Les Stalkers ne paraissaient pas porter grief de leur
intervention. Kest, méfiant, restait néanmoins
sur ses gardes. A deux Techs ils avaient mis à leur merci un
groupe de huit Stalkers, était-il possible qu'un pareil
affront soit pardonné ?
A moins que le problème
du Prophète ne devienne réellement leur
première préoccupation à tous ?
Peut-être, dans l'adversité, pouvaient-ils mettre
de côté leurs différends et leurs
différences, s'allier, mettre en commun leurs forces pour
éliminer ce fou qui, sous ses dehors confraternels, se
révélait un destructeur aux buts
incompréhensibles ?
Oublions cela, et
laissons les vieilles barbes de Alice Springs trancher.
Le Prophète aurait beau
disposer de légions pléthoriques et
dévouées, il ne saurait résister
à une unité de l'élite de Springs.
Cette unité que l'on nommait le Terrestre.
Il leur suffirait de le localiser, de l'envoyer à la tombe
avec un maximum de ses troupes, et de prier pour que le mouvement, en
l'absence de son fondateur, le suive rapidement dans l'oubli. La
cohorte du Prophète ne serait plus qu'un mauvais souvenir,
comme nombre de gangs ayant sévi dans la région
ces dernières générations. Une page
dans les manuels d'histoire, en supposant que quelqu'un, un jour,
veuille écrire l'histoire de cette époque.
Harcos, naturellement, annula leur
contrat ; les deux Techs lui avaient sauvé la vie,
c'était un paiement plus qu'à la hauteur de
l'aide qu'il leur avait apporté sur leur route. Ils
pouvaient donc se concentrer sur leur véritable objectif,
Darwin ; et pour cela, se rendre à la prochaine
étape de leur voyage, la proche cité d'Alice
Springs.
Kyan disposait encore de billets -
les dollars australiens, qui n'avaient jamais cessé d'avoir
cours, par-delà la fin de l'ancien monde - en abondance, et
il ne fallut pas longtemps pour trouver une voiture de bonne
qualité chez un Albi du centre-ville. Celui-ci gonflait ses
prix parce qu'ils étaient Techs, mais Kyan n'en eut cure ;
elle prit près d'une heure complète pour
vérifier le moteur de la voiture, chaque pièce,
chaque petite partie de la carrosserie, du pare-choc, des suspensions
et des pneumatiques, une check-list de tous les petits
éléments susceptibles d'être
usés ou en mauvais état.
La machine était en
parfait état. On l'eût dit directement
envoyée par les Humains de l'ancien monde pour leur porter
assistance. Craignant l'arnaque devant le tarif prohibitif, Kest essaya
de marchander.
"On aurait pu le laisser tomber, et aller voir un autre de ses
concurrents, lui glissa Kest à l'oreille lorsqu'elle fourra
une liasse de grosses coupures dans les mains du vendeur. On aurait
économisé et du temps, et de l'argent…
- Cela aurait probablement été le même
cirque, et de toutes façons, je voulais celle-ci. Elle est
comme neuve, il y a des plaques de blindage soudées dans les
coins stratégiques, des améliorations presque
partout. Cet Albi est persuadé de nous rouler, mais je n'ai
pas l'impression d'être perdante… Cet engin est
passé entre les mains d'un pro, qui l'a
entièrement customisé.
- Si ça se trouve, remarqua Kest, le moteur a
été monté par notre ami Harcos
lui-même.
L'Albi disposait d'une dizaine de
véhicules dans son garage - qu'il défendait
à la mitrailleuse - mais Kyan s'était
immédiatement dirigée vers cet engin
même qui se révélait hors du commun.
Sixième sens, coup de chance ?
Coup de pouce du destin ?
D'ailleurs, leur rencontre, ou son passage à South Key,
étaient-ils si malchanceux ?
