IX - Le fidèle

par Ehryx

- Toute règle et tout précepte tu ignoreras
(Unique Précepte des Outlines)


Les Stalkers ne paraissaient pas porter grief de leur intervention. Kest, méfiant, restait néanmoins sur ses gardes. A deux Techs ils avaient mis à leur merci un groupe de huit Stalkers, était-il possible qu'un pareil affront soit pardonné ?
A moins que le problème du Prophète ne devienne réellement leur première préoccupation à tous ? Peut-être, dans l'adversité, pouvaient-ils mettre de côté leurs différends et leurs différences, s'allier, mettre en commun leurs forces pour éliminer ce fou qui, sous ses dehors confraternels, se révélait un destructeur aux buts incompréhensibles ?
Oublions cela, et laissons les vieilles barbes de Alice Springs trancher.

Le Prophète aurait beau disposer de légions pléthoriques et dévouées, il ne saurait résister à une unité de l'élite de Springs. Cette unité que l'on nommait le Terrestre. Il leur suffirait de le localiser, de l'envoyer à la tombe avec un maximum de ses troupes, et de prier pour que le mouvement, en l'absence de son fondateur, le suive rapidement dans l'oubli. La cohorte du Prophète ne serait plus qu'un mauvais souvenir, comme nombre de gangs ayant sévi dans la région ces dernières générations. Une page dans les manuels d'histoire, en supposant que quelqu'un, un jour, veuille écrire l'histoire de cette époque.
Harcos, naturellement, annula leur contrat ; les deux Techs lui avaient sauvé la vie, c'était un paiement plus qu'à la hauteur de l'aide qu'il leur avait apporté sur leur route. Ils pouvaient donc se concentrer sur leur véritable objectif, Darwin ; et pour cela, se rendre à la prochaine étape de leur voyage, la proche cité d'Alice Springs.
Kyan disposait encore de billets - les dollars australiens, qui n'avaient jamais cessé d'avoir cours, par-delà la fin de l'ancien monde - en abondance, et il ne fallut pas longtemps pour trouver une voiture de bonne qualité chez un Albi du centre-ville. Celui-ci gonflait ses prix parce qu'ils étaient Techs, mais Kyan n'en eut cure ; elle prit près d'une heure complète pour vérifier le moteur de la voiture, chaque pièce, chaque petite partie de la carrosserie, du pare-choc, des suspensions et des pneumatiques, une check-list de tous les petits éléments susceptibles d'être usés ou en mauvais état.
La machine était en parfait état. On l'eût dit directement envoyée par les Humains de l'ancien monde pour leur porter assistance. Craignant l'arnaque devant le tarif prohibitif, Kest essaya de marchander.
"On aurait pu le laisser tomber, et aller voir un autre de ses concurrents, lui glissa Kest à l'oreille lorsqu'elle fourra une liasse de grosses coupures dans les mains du vendeur. On aurait économisé et du temps, et de l'argent…
- Cela aurait probablement été le même cirque, et de toutes façons, je voulais celle-ci. Elle est comme neuve, il y a des plaques de blindage soudées dans les coins stratégiques, des améliorations presque partout. Cet Albi est persuadé de nous rouler, mais je n'ai pas l'impression d'être perdante… Cet engin est passé entre les mains d'un pro, qui l'a entièrement customisé.
- Si ça se trouve, remarqua Kest, le moteur a été monté par notre ami Harcos lui-même.


L'Albi disposait d'une dizaine de véhicules dans son garage - qu'il défendait à la mitrailleuse - mais Kyan s'était immédiatement dirigée vers cet engin même qui se révélait hors du commun. Sixième sens, coup de chance ?
Coup de pouce du destin ?
D'ailleurs, leur rencontre, ou son passage à South Key, étaient-ils si malchanceux ?
- Cet engin vaut presque ma Doloreane, lui dit-elle alors qu'ils quittaient les lieux au volant du véhicule. Mais comme il est hors de question que je retourne la chercher… Elle doit toujours être en état de marche, mais les "fidèles" l'ont déjà vue, et son look est extrêmement reconnaissable… Ne prenons pas de risques inutiles.

