XII - Les consuls

par Ehryx

- Du passé tu te défieras
(Précepte des Gris)


Depuis sa dernière visite, la garde avait été doublée aux abords du palais. Kest avait déjà remarqué leur renforcement autour de la cité. Les membres du Terrestre, l’unité d’élite des Techs, patrouillaient, quadrillaient chaque ruelle avec des gestes nerveux, prêts à ouvrir le feu au moindre incident.
On se serait cru en état de siège... Ou pire : en pleine guerre civile. Défendre le périmètre d’Alice Springs suffisait en temps normal : les ennemis se trouvaient à l’extérieur, parmi les Stalkers, les Gris, les Faluns, tous les autres ! Ces armes pointées dans toutes les directions par des soldats aux aguets lui mettaient les nerfs à vif. Pourquoi diable cette agitation au cœur même de la ville ?
L’écho de ses conversations avec Kyan et Mist lui revint à l’esprit : le Prophète... Il n’y avait pas à chercher derrière les apparences. Alice Springs craignait une attaque de l’intérieur. Les récits de Kyan et Mist sur les méthodes des fidèles n’évoquaient qu’actions d’éclats et attaques calculées. Mais de là au terrorisme, il n’y avait qu’un pas. Le Prophète l’avait déjà franchi, en ordonnant l’assassinat de personnalités majeures, Kest au premier rang. Mais il ne s’arrêterait pas en si bon chemin. De tout temps, les fanatiques avaient emprisonné, dépouillé, pillé, violé, massacré aveuglément les civils, se retranchant derrière le couvert de la « cause supérieure » religieuse. Le terme même de « civil » perdait toute valeur : si n’importe quel croyant peut être un soldat de Dieu, alors n’importe quel non-croyant est un soldat contre Dieu. Et les Fidèles avaient les moyens de tuer énormément de « soldats ».
Les consuls envisageaient-ils les premières bombes, les premières fusillades dans le Sanctuaire des Techs ? Tout portait à le croire.
Sa venue avait été annoncée par radio. Des hommes en uniformes le guidèrent dans les couloirs du consulat. Le conseil qui avait été réuni pour lui n’avait rien d’officiel, mais pas moins de sept de ses onze dignitaires seraient présents.

Un membre du Terrestre, assez jeune pour être son fils, referma derrière lui la porte d’une petite salle de réunion. Trois hommes et quatre femmes l’y attendaient. Pas un seul garde, pas une seule huile des militaires, du Terrestre, ou des groupes de chercheurs avec lesquels son père avait collaboré. Un huis clos entre lui et le conseil. Voilà qui n’était pas commun !

« Heureux de vous revoir sain et sauf, Kest Slender »
Le consul avait parlé d’une voix qui se voulait douce et chaleureuse. Kest le connaissait. Il s’agissait du doyen Earl, reconnaissable au premier coup d’oeil à son crâne dégarni et à sa moustache poivre et sel. Presque deux fois plus âgé que le reste du conseil. Cet Earl qu’il avait rencontré lors de ses précédentes virées à Alice Springs, et qui avait tenté de lui faire espionner son propre père. Earl jugeait Craft très utile, mais s’en méfiait comme de la peste, surtout de sa fameuse théorie. Il aurait préféré le savoir enfermé dans un laboratoire de Sydney, étudiant dix-huit heures par jour des artefacts technologiques de l’Ancien monde, plutôt qu’en vadrouille dans l’Australie, une myriade d’assistants plutôt louches à ses talons, libre d’élaborer et diffuser son « hérésie » anti-darwiniste.
Les autres consuls s’alignaient le plus souvent sur son opinion. Seul de leurs membres à dépasser la trentaine, il semblait inamovible, incarnation vieillissante du clan Tech.

Kest les toisa longuement. Sworn et Sarah, deux proches de Craft, se tenaient du côté opposé, mais il ne lisait ni approbation, ni désaccord sur leurs visages. Les sept consuls s’étaient composés des visages accueillants et attentifs.
Il détestait l’hypocrisie.
« Heureux d’être reçu comme le messie des Techs, asséna-t-il en guise d’ouverture.

Les mines des sages se renfrognèrent.

– Inutile de donner dans le sarcasme, le reprit Mercs. Nous savons être présents lorsque cela est nécessaire, même pour des affaires mineures.

Mercs était un jeune consul qui se tenait en retrait de Earl. Il était tenté d’ignorer ses paroles, comme on ignorerait celles d’un gosse se mêlant à une conversation d’adultes.
– Dites-moi, est-ce que c’est ma présence qui vous agace, ou seulement le fait que je parle de messie ? Il y a un an, vous n’auriez même pas compris le sens du mot. Mais j’imagine que vous n’avez pas perdu de temps, et potassé les saintes écritures au cours des dernières semaines, pendant que les troupes du Terrestre se rassemblaient derrière les murailles d’Alice Springs. Y avez-vous trouvé quelque chose d’utilisable contre cet autoproclamé « Prophète »?
– Ca suffit. Nous ne vous avons pas invité pour nous insulter. Nous vous avons invité pour parler de votre père, Craft Slender.
– Insulter ? N’inversez pas les rôles, c’est vous qui m’insultez. Je n’ai pas souvenir d’avoir connu pareille sollicitude quand ma tête était mise à prix à Brisbane. Auriez-vous seulement accepté de me rencontrer si c’était pour parler de Kest plutôt que de Craft ? Jamais de la vie.
– Vous vous méprenez sur l’importance que nous vous accordons, s’énerva Earl. Il faudrait être atteint de cécité pour ne voir en vous qu’un suivant de Craft.


