Ils l’interrogèrent,
l’observèrent,
l’étudièrent. Ils ne
pouvaient en croire leurs yeux, mais ils ne pouvaient douter de leurs
sens.
Kest Slender en chair et en os, pratiquement indemne. Sa tenue de
Kevlar,
expliqua-t-il, avait absorbé toutes les balles dont on
l’avait criblé. Il en
gardait quelques bleus, et des blessures superficielles que sa
vitalité hors du
commun avait déjà refermées.
Kees ramena d’un
laboratoire de la cité un détecteur de
mensonge. «J'ai confiance en Earl et en ce Kest, mais
fatalement, on
l'accusera d'être un imposteur», se justifia-t-il.
Chacun soupçonna Kees,
le premier, de croire à une imposture ; mais nul n'osa
l'avouer.
On posa à Kest quelques
questions personnelles... Puis on lui
fit décliner son identité.
«Je suis Kest Slender,
fils de Craft, membre du clan
Slender, expert en technologies anciennes. J'ai suivi la formation du
Terrestre
il y a onze ans, pour devenir un solo,
avant d'en quitter les rangs et de partir à Brisbane,
où j'étais chargé à la
fois de la sécurité du quartier sud-est de la
ville, et de la supervision de
recherches menées par mon clan dans la
périphérie de la ville. Ca va, ça vous
suffit ? Ou il vous faut aussi mon poids et mon taux de
cholestérol ?»
Les consuls avaient voulu poursuivre
la conversation avec
lui, la ramener sur le thème de ce fameux message
envoyé par Craft plusieurs
mois auparavant. Mais Kest avait coupé court.
«Ecoutez, j'ai
déjà beaucoup trop traîné
dans votre
foutue cité. Filez-moi quelques chargeurs, et une escorte du
Terrestre si vous
me croyez tellement en danger, mais laissez-moi accomplir ma mission.
Je ne
vais pas vous le répéter mille fois, le clan
Slender m'attend dans les
Territoires du Nord.»
Alors, on s'était
regardé, on avait acquiescé. On avait
laissé repartir Kest. Qu'aurait-on pu faire d'autre ? Le
retenir contre son gré
?
Dans l'après-midi, la
rumeur se répandit comme une traînée de
poudre dans la cité. On avait déjà
appris l'exécution de Sworn pour haute
trahison, on savait les raisons de la «bataille des
invisibles».
Trompe-la-mort, alias Kest, avait atteint en moins de trois
journées le
statut de légende.
On avait laissé planer le
doute sur son sort. L'annonce de sa
survie regonfla le moral des troupes. On avait perdu des hommes, mais
le plan
des Fidèles, infiltrés au plus haut niveau de la
hiérarchie Tech, avait
finalement échoué. Les Techs avaient
remporté cette manche. Ils avaient gagné
la bataille, malgré l'effet de surprise, malgré
la trahison, malgré la panique.
On était prêts,
désormais, à reprendre de zéro les
préparatifs de la défense, à consacrer
ses efforts aux préparatifs de la
prochaine bataille.
Alice Springs entrait en guerre.
Et Rigel Mercs, le
«meilleur des agents du
Terrestre», celui qu'on avait hissé jusqu'au rang
de consul pour servir
d'exemple aux membres de son élite, grinçait des
dents.
Il se sentait un peu acide en voyant
le poste de responsable
de la sécurité passer à Earl. Il avait
convoité ce rôle, depuis son arrivée au
conseil. Quand il s'était rapproché de Jason
Earl, c'était en premier lieu par
calcul, espérant qu'une bourde, un changement d'attitude du
conseil, ou quoi que
ce soit d'inhabituel, fasse lâcher les rênes de la
sécurité à Eldrik Sworn.
Et quand le commandement repassait
dans le camp de Earl, le
vieux consul se l'accaparait, ne laissant que des miettes à
son jeune
lieutenant.
Mais il pouvait encore l'accepter.
Les gens faisaient
davantage confiance à un quinquagénaire plein
d’énergie qu’à un jeune loup
aux
dents longues. L’heure était trop grave pour
laisser ses ambitions personnelles
prendre les devants.
Ce qu’il
n’acceptait vraiment pas, c’est la
défiance la plus
absolue dont Earl faisait preuve envers le conseil. Pas en apparence,
bien sûr.