Il avait hoché la tête, indifférent. Le problème du Prophète, de l'action menée pour récupérer le générateur, l'obnubilait. Il lui faudrait à tout prix profiter de leur escale à Alice Springs pour se renseigner sur les assauts menés par le groupe du Prophète. Il devait bien exister une logique sous-jacente, peut-être même parviendrait-on à deviner ses prochaines cibles…
- Hey, tu m'écoutes ?
- Pardon ?

Kest sortit de ses pensées, assis au volant du véhicule. La carrosserie utilisée copiait un modèle des temps anciens, lui expliqua Kyan, appelé Lamborghini ; un moteur capable de pousser au-delà des deux cent cinquante kilomètres à l'heure en cas de besoin, mais au prix d'une fabuleuse consommation de carburant.
- Pourquoi est-ce à moi de conduire ? s'étonna Kest. C'est bien toi la spécialiste, non ?
- Je ne peux pas conduire et tirer en même temps. On m'a chargé d'assurer ta protection, j'accomplirai mon travail dans les meilleures conditions possibles.

Il se retint de rétorquer qu'il était sans doute meilleur tireur, préférant éviter une altercation avec Kyan. Sa "garde du corps" semblait avoir un tempérament de tête de mule. Il soupira et démarra le moteur. Ils abandonnèrent l'Albi sans aucun signe de courtoisie, de sa part ou de la leur. Kest ne connaissait rien d'Ayers Rock, et Kyan dut le guider jusqu'à la sortie nord de l'agglomération. Ils étaient loin de passer inaperçu, mais nul ne tenta de s'en prendre à eux.
- Ils sont là, souffla Kyan alors que Kest était plongé dans ses pensées.
- Ils sont là qui ?
- Les fidèles. Les élus. Pas tous, bien sûr, juste un petit groupe. Ils sont venus prêcher les imbécillités de leur Prophète.
- A quoi tu les reconnais ?
- Vois par toi-même…

Il y avait un groupe d'une dizaine de personnes, que rien, a priori, ne distinguait les uns des autres. Tous portaient les mêmes vêtements ; il ne s'agissait pas d'un habit spécial, ou d'un uniforme à valeur religieuse, mais de vêtements quelconques, une chemise à carreaux, un jean noir, un chapeau de cow-boy, des bottes légères. Ce qui déroutait véritablement dans leur mise, c'est que les représentants de dix peuples puissent être accoutrés de la même manière et déambuler ensemble, de leur plein gré. Ils prêchaient par groupes de deux, selon les appariements les plus choquants, le Stalker avec la Tech, la Nomade avec l'Albi, le Falun avec l'Archie, le Sympathique avec l'Outline (1)…
Kest accéléra.
- Hors de question d'écouter le discours de ces malades, dit-il.
- S'ils ont décidé de te le faire subir, tu n'y couperas pas. Ils te parleront une dizaine de minutes, sans chercher à t'agresser, puis te laisseront libre d'aller où tu le veux, après t'avoir donné un endroit où les retrouver. Ce serait peut-être l'occasion pour toi d'en savoir un peu plus sur leur culte.
- C'est tout vu, et j'ai autre chose à faire.


Le Outline l'avait repéré du coin de l'œil, et se dirigeait vers eux d'un pas rapide, précédé du Sympathique. Kest enfonça la pédale d'accélérateur… Et le Outline se coucha en travers de la route pour l'empêcher de passer. Il freina à la dernière seconde, le pare-chocs à un mètre à peine du fidèle. Ils sont complètement marteaux, pensa-t-il.
- S'il vous plaît, leur expliqua le Sympathique d'une voix mielleuse. Nous ne vous dérangerons pas longtemps. Nous vous demandons de nous accorder quelques minutes pour écouter notre message, nous ne vous obligeons à rien. Seulement de nous écouter, pour le bien de votre âme.

