XVII – Mensonge Parade

par Ehryx

- La règle, c’est que le Général qui triomphe
est celui qui est le mieux informé
(Sun Tzu, «l’art de la guerre»)


Ils l’interrogèrent, l’observèrent, l’étudièrent. Ils ne pouvaient en croire leurs yeux, mais ils ne pouvaient douter de leurs sens. Kest Slender en chair et en os, pratiquement indemne. Sa tenue de Kevlar, expliqua-t-il, avait absorbé toutes les balles dont on l’avait criblé. Il en gardait quelques bleus, et des blessures superficielles que sa vitalité hors du commun avait déjà refermées.

Kees ramena d’un laboratoire de la cité un détecteur de mensonge. «J'ai confiance en Earl et en ce Kest, mais fatalement, on l'accusera d'être un imposteur», se justifia-t-il. Chacun soupçonna Kees, le premier, de croire à une imposture ; mais nul n'osa l'avouer.
On posa à Kest quelques questions personnelles... Puis on lui fit décliner son identité.
«Je suis Kest Slender, fils de Craft, membre du clan Slender, expert en technologies anciennes. J'ai suivi la formation du Terrestre il y a onze ans, pour devenir un solo, avant d'en quitter les rangs et de partir à Brisbane, où j'étais chargé à la fois de la sécurité du quartier sud-est de la ville, et de la supervision de recherches menées par mon clan dans la périphérie de la ville. Ca va, ça vous suffit ? Ou il vous faut aussi mon poids et mon taux de cholestérol ?»
Les consuls avaient voulu poursuivre la conversation avec lui, la ramener sur le thème de ce fameux message envoyé par Craft plusieurs mois auparavant. Mais Kest avait coupé court.
«Ecoutez, j'ai déjà beaucoup trop traîné dans votre foutue cité. Filez-moi quelques chargeurs, et une escorte du Terrestre si vous me croyez tellement en danger, mais laissez-moi accomplir ma mission. Je ne vais pas vous le répéter mille fois, le clan Slender m'attend dans les Territoires du Nord.»
Alors, on s'était regardé, on avait acquiescé. On avait laissé repartir Kest. Qu'aurait-on pu faire d'autre ? Le retenir contre son gré ?

Dans l'après-midi, la rumeur se répandit comme une traînée de poudre dans la cité. On avait déjà appris l'exécution de Sworn pour haute trahison, on savait les raisons de la «bataille des invisibles». Trompe-la-mort, alias Kest, avait atteint en moins de trois journées le statut de légende.
On avait laissé planer le doute sur son sort. L'annonce de sa survie regonfla le moral des troupes. On avait perdu des hommes, mais le plan des Fidèles, infiltrés au plus haut niveau de la hiérarchie Tech, avait finalement échoué. Les Techs avaient remporté cette manche. Ils avaient gagné la bataille, malgré l'effet de surprise, malgré la trahison, malgré la panique.
On était prêts, désormais, à reprendre de zéro les préparatifs de la défense, à consacrer ses efforts aux préparatifs de la prochaine bataille.
Alice Springs entrait en guerre.