Si on jugeait sur les apparences,
Jason n’avait jamais autant fait confiance en ses
confrères et consoeurs. Il avait
des missions de la plus haute importance à accorder
à chacun d’eux ! Nul
n’était oublié. Mais dans la
réalité, il avait cessé de croire en
l'aptitude du
consulat à résoudre la crise actuelle. Alors il
agissait seul, avec pour tout
secours des membres du Terrestre et de la police militaire qu'il
connaissait de
longue date, et qui se comptaient sur les doigts d’une seule
main.
Pourquoi
l’écarter, lui,
Rigel Mercs ? Il jouissait aussi d’une grande cote de
popularité, auprès
de la population, auprès des militaires. Il aurait
dû trouver sa place dans le
vaste schéma qu’avait commencé
à tramer Earl pour les prochains mois.
Et se défier de lui, après ces quatre
années de dévouement à
le soutenir dans toutes les décisions du conseil…
Jason soupçonnait l’existence
d’une véritable taupe au sein même du
consulat, Rigel l’avait bien compris. La
culpabilité de Sworn faisait peu de doutes. Mais
c’était trop facile ! Le
Prophète avait forcément d’autres pions
à déplacer. D’autres
personnalités très
haut placées à Springs le renseignaient,
poursuivaient le travail de sape dans
leur organisation. Insidieusement.
Earl le croyait-il capable
d’œuvrer pour l’ennemi ?
Etait-ce la raison à sa subite mise à
l’écart ?
« Kest »
quitterait Alice Springs à la nuit tombée.
Mercs ne pouvait laisser la situation se déliter
encore ; il fallait qu’il
intervienne. Il se renseigna auprès des trois
secrétaires de Earl. Il surveilla
discrètement sa garde rapprochée –
Jason changeait de bureau deux fois par
jours, faisant déplacer ses dossiers et ses assistants
à travers Alice Springs
avec un luxe de précautions paranoïdes.
Malgré son visage
reconnaissable entre mille, le jeune consul
parvenait encore à passer inaperçu. Il masquait
ses cheveux argentés,
particularité génétique de sa
lignée, sous une casquette l’abritant du soleil.
Des lunettes de soleil dissimulaient ses yeux vairons, l’un
vert, l’autre
violet. Il aurait sans doute passé pour
éminemment louche dans une ville
métissée, mais ici, le look adopté
pouvait correspondre à n’importe quel
travailleur Tech contraint d’oeuvrer dans la braise estivale.
Il repéra, dans la grille
horaire de Earl, le bref moment de
calme qui précèderait son départ pour
une réunion auprès des chefs de la
sécurité des seize quartiers de la
cité. Après, ce serait trop tard. Earl
rejoindrait Kest pour les derniers préparatifs avant qu'il
ne reprenne la route
de Darwin.
Il patienta une trentaine de minutes
au coin d'une rue,
observant le garde posté à une dizaine de
mètres de la maison où séjournait
Jason. Un observateur moins subtil aurait juré qu'il
surveillait le bâtiment du
centre de formation militaire, qui ouvrait sur la même place.
Mercs n'avait eu
qu'à jauger l'angle dans lequel s'orientait le garde, la
zone balayée par ses
yeux, pour en déduire le véritable objet de son
attention : une villa de trois
étages pour riche résidant d'Alice Springs, l'une
de celles que les diplomates
et coordinateurs de la cité prêtaient à
leurs visiteurs les plus prestigieux,
quand leurs chemins les amenaient dans le sanctuaire Tech.
Rigel Mercs croyait en la
simplicité, et il avait déjà
pointé
l'énorme faiblesse du système de
sécurité dont s'entourait le nouveau
« responsable de la
sécurité » : trop peu d'hommes
pour assurer sa
défense et sa surveillance. Qu'il attire l'attention de l'un
des deux gardes se
relayant à sa porte, et il aurait le champ libre. Il y
aurait encore les deux
Terrestres chargés de sa protection rapprochée,
mais ça n'avait pas autant
d'importance. Il lui suffisait de s'introduire dans le bureau de Jason
sans
faire d'esclandre, et le vieux serpent n'aurait pas le culot de le
ficher
dehors.
