Entre les paroles de Sworn et son coup de feu, il ne
s’écoula qu’une ou deux secondes. Mais
pour le cerveau chargé d’adrénaline de
Kest, ce fut comme si une minute entière avait
passé.
D’abord, il pensa que
Sworn n’était pas sérieux. Sworn,
responsable de la sécurité d’Alice
Springs et consul depuis sept années. Voulait-il lui faire
comprendre dans quelle situation extrême ils se trouvaient ?
L’intimider ? Lui prouver sa sincérité
? Ou en faire la démonstration aux autres consuls ?
Ce Tech, qu’il avait pris
pour son allié, se basait sur une seule et unique missive.
Si encore le doute avait été permis…
Pouvait-il se méprendre à ce point sur Kest ? Le
prenait-il pour un imbécile ? Le croyait-il prêt
à tomber entre les mains des fidèles à
la première embuscade ? Slender savait parfaitement ce
qu’il faisait, et il n’avait pas attendu
après les pseudo-experts d’Alice Springs pour
analyser son courrier. Il avait eu des mois pour cela.
Alors, Sworn était-il
sincère ?
Un coup d’œil
vers le regard du consul. Un regard déterminé. Ou
un regard vide. Vide de toute émotion et de toute
réflexion. Le visage d’un tireur ? L’allure
d’un revolver, qui tire sans états
d’âme.
Mais il ne pouvait bouger avant que
Sworn n’ait décidé de tirer : il aurait
le réflexe de suivre sa cible, puis d’appuyer sur
la gâchette. S’il prenait de lui-même la
décision de tirer, le consul se crisperait, à cet
instant précis.
Son bras nu trahit un infime
mouvement lorsqu’il se tendit.
Kest esquiva.
La détonation manqua lui
crever le tympan. Son cuir chevelu à vif se mit à
le brûler, tandis que du sang coulait sur le coin de son
crâne. Dans un réflexe de boxeur, il envoya un
uppercut dans l’estomac de Sworn.
Mais que faire ? Les autres consuls
n'avaient eu qu'une poignée de secondes pour
réagir. Qui considèreraient-ils comme l'ennemi :
Sworn qui participait à leurs conseils depuis sept ans,
avait été le maître d'oeuvre de nombre
de leurs projets, et jamais ne les avait trahis ; ou le Tech vagabond
réputé danger ambulant, membre d'une famille de
quasi-rebelles, et à l'origine des exactions de Brisbane ?
L'effet de surprise jouait en sa
faveur, et non en celle du consul ! Quant les conseillers seraient
revenus à eux, ce ne serait pas un mais sept Techs qui
tenteraient de l'abattre.
« Le meurtre
sera ton dernier recours » lui traversa
ironiquement l’esprit.
Il donna une manchette sur
l'avant-bras de Sworn, lui faisant lâcher son pistolet. Pas
le temps d’observer la réaction de ses
confrères. Il fut tenté d'abattre son ancien
allié, par légitime défense, mais la
réaction des consuls aurait été
mécanique. Il aurait été
criblé de balles.
Trop risqué.
Mais vous allez voir. J'ai d'autres cordes à mon arc. Les
Slender ne sont pas de stupides bagarreurs qui tirent
aveuglément sur ceux qui leur barrent la route.
Personne ne l’avait
fouillé lors de son entrée à Alice
Springs, ni lors des contrôles successifs dans la ville et le
consulat. Son pseudo-statut de VIP avait
joué en sa faveur.
Il tourna les talons et se propulsa
vers l’unique porte de la salle de réunion,
après avoir lâché une petite grenade
métallique devant les conseillers. Sa main repartit
aussitôt dans les replis de sa veste, à la
recherche d'autres armes.
Il perçut plus
qu’il ne vit leur mouvement de panique, juste avant
qu’une épaisse fumée blanche ne
s’échappe du projectile. Il ouvrit la porte
à la volée et roula sur le sol, dans la
pénombre du hall précédant la
pièce.
Les quatre membres du Terrestre
postés devant l'entrée avaient pointé
leurs armes à hauteur de torse, pas à la hauteur
d'un homme en roulade. La seconde grenade roula entre eux.
Le magnésium contenu dans la bombe se volatilisa, produisant
un flash lumineux qui aveugla avec violence toutes les personnes
présentes... Kest excepté.