Et Rigel Mercs, le «meilleur des agents du Terrestre», celui qu'on avait hissé jusqu'au rang de consul pour servir d'exemple aux membres de son élite, grinçait des dents.
Il se sentait un peu acide en voyant le poste de responsable de la sécurité passer à Earl. Il avait convoité ce rôle, depuis son arrivée au conseil. Quand il s'était rapproché de Jason Earl, c'était en premier lieu par calcul, espérant qu'une bourde, un changement d'attitude du conseil, ou quoi que ce soit d'inhabituel, fasse lâcher les rênes de la sécurité à Eldrik Sworn.
Et quand le commandement repassait dans le camp de Earl, le vieux consul se l'accaparait, ne laissant que des miettes à son jeune lieutenant.
Mais il pouvait encore l'accepter. Les gens faisaient davantage confiance à un quinquagénaire plein d’énergie qu’à un jeune loup aux dents longues. L’heure était trop grave pour laisser ses ambitions personnelles prendre les devants.
Ce qu’il n’acceptait vraiment pas, c’est la défiance la plus absolue dont Earl faisait preuve envers le conseil. Pas en apparence, bien sûr. Si on jugeait sur les apparences, Jason n’avait jamais autant fait confiance en ses confrères et consoeurs. Il avait des missions de la plus haute importance à accorder à chacun d’eux ! Nul n’était oublié. Mais dans la réalité, il avait cessé de croire en l'aptitude du consulat à résoudre la crise actuelle. Alors il agissait seul, avec pour tout secours des membres du Terrestre et de la police militaire qu'il connaissait de longue date, et qui se comptaient sur les doigts d’une seule main.
Pourquoi l’écarter, lui, Rigel Mercs ? Il jouissait aussi d’une grande cote de popularité, auprès de la population, auprès des militaires. Il aurait dû trouver sa place dans le vaste schéma qu’avait commencé à tramer Earl pour les prochains mois.
Et se défier de lui, après ces quatre années de dévouement à le soutenir dans toutes les décisions du conseil… Jason soupçonnait l’existence d’une véritable taupe au sein même du consulat, Rigel l’avait bien compris. La culpabilité de Sworn faisait peu de doutes. Mais c’était trop facile ! Le Prophète avait forcément d’autres pions à déplacer. D’autres personnalités très haut placées à Springs le renseignaient, poursuivaient le travail de sape dans leur organisation. Insidieusement.

Earl le croyait-il capable d’œuvrer pour l’ennemi ? Etait-ce la raison à sa subite mise à l’écart ?

« Kest » quitterait Alice Springs à la nuit tombée. Mercs ne pouvait laisser la situation se déliter encore ; il fallait qu’il intervienne. Il se renseigna auprès des trois secrétaires de Earl. Il surveilla discrètement sa garde rapprochée – Jason changeait de bureau deux fois par jours, faisant déplacer ses dossiers et ses assistants à travers Alice Springs avec un luxe de précautions paranoïdes.
Malgré son visage reconnaissable entre mille, le jeune consul parvenait encore à passer inaperçu. Il masquait ses cheveux argentés, particularité génétique de sa lignée, sous une casquette l’abritant du soleil. Des lunettes de soleil dissimulaient ses yeux vairons, l’un vert, l’autre violet. Il aurait sans doute passé pour éminemment louche dans une ville métissée, mais ici, le look adopté pouvait correspondre à n’importe quel travailleur Tech contraint d’oeuvrer dans la braise estivale.
Il repéra, dans la grille horaire de Earl, le bref moment de calme qui précèderait son départ pour une réunion auprès des chefs de la sécurité des seize quartiers de la cité. Après, ce serait trop tard. Earl rejoindrait Kest pour les derniers préparatifs avant qu'il ne reprenne la route de Darwin.
Il patienta une trentaine de minutes au coin d'une rue, observant le garde posté à une dizaine de mètres de la maison où séjournait Jason. Un observateur moins subtil aurait juré qu'il surveillait le bâtiment du centre de formation militaire, qui ouvrait sur la même place. Mercs n'avait eu qu'à jauger l'angle dans lequel s'orientait le garde, la zone balayée par ses yeux, pour en déduire le véritable objet de son attention : une villa de trois étages pour riche résidant d'Alice Springs, l'une de celles que les diplomates et coordinateurs de la cité prêtaient à leurs visiteurs les plus prestigieux, quand leurs chemins les amenaient dans le sanctuaire Tech.

