Jason Earl soupira, pour la vingtième fois au moins
de la
matinée. Il comprenait bien que des mesures
d’urgence devaient être prises. Il
comprenait bien que des mesures d’urgence devaient
être appliquées. Il pouvait
accepter qu’avec un consul mort, deux autres aux
arrêts, et au vu de l’âge et
de la compétence des consuls restant, les pleins pouvoirs
soient temporairement
confiés aux mains d’un seul.
A vrai dire, il le comprenait
d’autant mieux que ces mesures,
il en était l’auteur, et que ces mains
étaient les siennes.
Il avait dû endosser le
rôle du dirigeant dictateur et
autoproclamé. Bien sûr, les apparences
étaient sauves ; il s'appuyait sur
un point tordu de la bancale constitution Tech, selon laquelle un
accord verbal
suffisait à un consul pour se faire représenter
par un confrère en son absence.
Earl avait assuré avoir l'accord pour parler au nom des
quatre consuls en
mission hors d’Alice Springs. Ses cinq voix
additionnées à celle de Mercs lui
suffisaient à détenir la majorité
absolue au sein du conseil : six sur onze.
Cela l'autorisait à
démettre de ses fonctions le consul
Sworn, mais dans le chaos de ce qu'on appelait à
présent la bataille des invisibles
– en référence
à ces fidèles partout attendus, nulle part
apparus – cela n'avait eu aucun
poids. Sworn avait continué à abreuver d'ordres
et de directives les fréquences
d'urgence et militaire Techs, accompagnés du code qui
l'identifiait en tant que
consul. Alors, Earl avait dû agir en vrai
autocrate, en authentique dictateur : il avait
envoyé le meilleur agent du
Terrestre exécuter Sworn, et utiliser son propre code de
reconnaissance pour
confirmer l’ordre de cessez-le-feu sur toutes les
fréquences.
Dix heures du matin. Session
extraordinaire du consulat. Deux
des quatre absents étaient rentrés dans la nuit,
et il n'avait pu les recevoir.
Quatre jours seulement avaient passé depuis l'esclandre, et
il était débordé.
Réviser d'urgence la défense d'Alice Springs lui
paraissait plus urgent que
d'écouter les jérémiades de consuls
spécialisés dans la recherche et la
diplomatie, furieux d'apprendre qu'il avait, à leur insu,
usé de leur pouvoir
pour exclure l'un de leurs confrères.
Earl se leva, voulut emporter
quelques dossiers, puis les
balança avec négligence sur son bureau. Il
n’en avait pas besoin.
Il était en retard, et
à vrai dire, c’était volontaire. Mercs
se serait chargé de conduire les premières
discussions, de faire le point sur
la situation, et de riposter aux critiques que ne manqueraient pas de
leur
adresser les derniers arrivants.
Les absents ont toujours
tort. Dommage que les présents
aient si souvent tort eux aussi.
Mercs s'était
révélé étonnamment efficace
au cours des quatre
dernières journées, et
c’était tant mieux. Earl avait encore besoin de
lui.
Pour un Tech, ou même pour
un consul, il commençait à se
faire vieux. Il approchait la cinquantaine, et si sa chevelure y avait
gagné
une blancheur respectable, il n’avait encore perdu ni sa
prodigieuse mémoire,
ni ses réflexes. Malheureusement, ces derniers
n’avaient jamais été à la
hauteur de ses confrères exercés au combat.
Le peuple Tech comptait un lot
impressionnant de génies de
l’intellect, de chercheurs, penseurs ou leaders, plus
nombreux, et supérieurs
en qualité, à ceux de tous les autres peuples
réunis. Il comptait aussi une
quantité incroyable de surhommes, des humains que leurs
réflexes, leur
résistance, leur force et leur vitesse rendaient plus
efficaces, en situation
de combat, qu’une unité de dix soldats
surentraînés.
Mais combien d’entre eux
pouvaient se targuer être des génies
par leur aptitudes intellectuelles et
physiques ?
Combien de Kest dans les rangs du
peuple Tech ?
Si seulement lui, le vieux consul
respecté et craint, avait
été l’un de ces êtres
d'exception. Il aurait abattu Sworn avant qu’il ne tente
de tuer Slender. Malgré sa profonde méfiance
envers le consulat, il serait
resté le trait d’union entre Springs et Craft. Il
n’y aurait pas eu cette
bataille démoralisante dans les rues de la cité.
Mais sans ce
combat
insensé, les défenses de la ville,
réputées imprenables, seraient restées
ce
château de sable que Kest avait piétiné
en quelques minutes. Maintenant, ils avaient une
chance. Si
le Prophète leur laissait le temps de se
réorganiser.