- Cet engin vaut presque ma Doloreane, lui dit-elle alors qu'ils
quittaient les lieux au volant du véhicule. Mais comme il
est hors de question que je retourne la chercher… Elle doit
toujours être en état de marche, mais les
"fidèles" l'ont déjà vue, et son look
est extrêmement reconnaissable… Ne prenons pas de
risques inutiles.
Il avait hoché la
tête, indifférent. Le problème du
Prophète, de l'action menée pour
récupérer le générateur,
l'obnubilait. Il lui faudrait à tout prix profiter de leur
escale à Alice Springs pour se renseigner sur les assauts
menés par le groupe du Prophète. Il devait bien
exister une logique sous-jacente, peut-être même
parviendrait-on à deviner ses prochaines cibles…
- Hey, tu m'écoutes ?
- Pardon ?
Kest sortit de ses
pensées, assis au volant du véhicule. La
carrosserie utilisée copiait un modèle des temps
anciens, lui expliqua Kyan, appelé Lamborghini ; un moteur
capable de pousser au-delà des deux cent cinquante
kilomètres à l'heure en cas de besoin, mais au
prix d'une fabuleuse consommation de carburant.
- Pourquoi est-ce à moi de conduire ? s'étonna
Kest. C'est bien toi la spécialiste, non ?
- Je ne peux pas conduire et tirer en même temps. On m'a
chargé d'assurer ta protection, j'accomplirai mon travail
dans les meilleures conditions possibles.
Il se retint de
rétorquer qu'il était sans doute meilleur tireur,
préférant éviter une altercation avec
Kyan. Sa "garde du corps" semblait avoir un tempérament de
tête de mule. Il soupira et démarra le moteur. Ils
abandonnèrent l'Albi sans aucun signe de courtoisie, de sa
part ou de la leur. Kest ne connaissait rien d'Ayers Rock, et Kyan dut
le guider jusqu'à la sortie nord de
l'agglomération. Ils étaient loin de passer
inaperçu, mais nul ne tenta de s'en prendre à
eux.
- Ils sont là, souffla Kyan alors que Kest était
plongé dans ses pensées.
- Ils sont là qui ?
- Les fidèles. Les élus. Pas tous, bien
sûr, juste un petit groupe. Ils sont venus prêcher
les imbécillités de leur Prophète.
- A quoi tu les reconnais ?
- Vois par toi-même…
Il y avait un groupe d'une dizaine
de personnes, que rien, a priori, ne distinguait les uns des autres.
Tous portaient les mêmes vêtements ; il ne
s'agissait pas d'un habit spécial, ou d'un uniforme
à valeur religieuse, mais de vêtements
quelconques, une chemise à carreaux, un jean noir, un
chapeau de cow-boy, des bottes légères. Ce qui
déroutait véritablement dans leur mise, c'est que
les représentants de dix peuples puissent être
accoutrés de la même manière et
déambuler ensemble, de leur plein gré. Ils
prêchaient par groupes de deux, selon les appariements les
plus choquants, le Stalker avec la Tech, la Nomade avec l'Albi, le
Falun avec l'Archie, le Sympathique avec l'Outline (1)…
Kest
accéléra.
- Hors de question d'écouter le discours de ces malades,
dit-il.
- S'ils ont décidé de te le faire subir, tu n'y
couperas pas. Ils te parleront une dizaine de minutes, sans chercher
à t'agresser, puis te laisseront libre d'aller où
tu le veux, après t'avoir donné un endroit
où les retrouver. Ce serait peut-être l'occasion
pour toi d'en savoir un peu plus sur leur culte.
- C'est tout vu, et j'ai autre chose à faire.
Le Outline l'avait
repéré du coin de l'œil, et se
dirigeait vers eux d'un pas rapide,
précédé du Sympathique. Kest
enfonça la pédale
d'accélérateur… Et le Outline
se coucha en travers de la route pour l'empêcher de passer.