Rigel Mercs croyait en la simplicité, et il avait déjà pointé l'énorme faiblesse du système de sécurité dont s'entourait le nouveau « responsable de la sécurité » : trop peu d'hommes pour assurer sa défense et sa surveillance. Qu'il attire l'attention de l'un des deux gardes se relayant à sa porte, et il aurait le champ libre. Il y aurait encore les deux Terrestres chargés de sa protection rapprochée, mais ça n'avait pas autant d'importance. Il lui suffisait de s'introduire dans le bureau de Jason sans faire d'esclandre, et le vieux serpent n'aurait pas le culot de le ficher dehors.
Ca valait mieux qu’une balle entre les omoplates pour avoir ignoré les injonctions d'un garde sommé de tirer sur tout intrus, sans exception.
Pourquoi prendre des risques quand on peut mettre ce garde hors combat…

Sa diversion, il le reconnaissait, rappelait les méthodes de Kest. Il fit rouler une grenade à magnésium dans la ruelle du garde. Sans coup férir, le flash de la grenade aveugla le soldat. Dans la fraction de seconde suivante, Rigel surgit face au garde, et lui asséna un coup du plat de la main dans la nuque. Il lui fouilla les poches, mais malgré son insistance, ne trouva pas de clé.
Et mince. Verrouillé de l'intérieur ? J'aurais dû y penser. Sécurité simple mais efficace.
A pas de loups, il se glissa jusqu'à la villa. Il étudia la serrure, puis s'en détourna. Trop sécurisée. Il ne pourrait la forcer,­ à moins qu'on ne lui laisse deux ou trois heures pour cette tâche...
Il se déplaça le long de la maison, étudiant la facture des fenêtres... Aspect normal, mais blindées, et ne s'ouvrant que sur un espace de quelques centimètres.
J'ai dû me tromper, c'est une villa où ils accueillaient les invités « sensibles » du consulat. Si ça se trouve, il y a des dizaines de baraques comme celle-là dans tout Springs, je ne m'y suis juste jamais intéressé.
Il y avait forcément une faille quelque part. Il lui fallait juste la découvrir avant que le type assommé au coin du bloc ne se réveille ; ou avant que ceux à l'intérieur ne s'aperçoivent de son absence.
Coup d'oeil à l'étage supérieur. En apparence, ameublement similaire.
Rigel trouva un rebord où s'accrocher, à un peu plus de deux mètres du sol. Il sauta et se hissa, trouvant quelques prises à attraper. L'exercice ne posait pas de difficulté en soi, mais l'exécuter dans un parfait silence requerrait une certaine maîtrise. Et qui sait si les années à jouer au consul ne l'avaient pas usé…

Il y était. On avait équipé la vitre du même blindage, mais on ne l’avait pas cadenassée avec autant de soin.
Incroyable comme les gens pouvaient se croire en sécurité derrière des doubles vitrages bloqués par deux centimètres de mauvais métal. Des vitres que l’outillage de n’importe quel solo pouvait couper en une dizaine de seconde, presque en silence.
Et nous y voici.

Il tendit l’oreille, et se déplaça à la manière d’un assassin, silencieusement, repérant dans le plancher les lattes qui craqueraient sous ses pas, le dénonçant aux occupants des lieux, et celles qui tairaient sa présence.
Rigel n’était pas à proprement parler un Tech moyen, ou un citoyen lambda. Et cela n’avait rien à voir avec son titre de consul. On ne lui avait accordé ce rang que pour débarrasser le Terrestre de sa présence ; il en avait conscience. Il n’avait ni le sang-froid, ni la rigueur, ni la culture requis pour devenir consul. Avec le recul, il se demandait s’il en avait seulement eu l’envie.
Triste paradoxe, c’était le seul poste auquel il pouvait espérer s’intégrer. Les consuls normaux étaient tout sauf légion. A sa manière, le consulat était devenu une galerie de monstres. Kees dormant moins de deux heures par nuit, Nila possédant une version extrême de la mémoire absolue ; et il soupçonnait Jason Earl de pouvoir mener quatre ou cinq trains de pensée simultanément.
Le truc, c’est que la galerie de monstres dirigeait tout, supervisait tout, et recevait la confiance et l’admiration de tous.
A la réflexion, cela avait tout à voir avec son titre de consul.
Que représentait le consulat, que représentaient en fait, tous les titres et les honneurs existant dans la culture Tech, sinon des récompenses pour ceux dont les patrimoines génétiques reléguaient les humains normaux au rang d’hommes des cavernes ? Depuis dix générations de Techs, chaque génération surpassait la précédente, en aptitudes physiques comme en aptitudes intellectuelles. La mortalité infantile dépassait les soixante pour cent, et plus d’un Tech sur deux mourrait de dégénérescence. Explication universellement admise : les radiations causées par la destruction de l’ancien monde avaient continuellement affecté leurs organismes, les poussant à muter sans cesse. L’adaptation par sélection naturelle décrite par Darwin, et intégrée aux préceptes de leur peuple, avait fait le reste, ne conservant de ces mutations que les plus utiles, les plus « adaptatives ».
Quel ramassis de conneries.