Il traversa les couloirs du consulat
à pas mesurés, deux
Terrestres à ses talons. Plus jamais il ne se sentirait en
sécurité dans ce
bâtiment, pensa-t-il. Mais peut-être
l’angoisse valait-elle mieux qu’un
sentiment illusoire.
Avant même de
pénétrer dans la salle du conseil, il entendit
tonner la voix de Rigel Mercs.
«…Vous ne saisissez pas la portée de la
bataille des invisibles. Il ne s’agit en
aucun cas d’une erreur, ou même d’une poignée
d’erreurs commises en quelques minutes, et qui auraient
causé, dans l’heure qui
a suivi, la mort de quarante-huit de nos
congénères. Le mal…»
Earl fit irruption sans prendre la
peine de frapper ou se
faire annoncer. Les gardes avaient averti par radio leurs
coéquipiers de son
entrée. Un tantinet surpris, Rigel s’interrompit,
le salua d’un mouvement de
tête, avant de reprendre son discours.
L’un des deux consuls
revenus de mission, Kees, jeta à voix
basse voilà messire le sur-consul
d’Alice
Springs, mais ses confrères restèrent
concentrés sur le discours de Mercs.
«Le mal est bien plus profond. Comme vous le savez,
Sworn a passé les sept dernières
années au poste de responsable de la
sécurité
d’Alice Springs. Avant lui, la sécurité
était désorganisée, mais les
différents
corps qui la composaient suivaient leur propre régime
d’entraînement, leur
propre chaîne de commandement. Sworn a rassemblé
les hiérarchies en une seule
pyramide, avec lui à son sommet. Nous autres consuls avions
officiellement
autant de pouvoir, mais dans la pratique, c’est de lui que le
Terrestre, la
garde et l’armée régulière
s’attendaient à recevoir leurs ordres les plus
prioritaires.
– Abrégez l’historique,
s’énerva Kees. Quel rapport avec le
désastre de mardi dernier ? En êtes-vous
encore à cerner la personnalité
du suspect comme un vulgaire tribunal ?
Espérez-vous juger Sworn post-mortem ?
Rigel garda son calme, eut un
sourire forcé à l’intervention
du coordinateur des recherches Tech.
Là,
il prend sur lui, s’amusa Earl. Mercs
n’a aucune patience. C’est l’une des
raisons pour lesquelles en temps normal,
il est le moins utile et le moins efficace des consuls.
– Cela a tout à voir avec la situation, en
vérité. Laissez-moi
poursuivre mon exposé. Jusqu’à lundi
dernier donc, les défenses d’Alice Springs
étaient réputées les meilleures de
toute l’Australie. Une véritable
légende. Le
plus téméraire des chefs Stalkers
n’aurait jamais tenté de s’y attaquer,
quand
bien même son armée et son arsenal auraient
surpassé les nôtres. A cela
plusieurs raisons : notre organisation stable,
l’extrême mobilité de notre
armée, notre usage de technologies comme les communicateurs,
les codes
d’identification, les détecteurs de chaleur. Des
soldats entraînés avec les
meilleurs soldats du monde, c’est-à-dire avec
eux-mêmes.
Au cours des quatre
dernières journées, j’ai
personnellement
compilé une liste de toutes les faiblesses de notre
défense, notre
organisation, notre armée. Savez-vous quelles sont ces
faiblesses ?
Vous et Earl, faillit
répondre Kees, mais il se retint. Inutile de
dépasser les bornes, les consuls
avaient accumulé assez de nervosité.
Rigel ménageait comme il
le pouvait ses effets. Il se
révélait meilleur orateur que ses
confrères ne l’auraient cru, lui que
l’on ne connaissait
que pour ses critiques stériles.
– Aucune idée, Kees, Nila ?
– La seule faiblesse connue, lança
quelqu’un, c’est que nous
ne pouvons tenir un siège prolongé, car nos
cultures et nos élevages sont
dispersés sur des dizaines de kilomètres. Mais
j’imagine que vous ne parlez pas
de ça.
– En effet. Nous avons découvert un peu plus que
cela.
Mercs prit son souffle, et
énuméra.
– Notre chaîne de commandement s’effondre
si l’un de ses
dirigeants commet une erreur, meurt, est absent, ou pire, trahit. Les
canaux de
communication, aussi nombreux soient-ils, sont incapables de relayer
ordres ou
informations, car aucune règle ou hiérarchie
n’y a jamais été instaurée.