Earl ne faisait qu’égrener la plus stricte vérité, mais Kest parut ne pas l’entendre.
Mercs s’apprêtait à lancer une réplique assassine, quand Sworn l’interrompit d’un geste brusque.
– Messieurs, ce n’est pas en laissant la zizanie troubler nos rangs que nous parviendrons à quoi que ce soit. Slender, nous vous attendions depuis des semaines. Nous savions que vous voudriez rejoindre Darwin, et que vous passeriez par Alice Springs, ni par sentimentalisme ni pour nous rencontrer, mais simplement pour vous ravitailler, avant d’affronter le nord Australie.
– Quelque chose au sujet de mon père ? reprit Kest d’une voix glaciale.
– Oui, un rapport avec le message qu’il vous aurait fait porter à travers l’Australie. C’est par nos services qu’il a transité, sans quoi il n’aurait jamais pu vous parvenir sur une telle distance. Vous le savez aussi bien que moi. Et vous vous doutez aussi que nous avons lu ce message avant de vous le transférer.
– Je m’en doute, le conseil est tellement passionné par la vie privée des Slender.
– Simple mesure de sécurité.
Simple mesure d’espionnage, corrigea mentalement Kest. Il ne faudrait pas que Craft fasse une découverte et omette d’en avertir le conseil...


Il les toisa d’un air moqueur. Se demanda s’il pouvait abréger cette conversation avant même de l’avoir commencé.
Probablement pas.
– Très bien, au moins les choses sont claires. Nous sommes les surveillés, vous êtes les surveillants. Je vous écoute, qu’y a-t-il de si intéressant dans le message que m’a envoyé mon père ? Je peux vous le lire si vous le souhaitez – il se trouve dans ma poche…

Les consuls s’entre-regardèrent, le temps de décider qui devrait mener la conversation. Earl haussa les épaules, et laissa Sworn prendre la parole. Autant caresser le tigre dans le sens du poil, devait-il penser.
– Kest, ce message est particulièrement troublant.
– Oh, je n’en doute pas. Pour des gens incapables de croire une seconde en l’anti-darwinisme, ce genre de code doit être fort difficile à décrypter.
– Un rendez-vous à Darwin, railla Mercs à voix basse.
– A Darwin, exactement, releva Kest. Je connais parfaitement ma géographie et mon histoire, je sais que Darwin se trouvait dans une zone visée par des bombes « sales », une de ces zones que l’on appelle avec simplicité ceinture de la mort.
– Bien, répliqua Mercs, vous savez donc que ces bombes, contrairement à celles qui ont frappé le reste de l’Australie, laissent des retombées radioactives dont la demi-vie est de plusieurs siècles. En d’autres termes, Darwin n’a, à l’heure actuelle, pas perdu la moitié du niveau de radioactivité qui y régnait lors de sa destruction.
– Il le sait bien, fit Sworn, agacé que la conversation lui ait déjà échappé. Dois-je vous rappeler que Kest est expert en technologies de l’ancien monde ! Il doit avoir une explication à ce « rendez-vous »…


Kest laissa passer quelques secondes, semblant hésiter à révéler aux consuls ce qu’il savait.
– Son message parle de la route de Darwin. J’en déduis que le centre de recherches de mon père se situe aux abords de celle-ci. Sans doute peu avant le no man’s land qui nous sépare de la cité de Darwin.
– C’est tout ? s’étonna une consule, un brin désarçonné. Nous avions envisagé un code plus complexe…
– Rien de tel. N’importe qui peut lire ce message et comprendre cette subtilité. Il n’y a aucun code, rien de secret.

Devant les mines déconfites de certains conseillers, il ajouta :
– Nous autres Slender, nous ne sommes pas des consuls : nous n’avons rien à cacher.
– Très bien, reprit Sworn avec détermination. Vous pourrez donc également nous expliquer trois autres points assez troublants. Primo, bien que ce courrier porte le sceau de votre père – ce qui ne prouve rien en soi – l’écriture n’est pas la sienne. Elle y ressemble beaucoup, mais indubitablement, elle diffère de tous ses écrits précédents. Secundo, le style semble, lui aussi, singer celui de Craft. Mais il est peu probable qu’il ait rédigé ce message. Tertio, bien que nous n’ayons jamais eu d’informations sûres au sujet de votre père dans les mois précédant l’envoi de cette missive, il apparaît hautement improbable qu’il se soit trouvé dans le nord-ouest Australien lors de l’envoi de ce message. En d’autres termes, si je reprends ces trois points, et les mets en relation avec la situation actuelle dans cette région du Nouveau monde, une seule déduction s’impose.