Chaleur, lumière, odeur, sons. Tout ce dont il avait besoin pour déterminer la pièce où se tenait Earl, pour s’y reposer ou, à plus forte probabilité, pour y travailler. S'introduire par effraction chez Earl dans le seul but de lui parler, songea Rigel, c'était un peu comme utiliser un lance-flammes pour se débarrasser d'une mouche. Dément et disproportionné.
Mais le jour où une mouche porte un virus mortel et foudroyant pour l'homme, le lance-flammes devient une arme adaptée.
Alors, ajouta Mercs en son for intérieur, arrêtons là les états d'âme.

Les deux gardes se trouvaient au rez-de-chaussée, Earl à l'étage. Ses informations olfactives et auditives concordaient sur ce point.
Parfait.
Il tapa poliment à la porte, puis rentra dans le bureau du consul.
–­ Ah, Mercs. Quel plaisir de vous trouver ici. Je vous attendais.
Quand vous ne comprenez rien à ce qui se passe, prétendez avoir tout organisé, pensa Rigel, se remémorant une vieille réplique de Sworn. Il eut un faible sourire.
­– Vous bloquez tous les moyens de vous contacter, aiguillez ou assignez tous les consuls ­– sauf moi –­ à des postes et des charges qui vont les mobiliser seize heures par jour pendant plusieurs mois, et vous m'attendez. Jason, vous m’étonnerez toujours.
­– C'est toi qui continues de m'étonner. Je prends mes distances, tu as raison là-dessus. Mais qu'en déduis-tu ?
­– Ce que n'importe qui de sensé devrait immédiatement comprendre. Tu soupçonnes l'existence d'un second traître au coeur du consulat.
– Ce que n'importe qui d'insensé devrait comprendre. Tu es moins rationnel que les autres consuls, que les hauts gradés, que les instructeurs du Terrestre, que les responsables de labo, d'usines, qui que ce soit. C'est pour cela que tu ne seras jamais un bon consul.
­– Au fond, vous me considérez toujours comme le jeune con propulsé au rôle de consul pour que le Terrestre en soit débarrassé.
– Exactement. C'est ce qui fait tout ton charme, et toute ta force.

Rigel avait vaguement conscience du caractère surréaliste de la scène. Il avait assommé un garde du corps du plus haut gradé de Springs, et alors qu’il aurait dû passer pour un assassin venu accomplir sa tâche, il bavardait tranquillement avec sa victime. Une victime qui en cette heure, tenait en son pouvoir la totalité des Techs. Qu’il lève le petit doigt, et quelqu’un mourrait. En qui d’autre le tout-Alice Springs pouvait-il encore avoir confiance ?