Il freina à la dernière seconde, le pare-chocs
à un mètre à peine du
fidèle. Ils sont complètement marteaux,
pensa-t-il.
- S'il vous plaît, leur expliqua le Sympathique d'une voix
mielleuse. Nous ne vous dérangerons pas longtemps. Nous vous
demandons de nous accorder quelques minutes pour écouter
notre message, nous ne vous obligeons à rien. Seulement de
nous écouter, pour le bien de votre âme.
- Désolé, répondit Kest avec toute la
politesse dont il se sentait capable. Nous sommes très
pressés, et la moindre minute de retard peut nous
être fatale. Sans doute notre route croisera-t-elle
à nouveau la vôtre et…
- Si vous êtes pressé, alors ne perdons pas de
temps en bavardages, et écoutez-moi !
Kest s'apprêtait
à répliquer, bien décidé
à ne pas laisser le dernier mot à cet
espèce d'illuminé, mais un coup de coude
appuyé de sa passagère l'en empêcha.
Commença alors le prêche du Sympathique. Le
Outline, qui s'était relevé et l'avait rejoint,
n'ouvrait pas la bouche, se contentant de hocher la tête ou
de sourire lors de certains passages. Sa présence rendait la
scène bien plus inquiétante ; le discours
délirant d'un Sympathique décidé
à vous faire prendre des vessies pour des lanternes ne
constituait pas une nouveauté, mais un Outline participant
à un mouvement de grande ampleur, ça,
c'était vraiment incongru. Les Outlines étaient
des solitaires. Certains profitaient de leur apparence changeante pour
se mêler aux autres groupes de population, mais ce
n'était pas le cas de celui-ci, dont le regard
incroyablement clair, un œil bleu, l'autre vert, trahissait
sans erreur possible la nature.
Le discours commença tel
qu'il se l'était imaginé : le Prophète
touché par la grâce divine, chargé de
rassembler les membres de tous les clans pour réunir le
peuple élu, unique, débarrassé des
Préceptes pour vivre enfin en une communauté
pacifique et fraternelle. La partie concernant le rejet des
Préceptes n'avait pas été
racontée par Kyan, mais s'imbriquait logiquement dans leurs
raisonnements. Selon le Prophète, les Préceptes
étaient conçus pour maintenir un fossé
infranchissable entre les peuples, en leur donnant des comportements si
antagonistes qu'ils les poussaient à se détester
les unes les autres. Mais il disait que ces Préceptes ne
reflétaient pas leurs natures réelles. Ils
étaient artificiels !
Cette part de leurs croyances, au
contraire de Kyan, ne l'agaçait pas. L'idée de
supprimer les Préceptes, ou d'alléger le fardeau
qu'ils faisaient peser sur l'humanité, avait
déjà été lancée,
mais sans espoir réel d'y parvenir un jour : pour l'immense
majorité des Humains, se rebeller contre ce qu'on leur avait
inculqué dès leur naissance était une
idée aussi insoutenable que celle d'un parricide. On pouvait
penser ce que l'on voulait des Préceptes - mais pas croire
sérieusement qu'ils pourraient un jour changer !
La partie suivante, visiblement
nouvelle dans leurs croyances, attira davantage leur attention. Le
Sympathique leur expliqua que le peuple élu,
rallié au prêche du Prophète et de ses
fidèles, devait rejoindre la Terre Promise… Elle
se situait quelque part dans ce qui avait été
nommé, dans les temps anciens, l'Europe de l'Ouest ! Seul le
Prophète pouvait les y emmener. Et le temps où le
peuple élu retrouverait la Terre Promise approchait
à grands pas…
- C'est tout ce que je voulais vous dire, mon frère, acheva
le Sympathique. Vous ne pouvez ignorer ce mouvement… Ne le
laissez pas se faire sans vous. Nous appartenons tous au peuple
élu, mais seuls ceux qui suivront le Prophète
verront la Terre Promise… Pensez-y. Nous serons à
nouveau ici dans deux jours. J'espère de tout mon
cœur que je vous y retrouverai.
