Depuis sa dernière visite, la garde avait
été doublée aux abords du palais. Kest
avait déjà remarqué leur renforcement
autour de la cité. Les membres du Terrestre,
l’unité d’élite des Techs,
patrouillaient, quadrillaient chaque ruelle avec des gestes nerveux,
prêts à ouvrir le feu au moindre incident.
On se serait cru en état
de siège... Ou pire : en pleine guerre civile.
Défendre le périmètre
d’Alice Springs suffisait en temps normal : les ennemis se
trouvaient à l’extérieur, parmi les
Stalkers, les Gris, les Faluns, tous les autres ! Ces armes
pointées dans toutes les directions par des soldats aux
aguets lui mettaient les nerfs à vif. Pourquoi diable cette
agitation au cœur même de la ville ?
L’écho de ses
conversations avec Kyan et Mist lui revint à
l’esprit : le Prophète... Il n’y avait
pas à chercher derrière les apparences. Alice
Springs craignait une attaque de l’intérieur. Les
récits de Kyan et Mist sur les méthodes des
fidèles n’évoquaient
qu’actions d’éclats et attaques
calculées. Mais de là au terrorisme, il
n’y avait qu’un pas. Le Prophète
l’avait déjà franchi, en ordonnant
l’assassinat de personnalités majeures, Kest au
premier rang. Mais il ne s’arrêterait pas en si bon
chemin. De tout temps, les fanatiques avaient emprisonné,
dépouillé, pillé, violé,
massacré aveuglément les civils, se retranchant
derrière le couvert de la « cause
supérieure » religieuse. Le terme même
de « civil » perdait toute valeur : si
n’importe quel croyant peut être un soldat de Dieu,
alors n’importe quel non-croyant est un soldat
contre Dieu. Et les Fidèles avaient les moyens de
tuer énormément de « soldats
».
Les consuls envisageaient-ils les
premières bombes, les premières fusillades dans
le Sanctuaire des Techs ? Tout portait à le croire.
Sa venue avait
été annoncée par radio. Des hommes en
uniformes le guidèrent dans les couloirs du consulat. Le
conseil qui avait été réuni pour lui
n’avait rien d’officiel, mais pas moins de sept de
ses onze dignitaires seraient présents.
Un membre du Terrestre, assez jeune
pour être son fils, referma derrière lui la porte
d’une petite salle de réunion. Trois hommes et
quatre femmes l’y attendaient. Pas un seul garde, pas une
seule huile des militaires, du Terrestre, ou des groupes de chercheurs
avec lesquels son père avait collaboré. Un huis
clos entre lui et le conseil. Voilà qui
n’était pas commun !
« Heureux de vous revoir
sain et sauf, Kest Slender »
Le consul avait parlé
d’une voix qui se voulait douce et chaleureuse. Kest le
connaissait. Il s’agissait du doyen Earl, reconnaissable au
premier coup d’oeil à son crâne
dégarni et à sa moustache poivre et sel. Presque
deux fois plus âgé que le reste du conseil. Cet
Earl qu’il avait rencontré lors de ses
précédentes virées à Alice
Springs, et qui avait tenté de lui faire espionner son
propre père. Earl jugeait Craft très utile, mais
s’en méfiait comme de la peste, surtout de sa
fameuse théorie. Il aurait
préféré le savoir enfermé
dans un laboratoire de Sydney, étudiant dix-huit heures par
jour des artefacts technologiques de l’Ancien monde,
plutôt qu’en vadrouille dans l’Australie,
une myriade d’assistants plutôt louches
à ses talons, libre d’élaborer et
diffuser son « hérésie »
anti-darwiniste.
Les autres consuls
s’alignaient le plus souvent sur son opinion. Seul de leurs
membres à dépasser la trentaine, il semblait
inamovible, incarnation vieillissante du clan Tech.
Kest les toisa longuement. Sworn et
Sarah, deux proches de Craft, se tenaient du côté
opposé, mais il ne lisait ni approbation, ni
désaccord sur leurs visages. Les sept consuls
s’étaient composés des visages
accueillants et attentifs.