Il rouvrit les yeux et continua
à courir, dévalant un escalier et un couloir
avant que les gardes aient recouvré leurs esprits.
Il revint momentanément
au pas, arbora une mine sereine... Et passa le second
contrôle Terrestre.
Dans la salle de
réunion, Sworn s'était le premier
extirpé du gigantesque nuage de fumée blanche,
qui commençait à se répandre dans les
pièces voisines. Il lui fallut attendre qu'un des gardes en
sorte à son tour, les yeux larmoyants, pour lui arracher son
communicateur ; et donner aux deux mille huit cents soldats d'Alice
Springs l'ordre de tirer à vue sur Kest Slender.
Il s’en serait fallu
d’un cheveu pour qu’il sorte à temps du
champ de vision des Terrestres. La balle le toucha à
l'épaule gauche alors qu'il s'engageait dans le couloir
perpendiculaire. Aussitôt suivie du bruit de deux Techs se
mettant à courir au pas de charge.
Couvert par l'angle du mur, Kest
s'agenouilla et passa une main dans le couloir où
s'avançaient les deux hommes. Il ouvrit le feu à
trois reprises au niveau des jambes, guidé à
moitié par son oreille, à moitié par
sa bonne étoile.
Les cris de douleur lui
confirmèrent qu'il avait fait mouche. Sa propre souffrance
n'était qu'une information. Le flux d'adrénaline
qui baignait ses organes l'autorisait à en faire
abstraction. Il continua à courir.
Un seul contrôle restant pour sortir de ce foutu
bâtiment, à supposer que je ne rencontre ni
patrouille, ni soldat alerté par radio. Et même si
je sors d’ici, il me faudrait voler un véhicule
blindé et passer les murailles d’Alice Springs
pour m’en sortir. Je n’ai pas la moindre chance.
Mais il poursuivrait sa course.
Coûte que coûte. Il ne pouvait pas mourir ici,
tué par les siens, après avoir survécu
aux batailles contre les Stalkers de Brisbane. Ce
n’était pas imaginable. De quelle
épitaphe ornerait-on sa tombe ? «
Défie-toi des Techs, précepte familial des
Slender » ?
Il descendit le dernier escalier,
le ramenant au rez-de-chaussée du consulat. Il
dévala la dernière volée de marches,
perpendiculaire au dernier corridor avant la sortie. Mais son instinct
de survie reprit les commandes. C’était
l’endroit rêvé pour tendre une
embuscade. Il serait tiré comme un lapin aussitôt
après s’être
révélé dans le couloir, sans aucun
recoin pour se mettre à couvert.
Alors il
accéléra encore et au lieu de
s’arrêter ou de s’engager à
gauche ou à droite, il fonça tout droit, et
exécuta un bond majestueux, son bras droit lui
protégeant tant bien que mal le visage quand il passa
à travers la vitre, haute de moins d’un
mètre. Comme il l’avait pressenti, les silhouettes
d’un groupe de soldats l’attendaient au niveau de
la sortie, et une volée de plombs tenta – trop
tard – de l’intercepter. Il voulut faire un saut de
main pour se réceptionner, mais il chuta lourdement : son
épaule blessée ne répondait plus. Il
se tourna sur le côté, lança sa
troisième grenade à travers la fenêtre
qu’il avait emprunté, et se releva sans
difficulté pour reprendre sa course.
En leur souhaitant de ne pas croire à un
troisième farce et attrapes comme le flashlight et le
fumigène.
Lorsque l’explosion
pulvérisa le couloir et les autres fenêtres, le
souffle le jeta à terre, et un éclat de verre se
ficha dans sa cuisse. Il l’arracha d’un geste
presque distrait, et se redressa.
Et courut.
Il était à
court de grenades, mais pas de ressources.
Une haie d’arbustes
bordait un flanc du consulat. Il se précipita vers elle, et
se glissa entre le mur et la végétation.
L’explosion aura détourné leur
attention, le temps que j’arrive ici.
Du moins il
l’espérait.
Il s’avança en
silence entre les arbustes, toujours aussi alerte, et insensible aux
messages que son corps tentait de véhiculer à ses
centres nerveux.
