XIII - Tous pour un

par Ehryx

- Ni la méfiance ni la haine ne te guideront
(Précepte des Techs)


Entre les paroles de Sworn et son coup de feu, il ne s’écoula qu’une ou deux secondes. Mais pour le cerveau chargé d’adrénaline de Kest, ce fut comme si une minute entière avait passé.
D’abord, il pensa que Sworn n’était pas sérieux. Sworn, responsable de la sécurité d’Alice Springs et consul depuis sept années. Voulait-il lui faire comprendre dans quelle situation extrême ils se trouvaient ? L’intimider ? Lui prouver sa sincérité ? Ou en faire la démonstration aux autres consuls ?
Ce Tech, qu’il avait pris pour son allié, se basait sur une seule et unique missive. Si encore le doute avait été permis… Pouvait-il se méprendre à ce point sur Kest ? Le prenait-il pour un imbécile ? Le croyait-il prêt à tomber entre les mains des fidèles à la première embuscade ? Slender savait parfaitement ce qu’il faisait, et il n’avait pas attendu après les pseudo-experts d’Alice Springs pour analyser son courrier. Il avait eu des mois pour cela.
Alors, Sworn était-il sincère ?
Un coup d’œil vers le regard du consul. Un regard déterminé. Ou un regard vide. Vide de toute émotion et de toute réflexion. Le visage d’un tireur ? L’allure d’un revolver, qui tire sans états d’âme.
Mais il ne pouvait bouger avant que Sworn n’ait décidé de tirer : il aurait le réflexe de suivre sa cible, puis d’appuyer sur la gâchette. S’il prenait de lui-même la décision de tirer, le consul se crisperait, à cet instant précis.
Son bras nu trahit un infime mouvement lorsqu’il se tendit.
Kest esquiva.
La détonation manqua lui crever le tympan. Son cuir chevelu à vif se mit à le brûler, tandis que du sang coulait sur le coin de son crâne. Dans un réflexe de boxeur, il envoya un uppercut dans l’estomac de Sworn.

Mais que faire ? Les autres consuls n'avaient eu qu'une poignée de secondes pour réagir. Qui considèreraient-ils comme l'ennemi : Sworn qui participait à leurs conseils depuis sept ans, avait été le maître d'oeuvre de nombre de leurs projets, et jamais ne les avait trahis ; ou le Tech vagabond réputé danger ambulant, membre d'une famille de quasi-rebelles, et à l'origine des exactions de Brisbane ?
L'effet de surprise jouait en sa faveur, et non en celle du consul ! Quant les conseillers seraient revenus à eux, ce ne serait pas un mais sept Techs qui tenteraient de l'abattre.
« Le meurtre sera ton dernier recours » lui traversa ironiquement l’esprit.
Il donna une manchette sur l'avant-bras de Sworn, lui faisant lâcher son pistolet. Pas le temps d’observer la réaction de ses confrères. Il fut tenté d'abattre son ancien allié, par légitime défense, mais la réaction des consuls aurait été mécanique. Il aurait été criblé de balles.
Trop risqué. Mais vous allez voir. J'ai d'autres cordes à mon arc. Les Slender ne sont pas de stupides bagarreurs qui tirent aveuglément sur ceux qui leur barrent la route.
Personne ne l’avait fouillé lors de son entrée à Alice Springs, ni lors des contrôles successifs dans la ville et le consulat. Son pseudo-statut de VIP avait joué en sa faveur.
Il tourna les talons et se propulsa vers l’unique porte de la salle de réunion, après avoir lâché une petite grenade métallique devant les conseillers. Sa main repartit aussitôt dans les replis de sa veste, à la recherche d'autres armes.

Il perçut plus qu’il ne vit leur mouvement de panique, juste avant qu’une épaisse fumée blanche ne s’échappe du projectile. Il ouvrit la porte à la volée et roula sur le sol, dans la pénombre du hall précédant la pièce.
Les quatre membres du Terrestre postés devant l'entrée avaient pointé leurs armes à hauteur de torse, pas à la hauteur d'un homme en roulade. La seconde grenade roula entre eux.
Le magnésium contenu dans la bombe se volatilisa, produisant un flash lumineux qui aveugla avec violence toutes les personnes présentes... Kest excepté.