Le consul eut un sourire glacial, et ménagea une pause. Il avait révélé à ses confrères sur quels éléments il se fondait pour mettre en doute l’authenticité du message. Il n’avait pas précisé, jusqu’à présent, quelle unique et implacable conclusion il en tirait.
«Ce message est un faux que celui qui se fait aujourd’hui nommer Prophète a émis quand son armée commençait à peine à se former. Son but est, et a toujours été, de vous attirer dans la gueule du loup, de vous pousser dans la région australienne où il massait ses premières troupes.»

Il y eut des exclamations à peine étouffées. Autour de Sworn, tous se montraient abasourdis par la révélation.
Tous sauf un.
Kest avait à peine haussé un sourcil.

Il s’étira avec ostentation, jusqu’à faire craquer son dos, puis leva son communicateur à hauteur de ses yeux, comme pour y lire l’heure.
– Eh bien, c’est pas tout ça, mais il va falloir que j’y aille. Messieurs, la prochaine fois que vous m’invitez à ce genre de réunion entre vieux amis, ayez au moins la correction d’apporter une ou deux bouteilles, et des biscuits apéritif, tant qu’à faire.
Alors qu’il tournait les talons, Mercs lui empoigna la manche avec force.
– Vous êtes vraiment cinglé, Kest ! Vous croyez que les consuls sont une bande de rigolos ? Vous foncez dans le traquenard d’un malade mental assez rusé pour monter une armée en moins d’un an ! Ce putain de message était un faux, faites-le contre-expertiser si vous ne le croyez pas... Il serait temps pour vous d’y voir clair !
– Mais j’y vois terriblement clair, jeune homme, dit-il en repoussant brutalement le consul. J’avoue que l’idée était bien ficelée. Le grand méchant loup va te manger, petit, si tu quittes la bergerie. Sworn, vous avez trop lu de contes pour enfants. Mais j’y vois clair. Le seul moyen de me mettre en votre pouvoir, c’est de me convaincre qu’il y a un terrible danger contre lequel seul ces gentils consuls pourraient me protéger. Bien pensé, vraiment. Et convaincre Sworn en personne. Êtes-vous tous si désespérés d’avoir les Slender en votre pouvoir ?
– Vous êtes aussi borné que votre père, cracha Sworn. Mais vous vous méprenez sur un point. Je n’ai jamais voulu vous faire croire que le Prophète allait vous tuer. Soyez assuré il n’en a aucunement l’intention. Ce qu’il veut, c’est votre intelligence, Kest, les facultés d’un génie aussi doué pour la recherche et l’électronique que pour le leadership et le combat. Et je doute que vous puissiez lui résister. Vous avez bien vu à quelle vitesse il s’est converti une armée ! Je ne sais pas s’il se sert d’hypnose, ou s’il procède à des lavages de cerveau, mais je suis convaincu que l’apparition de ce Prophète ne doit rien au hasard, à ses prêches ou à sa soi-disant force de conviction.
– Oh, ricana encore Kest. Ainsi personne ne va me tuer ? Alors, comment allez-vous faire pour me garder, ici, à Alice Springs ?
– Je n’ai jamais dit que vous n’alliez pas être tué, sourit Sworn.


Et après avoir braqué le canon de son revolver sur le front de Kest, il termina :
– Vous laisser vous jeter entre les griffes du Prophète reviendrait à lui offrir l’arme absolue sur un plateau d’argent. Alors, pour que cela n’arrive jamais, je vais vous tuer.

A suivre...


Notes de l’auteur
Au fil des épisodes, je multiplie anglicismes, termes techniques, ou noms réels issus de l’Australie… Je vais tâcher d’éclaircir quelques points.

Noms des personnages
Slender signifie «svelte». Pour un personnage aussi agile que Kest, ce nom ne doit rien au hasard.
Kest est une orthographe déformée du mot «quest», en français «quête». Nul besoin d’expliquer son choix… Kyan, en revanche, n’a aucun sens particulier.
Craft peut signifier aussi bien «art» (plutôt dans le sens «artisanat») que «habileté, adresse», ou péjorativement, «ruse».
Quant à Mist, il s’agit du terme représentant la «brume».

Géographie Australienne
La plupart des noms utilisés sont réels. Toutefois South Key («la clé du sud») et Esperlis (dépourvu de signification, apparaissant dans les chapitres suivants) sont imaginaires. Pire, Ayers Rock n’est pas une ville mais un monument naturel du centre de l’Australie, situé à une bonne centaine de kilomètres de la route empruntée par Kest, à moins qu’il n’ait voulu faire du tourisme.
(http://en.wikipedia.org/wiki/Ayers_rock)

Le trajet emprunté par notre héros avant et à partir du premier chapitre suit les grandes voies traditionnelles de l’Australie : une route longeant la côte du sud et desservant les grandes villes, majoritairement situées au sud-est ; et une route perpendiculaire, presque à la verticale, reliant Adélaïde (sur la côte sud) à Darwin (sur la côte nord), en passant par Alice Springs. Cette seconde route est longue de 3 000 kilomètres… Et Alice Springs se situe bien à mi-chemin.

A suivre...

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