Kest se ménagea quelques
instants pour reprendre son souffle, puis s’engagea dans la
rue attenante.
Une chance, j’ai choisi le côté
le moins peuplé. J’ai bien fait de
mémoriser les lieux lors de mes rares visites.
Un truck militaire
s’avançait à vive allure, à
l’autre extrémité de la rue. Un
véhicule civil le suivait. Deux cibles à bord du
premier, pensa Kest : le conducteur, une main sur le volant,
l’autre tenant un communicateur. Le passager, un jeune soldat
qui tenait un fusil automatique et était assis sur le
dossier de son siège, scrutant les alentours avec
fébrilité.
Il restait à Slender un
mince espoir de salut, mais rien que de l’envisager, il
grinçait des dents. Les Préceptes
étaient trop ancrés en lui. Craft l’en
avait averti à maintes reprises.
« Tu dois les considérer au
même titre que les religions de l’ancien monde. Ce
sont des croyances. Des croyances qui t’enferment dans un
carcan. Apprends à ne les voir que comme des
règles de conduite, que tu resterais libre de transgresser
quand tu le juges bon. »
Mais de tous les enseignements de
son père, c’était le seul
qu’il n’ait pu graver en son esprit. Les
Préceptes étaient ambigus ; aux yeux de Kest, ils
laissaient déjà une latitude
énorme au jugement individuel. « Le meurtre sera
ton dernier recours » : mais qu’est-ce
qu’un dernier recours, à quoi se
reconnaît-on en dernier recours ?
Et par ailleurs ; s’il ne
croyait pas en les préceptes de son peuple, alors en quoi
pourrait-il bien croire ? En l’anti-darwinisme ? Il se
refusait à mélanger science et croyance.
Peut-être était-ce la raison pour laquelle il
n’avait jamais vraiment été un
scientifique, seulement un assistant anormalement doué
laissé entre les pattes de Craft et de sa poignée
de collaborateurs ?
Il se mordit la lèvre
inférieure ; il fallait prendre une décision.
Mourir parce qu’un consul, poussé à
bout par la tension ambiante et la menace grandissante du
Prophète, avait cédé à la
paranoïa, et décidé de
l’abattre par « précaution » ?
Ou se résigner à tuer pour rejoindre le clan
Slender, aux abords de Darwin ?
Si Kest voulait
garder une chance de quitter Alice Springs vivant, il devait abattre
les occupants du truck, ainsi que tous les témoins de la
scène. Avec un casque sur la tête, des lunettes de
soleil sur les yeux, retranché derrière le volant
d’un truck militaire, il y aurait alors une chance
raisonnable pour qu’il ne soit pas reconnu, pas
questionné, et puisse atteindre les murailles de la
cité. Et une fois là-bas, les contingents des
militaires et des Terrestres auraient peut-être été
mobilisés pour la chasse à l’homme du
centre-ville, et il pourrait peut-être
monter une diversion pour quitter l’enceinte du Sanctuaire
Tech.
Si Sworn
parvenait à le faire exécuter, il servirait
d’exemple pour la population Tech : nous sommes en temps de
guerre, vous avez le choix entre nous obéir ou mourir, car
nous ne laisserons personne passer à l’ennemi.
Désormais, vous êtes tous des soldats.
La même logique que leurs
ennemis Fidèles, en somme ! Alice Springs basculerait dans
le régime dictatorial qu’elle avait su, en deux
siècles d’existence, ne jamais laisser
s’instaurer.
Il se résigna, et pointa
son blaster vers le visage du soldat.
Se rendit compte que le soldat
venait de le repérer, malgré le couvert des
arbustes, et regardait droit dans sa direction.
Et ne braquait pas son arme.
Surprise, couardise, hésitation ?
« Et merde », siffla Kest. Il
déplaça le viseur au dernier moment, et tira dans
le casque du conducteur.
Sa protection fut suffisante pour
que le tir ne traverse pas, mais le choc de l'impact le mit K.O.
Le volant bloqué, le
truck militaire dérapa, et s'arrêta au milieu de
la route, avant d'être percuté par le
véhicule civil, dans un grand fracas de freins et de
tôle écrasée.