- Désolé, répondit Kest avec toute la politesse dont il se sentait capable. Nous sommes très pressés, et la moindre minute de retard peut nous être fatale. Sans doute notre route croisera-t-elle à nouveau la vôtre et…
- Si vous êtes pressé, alors ne perdons pas de temps en bavardages, et écoutez-moi !


Kest s'apprêtait à répliquer, bien décidé à ne pas laisser le dernier mot à cet espèce d'illuminé, mais un coup de coude appuyé de sa passagère l'en empêcha. Commença alors le prêche du Sympathique. Le Outline, qui s'était relevé et l'avait rejoint, n'ouvrait pas la bouche, se contentant de hocher la tête ou de sourire lors de certains passages. Sa présence rendait la scène bien plus inquiétante ; le discours délirant d'un Sympathique décidé à vous faire prendre des vessies pour des lanternes ne constituait pas une nouveauté, mais un Outline participant à un mouvement de grande ampleur, ça, c'était vraiment incongru. Les Outlines étaient des solitaires. Certains profitaient de leur apparence changeante pour se mêler aux autres groupes de population, mais ce n'était pas le cas de celui-ci, dont le regard incroyablement clair, un œil bleu, l'autre vert, trahissait sans erreur possible la nature.
Le discours commença tel qu'il se l'était imaginé : le Prophète touché par la grâce divine, chargé de rassembler les membres de tous les clans pour réunir le peuple élu, unique, débarrassé des Préceptes pour vivre enfin en une communauté pacifique et fraternelle. La partie concernant le rejet des Préceptes n'avait pas été racontée par Kyan, mais s'imbriquait logiquement dans leurs raisonnements. Selon le Prophète, les Préceptes étaient conçus pour maintenir un fossé infranchissable entre les peuples, en leur donnant des comportements si antagonistes qu'ils les poussaient à se détester les unes les autres. Mais il disait que ces Préceptes ne reflétaient pas leurs natures réelles. Ils étaient artificiels !
Cette part de leurs croyances, au contraire de Kyan, ne l'agaçait pas. L'idée de supprimer les Préceptes, ou d'alléger le fardeau qu'ils faisaient peser sur l'humanité, avait déjà été lancée, mais sans espoir réel d'y parvenir un jour : pour l'immense majorité des Humains, se rebeller contre ce qu'on leur avait inculqué dès leur naissance était une idée aussi insoutenable que celle d'un parricide. On pouvait penser ce que l'on voulait des Préceptes - mais pas croire sérieusement qu'ils pourraient un jour changer !

La partie suivante, visiblement nouvelle dans leurs croyances, attira davantage leur attention. Le Sympathique leur expliqua que le peuple élu, rallié au prêche du Prophète et de ses fidèles, devait rejoindre la Terre Promise… Elle se situait quelque part dans ce qui avait été nommé, dans les temps anciens, l'Europe de l'Ouest ! Seul le Prophète pouvait les y emmener. Et le temps où le peuple élu retrouverait la Terre Promise approchait à grands pas…

- C'est tout ce que je voulais vous dire, mon frère, acheva le Sympathique. Vous ne pouvez ignorer ce mouvement… Ne le laissez pas se faire sans vous. Nous appartenons tous au peuple élu, mais seuls ceux qui suivront le Prophète verront la Terre Promise… Pensez-y. Nous serons à nouveau ici dans deux jours. J'espère de tout mon cœur que je vous y retrouverai.