Ca valait mieux qu’une
balle entre les omoplates pour avoir
ignoré les injonctions d'un garde sommé de tirer
sur tout intrus, sans exception.
Pourquoi prendre des risques quand
on peut mettre ce garde
hors combat…
Sa diversion, il le reconnaissait,
rappelait les méthodes de
Kest. Il fit rouler une grenade à magnésium dans
la ruelle du garde. Sans coup
férir, le flash de la grenade aveugla le soldat. Dans la
fraction de seconde
suivante, Rigel surgit face au garde, et lui asséna un coup
du plat de la main
dans la nuque. Il lui fouilla les poches, mais malgré son
insistance, ne trouva
pas de clé.
Et mince.
Verrouillé de l'intérieur ? J'aurais dû
y
penser. Sécurité simple mais efficace.
A pas de loups, il se glissa
jusqu'à la villa. Il étudia la
serrure, puis s'en détourna. Trop
sécurisée. Il ne pourrait la forcer,
à moins
qu'on ne lui laisse deux ou trois heures pour cette tâche...
Il se déplaça
le long de la maison, étudiant la facture des
fenêtres... Aspect normal, mais blindées, et ne
s'ouvrant que sur un espace de
quelques centimètres.
J'ai dû me
tromper, c'est une villa où ils accueillaient
les invités
« sensibles » du consulat. Si
ça se trouve, il y a des
dizaines de baraques comme celle-là dans tout Springs, je ne
m'y suis juste
jamais intéressé.
Il y avait forcément une
faille quelque part. Il lui fallait
juste la découvrir avant que le type assommé au
coin du bloc ne se
réveille ; ou avant que ceux à
l'intérieur ne s'aperçoivent de son absence.
Coup d'oeil à
l'étage supérieur. En apparence, ameublement
similaire.
Rigel trouva un rebord où
s'accrocher, à un peu plus de deux
mètres du sol. Il sauta et se hissa, trouvant quelques
prises à attraper.
L'exercice ne posait pas de difficulté en soi, mais
l'exécuter dans un parfait
silence requerrait une certaine maîtrise. Et qui sait si les
années à jouer au
consul ne l'avaient pas usé…
Il y était. On avait
équipé la vitre du même blindage, mais
on ne l’avait pas cadenassée avec autant de soin.
Incroyable comme les gens pouvaient
se croire en sécurité
derrière des doubles vitrages bloqués par deux
centimètres de mauvais métal.
Des vitres que l’outillage de n’importe quel solo
pouvait couper en une dizaine de seconde, presque en silence.
Et nous y voici.
Il tendit l’oreille, et se
déplaça à la manière
d’un
assassin, silencieusement, repérant dans le plancher les
lattes qui
craqueraient sous ses pas, le dénonçant aux
occupants des lieux, et celles qui
tairaient sa présence.
Rigel n’était
pas à proprement parler un Tech moyen, ou un
citoyen lambda. Et cela n’avait rien à voir avec
son titre de consul. On ne lui
avait accordé ce rang que pour débarrasser le
Terrestre de sa présence ;
il en avait conscience. Il n’avait ni le sang-froid, ni la
rigueur, ni la
culture requis pour devenir consul. Avec le recul, il se demandait
s’il en
avait seulement eu l’envie.
Triste paradoxe,
c’était le seul poste auquel il pouvait
espérer s’intégrer. Les consuls normaux
étaient tout sauf légion. A sa
manière, le consulat était devenu une galerie de
monstres. Kees dormant moins de deux heures par nuit, Nila
possédant une
version extrême de la mémoire absolue ;
et il soupçonnait Jason Earl de pouvoir mener quatre ou cinq
trains de pensée
simultanément.
Le truc,
c’est que
la galerie de monstres dirigeait tout, supervisait tout, et recevait la
confiance et l’admiration de tous.
A la réflexion, cela
avait tout à voir avec son titre de
consul.