– Tout fait de moi le coupable tout désigné, n'est-ce pas ? Insinua Rigel. Profil schizophrénique, mégalomaniaque, avec pourtant des idéaux que n'auraient pas renié les Slender, ces rebelles.
­– Tu continues à croire, le coupa Earl, que leur théorie de l'anti-darwinisme est juste, et que nous nous plantons ?
­– Je n'ai jamais dit une chose pareille !
­– Oui, c'est bien ce qui me fait penser que tu y crois dur comme fer. Mais soit, Rigel, mon temps est compté. J'ai autre chose à discuter que les théories de Craft et son fils.
­– Tu préfères discuter du fait que de tout Alice Springs, je suis de toute évidence le plus « apte » à commettre des assassinats, avec efficacité et discrétion. Et je n'ai même pas besoin d'être un des premiers fidèles, ni d'avoir été ensorcelé ou hypnotisé : je pourrais parfaitement avoir été converti, à la régulière ! C'est pour cela que tu me mets à l'écart. Tu as si peur pour ta vie ?
– Cesse tes enfantillages, Rigel. C’est pour toutes ces raisons que tu es le seul en qui je puisse avoir confiance. Parce que si tu voulais me tuer, tu aurais déjà pu le faire à mille reprises, de mille façons différentes.
La réplique eut le résultat, fort rare, de calmer Rigel.
– Jason… Tu m’attendais vraiment ?
– Si tu n’étais pas venu, j’aurais peut-être nourri quelques soupçons à ton égard… Soupçons au sujet de ton intelligence et de ta motivation, bien entendu. Tu me rassures quelque peu à ce sujet.
– Parfait, ricana Mercs. Alors puisque tu me fais confiance, allons-y. Comment as-tu fait ressusciter Kest ? Je ne te connaissais pas de don de nécromancien !
– Allons, mon cher Rigel, oserais-tu mettre en doute cette formidable victoire ! Kest a survécu, les plans des fidèles ont échoué. N’est-ce pas une raison de regarder l’avenir avec espoir ?

Rigel haussa les épaules. Il balaya la pièce du regard – inutilement, car il l’avait mémorisée d’un coup d’œil, dès son entrée – et le posa sur le fauteuil de cuir, seul bout de confort abandonné dans le bureau improvisé de Earl.
Il s’y jeta, décidant que, finalement, Jason méritait encore qu’il lui accorde sa confiance.