Il rouvrit les yeux et continua à courir, dévalant un escalier et un couloir avant que les gardes aient recouvré leurs esprits.
Il revint momentanément au pas, arbora une mine sereine... Et passa le second contrôle Terrestre.

Dans la salle de réunion, Sworn s'était le premier extirpé du gigantesque nuage de fumée blanche, qui commençait à se répandre dans les pièces voisines. Il lui fallut attendre qu'un des gardes en sorte à son tour, les yeux larmoyants, pour lui arracher son communicateur ; et donner aux deux mille huit cents soldats d'Alice Springs l'ordre de tirer à vue sur Kest Slender.

Il s’en serait fallu d’un cheveu pour qu’il sorte à temps du champ de vision des Terrestres. La balle le toucha à l'épaule gauche alors qu'il s'engageait dans le couloir perpendiculaire. Aussitôt suivie du bruit de deux Techs se mettant à courir au pas de charge.
Couvert par l'angle du mur, Kest s'agenouilla et passa une main dans le couloir où s'avançaient les deux hommes. Il ouvrit le feu à trois reprises au niveau des jambes, guidé à moitié par son oreille, à moitié par sa bonne étoile.
Les cris de douleur lui confirmèrent qu'il avait fait mouche. Sa propre souffrance n'était qu'une information. Le flux d'adrénaline qui baignait ses organes l'autorisait à en faire abstraction. Il continua à courir.
Un seul contrôle restant pour sortir de ce foutu bâtiment, à supposer que je ne rencontre ni patrouille, ni soldat alerté par radio. Et même si je sors d’ici, il me faudrait voler un véhicule blindé et passer les murailles d’Alice Springs pour m’en sortir. Je n’ai pas la moindre chance.

Mais il poursuivrait sa course. Coûte que coûte. Il ne pouvait pas mourir ici, tué par les siens, après avoir survécu aux batailles contre les Stalkers de Brisbane. Ce n’était pas imaginable. De quelle épitaphe ornerait-on sa tombe ? « Défie-toi des Techs, précepte familial des Slender » ?

Il descendit le dernier escalier, le ramenant au rez-de-chaussée du consulat. Il dévala la dernière volée de marches, perpendiculaire au dernier corridor avant la sortie. Mais son instinct de survie reprit les commandes. C’était l’endroit rêvé pour tendre une embuscade. Il serait tiré comme un lapin aussitôt après s’être révélé dans le couloir, sans aucun recoin pour se mettre à couvert.
Alors il accéléra encore et au lieu de s’arrêter ou de s’engager à gauche ou à droite, il fonça tout droit, et exécuta un bond majestueux, son bras droit lui protégeant tant bien que mal le visage quand il passa à travers la vitre, haute de moins d’un mètre. Comme il l’avait pressenti, les silhouettes d’un groupe de soldats l’attendaient au niveau de la sortie, et une volée de plombs tenta – trop tard – de l’intercepter. Il voulut faire un saut de main pour se réceptionner, mais il chuta lourdement : son épaule blessée ne répondait plus. Il se tourna sur le côté, lança sa troisième grenade à travers la fenêtre qu’il avait emprunté, et se releva sans difficulté pour reprendre sa course.
En leur souhaitant de ne pas croire à un troisième farce et attrapes comme le flashlight et le fumigène.


Lorsque l’explosion pulvérisa le couloir et les autres fenêtres, le souffle le jeta à terre, et un éclat de verre se ficha dans sa cuisse. Il l’arracha d’un geste presque distrait, et se redressa.
Et courut.
Il était à court de grenades, mais pas de ressources.
Une haie d’arbustes bordait un flanc du consulat. Il se précipita vers elle, et se glissa entre le mur et la végétation.
L’explosion aura détourné leur attention, le temps que j’arrive ici.