Que représentait le
consulat, que représentaient en fait,
tous les titres et les honneurs existant dans la culture Tech, sinon
des
récompenses pour ceux dont les patrimoines
génétiques reléguaient les humains
normaux au rang d’hommes des cavernes ? Depuis dix
générations de Techs, chaque
génération surpassait la
précédente, en aptitudes physiques comme en
aptitudes
intellectuelles. La mortalité infantile dépassait
les soixante pour cent, et
plus d’un Tech sur deux mourrait de
dégénérescence. Explication
universellement
admise : les radiations causées par la destruction
de l’ancien monde
avaient continuellement affecté leurs organismes, les
poussant à muter sans
cesse. L’adaptation par sélection naturelle
décrite par Darwin, et intégrée aux
préceptes de leur peuple, avait fait le reste, ne conservant
de ces mutations
que les plus utiles, les plus
« adaptatives ».
Quel ramassis de conneries.
Chaleur, lumière, odeur,
sons. Tout ce dont il avait besoin
pour déterminer la pièce où se tenait
Earl, pour s’y reposer ou, à plus forte
probabilité, pour y travailler. S'introduire par effraction
chez Earl dans le
seul but de lui parler, songea Rigel, c'était un peu comme
utiliser un
lance-flammes pour se débarrasser d'une mouche.
Dément et disproportionné.
Mais le jour où une
mouche porte un virus mortel et
foudroyant pour l'homme, le lance-flammes devient une arme
adaptée.
Alors, ajouta Mercs en son for
intérieur, arrêtons là les
états d'âme.
Les deux gardes se trouvaient au
rez-de-chaussée, Earl à
l'étage. Ses informations olfactives et auditives
concordaient sur ce point.
Parfait.
Il tapa poliment à la
porte, puis rentra dans le bureau du
consul.
– Ah, Mercs. Quel
plaisir de vous trouver ici. Je vous
attendais.
Quand vous ne comprenez
rien à ce qui se passe, prétendez
avoir tout organisé, pensa Rigel,
se remémorant une vieille réplique de Sworn. Il
eut un faible sourire.
– Vous bloquez tous les moyens de vous contacter,
aiguillez
ou assignez tous les consuls – sauf moi
– à des postes et des charges qui
vont les mobiliser seize heures par jour pendant plusieurs mois, et
vous m'attendez. Jason, vous
m’étonnerez toujours.
– C'est toi qui continues de m'étonner.
Je prends mes
distances, tu as raison là-dessus. Mais qu'en
déduis-tu ?
– Ce que n'importe qui de sensé devrait
immédiatement
comprendre. Tu soupçonnes l'existence d'un second
traître au coeur du consulat.
– Ce que n'importe qui d'insensé
devrait comprendre. Tu es moins rationnel que les autres consuls, que
les hauts
gradés, que les instructeurs du Terrestre, que les
responsables de labo,
d'usines, qui que ce soit. C'est pour cela que tu ne seras jamais un
bon
consul.
– Au fond, vous me considérez toujours
comme le jeune con
propulsé au rôle de consul pour que le Terrestre
en soit débarrassé.
– Exactement. C'est ce qui fait tout ton charme, et toute ta
force.
Rigel avait vaguement conscience du
caractère surréaliste de
la scène. Il avait assommé un garde du corps du
plus haut gradé de Springs, et
alors qu’il aurait dû passer pour un assassin venu
accomplir sa tâche, il
bavardait tranquillement avec sa victime. Une victime
qui en cette
heure, tenait en son pouvoir la totalité des Techs.
Qu’il lève le petit doigt,
et quelqu’un mourrait. En qui d’autre le tout-Alice
Springs pouvait-il encore
avoir confiance ?
– Tout fait de moi le coupable tout
désigné, n'est-ce pas ? Insinua
Rigel. Profil schizophrénique, mégalomaniaque,
avec pourtant des idéaux que
n'auraient pas renié les Slender, ces rebelles.
– Tu continues à croire, le coupa Earl,
que leur théorie de
l'anti-darwinisme est juste, et que nous nous plantons ?
– Je n'ai jamais dit une chose pareille !
– Oui, c'est bien ce qui me fait penser que tu y
crois dur
comme fer. Mais soit, Rigel, mon temps est compté. J'ai
autre chose à discuter
que les théories de Craft et son fils.
– Tu préfères discuter du fait
que de tout Alice Springs, je
suis de toute évidence le plus
« apte » à commettre
des assassinats,
avec efficacité et discrétion. Et je n'ai
même pas besoin d'être un des
premiers fidèles, ni d'avoir été
ensorcelé ou hypnotisé : je pourrais
parfaitement avoir été converti, à la
régulière ! C'est pour cela que tu me
mets à l'écart. Tu as si peur pour ta
vie ?