– Les talonnettes, franchement, c’était une jolie astuce. Le plus observateur des limiers n’y prendra pas garde. Après tout, Kest mesurait à peine un mètre soixante-six. Qu’on se rende compte qu’il porte des talonnettes, et on se dira qu’il a voulu paraître plus grand. C’est bête et méchant. Les héros aussi ont leurs complexes. Cependant, tu ne pouvais quand même pas décemment lui faire porter des talons aiguilles. Il doit lui manquer encore un bon centimètre pour atteindre la taille exacte du vrai Kest Slender.
– Tu vas devenir la risée d’Alice Springs si tu racontes ton histoire, se moqua Earl. Regardez, il a des talonnettes, ce n’est pas Kest ! C’est tout ce que tu as trouvé ?
– Earl, pas à moi, s’il te plaît. Ca me fait suffisamment mal d’avoir laissé Kest mourir ce soir-là, alors que j’aurais pu intervenir, que j’aurais pu stopper Sworn. Je n’ai pas compris ce qui se passait. C’est pour cela que je n’ai jamais vraiment été le meilleur des agents du Terrestre, comme on l’a colporté pendant des années. La vivacité d’esprit, c’était le truc de Kest. Pas le mien. Je n’ai pas su réagir, et il est mort pendant que je criais des ordres que personne n’écoutait. As-tu idée de ce qu’il représentait pour moi ?
– Tu ne m’as jamais donné l’impression de tenir à Kest. Tu t’en prenais à lui comme un chien enragé à chaque rencontre. Ceux qui vous ont connus doivent être surpris que ce soit Sworn qui ait appuyé sur la détente, et pas toi.
– Kest terminait sa formation au Terrestre quand je commençais la mienne. Je le connais mieux que vous ne le pensez. Je sais, par exemple, que son timbre de voix est le même que celui de son double, mais qu’il a une voix plus puissante. Je sais que Kest était un gaucher ayant appris l’ambidextrie. La doublure que vous avez promené devant nos confrères était un ambidextre jouant au gaucher.
– Bien mince comme preuve ! Tu ne tiendrais jamais devant un tribunal.
– Ouais, tu peux être fier de ton arnaque ! elle tient la route. Permets-moi donc de préciser que c’est moi qui ai donné l’assaut dans l’appartement où était retranché le fou furieux – pas Kest, l’autre – parce que les Terrestres tremblaient comme des femmelettes Albis depuis qu’il avait dégommé trois des leurs. Et que c’est moi qui ai mis son corps sur la civière, et qui l’ai couvert, parce que je ne voulais pas que les gens voient Kest mort et criblé de balles Techs. Alors maintenant, explique-moi ta foutue combine.
– Ah, un subterfuge dont je ne tire aucune fierté, Rigel. Mais si tu as un tant soi peu retenu mes leçons, celles que je t’ai prodigué à ton arrivée dans le conseil, tu dois savoir ce que sont à mes yeux la stratégie et la guerre : un jeu d’échecs où l’on peut bluffer sur la valeur et la quantité de ses pièces. Nous faisons face à un joueur très doué, qui déplace nos propres pièces pour détruire nos défenses. Je veux qu’il doute. Je veux qu’il croie échouer là où il a réussi. Il faudra faire plus pour l’abuser. Il faudra qu’il croie réussir là où il a échoué. Il faudra qu’il ne comprenne plus le comportement de ses propres pièces, qu’il se demande lesquelles sont encore à lui. S’il abat Alice Springs, l’Australie, le Monde Nouveau est échec et mat.
– Je ne suis pas aussi stupide que Sworn et Sarah le croyaient. Je sais que Kest est mort, et je sais que si le Prophète le croit en vie, nous avons une chance de tromper sa vigilance. Sinon, j’aurais crié au scandale quand ce prétendu Kest s’est pointé devant le conseil. Je veux juste savoir qui est cette espèce de double.
– Tu dois savoir que Kest était accompagné de deux personnes à son arrivée à Alice Springs. Kyan Wyling était l’une d’entre elles. Mais que sais-tu sur son second compagnon ?
– C’était un Tech, que Kyan a décrit comme aussi rapide et meurtrier que Kest, ce qui n’est pas rien, mais dont elle ignore les origines. J’ai lu son rapport à ce sujet. Vous savez que tout ce qui touche aux Slenders me fascine autant que vous – autant que vous et feu Sworn, devrais-je ajouter.
– Je sens une pointe de rancune dans ces paroles, Rigel. De la culpabilité peut-être ? As-tu toujours le sentiment d’avoir trahi les Préceptes en exécutant Eldrik ?
Le jeune consul eut un reniflement méprisant.
– Les Préceptes ne s’appliquent pas à moi, Jason, tu devrais le savoir. Je ne suis qu’aux trois quarts Tech. J’ai toujours estimé que ces vieux aphorismes ne s’adressaient qu’aux pur-sang. Alors ne détourne pas la discussion. Ce Tech se nommait Mist. On n’en sait guère plus. Kyan en a donné une description très précise, et d’après ses indications, il devait y avoir une certaine similitude entre son physique et celui de Slender ; deux physiques de solo, pour reprendre la dénomination du Terrestre. En revanche, leurs visages n’avaient rien en commun.
– J’ai un scoop pour toi, jeune Mercs. C’est Mist qui tenait le corps de Kest dans ses bras, et qui le défendait à la vie, à la mort.
Mercs balaya la suggestion d’un geste.
– Impossible, ce visage ne correspond pas davantage à la description de Ky…
Il s’arrêta, interdit. Outline. Un polymorphe.
– Et j’ai une seconde info pour toi. Tu te plaignais que rien ne te soit assigné depuis la réorganisation en urgence du consulat… Nous devons découvrir ce que trament les Slender, nous devons découvrir si Craft est encore en vie. Nous devons apprendre ce qu’il a trouvé à Darwin, et qui l’a incité à appeler Kest en renfort. Il n’y a qu’une personne qui ait ma confiance et qui puisse réussir sans l’aide d’une armée entière. Ce sera donc ta mission, Rigel : arriver en vie à Darwin, et découvrir ce qu’a découvert Craft. Si c’est une personne, ramène-la, si c’est un objet, vole-le, et si tu ne peux l’empêcher de tomber entre les mains des Fidèles, détruis-le.

Et bien sûr, si c’est un concept, apprends-le, et fais ton possible pour que personne d’autre ne l’apprenne et y survive.


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