Du moins il l’espérait.
Il s’avança en silence entre les arbustes, toujours aussi alerte, et insensible aux messages que son corps tentait de véhiculer à ses centres nerveux.
Kest se ménagea quelques instants pour reprendre son souffle, puis s’engagea dans la rue attenante.
Une chance, j’ai choisi le côté le moins peuplé. J’ai bien fait de mémoriser les lieux lors de mes rares visites.

Un truck militaire s’avançait à vive allure, à l’autre extrémité de la rue. Un véhicule civil le suivait. Deux cibles à bord du premier, pensa Kest : le conducteur, une main sur le volant, l’autre tenant un communicateur. Le passager, un jeune soldat qui tenait un fusil automatique et était assis sur le dossier de son siège, scrutant les alentours avec fébrilité.
Il restait à Slender un mince espoir de salut, mais rien que de l’envisager, il grinçait des dents. Les Préceptes étaient trop ancrés en lui. Craft l’en avait averti à maintes reprises.
« Tu dois les considérer au même titre que les religions de l’ancien monde. Ce sont des croyances. Des croyances qui t’enferment dans un carcan. Apprends à ne les voir que comme des règles de conduite, que tu resterais libre de transgresser quand tu le juges bon. »

Mais de tous les enseignements de son père, c’était le seul qu’il n’ait pu graver en son esprit. Les Préceptes étaient ambigus ; aux yeux de Kest, ils laissaient déjà une latitude énorme au jugement individuel. « Le meurtre sera ton dernier recours » : mais qu’est-ce qu’un dernier recours, à quoi se reconnaît-on en dernier recours ?
Et par ailleurs ; s’il ne croyait pas en les préceptes de son peuple, alors en quoi pourrait-il bien croire ? En l’anti-darwinisme ? Il se refusait à mélanger science et croyance. Peut-être était-ce la raison pour laquelle il n’avait jamais vraiment été un scientifique, seulement un assistant anormalement doué laissé entre les pattes de Craft et de sa poignée de collaborateurs ?

Il se mordit la lèvre inférieure ; il fallait prendre une décision. Mourir parce qu’un consul, poussé à bout par la tension ambiante et la menace grandissante du Prophète, avait cédé à la paranoïa, et décidé de l’abattre par « précaution » ? Ou se résigner à tuer pour rejoindre le clan Slender, aux abords de Darwin ?

Si Kest voulait garder une chance de quitter Alice Springs vivant, il devait abattre les occupants du truck, ainsi que tous les témoins de la scène. Avec un casque sur la tête, des lunettes de soleil sur les yeux, retranché derrière le volant d’un truck militaire, il y aurait alors une chance raisonnable pour qu’il ne soit pas reconnu, pas questionné, et puisse atteindre les murailles de la cité. Et une fois là-bas, les contingents des militaires et des Terrestres auraient peut-être été mobilisés pour la chasse à l’homme du centre-ville, et il pourrait peut-être monter une diversion pour quitter l’enceinte du Sanctuaire Tech.
Si Sworn parvenait à le faire exécuter, il servirait d’exemple pour la population Tech : nous sommes en temps de guerre, vous avez le choix entre nous obéir ou mourir, car nous ne laisserons personne passer à l’ennemi. Désormais, vous êtes tous des soldats.
La même logique que leurs ennemis Fidèles, en somme ! Alice Springs basculerait dans le régime dictatorial qu’elle avait su, en deux siècles d’existence, ne jamais laisser s’instaurer.

Il se résigna, et pointa son blaster vers le visage du soldat.
Se rendit compte que le soldat venait de le repérer, malgré le couvert des arbustes, et regardait droit dans sa direction.
Et ne braquait pas son arme. Surprise, couardise, hésitation ?
« Et merde », siffla Kest. Il déplaça le viseur au dernier moment, et tira dans le casque du conducteur.