– Cesse tes enfantillages, Rigel. C’est pour toutes
ces
raisons que tu es le seul en qui je puisse avoir
confiance. Parce que si
tu voulais me tuer, tu aurais déjà pu le faire
à mille reprises, de mille
façons différentes.
La réplique eut le
résultat, fort rare, de calmer Rigel.
– Jason… Tu m’attendais vraiment ?
– Si tu n’étais pas venu,
j’aurais peut-être nourri quelques
soupçons à ton égard…
Soupçons au sujet de ton intelligence et de ta
motivation, bien entendu. Tu me rassures quelque peu à ce
sujet.
– Parfait, ricana Mercs. Alors puisque tu me fais confiance,
allons-y. Comment as-tu fait ressusciter Kest ? Je ne te
connaissais pas
de don de nécromancien !
– Allons, mon cher Rigel, oserais-tu mettre en doute cette
formidable victoire ! Kest a survécu, les plans des
fidèles ont échoué.
N’est-ce pas une raison de regarder l’avenir avec
espoir ?
Rigel haussa les épaules. Il balaya la pièce du
regard –
inutilement, car il l’avait mémorisée
d’un coup d’œil, dès son
entrée – et le
posa sur le fauteuil de cuir, seul bout de confort abandonné
dans le bureau
improvisé de Earl.
Il s’y jeta,
décidant que, finalement, Jason méritait encore
qu’il lui accorde sa confiance.
– Les talonnettes, franchement,
c’était une jolie astuce. Le
plus observateur des limiers n’y prendra pas garde.
Après tout, Kest mesurait à
peine un mètre soixante-six. Qu’on se rende compte
qu’il porte des talonnettes,
et on se dira qu’il a voulu paraître plus grand.
C’est bête et méchant. Les
héros
aussi ont leurs complexes. Cependant, tu ne pouvais quand
même pas décemment
lui faire porter des talons aiguilles. Il doit lui manquer encore un
bon
centimètre pour atteindre la taille exacte du vrai
Kest Slender.
– Tu vas devenir la risée d’Alice
Springs si tu racontes ton
histoire, se moqua Earl. Regardez, il a des talonnettes, ce
n’est pas
Kest ! C’est tout ce que tu as
trouvé ?
– Earl, pas à moi, s’il te
plaît. Ca me fait suffisamment mal
d’avoir laissé Kest mourir ce soir-là,
alors que j’aurais pu intervenir, que
j’aurais pu stopper Sworn. Je n’ai pas compris ce
qui se passait. C’est pour
cela que je n’ai jamais vraiment été le
meilleur des agents du Terrestre, comme
on l’a colporté pendant des années. La
vivacité d’esprit, c’était le
truc de
Kest. Pas le mien. Je n’ai pas su réagir, et il
est mort pendant que je criais
des ordres que personne n’écoutait. As-tu
idée de ce qu’il représentait pour
moi ?
– Tu ne m’as jamais donné
l’impression de tenir à Kest. Tu
t’en prenais à lui comme un chien
enragé à chaque rencontre. Ceux qui vous ont
connus doivent être surpris que ce soit Sworn
qui ait appuyé sur la
détente, et pas toi.
– Kest terminait sa formation au Terrestre quand je
commençais la mienne. Je le connais mieux que vous ne le
pensez. Je sais, par
exemple, que son timbre de voix est le même que celui de son
double, mais qu’il
a une voix plus puissante. Je sais que Kest était un gaucher
ayant appris
l’ambidextrie. La doublure que vous avez promené
devant nos confrères était un ambidextre
jouant au gaucher.
– Bien mince comme preuve ! Tu ne tiendrais jamais
devant un tribunal.
– Ouais, tu peux être fier de ton
arnaque ! elle tient
la route. Permets-moi donc de préciser que c’est moi
qui ai donné
l’assaut dans l’appartement où
était retranché le fou furieux – pas
Kest,
l’autre – parce que les Terrestres tremblaient
comme des femmelettes Albis
depuis qu’il avait dégommé trois des
leurs. Et que c’est moi qui ai mis
son corps sur la civière, et qui l’ai couvert,
parce que je ne voulais pas que
les gens voient Kest mort et criblé de balles Techs. Alors
maintenant,
explique-moi ta foutue combine.