Il détestait
l’hypocrisie.
« Heureux d’être reçu comme le
messie des Techs, asséna-t-il en guise
d’ouverture.
Les mines des sages se
renfrognèrent.
– Inutile de donner dans le sarcasme, le reprit Mercs. Nous
savons être présents lorsque cela est
nécessaire, même pour des affaires mineures.
Mercs était un jeune
consul qui se tenait en retrait de Earl. Il était
tenté d’ignorer ses paroles, comme on ignorerait
celles d’un gosse se mêlant à une
conversation d’adultes.
– Dites-moi, est-ce que c’est ma
présence qui vous agace, ou seulement le fait que je parle
de messie ? Il y a un an, vous n’auriez
même pas compris le sens du mot. Mais j’imagine que
vous n’avez pas perdu de temps, et potassé les
saintes écritures au cours des dernières
semaines, pendant que les troupes du Terrestre se rassemblaient
derrière les murailles d’Alice Springs. Y
avez-vous trouvé quelque chose d’utilisable contre
cet autoproclamé « Prophète
»?
– Ca suffit. Nous ne vous avons pas invité pour
nous insulter. Nous vous avons invité pour parler de votre
père, Craft Slender.
– Insulter ? N’inversez pas les rôles,
c’est vous qui m’insultez. Je n’ai pas
souvenir d’avoir connu pareille sollicitude quand ma
tête était mise à prix à
Brisbane. Auriez-vous seulement accepté de me rencontrer si
c’était pour parler de Kest
plutôt que de Craft ? Jamais de la vie.
– Vous vous méprenez sur l’importance
que nous vous accordons, s’énerva Earl. Il
faudrait être atteint de cécité pour ne
voir en vous qu’un suivant de Craft.
Earl ne faisait
qu’égrener la plus stricte
vérité, mais Kest parut ne pas
l’entendre.
Mercs
s’apprêtait à lancer une
réplique assassine, quand Sworn l’interrompit
d’un geste brusque.
– Messieurs, ce n’est pas en laissant la zizanie
troubler nos rangs que nous parviendrons à quoi que ce soit.
Slender, nous vous attendions depuis des semaines. Nous savions que
vous voudriez rejoindre Darwin, et que vous passeriez par Alice
Springs, ni par sentimentalisme ni pour nous rencontrer, mais
simplement pour vous ravitailler, avant d’affronter le nord
Australie.
– Quelque chose au sujet de mon père ? reprit Kest
d’une voix glaciale.
– Oui, un rapport avec le message qu’il vous aurait
fait porter à travers l’Australie. C’est
par nos services qu’il a transité, sans quoi il
n’aurait jamais pu vous parvenir sur une telle distance. Vous
le savez aussi bien que moi. Et vous vous doutez aussi que nous avons
lu ce message avant de vous le transférer.
– Je m’en doute, le conseil est tellement passionné
par la vie privée des Slender.
– Simple mesure de sécurité.
Simple mesure d’espionnage, corrigea
mentalement Kest. Il ne faudrait pas que Craft fasse une
découverte et omette d’en avertir le conseil...
Il les toisa d’un air
moqueur. Se demanda s’il pouvait abréger cette
conversation avant même de l’avoir
commencé.
Probablement pas.
– Très bien, au moins les choses sont claires.
Nous sommes les surveillés, vous êtes les
surveillants. Je vous écoute, qu’y a-t-il de si
intéressant dans le message que m’a
envoyé mon père ? Je peux vous le lire si vous le
souhaitez – il se trouve dans ma poche…
Les consuls
s’entre-regardèrent, le temps de
décider qui devrait mener la conversation. Earl haussa les
épaules, et laissa Sworn prendre la parole. Autant caresser
le tigre dans le sens du poil, devait-il penser.
– Kest, ce message est particulièrement troublant.
– Oh, je n’en doute pas. Pour des gens incapables
de croire une seconde en l’anti-darwinisme, ce genre de code
doit être fort difficile à décrypter.