A ce moment, le Outline intervint.
- Attends une seconde, mon frère, dit-il à
l'autre fidèle d'une voix mélodieuse. Je vous
sens tout prêts à nous croire, poursuivit-il
à l'intention de Kest et Kyan, mais vous me semblez
hésitants… Je vous conterai les paroles du
Prophète, je vous dirai ce qu'il a vu. Laissez-moi venir
avec vous. Vous me laisserez quand j'en aurai fini, je saurai retrouver
le chemin d'Ayers Rock et la trace des miens…
Avant qu'ils aient eu le temps de
protester, il avait ouvert la portière du
côté passager, et s'était
glissé sur la banquette arrière du
véhicule. Les deux fidèles eurent un sourire
aimable l'un pour l'autre, mais les Techs ne s'y trompèrent
pas : le Sympathique était aussi
désarçonné qu'eux. Les
prêcheurs n'étaient pas censés prendre
de telles initiatives. Qu'est-ce qui pouvait bien être
passé par la tête du Outline ? Se prenait-il pour
le bras droit du Prophète ?
Kest démarra en
grommelant, sous le regard furibond de Kyan, et sortit du centre-ville,
puis prit la route 47 en direction de Alice Springs. Entre trois cents
et trois cent cinquante kilomètres de route. Trois heures
à un rythme rapide, sans mal au vu de la puissance de leur
voiture.
Le fidèle ne disait
rien. Pas de prechi-precha.
Kyan roulait de grands yeux,
dépassée par l'attitude
incompréhensible du Outline, et plus encore par la
façon dont Kest l'avait laissé agir.
Kest n'en savait pas plus qu'elle.
Une poussée d'adrénaline lui emplissait les
veines, comme avant un affrontement. Quelque chose allait se passer. Il
le savait. Contrairement à Kyan il avait
repéré, dissimulées sous les pans de
la chemise du Outline, les renflements de deux armes à feu.
Huit fidèles désarmés et pacifistes,
un seul armé et l'attitude d'un homme brûlant
d'une volonté de fer. Kyan en était
restée à sa première impression. Sans
doute parce qu'elle haïssait déjà les
fidèles, qui avaient manqué la tuer, alors que
lui ne les connaissait que par ce qu'on lui avait rapporté.
Il y avait quelque chose au-delà de son apparence.
- Accélérez, fit le
Fidèle d'une voix pressante, presque menaçante.
Kest le regardait par le biais du
rétroviseur intérieur, un œil distrait
sur la route, un œil attentif sur son passager. Il avait
déjà dégainé son blaster,
et l'avait coincé entre ses genoux, prêt
à être retourné contre le Outline d'un
habile revers de la main.
Leur passager avait
ôté son chapeau, révélant un
crâne presque entièrement rasé. Ses
yeux le fixèrent dans le rectangle du miroir. Bleu clair,
tirant d'une manière indéfinissable vers le
jaune. Une couleur impossible pour n'importe quel autre Humain. Le
regard d'un Outline désirant qu'on le reconnaisse comme tel.
Kest donna un brusque coup de
volant pour éviter un véhicule que son
inattention lui avait fait manquer. Lorsqu'il regarda à
nouveau dans le rétro, les yeux du Outline
étaient aussi noirs que les siens. Il était en
train d'user de ses pouvoirs pour modifier sa morphologie.
Qu'est-ce qu'il fait ???
- J'ai dit : accélérez !
Kest ne fit rien. Il attendait que
le Outline s'explique. Le moment d'inattention lui fut fatal.
Le canon d'un blaster semblable au
sien se posa sur sa nuque.
- Accélérez, imbécile, et utilisez
votre putain de rétro pour regarder la route et ce qui se
trouve derrière votre engin
plutôt que sur le siège arrière ! Vous
voulez qu'ils nous rattrapent ?
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