilité nous empêchera de mourir de la main de nos chers amis Fidèles.
­– Très juste. Content que tu comprennes la situation. Et maintenant boucle-la, on s'arrêtera pour dormir dans deux heures, pas très loin de notre première destination.

La patience ne figurait pas parmi les plus grands atouts de Mist. Il avait du mal à s'imaginer attendre plusieurs heures, ou plusieurs jours, le moment propice pour fausser compagnie à son commando suicide. Alors, il ne laissa filer qu'une vingtaine de minutes, jusqu'à ce que Rigel paraisse apaisé, prêt à s'assoupir.
Mist usa de toute la célérité dont il était capable. De cette célérité avec laquelle il avait combattu sur un pied d'égalité les pires adversaires, tels des membres de l'élite Terrestre. Il allait dégainer son blaster, le pointer vers le siège de Mercs, et lui tirer dans le crâne à travers l'appuie-tête. Kest n'aurait peut-être pas approuvé, au nom d'un quelconque code d'honneur Tech. Mais il n'était pas Tech, et encore moins Kest. Et Mercs l'avait assuré être invincible, alors de quoi se plaignait-on ?
Donc, Mist dégaina.
Ce fut comme un flash, le poing de Rigel s'écrasa sur sa figure, puis agrippa son poignet entre deux doigts, et le serra à en broyer les os, lui faisant aussitôt lâcher prise.
Mist se plia en deux de douleur. C'était impossible. Rigel ne pouvait pas être aussi rapide. Le consul l'avait espionné dans un miroir, ou un imperceptible reflet ; ou avait-il prévu et prévenu son coup d'éclat ? C'était la seule explication rationnelle. Aucun être humain d'aucun peuple ne pouvait être aussi réactif, aussi rapide, aussi fort. A moins de sortir du rêve d'un eugéniste, ou d'un laboratoire de génétique militaire de l’ancien temps.

– Maintenant que tu es rassuré sur mes prétentions, Brume, dors un peu. Et prends un mouchoir, ton nez pisse le sang et nous salope la banquette. Notre destination est une bourgade à trois cents kilomètres de Tennant Creek, dont nous n'avons plus de nouvelles depuis huit semaines, et dont un groupe de nos hommes envoyé contrôler la situation n'est jamais revenu.
Inutile de te le dire, ne retente jamais ce genre de blague. Et essaie de te mettre dans le crâne que je suis de ton côté, à supposer que tu sois du côté de quoi que ce soit, et moi aussi, j'ai la ferme intention de mettre la main sur ce que cherchait Kest. J'ai mes priorités, et la première, c'est de faire de nous de véritables cibles ambulantes. Que ça te plaise ou non... »


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