Le soldat passager s'abrita comme
il le pouvait à l'arrière du truck, et il sembla
à Kest reconnaître l'antenne d'une radio
dépasser du rebord. Quel imbécile il
faisait… S'il avait abattu ce jeune crétin, il
aurait pu éliminer à temps les trois autres
témoins, et prendre la fuite. Il avait sans doute
laissé passer sa seule chance. Sa nouvelle position
était désormais connue de ses ennemis.
Le jeune soldat descendit du
véhicule hors de son champ de vision, et traîna
son camarade. Trop tard pour regretter de les avoir laissés
vivre.
Les deux civils
s’étaient enfuis à toutes jambes en
direction du consulat. A court d’options, Kest sprinta dans
la direction opposée. Il pouvait encore miser sur le fait
que le jeune soldat ne serait pas écouté ou pris
en compte à temps. Les gardes qu’il avait
croisés dans le bâtiment devaient
déjà saturer les fréquences de leurs
rapports.
Il allait atteindre une ruelle
dévalant jusqu’aux quartiers nord de la
cité, à l’opposé du
consulat. Une trentaine de mètres. Si loin. Il
commença à prendre conscience de perdre du sang.
De plus des blessures mineures entravaient ses mouvements
d’un bon vingt pour cent.
Trop tard. Un tout-terrain
militaire blindé fit son apparition à
l’angle de la rue, et malgré la distance, la vue
perçante de Kest repéra le fusil, analysa
l’angle de tir. Coup direct sur son torse. Il esquiva
d’un pas de côté, entendit la
déflagration – mais aperçut du coin de
l’œil les étincelles de deux impacts
de balle. Il jugea la forme du second presque verticale.
Un tireur sur les toits. Il devait surveiller les alentours du
consulat.
Sa mémoire
photographique lui confirma la présence de balcons sur la
façade du bâtiment où était
posté le tireur. Il ne pourrait être
touché s’il se plaquait en dessous.
La situation était
encore contrôlable. Pour peu que les hommes dans le
tout-terrain lui laissent un peu de temps. Leur engin freina en
dérapant, et ses occupants se mirent à couvert
derrière son flanc.
Kest ne put
s’empêcher de sourire. Il se souvenait avoir
essuyé les rebuffades des militaires quand il avait
critiqué le blindage insuffisant des machines
utilisées par le Terrestre.
Ca vous apprendra, bande d’amateurs
Il pressa la détente
à deux reprises, en moins d’une seconde. Le
premier projectile percuta le blindage du véhicule, au
niveau du réservoir. Comme l’avaient
prévu les ingénieurs Tech, il échoua
à le traverser. Mais il enfonça et fragilisa le
métal sur plusieurs centimètres.
Le second projectile suivit une
trajectoire rigoureusement identique et pénétra
dans le réservoir.
La munition explosive du blaster
remplit son office : le fuel prit instantanément feu, et fit
exploser la voiture. Il y eut des cris de surprise et des
gémissements parmi les Techs à couvert. Suivis
d'un nouveau coup de feu, que l'écho rendait difficile
à localiser, et d'éclats de voix à
proximité.
Coup d'oeil circulaire. Une
escouade du Terrestre presque masquée par le truck,
à cent cinquante mètres dans la direction du
consulat. La forme lointaine d'un sniper courant sur les toits,
à l'autre extrémité de son champ de
vision, à la recherche d'un angle de tir. Au dernier moment
il aperçut une forme embusquée dans la ruelle par
laquelle il avait espéré fuir. La position de
Kest, adossé à la façade,
était atrocement inadaptée.
Règle numéro 1 du solo : toujours avoir
plusieurs options de déplacement.
Il usa de tous ses muscles pour
s'appuyer sur le mur, et plonger en avant, le tout en une demi-seconde.
La balle du tireur embusqué lui écorcha le flanc.
Insignifiant. Il leva son blaster pour riposter, mais l'homme
s'était déjà abrité
à l'angle de la ruelle.
Un nouveau coup de feu claqua.
Kest comprit trop tard qu'il venait
de passer deux secondes complètes à
découvert et immobile, alors qu'un fusilier, à
peine vingt mètres au-dessus de la scène,
attendait le moment propice pour l'abattre.
Règle numéro 2 du solo : toujours en
mouvement. Finalement c'est moi, l'amateur.
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