C’est
là notre pire faiblesse. Mais si
c’était la seule… Les blindages de nos
véhicules sont de vastes plaisanteries. Les lourds ne sont
pas assez blindés,
les légers le sont trop. Nos vitres, nos portes, sont les
grands oubliés de nos
infrastructures. On entre et on sort dans les maisons de Springs comme
dans un
moulin ! Les armements des soldats, des gardes, des membres du
Terrestre,
sont dépourvus de la moindre cohérence. On a
voulu laisser à chacun ses joujoux
de prédilection, et au prétexte que les
Terrestres savent tout faire, car nous
les voyons toujours comme ces super-polyvalents prêts
à tout, ils se retrouvent
affectés – temporairement, par cycles –
à des postes absurdes. On voit des
snipers adeptes du shotgun, des commandos au fusil de
précision. Quant aux entraînements…
Le Terrestre s’en sort encore, mais les gardes sont
en-dessous de tout. Nous
les entraînons douze heures par jour, mais à quoi
bon si nous les entraînons mal ? Lorsque
Kest a fui notre
salle de conférence, il a évité
l’intervention de quatre gardes par une
simple roulade, parce que nos gardes
s’entraînent contre d’autres gardes
qui prennent l’assaut comme des gardes et
sont incapables de réagir face
à ce qui sort à peine de l’ordinaire.
Terrible conséquence : au plus nous
les entraînons, au moins ils sont adaptables ! Et tous sans
exception,
sont trop dépendants de leur vue. Contre des
espèces de mercenaires comme Kest,
accoutumé à la guérilla en milieu
urbain, nos hommes ne sont pas plus utiles
que des enfants tirant à la mitrailleuse : ils
touchent par hasard, sans
plus. Quant à la légendaire mobilité
de notre infanterie… Une belle connerie,
qui marchait du tonnerre quand nous savions que tous les Techs
étaient les
alliés des Techs. Et qui se retourne contre nous depuis que
nous soupçonnons la
présence de Fidèles infiltrés dans nos
rangs. Il aurait fallu réagir au plus
tôt en assignant à chacun des postes fixes. Il
faut que les hommes connaissent
ceux à côté desquels ils combattent.
Sinon, c’est la suspicion, et en cas de
fusillade, tout le monde devient l’ennemi de tout le monde.
Et j’en passe, et j’en passe. Le pire, dans tout
cela, c’est
que l’essentiel de ces faiblesses devait
déjà être connu de Kest Slender,
depuis longtemps. Si nous avions pu…
Rigel n’acheva pas sa
phrase.
– Attendez, s’étonna Kees, vous
n’êtes pas en train de me
dire que les défenses d’Alice Springs sont mauvaises?
– Elles ne sont pas mauvaises, répondit Mercs.
Elles sont
proprement nulles. Nous nous sommes
reposés sur nos lauriers. Et nous l’avons
laissé…
– Voulez-vous me dire que nos défenses,
à la première
attaque, s’effondreraient ? Que nous ne sommes plus en
sécurité dans ce
que les Techs de toute l’Australie appellent leur Sanctuaire ?
– Elles se sont déjà
effondrées, grommela Earl. Suivez un
peu ! Deux attaquants, dont l’un n’a sans doute
jamais voulu tuer qui que ce
soit, quarante-huit morts. Vous appelez ça comment ?
– Si vous voulez vous sentir en
sécurité, renchérit Rigel
avec tristesse, exilez-vous à Sydney.
– Absurde, s’entêta le coordinateur. Les
défenses de Sydney
ont été organisées par Craft Slender
et par Sworn. C’est la raison pour
laquelle Alice Springs l’a recruté, et
immédiatement promu consul !
– C’est pourtant la stricte
vérité. Celui qui a organisé nos
forces armées l’a fait avec une
incompétence effarante, et en donnant à chacune
de ses erreurs une justification qui, jusqu’à
présent, nous avait toujours
convenu.
Un silence pesant
s’abattit sur le conseil. Deux d’entre eux
seulement étaient présents à
l’élection et l’intronisation de Eldrik
Sworn,
premier responsable de la sécurité dans
l’histoire d’Alice Springs. Mais aucun
ne parvenait à croire qu’un incompétent
ait pu devenir consul, et surtout, le rester pendant sept longues
années.
– Nous aurions dû le juger pour crime contre les
Techs, fit
Nila, la jeune consule chargée de la diplomatie, en secouant
la tête. Pas
l’abattre ainsi.
– Nous aurions surtout dû l’interroger,
répliqua Jason Earl.
Mais sur le coup, l’exécuter me semblait le
meilleur moyen de ramener le calme
sur la ville, et là-dessus, l’ordre a
été efficace. Mais je crois que Mercs et
moi nourrissons les mêmes soupçons envers Sworn.