– Ah, un subterfuge dont je ne tire aucune fierté,
Rigel.
Mais si tu as un tant soi peu retenu mes leçons, celles que
je t’ai prodigué à
ton arrivée dans le conseil, tu dois savoir ce que sont
à mes yeux la stratégie
et la guerre : un jeu d’échecs
où l’on peut bluffer sur la valeur et la
quantité de ses pièces. Nous faisons face
à un joueur très doué, qui
déplace
nos propres pièces pour détruire nos
défenses. Je veux qu’il doute. Je veux
qu’il croie échouer là où il
a réussi. Il faudra faire plus pour l’abuser. Il
faudra qu’il croie réussir là
où il a échoué. Il faudra
qu’il ne comprenne plus
le comportement de ses propres pièces, qu’il se
demande lesquelles sont encore
à lui. S’il abat Alice Springs,
l’Australie, le Monde Nouveau est
échec et mat.
– Je ne suis pas aussi stupide que Sworn et Sarah le
croyaient. Je sais que Kest est mort, et je sais que si le
Prophète le croit en
vie, nous avons une chance de tromper sa vigilance. Sinon,
j’aurais crié au
scandale quand ce prétendu Kest s’est
pointé devant le conseil. Je veux juste
savoir qui est cette espèce de double.
– Tu dois savoir que Kest était
accompagné de deux personnes
à son arrivée à Alice Springs. Kyan
Wyling était l’une d’entre elles. Mais
que
sais-tu sur son second compagnon ?
– C’était un Tech, que Kyan a
décrit comme aussi rapide et
meurtrier que Kest, ce qui n’est pas rien, mais dont elle
ignore les origines.
J’ai lu son rapport à ce sujet. Vous savez que
tout ce qui touche aux Slenders
me fascine autant que vous – autant que vous et feu Sworn,
devrais-je ajouter.
– Je sens une pointe de rancune dans ces paroles, Rigel. De
la culpabilité peut-être ? As-tu toujours
le sentiment d’avoir trahi les
Préceptes en exécutant Eldrik ?
Le jeune consul eut un reniflement méprisant.
– Les Préceptes ne
s’appliquent pas à moi, Jason, tu devrais
le savoir. Je ne suis qu’aux trois quarts Tech.
J’ai toujours estimé que ces
vieux aphorismes ne s’adressaient qu’aux pur-sang.
Alors ne détourne pas la
discussion. Ce Tech se nommait Mist. On n’en sait
guère plus. Kyan en a donné
une description très précise, et
d’après ses indications, il devait y avoir une
certaine similitude entre son physique et celui de Slender ;
deux
physiques de solo, pour reprendre la
dénomination du Terrestre. En
revanche, leurs visages n’avaient rien en commun.
– J’ai un scoop pour toi, jeune Mercs.
C’est Mist qui tenait
le corps de Kest dans ses bras, et qui le défendait
à la vie, à la mort.
Mercs balaya la suggestion d’un geste.
– Impossible, ce visage ne correspond pas
davantage à la
description de Ky…
Il s’arrêta, interdit. Outline.
Un polymorphe.
– Et j’ai une seconde info pour toi. Tu te
plaignais que rien
ne te soit assigné depuis la réorganisation en
urgence du consulat… Nous devons
découvrir ce que trament les Slender, nous devons découvrir
si Craft est
encore en vie. Nous devons apprendre ce
qu’il a trouvé à Darwin, et qui
l’a incité à appeler Kest en renfort.
Il n’y a qu’une personne qui ait ma
confiance et qui puisse réussir sans
l’aide d’une armée entière.
Ce sera
donc ta mission, Rigel : arriver en vie à Darwin,
et découvrir ce qu’a
découvert Craft. Si c’est une personne,
ramène-la, si c’est un objet, vole-le,
et si tu ne peux l’empêcher de tomber entre les
mains des Fidèles, détruis-le.
Et bien sûr, si c’est un concept, apprends-le, et
fais ton
possible pour que personne d’autre ne l’apprenne et
y survive.