– Un rendez-vous à Darwin, railla Mercs
à voix basse.
– A Darwin, exactement, releva Kest. Je connais parfaitement
ma géographie et mon histoire, je sais que Darwin se
trouvait dans une zone visée par des bombes «
sales », une de ces zones que l’on appelle avec
simplicité ceinture de la mort.
– Bien, répliqua Mercs, vous savez donc que ces
bombes, contrairement à celles qui ont frappé le
reste de l’Australie, laissent des retombées
radioactives dont la demi-vie est de plusieurs siècles. En
d’autres termes, Darwin n’a, à
l’heure actuelle, pas perdu la moitié du niveau de
radioactivité qui y régnait lors de sa
destruction.
– Il le sait bien, fit Sworn, agacé que la
conversation lui ait déjà
échappé. Dois-je vous rappeler que Kest est
expert en technologies de l’ancien monde ! Il doit avoir une
explication à ce « rendez-vous
»…
Kest laissa passer quelques
secondes, semblant hésiter à
révéler aux consuls ce qu’il savait.
– Son message parle de la route de Darwin. J’en
déduis que le centre de recherches de mon père se
situe aux abords de celle-ci. Sans doute peu avant le no
man’s land qui nous sépare de la cité
de Darwin.
– C’est tout ? s’étonna une
consule, un brin désarçonné. Nous
avions envisagé un code plus complexe…
– Rien de tel. N’importe qui peut lire ce message
et comprendre cette subtilité. Il n’y a aucun
code, rien de secret.
Devant les mines
déconfites de certains conseillers, il ajouta :
– Nous autres Slender, nous ne sommes pas des consuls : nous
n’avons rien à cacher.
– Très bien, reprit Sworn avec
détermination. Vous pourrez donc également nous
expliquer trois autres points assez troublants. Primo,
bien que ce courrier porte le sceau de votre père
– ce qui ne prouve rien en soi –
l’écriture n’est pas la sienne. Elle y
ressemble beaucoup, mais indubitablement, elle diffère de
tous ses écrits précédents.
Secundo, le style semble, lui aussi, singer celui de Craft.
Mais il est peu probable qu’il ait
rédigé ce message. Tertio,
bien que nous n’ayons jamais eu d’informations
sûres au sujet de votre père dans les mois
précédant l’envoi de cette missive, il
apparaît hautement improbable qu’il se soit
trouvé dans le nord-ouest Australien lors de
l’envoi de ce message. En d’autres termes, si je
reprends ces trois points, et les mets en relation avec la situation actuelle
dans cette région du Nouveau monde, une seule
déduction s’impose.
Le consul eut un sourire glacial,
et ménagea une pause. Il avait
révélé à ses
confrères sur quels éléments il se
fondait pour mettre en doute l’authenticité du
message. Il n’avait pas précisé,
jusqu’à présent, quelle unique et
implacable conclusion il en tirait.
«Ce message est un faux que celui qui se fait
aujourd’hui nommer Prophète a
émis quand son armée commençait
à peine à se former. Son but est, et a toujours
été, de vous attirer dans la gueule du loup, de
vous pousser dans la région australienne où il
massait ses premières troupes.»
Il y eut des exclamations
à peine étouffées. Autour de Sworn,
tous se montraient abasourdis par la révélation.
Tous sauf un.
Kest avait à peine
haussé un sourcil.
Il s’étira
avec ostentation, jusqu’à faire craquer son dos,
puis leva son communicateur à hauteur de ses yeux, comme
pour y lire l’heure.
– Eh bien, c’est pas tout ça, mais il va
falloir que j’y aille. Messieurs, la prochaine fois que vous
m’invitez à ce genre de réunion entre
vieux amis, ayez au moins la correction d’apporter une ou
deux bouteilles, et des biscuits apéritif, tant
qu’à faire.
Alors qu’il tournait les talons, Mercs lui empoigna la manche
avec force.