– Sans doute, s’empressa Rigel. Je crois que sa
tentative
pour assassiner Kest était
préméditée. Il devait avoir toute une
batterie
d’excuses pour justifier son meurtre, mais dans tous les cas,
il n’a pas pensé
que Kest le croirait capable d’appuyer sur la
gâchette, après qu’il se soit
présenté
comme son allié pendant si longtemps. Sworn était
souvent le premier à recevoir
et transmettre les messages avec le clan Slender. Je crois
qu’il a voulu
masquer, ou manipuler, des informations cruciales sur leurs recherches.
Peut-être le fait-il depuis toujours.
– Ah, s’amusa Earl, alors vous le croyez moins
vicieux et
plus subtil que je ne le crois. Votre
théorie est amusante, assez proche de la
réalité, mais vous passez à
côté de
l’essentiel.
Trente paire d’yeux,
consuls, observateurs militaires et
civils autorisés à assister à la
séance, et certains des gardes, se posèrent
sur Earl, pressentant une révélation majeure.
– D’après Kyan Wyling, qui tient
l’information de Kest
Slender en personne, les Fidèles ont mis la main sur un
authentique générateur
nucléaire, dans une bourgade appelée South Key.
Je note que c’est la seconde
fois que ce genre de vol se produit. La première, ils
avaient mis la main sur
un arsenal de l’Ancien Monde abrité par un clan
Archie mineur. Je commence à
craindre que les petites villes ravagées par les
Fidèles ces derniers mois
n’aient pas été choisies au hasard. Par
ailleurs, je note aussi que la description
du Prophète, homme barbu au visage encapuchonné,
est un peu trop
«facile».Vous ne voyez pas où je veux en
venir ?
Les yeux de Rigel et Kees
s’agrandirent. Ils avaient déjà
compris.
– Je crois, acheva Earl, que l’ascension de Sworn
au poste de
responsable de la sécurité, et son travail de
sape pour démolir nos défenses,
s’inscrivent dans un plan prévu très
longtemps à l’avance, une décennie au
moins. Je crois qu’il a profité de sa position
pour déterminer les sources de
technologies et d’armement les plus faciles à
piller en Australie, interceptant
vraisemblablement les informations fournies par Craft, ce qui
par-dessus le
marché, a contribué à nous mettre
à dos le clan Slender.
Je crois que
l’aboutissement de ce plan est l’annihilation
totale d’Alice Springs et de sa population. Lorsque ce sera
accompli, le reste
de l’Australie se pliera à la volonté
de ce soi-disant Prophète, parce que la
cité la plus puissante aura déjà
perdu. Et parce que l’ensemble de notre
technologie sera alors passé aux mains des
Fidèles.
Je crois, enfin, que le
Prophète est une entité collective,
un rôle tenu par plusieurs personnes, qui se relaient. Et je
crois que Sworn
était l’une d’entre elles.
Les consuls et hauts responsables
d’Alice Springs se partagèrent
entre stupéfaction et protestations. Jason Earl, lui, se
contentait de sourire.
Allez-y, acceptez cette
idée. Et maintenant, ouvrez bien
les yeux . Doutez de ce que vous ne voyez pas, en bons
Humains ; et
faites-moi le plaisir de ne pas douter de ce que vous voyez.
– Gardes, fit-il à ses hommes à voix
basse mais audible de
tous. Faites-le entrer.
Le brouhaha cessa
aussitôt. L’assemblée comprenait
qu’Earl
n’en avait pas fini.
– Messieurs, mesdames, Alice Springs ne s’avouera
pas
vaincu ! s’exclama-t-il. J’ai
l’intention, avec l’accord de mes
confrères
consuls, de remplacer Sworn au poste de responsable de la
sécurité. Je saurai
tirer les conclusions qui s’imposent de ses échecs
– ou ses sabotages – et je
redresserai la barre avant que le Prophète ne se croie de
taille à nous
affronter. Et je n’ai pas l’intention
d’en rester là.
Nous avons failli tout perdre. Et je
sais que tous, vous
pensez que le prix à payer, pour
révéler la faiblesse de notre défense,
était
notre dernier lien avec le clan Slender. Il n’en
est rien.
Il entra à ce
moment-là. Plus vif et flamboyant que jamais.
La confusion qui s’empara de la salle du conseil
était indescriptible. Mercs en
tomba de sa chaise, incrédule. Les hauts
gradés de l’armée, et le
représentant du Terrestre, ne savaient s’ils
devaient se réjouir de ce miracle,
ou y voir une nouvelle preuve de leur incompétence.
Ils avaient
déjà du mal à accepter que Kest ait pu
transpercer leurs défenses comme il l’avait fait,
avec une poignée de grenades
et une arme à feu pour tout arsenal.
Mais accepter qu’en plus,
il y ait survécu ?