Sa protection fut suffisante pour que le tir ne traverse pas, mais le choc de l'impact le mit K.O.
Le volant bloqué, le truck militaire dérapa, et s'arrêta au milieu de la route, avant d'être percuté par le véhicule civil, dans un grand fracas de freins et de tôle écrasée.
Le soldat passager s'abrita comme il le pouvait à l'arrière du truck, et il sembla à Kest reconnaître l'antenne d'une radio dépasser du rebord. Quel imbécile il faisait… S'il avait abattu ce jeune crétin, il aurait pu éliminer à temps les trois autres témoins, et prendre la fuite. Il avait sans doute laissé passer sa seule chance. Sa nouvelle position était désormais connue de ses ennemis.
Le jeune soldat descendit du véhicule hors de son champ de vision, et traîna son camarade. Trop tard pour regretter de les avoir laissés vivre.
Les deux civils s’étaient enfuis à toutes jambes en direction du consulat. A court d’options, Kest sprinta dans la direction opposée. Il pouvait encore miser sur le fait que le jeune soldat ne serait pas écouté ou pris en compte à temps. Les gardes qu’il avait croisés dans le bâtiment devaient déjà saturer les fréquences de leurs rapports.
Il allait atteindre une ruelle dévalant jusqu’aux quartiers nord de la cité, à l’opposé du consulat. Une trentaine de mètres. Si loin. Il commença à prendre conscience de perdre du sang. De plus des blessures mineures entravaient ses mouvements d’un bon vingt pour cent.

Trop tard. Un tout-terrain militaire blindé fit son apparition à l’angle de la rue, et malgré la distance, la vue perçante de Kest repéra le fusil, analysa l’angle de tir. Coup direct sur son torse. Il esquiva d’un pas de côté, entendit la déflagration – mais aperçut du coin de l’œil les étincelles de deux impacts de balle. Il jugea la forme du second presque verticale.
Un tireur sur les toits. Il devait surveiller les alentours du consulat.

Sa mémoire photographique lui confirma la présence de balcons sur la façade du bâtiment où était posté le tireur. Il ne pourrait être touché s’il se plaquait en dessous.

La situation était encore contrôlable. Pour peu que les hommes dans le tout-terrain lui laissent un peu de temps. Leur engin freina en dérapant, et ses occupants se mirent à couvert derrière son flanc.
Kest ne put s’empêcher de sourire. Il se souvenait avoir essuyé les rebuffades des militaires quand il avait critiqué le blindage insuffisant des machines utilisées par le Terrestre.
Ca vous apprendra, bande d’amateurs

Il pressa la détente à deux reprises, en moins d’une seconde. Le premier projectile percuta le blindage du véhicule, au niveau du réservoir. Comme l’avaient prévu les ingénieurs Tech, il échoua à le traverser. Mais il enfonça et fragilisa le métal sur plusieurs centimètres.
Le second projectile suivit une trajectoire rigoureusement identique et pénétra dans le réservoir.
La munition explosive du blaster remplit son office : le fuel prit instantanément feu, et fit exploser la voiture. Il y eut des cris de surprise et des gémissements parmi les Techs à couvert. Suivis d'un nouveau coup de feu, que l'écho rendait difficile à localiser, et d'éclats de voix à proximité.
Coup d'oeil circulaire. Une escouade du Terrestre presque masquée par le truck, à cent cinquante mètres dans la direction du consulat. La forme lointaine d'un sniper courant sur les toits, à l'autre extrémité de son champ de vision, à la recherche d'un angle de tir. Au dernier moment il aperçut une forme embusquée dans la ruelle par laquelle il avait espéré fuir. La position de Kest, adossé à la façade, était atrocement inadaptée.
Règle numéro 1 du solo : toujours avoir plusieurs options de déplacement.

Il usa de tous ses muscles pour s'appuyer sur le mur, et plonger en avant, le tout en une demi-seconde. La balle du tireur embusqué lui écorcha le flanc. Insignifiant. Il leva son blaster pour riposter, mais l'homme s'était déjà abrité à l'angle de la ruelle.
Un nouveau coup de feu claqua.
Kest comprit trop tard qu'il venait de passer deux secondes complètes à découvert et immobile, alors qu'un fusilier, à peine vingt mètres au-dessus de la scène, attendait le moment propice pour l'abattre.
Règle numéro 2 du solo : toujours en mouvement. Finalement c'est moi, l'amateur.

A suivre...

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