A ce moment, le Outline intervint.
- Attends une seconde, mon frère, dit-il à l'autre fidèle d'une voix mélodieuse. Je vous sens tout prêts à nous croire, poursuivit-il à l'intention de Kest et Kyan, mais vous me semblez hésitants… Je vous conterai les paroles du Prophète, je vous dirai ce qu'il a vu. Laissez-moi venir avec vous. Vous me laisserez quand j'en aurai fini, je saurai retrouver le chemin d'Ayers Rock et la trace des miens…


Avant qu'ils aient eu le temps de protester, il avait ouvert la portière du côté passager, et s'était glissé sur la banquette arrière du véhicule. Les deux fidèles eurent un sourire aimable l'un pour l'autre, mais les Techs ne s'y trompèrent pas : le Sympathique était aussi désarçonné qu'eux. Les prêcheurs n'étaient pas censés prendre de telles initiatives. Qu'est-ce qui pouvait bien être passé par la tête du Outline ? Se prenait-il pour le bras droit du Prophète ?
Kest démarra en grommelant, sous le regard furibond de Kyan, et sortit du centre-ville, puis prit la route 47 en direction de Alice Springs. Entre trois cents et trois cent cinquante kilomètres de route. Trois heures à un rythme rapide, sans mal au vu de la puissance de leur voiture.

Le fidèle ne disait rien. Pas de prechi-precha.
Kyan roulait de grands yeux, dépassée par l'attitude incompréhensible du Outline, et plus encore par la façon dont Kest l'avait laissé agir.
Kest n'en savait pas plus qu'elle. Une poussée d'adrénaline lui emplissait les veines, comme avant un affrontement. Quelque chose allait se passer. Il le savait. Contrairement à Kyan il avait repéré, dissimulées sous les pans de la chemise du Outline, les renflements de deux armes à feu. Huit fidèles désarmés et pacifistes, un seul armé et l'attitude d'un homme brûlant d'une volonté de fer. Kyan en était restée à sa première impression. Sans doute parce qu'elle haïssait déjà les fidèles, qui avaient manqué la tuer, alors que lui ne les connaissait que par ce qu'on lui avait rapporté. Il y avait quelque chose au-delà de son apparence.
- Accélérez, fit le Fidèle d'une voix pressante, presque menaçante.

Kest le regardait par le biais du rétroviseur intérieur, un œil distrait sur la route, un œil attentif sur son passager. Il avait déjà dégainé son blaster, et l'avait coincé entre ses genoux, prêt à être retourné contre le Outline d'un habile revers de la main.
Leur passager avait ôté son chapeau, révélant un crâne presque entièrement rasé. Ses yeux le fixèrent dans le rectangle du miroir. Bleu clair, tirant d'une manière indéfinissable vers le jaune. Une couleur impossible pour n'importe quel autre Humain. Le regard d'un Outline désirant qu'on le reconnaisse comme tel.
Kest donna un brusque coup de volant pour éviter un véhicule que son inattention lui avait fait manquer. Lorsqu'il regarda à nouveau dans le rétro, les yeux du Outline étaient aussi noirs que les siens. Il était en train d'user de ses pouvoirs pour modifier sa morphologie.
Qu'est-ce qu'il fait ???
- J'ai dit : accélérez !

Kest ne fit rien. Il attendait que le Outline s'explique. Le moment d'inattention lui fut fatal.
Le canon d'un blaster semblable au sien se posa sur sa nuque.
- Accélérez, imbécile, et utilisez votre putain de rétro pour regarder la route et ce qui se trouve derrière votre engin plutôt que sur le siège arrière ! Vous voulez qu'ils nous rattrapent ?

A suivre...


(1) Outline : un peuple dont on ne sait presque rien... Signifie "contour", mais on pourrait aussi le séparer en deux mots et traduire approximativement "hors de la ligne". Ils sont instables, souvent marginaux, et ont la capacité de modifier leur morphologie pour prendre l'apparence de deux ou trois peuples différents. On ignore combien ils sont et combien vivent en se fondant dans les autres peuples. Les yeux vairons sont leur signe distinctif, bien qu'ils puissent également le masquer.

LA ROUTE DE DARWIN : Tous les épisodes sur Bopy.net

RETOUR