– Vous êtes vraiment cinglé, Kest ! Vous
croyez que les consuls sont une bande de rigolos ? Vous foncez dans le
traquenard d’un malade mental assez rusé pour
monter une armée en moins d’un an ! Ce putain de
message était un faux, faites-le contre-expertiser si vous
ne le croyez pas... Il serait temps pour vous d’y voir clair
!
– Mais j’y vois terriblement clair, jeune homme,
dit-il en repoussant brutalement le consul. J’avoue que
l’idée était bien ficelée.
Le grand méchant loup va te manger, petit, si tu quittes la
bergerie. Sworn, vous avez trop lu de contes pour enfants. Mais
j’y vois clair. Le seul moyen de me mettre en votre pouvoir,
c’est de me convaincre qu’il y a un terrible
danger contre lequel seul ces gentils consuls pourraient me
protéger. Bien pensé, vraiment. Et convaincre
Sworn en personne. Êtes-vous tous si
désespérés d’avoir les
Slender en votre pouvoir ?
– Vous êtes aussi borné que votre
père, cracha Sworn. Mais vous vous méprenez sur
un point. Je n’ai jamais voulu vous faire croire que le
Prophète allait vous tuer. Soyez assuré il
n’en a aucunement l’intention. Ce qu’il
veut, c’est votre intelligence, Kest, les facultés
d’un génie aussi doué pour la recherche
et l’électronique que pour le leadership et le
combat. Et je doute que vous puissiez lui résister. Vous
avez bien vu à quelle vitesse il s’est converti
une armée ! Je ne sais pas s’il se sert
d’hypnose, ou s’il procède à
des lavages de cerveau, mais je suis convaincu que
l’apparition de ce Prophète ne
doit rien au hasard, à ses prêches ou à
sa soi-disant force de conviction.
– Oh, ricana encore Kest. Ainsi personne ne va me tuer ?
Alors, comment allez-vous faire pour me garder, ici, à Alice
Springs ?
– Je n’ai jamais dit que vous n’alliez
pas être tué, sourit Sworn.
Et après avoir
braqué le canon de son revolver sur le front de Kest, il
termina :
– Vous laisser vous jeter entre les griffes du
Prophète reviendrait à lui offrir
l’arme absolue sur un plateau d’argent. Alors, pour
que cela n’arrive jamais, je vais vous tuer.
Notes de l’auteur
Au fil des épisodes, je multiplie anglicismes, termes
techniques, ou noms réels issus de
l’Australie… Je vais tâcher
d’éclaircir quelques points.
Noms des personnages
Slender signifie «svelte». Pour un personnage aussi
agile que Kest, ce nom ne doit rien au hasard.
Kest est une orthographe déformée du mot
«quest», en français
«quête». Nul besoin d’expliquer
son choix… Kyan, en revanche, n’a aucun sens
particulier.
Craft peut signifier aussi bien «art»
(plutôt dans le sens «artisanat») que
«habileté, adresse», ou
péjorativement, «ruse».
Quant à Mist, il s’agit du terme
représentant la «brume».
Géographie Australienne
La plupart des noms utilisés sont réels.
Toutefois South Key («la clé du sud») et
Esperlis (dépourvu de signification, apparaissant dans les
chapitres suivants) sont imaginaires. Pire, Ayers Rock n’est
pas une ville mais un monument naturel du centre de
l’Australie, situé à une bonne centaine
de kilomètres de la route empruntée par Kest,
à moins qu’il n’ait voulu faire du
tourisme.
(http://en.wikipedia.org/wiki/Ayers_rock)
Le trajet emprunté par notre héros avant et
à partir du premier chapitre suit les grandes voies
traditionnelles de l’Australie : une route longeant la
côte du sud et desservant les grandes villes, majoritairement
situées au sud-est ; et une route perpendiculaire, presque
à la verticale, reliant Adélaïde (sur la
côte sud) à Darwin (sur la côte nord),
en passant par Alice Springs. Cette seconde route est longue de 3 000
kilomètres… Et Alice Springs se situe bien
à mi-chemin.
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